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Lettres à Juliette, (sans rapport avec une autre fanfic du nom de "les lettres à Juliette"...)

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icon5  view post Posted on 22/11/2011, 18:57
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Lettres à Juliette




in_la_porte02


(Main street) Rue principale de La Porte, Indiana




Chapitre 1





On éteignit les lampions et Mademoiselle Pony apparut sur le perron, un large sourire aux lèvres. Elle tenait entre les mains un énorme gâteau aux fraises débordant de crème, sur lequel brulaient vingt-six bougies. La famille et les amis proches, assis autour de la grande table rectangulaire que l'on avait installée pour l'occasion dans le pré de l'orphelinat, se mirent à entonner le célèbre chant de circonstance :

Bon anniversaire
Nos vœux les plus sincères
Que ces quelques fleurs
Vous apportent le bonheur
Que l'année entière
Vous soit douce et légère
Et que l'an fini
Nous soyons tous réunis
Pour chanter en chœur
Bon anniversaire



La vieille femme posa le plat devant Candy qui examinait le dessert avec gourmandise. Les flammes des bougies dansaient devant son joli visage, l'éclairant d'une lueur fauve nuancée de bleu qui accentuait l'éclat de ses yeux.

– Vas-y, souffle ! - fit l'un des petits pensionnaires de l'orphelinat, impatient d’avoir un morceau de gâteau dans son assiette.

La jeune blonde se leva en souriant et d'un signe de la main, convia Annie, sa meilleure amie, à l'accompagner dans cette tâche. N'avaient-elles pas été trouvées le même jour sur le seuil de la Maison Pony ? Personne ne connaissant la date exacte de leur naissance, il avait été décidé que le jour de leur découverte deviendrait leur date d'anniversaire, date que Candy avait toujours conservée mais que les parents d'Annie avaient préféré modifier après l'avoir adoptée. Ils avaient ainsi reculé cette date de quelques semaines, probablement dans le but de la différencier de sa soeur de coeur. Annie célébrait donc depuis ce jour son anniversaire en avril, mais continuait de le fêter dans son coeur le même jour que Candy. Ce fut donc sans hésitation qu'elle rejoignit son amie qui l’attendait en bout de table.

Penchées au dessus du gâteau, toutes deux en appui sur leurs mains, elles prirent une profonde inspiration et soufflèrent sur les bougies, faisant vaciller les flammes mais sans parvenir à les éteindre.

- Nous ne sommes vraiment pas très douées, n'est-ce pas, Annie ? - fit Candy en adressant un clin d'oeil complice à son amie - Peut-être que si nos petits camarades venaient nous aider nous parviendrions à éteindre ces bougies récalcitrantes ?

Ni une, ni deux, les enfants se postèrent autour d'elles en sautillant de joie et s'exécutèrent, mettant un terme, avec une redoutable efficacité, à cette infinie attente : manger le gâteau !

On ralluma les lampions et l'atmosphère de guinguette qui avait accompagné le repas reprit son cours. Il faisait très doux en cette soirée de mercredi 7 mai 1924. Un agréable parfum de roses, celui des rosiers d'Anthony que Candy avait fait planter tout autour du jardin quelques années auparavant, flottait dans l'air, tandis qu'invisibles dans l'herbe, les grillons participaient eux aussi à la fête en chantant joyeusement.

Cela faisait déjà plusieurs années que Candy était revenue vivre à la maison Pony. Le docteur Martin avec lequel elle avait travaillé à Chicago, avait ouvert une clinique à La Porte, petite ville de vingt mille âmes située à quelques kilomètres de l'orphelinat. Les travaux d'agrandissement qu’Albert avait généreusement financés avaient permis d'accueillir un nombre plus important d'enfants, augmentant par conséquent le nombre de petits malades. Devant les difficultés que rencontraient Mademoiselle Pony et Soeur Maria à soigner tout ce petit monde, l'idée de proposer au docteur Martin de s'installer dans les environs lui avait traversé l'esprit. Albert lui avait alors cédé pour un prix dérisoire un terrain que la famille André possédait en périphérie de la ville, et avait aussi, pour faciliter la mise en route de cette entreprise, investi une somme importante dans le capital de départ. Il savait que le docteur Martin n'était pas bien fortuné et il n'avait pas voulu lui donner l'impression de lui faire la charité. C'est pourquoi, ce système d'association en affaires avait très bien convenu aux deux hommes : l'un pouvant construire sa clinique sans soucis d'argent, tandis que le second permettait à Candy de se rapprocher de la maison Pony.

Ce fut donc sans grand regret que Candy avait quitté son poste d'infirmière à Chicago pour celui d'assistante du docteur à La Porte. Le quotidien rural avait rapidement conquis ses moeurs de citadine, ce qui avait laissé Annie perplexe. Cette dernière se demandait encore, même après tout ce temps, comment elle pouvait se priver aussi facilement de l'excitation de la ville, de ses bruits, de sa foule, de ses immeubles qui frôlaient le ciel, de ses boutiques de mode et de ses restaurants français. Candy lui répondait alors qu'elle appréciait la ville, mais que le calme de la campagne lui convenait mieux, qu'elle s'y sentait davantage dans son élément et que c'était le seul moyen pour elle de se ressourcer. Elle savait que cela impliquait un sacrifice, celui de vivre éloignée de personnes qu'elle aimait tendrement, mais ce soir, elle était comblée car, pour la première fois depuis des années, étaient rassemblées autour d'elle pour son anniversaire, toutes les personnes chères à son coeur : Annie et Archibald, Albert, Tom et sa jeune épouse, et aussi Patty, avaient fait le déplacement pour cet heureux jour. Cette dernière, était professeur de littérature anglaise dans un des collèges les plus huppés de New-York, et avait dû négocier ferme auprès du directeur pour obtenir quelques jours d'absence en dehors des vacances scolaires. Elle était tellement heureuse de pouvoir faire la surprise de sa venue à Candy.

La jeune infirmière rayonnait de joie. Avoir tous ses amis réunis à l'orphelinat représentait le plus beau des présents. Certains chers à son coeur lui manquaient pourtant cruellement mais elle pouvait sentir leur présence réconfortante tout près elle, comme une main invisible et rassurante posée sur son épaule.

- Alistair, ce grand gourmand, n'aurait jamais manqué ce moment – se dit-elle en ricanant intérieurement – Et Anthony… Anthony n'est jamais bien loin de toute façon… - ajouta-t-elle en clignant des yeux pour chasser les larmes perfides qui piquaient ses yeux. Arborant alors son plus beau sourire, elle brandit un gros couteau qu'elle planta sans aucune hésitation dans le moelleux gâteau.

Tandis qu'elle était occupée à couper des parts et à en faire la distribution, Soeur Maria revint de l'intérieur de la maison avec un panier débordant de papiers et de boites de toutes les couleurs qu'elle déposa aux pieds de Candy avec un clin d'œil complice. La jeune femme se hâta de servir tout le monde puis, un demi-sourire aux lèvres, entreprit l'ouverture de ses paquets, sous le regard empreint de curiosité des invités. Elle débuta par les cadeaux des enfants qui consistaient en des dessins, des petites sculptures en terre, des colliers, des bracelets de fleurs, une multitude de ravissantes et attendrissantes choses qu'elle rangerait plus tard bien précieusement dans le coffre de sa chambre. Elle les remercia les uns après les autres, serrant leurs bonnes joues entre ses mains, et les couvrant de baisers sonores.

Il restait encore deux cadeaux au fond du panier. Le premier 2TAIT un parfum à la violette de Toulouse, une fragrance fabriquée dans ladite ville aux briques roses du sud-ouest de la France. Un petit mot affectueux de Soeur Maria et Mademoiselle Pony l'accompagnait. Candy appréciait énormément le geste mais ne put s'empêcher de les gronder pour avoir dépensé une petite fortune dans l'achat dudit ce parfum. Emue, elle ouvrit le flacon, et la fraîche odeur de fleurs s'empara de ses narines, une odeur délicate et raffinée qui correspondait merveilleusement à la jeune et belle femme qu'elle était devenue. Du bout du majeur, elle en recueillit quelques gouttes et s'en caressa le creux de la gorge, enchantée par le doux effluve qui se diffusait sur sa peau. Elle ferma les yeux un instant pour mieux le savourer, puis referma le flacon et le rangea avec précaution dans sa boite, non sans gratifier les deux maîtresses de maison d'un large sourire plein de reconnaissance.

Le dernier cadeau avait une étrange allure. Ce n’était pas une boite recouverte de papier argenté, ni nouée de rubans. C'était une simple enveloppe de taille moyenne mais d'une épaisseur certaine. Intriguée, Candy déchira l'un des côtés de l'enveloppe et en retira une série de documents : une réservation pour le premier juillet en première classe sur le paquebot Le France au départ de New-York vers Le Havre, puis un billet de train pour Le Havre-Paris, et enfin, un billet sur l'Orient Express à destination de Venise en Italie. Elle leva des yeux stupéfaits vers ses amis qui l’observaient d’un air très satisfait.

– Mais qu'est ce que ?... Mais c'est trop !... Enfin... Je... - bredouilla-t-elle, cherchant dans leur regard une explication.
– Ma chère Candy… - fit Albert, de sa voix chaude et rassurante - Nous avons pensé que tu travaillais beaucoup trop et qu'un petit séjour en Europe te ferait du bien.
– Mais vous n'y pensez pas ! Je ne peux pas... – s’écria Candy en secouant la tête – Je ne peux pas quitter la clinique comme cela, on a besoin de moi !
– Ne te fais aucun souci pour cela. Je me suis arrangé avec le docteur Martin pour qu’il te donne six semaines de congés.
– Six semaines, mais c'est de la folie !!!

Elle porta la main à son front comme si elle venait de prendre un coup de massue, roulant des yeux dans tous les sens. Les épaules d’Albert se secouèrent de rire.

–Voyons Candy !... Il te faudra bien cela si tu veux pouvoir profiter de ton séjour. Parvenir à destination ne se fera pas en deux jours !...

Il s'attendait à la réaction négative de sa jeune protégée et avait tout prévu pour neutraliser la moindre de ses dérobades. Il avait néanmoins volontairement omis de lui dire que la décision de l'envoyer si loin de La Porte procédait en grande partie de la mine sombre qu'elle affichait depuis des mois et de l'inquiétude que cela suscitait auprès de son entourage. Annie s'en était confiée à lui quelques semaines auparavant alors qu'il était venu lui rendre visite un dimanche après-midi, dans la somptueuse demeure d'été qui appartenait à ses parents. Située à mi-chemin de la Porte et de la maison Pony, le jeune couple Cornwell avait coutume de s’y rendre le week-end, ce qui permettait à Annie de veiller discrètement sur son amie.

C'était une vieille bâtisse d'architecture Victorienne qui avait conservé toute sa prestance. En arrivant, Albert avait ressenti un pincement au cœur au souvenir des quelques fois où il s'y était rendu avec sa sœur quand ils étaient enfants. Sa tendre sœur ainée, partie si jeune et laissant ce pauvre Anthony bien seul et bien solitaire... Avec le recul, il s'en voulait de n'avoir pas été plus présent auprès de lui. Il aurait dû cesser de fuir ses obligations familiales et aurait dû renoncer à sa vie de vagabond à ce moment là. Mais Anthony semblait si heureux en compagnie de ses cousins qu'il s'était senti rassuré et s'était contenté de l'observer de loin. Jamais il n'aurait imaginé le funeste destin qui l'attendait...

– Je croyais que Candy devait se joindre à nous... - avait-il fait remarquer en acceptant gracieusement la tasse de thé qu'un valet de la jeune épouse Cornwell lui tendait.
– Elle le devait en effet... - avait répondu Annie en soupirant.

Les jambes élégamment rassemblées sur le côté, elle était assise en face de lui sur une banquette de style empire dont le tissu pourpre contrastait étroitement avec la blancheur nacrée de sa robe.

– Mais elle s'est décommandée au dernier moment sous prétexte d'un travail urgent... – avait-elle poursuivi avec une moue dubitative, agitant d'une main nerveuse le long collier de perles qui pendait à son cou gracieux.
– Elle prend manifestement son métier à coeur, c'est très louable de sa part mais...
– ...Mais se tuer au travail ne l'aidera pas à chasser les idées sombres qui hantent son esprit – l'avait-elle interrompu, cherchant l'approbation dans son regard. Ce dernier, sans mot dire, avait reposé sa tasse de thé sur la table basse devant lui, patienté jusqu'au départ du domestique, puis avait déclaré, en regardant sa jeune hôtesse droit dans les yeux.
– Je crois que nous partageons la même opinion sur Candy... Et sur la source de ses tourments...

Annie s'était redressée dans un vif élan, portant la main à son coeur.

– Oh Albert ! Je suis tellement soulagée de savoir que vous êtes de mon avis ! J'ai bien souvent essayé d'en discuter avec Archibald, mais il devient incontrôlable quand il s'agit de... de Terry !... Vous voyez, même devant vous, je peine à prononcer son nom tant le sujet est sensible ! Candy ne m'a pas mieux facilité la tâche sur ce point. Pendant toutes ces années, je l'ai vue afficher une joie de vivre que je trouvais bien des fois excessive, et qui cachait un mal-être qu'elle refusait elle-même de concevoir. Je ne compte plus le nombre de jeunes hommes charmants qui lui ont été présentés et qu'elle a repoussés. J'avais pourtant eu grand espoir avec ce jeune médecin qui était parvenu à lui arracher un troisième rendez-vous, mais il m'avait confié quelques temps plus tard, avoir fini par renoncer à se battre contre un fantôme, un fantôme dont il ignorait l'identité mais dont la présence envahissante lui avait révélé l'impossibilité de construire un jour quelque chose avec elle. Je pensais alors que l'annonce du décès de Suzanne Marlowe lui aurait permis de considérer l'avenir sous de nouveaux auspices. Je croyais innocemment qu'elle se précipiterait auprès de Terry. Mais, contrairement à ce que je pensais, elle se contenta d'accueillir la nouvelle avec une complète indifférence. Elle ne prononça aucun mot sur lui mais s'empressa de s'apitoyer sur le sort de cette fille qui avait brisé leur vie ! Il est des moments où je ne la comprendrai jamais ! Elle trouve des excuses à tout le monde, même à ses pires ennemis !
– En effet, l'indulgence de Candy, une de ses grandes qualités, peut aussi devenir son plus grand défaut – avait opiné Albert en souriant, ravi de découvrir une facette inconnue de son interlocutrice. L'indignation lui colorait les joues et exaltait le ton de sa voix, si neutre de coutume. S'était-elle jamais mise en colère ? L'état de Candy semait manifestement la révolte dans son coeur, et le patriarche de la famille André en était intérieurement satisfait. Il était bon de savoir que sa fille d'adoption pouvait compter sur une amie fidèle et dévouée.
– Toutes ces années à taire son chagrin – se lamentait cette dernière - à refuser le bonheur qui s'offrait à elle, comme une veuve fidèle à sa promesse. Toutes ces années dédiées entièrement à son travail, à ses patients, comme si eux seuls méritaient que l'on prenne soin d'eux. Je la soupçonne d'être convaincue de ne pas être digne d'être heureuse, que ce genre de condition ne lui est pas destiné.
– On ne pourrait pas lui en vouloir. Chaque personne qu'elle a aimée lui a été enlevée... Cela ne favorise pas l'estime de soi...
– Elle est pourtant si combattive pour les autres ! Pourquoi ne l'est-elle pas autant pour elle ?
– Tout bonnement parce-que, comme nous venons de l'évoquer, elle ne veut plus souffrir. Faire un geste vers Terry reviendrait à prendre le risque d'être une nouvelle fois déçue...
– A ce propos… Pourquoi ne lui a-t-il toujours pas écrit ? Après tout ce temps, c’est quand même incroyable ! Plus d'un an s'est écoulé depuis le décès de Suzanne et il ne lui a pas encore donné signe de vie ! Je vois Candy sombrer un peu plus chaque jour dans la morosité et je persiste à croire que c'est à cause de lui. Je la soupçonne d’avoir nourri le secret espoir qu'il la contacterait. Son silence la ronge à petit feu !
– Je crains malheureusement qu'il ne fasse rien pour la revoir. Ces deux êtres sont si semblables : l'un est convaincu de porter malheur, l'autre de ne pas mériter le bonheur. Quand bien même s'ouvrirait un boulevard devant eux, ils ne feraient pas un pas l'un vers l'autre...
– Que pouvons-nous faire alors ??? – s'était-elle écriée dans un trémolo, les yeux embués de larmes – Allons-nous rester ainsi sans rien faire et la laisser malheureuse toute sa vie ?
– Non, bien entendu – avait répondu Albert en étirant ses longues jambes, un mystérieux sourire s'esquissant sur ses lèvres – Je crois qu'il est grand temps d'agir pour le bien de notre chère Candy.
– Nous en avons que trop perdu ! - s'était-elle exclamée en sautillant dans son fauteuil, les mains jointes de contentement – Dites-moi, comment allons-nous nous y prendre ?
– Je dois t'avouer que j'y réfléchis depuis un moment déjà et que j'ai ma petite idée sur le sujet. Je dois encore m'assurer de quelques détails mais je crois que Candy ne sera pas au bout de ses surprises...
– Nous ne serons pas trop de deux pour cela. Je suis impatiente de commencer à vous aider !
– Je parierais que Patty, elle aussi, ne dirait pas non à cette initiative, qu'en dis-tu ? N'habite-t-elle pas New-York ? - avait-il fait remarquer, une pointe d'ironie dans la voix.

Il n'avait pas achevé sa phrase qu'Annie se précipitait déjà vers son téléphone pour indiquer à l’opératrice le numéro de Patty…

************



Candy regardait les billets avec circonspection. Repartir vers l'Europe, après toutes ces années, lui semblait incongru et inapproprié. On avait beaucoup plus besoin d'elle ici.

– Je regrette, je ne peux pas accepter !... - déclara-t-elle, persistant dans son entêtement.
– Je crois que c'est un peu tard pour refuser – fit Patty en s'approchant d'elle. Ses yeux riaient sous ses lunettes – car j'ai moi aussi réservé mes billets pour ce voyage ! Tu ne veux pas me laisser tomber, n'est-ce pas ?
– Tu... Tu veux dire que nous partons ensemble ????
– En effet, oui !... J'ai toujours rêvé de visiter l'Italie et je... Nous avons pensé que tu serais de très bonne compagnie.
– C'est une véritable conspiration, on dirait ! - dit en riant Candy, encore étourdie par ce qu'on lui proposait.
– Un véritable complot, auquel nous avons tous joyeusement participé ! - fit Annie en venant lui prendre affectueusement la main – Cela te fera le plus grand bien de découvrir de nouveaux horizons...
– Mais Soeur Maria, Mademoiselle Pony, êtes-vous sûres que... ? - fit-elle en adressant un regard perplexe à ses deux mamans.
– Si tu m’y obliges, je te ferai moi-même monter dans ce train pour New-York ! - l'interrompit la religieuse en fronçant les sourcils – Ne te fais aucun souci. Nous nous sommes organisées en conséquence.
– Mais...
– Il suffit !!! Ce que tu peux être têtue parfois ! – s’écria-t-elle visiblement agacée, sa coiffe tremblotant sur sa tête – Je ne veux plus d'objections. Tu partiras en Europe et je compte sur toi pour nous envoyer de jolies cartes postales de là-bas !

Le ton sévère employé par la bonne soeur tua dans l'oeuf les dernières tentatives de dérobade de la jeune infirmière. Elle haussa les épaules en signe de capitulation.

– Bon, c'est d'accord, mais elles risquent d'arriver après mon retour ! - gloussa-t-elle – Je vous promets néanmoins de vous en envoyer d'un peu partout !
– Voilà enfin une sage décision de prise ! - s'écria Soeur Maria en soupirant d'aise. Puis la prenant par l'épaule et déposant un tendre baiser sur sa tête – Je suis si heureuse pour toi mon enfant ! Quelle chance tu as de faire un si beau voyage !

Candy opina en souriant de gratitude.

– Vous avez raison. J'ai bien de la chance d'avoir une famille et des amis aussi généreux. Je me réjouis aussi à la pensée que Patty m'accompagnera.

Elle hésita une seconde puis se tourna vers Annie.

– Mais toi, Annie ? L'Italie ne t'inspire-t-elle pas ??? Comment se fait-il que tu ne te joignes pas à nous ?
– C'est à dire que... - bredouilla cette dernière en jetant un regard complice vers son époux – C'était en projet à l'origine... Jusqu'à ce que...
– Jusqu'à ce que nous apprenions que nous allions être parents !... - l'interrompit fièrement Archibald, bombant le torse comme s'il était l'auteur de la huitième merveille du monde. Un murmure de surprise et d'approbation se répandit parmi les invités renforçant la fierté du futur père. Pourtant, dix ans auparavant, il n'aurait pas parié un cents sur sa relation avec Annie. Il était encore trop amoureux de Candy. Mais avec le temps, il avait réalisé que ses espoirs étaient vains et qu'elle ne verrait jamais rien d'autre en lui qu'un ami. Il s'était alors tourné vers Annie, qui l'attendait, patiemment, et surtout, sans aucun jugement. Et peu à peu, cette tendre affection qu'il éprouvait pour elle s'était transformée en un amour sincère pour se conclure enfin par la venue d'un enfant…

– Un bébé ??? - s'écria Candy, stupéfaite – Vous allez avoir un bébé ???
– Oui… - fit Annie en rougissant, posant immédiatement une main tendre sur son ventre légèrement rebondi – Je suis enceinte de quatre mois, et tu comprends, je ne veux pas prendre de risque en partant si loin...
– Un bébé, Annie ! Tu vas avoir un bébé ! - ne cessait de répéter la jeune blonde – Je vais être tante !!!
– Quelle merveilleuse nouvelle ! - s'exclamèrent en choeur Soeur Maria et mademoiselle Pony, au bord des larmes - Mais dépêche-toi de t'assoir ! Il ne faut pas te fatiguer ! - ajouta la vieille femme en se précipitant pour lui rapprocher une chaise.
– Oh mais ce n'est pas une maladie ! - s'écria Annie en riant – Je crois bien n'avoir jamais été aussi en forme. Ce qui me permet de te dire ma chère Candy que j'aurais suffisamment de force pour t'emmener avec moi faire les boutiques et changer de garde robe. Une demoiselle de ta condition ne doit pas partir avec pour tout bagage, une salopette en denim et une robe vieille de dix ans ! Les européennes sont si élégantes que l'on te refoulerait à la frontière !
– Il est vrai que j'ai oublié le jour où nous avons pu admirer Candy dans une tenue autre qu'une blouse d'infirmière ou qu'un pantalon – renchérit Archibald, sarcastique.
– Cela devait être le jour de notre mariage, my love... Elle ne pouvait pas faire autrement puisqu’elle était ma demoiselle d'honneur...

L'ensemble des invités éclata de rire tandis qu'Albert posait une main compatissante sur l'épaule de sa fille adoptive. L'ancien vagabond qui dormait à la belle étoile en compagnie d'animaux sauvages pouvait aisément comprendre le peu d'entrain qu'elle témoignait pour ce genre de futilités. Qu'aurait-elle fait de jolies robes à l'orphelinat ou à la clinique, qu'elle aurait salies ou abîmées ? Comment aurait-elle pu travailler confortablement, coiffée d'un bibi et chaussées de talons ? Décidément, les gens de la ville oubliaient tout leur bon sens quand il s'agissait d'établir des priorités. Elle admettait néanmoins qu'évoluer dans la haute société nécessitait l'application de certains codes vestimentaires qu'elle pouvait se permettre d'éviter dans sa campagne éloignée. Albert ne suivait-il pas par obligation ces principes ? Elle admettait néanmoins que le costume lui seyait à merveille et qu'elle était loin de lui reprocher de s'être débarrassé de sa veste élimée de baroudeur. Vaincue, elle s'adressa à ses amis, feignant la contrariété :

– Assez, assez de moqueries ! - fit-elle en agitant une serviette blanche pour manifester sa reddition – J'ai compris le message. C'est d'accord. Je viendrai en ville avec toi, Annie, et tu pourras jouer à la poupée sur moi.
– Avec joie ! J’ai hâte de m’amuser avec toi ! - s'exclama son amie en ramenant ses mains graciles contre son coeur, tout en sautillant sur place comme un petit oiseau – Que dis-tu de partir à Chicago ce week-end ? Je connais une boutique qui vient de recevoir les dernières créations en provenance de France : Mariano Fortuny, Paul Poiret, Chanel... De véritables merveilles !
– Ma foi, tu ne perds pas de temps ! - pouffa Candy devant l'enthousiasme de son amie.
– Tu ne le regretteras pas ! Notre chauffeur viendra te chercher de bonne heure samedi matin. Tâche d’être prête !
– Bien mon général ! - fit Candy en claquant des talons avec un salut militaire. Annie leva les yeux au ciel en riant.

Ne pouvant plus retenir les gargouillis de son ventre, la jeune blonde jeta alors un oeil vers la table :

– Me permets-tu de goûter à ce délicieux gâteau qui me fait des appels depuis tout à l'heure ?
– Soit ! - opina Annie en souriant – Mais pas plus d'une portion. Je ne voudrais pas que nous ayons à réaliser quelques retouches sur tes vêtements avant ton départ.

Candy haussa les épaules en pouffant et engouffra goulument le morceau de gâteau qui se trouvait dans son assiette. Les émotions de la soirée ne lui avaient apparemment pas coupé l'appétit, tant et si bien que l'incorrigible gourmande s'arrangea pour dissimuler une part supplémentaire dans sa serviette, en prévision d'un encas nocturne... Patty remarqua du coin de l'oeil son petit manège et s'en divertit intérieurement. Ces vacances avec Candy promettaient d'être originales, par la personnalité de son amie d'une part, mais aussi par la surprise qu'on lui destinait...

***********************




Patty chaussa ses lunettes et regarda son réveil que les rayons de la lune à travers les rideaux de la chambre éclairaient légèrement. Distinguant l'heure avancée de la nuit, elle soupira de contrariété. Cela faisait déjà deux heures qu'elle essayait de dormir sans y parvenir. Mais comment trouver le sommeil dans ces conditions, avec Candy qui dormait dans le lit contigu au sien, en sachant ce qu'elle lui cachait depuis son arrivée ? Elle pouvait entendre sa respiration paisible et se demandait pour la centième fois, s'il fallait prendre le risque de lui confier ce qu'elle savait. Elle tira le plus discrètement possible sur le tiroir de sa table de chevet et s'assura que ce qu'il contenait était toujours présent, et le repoussa tout doucement. N'y tenant plus, elle se leva, quitta silencieusement la chambre, longea le long couloir et poussa la porte de la cuisine. Tout était silencieux Bien que les restes aient été rangés à l'abri dans les placards, cela sentait encore la bonne odeur du repas d'anniversaire. Patty comprenait à présent les raisons de l'appétit d'ogre qui habitait Candy. On mangeait si bien à la maison Pony ! Cela changeait du réfectoire de la très huppée Nightingale-Bamford School, dans l'Upper East Side, un quartier chic de Manhattan, où elle enseignait aux jeunes filles de très bonne famille. Elle n'était pas un fin cordon bleu non plus et cela lui manquait le soir quand elle rentrait dans son petit appartement, situé non loin de l'école. Il y avait encore un an de cela, c'était sa tendre grand-mère qui lui mitonnait de bons petits plats, mais depuis son décès, le contenu des assiettes se résumait à un choix limité de boites de conserves. Elle se dit qu'il serait peut-être temps qu'elle apprenne quelques rudiments culinaires si elle ne voulait pas mourir de faim. La perte de sa grand-mère l'avait particulièrement déstabilisée, et une nouvelle fois fragilisée. Elle représentait le seul et unique soutien affectif qui lui avait permis de garder la tête hors de l'eau après la mort d'Alistair, elle avait été son point d'ancrage qui lui avait évité de partir à la dérive. Que pouvait-elle attendre à présent de ses parents qui s'étaient toujours désintéressés d'elle et qui voyageaient continuellement ? C'est pourquoi elle espérait beaucoup de ce séjour en Europe en compagnie de Candy. Qui d'autre qu'elle, après tout ce qu'elle avait traversé, pouvait comprendre le bouleversement intérieur qui l'animait, ses doutes et ses craintes, cette tristesse infinie qui ne lui laissait aucun répit ? Elle éprouvait le vif désir de se prendre en main et de tourner une nouvelle page de sa vie. Qu'en était-il du côté de son amie ? Et qu'en serait-il quand elle lui ferait part de ce qu'elle savait ?

Tout à ses pensées, elle remplit une théière d'eau bouillante, y versa quelques cuillères à café de feuilles de thé et se mit à attendre devant la théière que l'infusion s'opère. Il n'y avait pas un bruit dans la cuisine si ce n'est le tic-tac du balancier de l'horloge comtoise qui rythmait les secondes à une cadence régulière. Au bout de quelques minutes, elle remplit une grande tasse du brûlant breuvage et s'approcha de la fenêtre, la tasse à la main. La lune presque pleine recouvrait le jardin d'une pâleur bleutée qui lui donnait des airs de contes fantastiques. Elle remarqua une couverture sur le rocking-chair de Mademoiselle Pony devant la cheminée, le posa sur ses épaules, et sortit de la maison.

Dehors, l'air était frais mais supportable. Emmitouflée dans sa couverture, les mains réchauffées par la tasse de thé, elle s'allongea sur une des chaises longues du jardin et leva les yeux vers le ciel sombre parsemé d'étoiles. Elle soupira une nouvelle fois pour tenter d'évacuer la sensation oppressante qui la tenaillait depuis son arrivée et se mit à repenser aux raisons qui la mettaient dans cet état d'angoisse...

Lorsque quelques semaines auparavant, Annie et Albert lui avaient fait part de la mission qu'ils lui confiaient, elle n'imaginait pas l'embarras dans lequel elle allait se plonger. Bien entendu, l'idée de participer au projet de réunir Candy et le garçon qu'elle aimait l'enchantait, mais elle était loin de se douter de la responsabilité que cela incombait. Sur le moment, elle n'avait considéré que le bonheur de Candy, mais à présent qu'elle se trouvait en sa compagnie, l'observant dans son petit univers à l'intérieur duquel elle avait bâti une forteresse infranchissable, elle se demandait s'ils avaient pris la bonne décision.

Elle se revoyait en train de se munir de sa plus belle plume et d'écrire une lettre à cet être irritant et désobligeant qu'était Terry, lettre dont le contenu restait imprégné indélébilement dans sa mémoire tant elle en avait réalisé des ébauches avant de lui envoyer celle qu'elle considérait la bonne, malgré quelques incertitudes, et la crainte qu'elle soit jetée à la poubelle dès sa lecture. Après moult brouillons jonchant le sol, elle avait fait le choix d'aller à l'essentiel. Connaissant l'énergumène, elle se doutait bien que ce ne serait pas sa prose qui attirerait son attention mais plutôt le message qu'elle voulait lui faire passer :

« Terrence Graham Grandchester,
Compagnie théâtrale Stratford,
10 West 45th St. Broadway
New York

New-York, le 12 mars 1924,



Cher Terry,

Tu dois être bien surpris de recevoir une lettre de ma part. J'avoue en être étonnée moi-même mais cela fait un certain temps déjà que je songe à entrer en relation avec toi. Je profite de la fin récente de ta tournée et de ta présence à New-York pour te faire part d'une requête à la fois personnelle et professionnelle à laquelle tu accepteras, je l'espère, d’accéder.

J'enseigne depuis quelques années la littérature anglaise au Nightingale-Bamford School, et dans le cadre du programme sur les grands auteurs britanniques, j'ai pris à coeur de faire découvrir l'oeuvre de Shakespeare à mes jeunes élèves. La tâche est plutôt ardue en cet âge ingrat où les classiques de la littérature les effraient plutôt qu'ils ne les séduisent. J'ai donc pensé que le grand comédien shakespearien que tu es pourrait m'aider dans l'art d'apprivoiser ces jeunes demoiselles afin de les ramener vers des chemins plus vertueux. Je ne doute pas de ton talent ni de ton charme, ni de ton aptitude à leur révéler les richesses de cet auteur. Tu es le seul capable de réussir cette prouesse. Tu parvenais déjà à captiver l'assistance à Saint-Paul, ce sera un jeu d'enfants pour toi devant ces jeunes oies blanches.

Inutile de dire que je compte vraiment sur toi sur cet épineux cas.
En souvenir du bon vieux temps, Terry...

Bien à toi,

Patty

Patricia O'Brien
Département de littérature anglaise
Nightingale-Bamford School
20 East 92nd Street
New York, NY 10128 »


Priant le ciel d'avoir été convaincante, elle avait posté la lettre le jour même et attendu sans grande conviction un signe du rebelle aristocrate. Deux semaines s’écoulèrent sans qu'elle reçût la moindre missive de sa part, si bien qu'elle s'était résignée à l'échec de sa tentative. Mais un après-midi, alors qu'elle était de permanence dans son bureau, un appel téléphonique avait manqué de la faire s'étrangler et l’avait paralysée tout entière. A l'autre bout du fil ricanait une voix familière qu'elle n'avait pas entendue depuis des années, une voix qui avait pris en maturité et en gravité mais qu'elle reconnaissait sans aucune équivoque...

– Alors, « Têtard-à-lunettes », il me semble avoir compris que tu avais besoin de mon aide ?

Fin du chapitre 1




1 : Le France est un paquebot transatlantique français de la Compagnie générale transatlantique mis en service en 1912 et qui assura la ligne Le Havre - New York. C'est le seul navire français à avoir arboré quatre cheminées.

***************



Chapitre 2




Au moment où Patty poussa la porte du bureau du directeur de la Nightingale-Bamford School, un frisson désagréable lui parcourut l'échine. Malgré les années, elle était restée au fond d'elle-même la jeune lycéenne terrorisée en présence de Terry, et les moqueries de sa part dont elle avait bien souvent fait l'objet restaient ancrées dans sa mémoire. Les appels téléphoniques qu'ils avaient échangés au cours de ces dernières semaines avaient confirmé ces craintes. Il était resté le même : arrogant, sarcastique et moqueur, avec cet indécrottable besoin de s'adresser à elle en usant des surnoms aussi stupides que vexants. Elle s'était toujours interrogée sur le pouvoir de séduction qu'il avait sur Candy, pouvoir qui la laissait dubitative tellement elle le trouvait insupportable ! Plusieurs fois, il lui avait fait faux bond au dernier moment, et elle avait failli renoncer à son projet tant il lui témoignait peu de bonne volonté. Elle avait l'impression qu'il voulait lui faire payer cette idée saugrenue qu'elle avait eue de remuer le passé, et il savait y mettre les formes ! Mais elle avait tenu bon, et finalement, était parvenue à se mettre d'accord avec lui sur une date bien précise, vers la fin du mois d'avril.

Ce jour là, alors que les heures défilaient et que quinze heures à l'horloge allaient bientôt sonner, l'angoisse tenaillait son estomac, non pas par crainte qu'il ne vienne pas au rendez-vous, mais bien au contraire, par peur qu'il soit bel et bien présent. La responsabilité qui lui incombait pesait sur ses épaules comme un lourd fardeau car elle craignait par dessus tout d’échouer dans la tâche qu'on lui avait attribuée, d’autant plus qu’elle était d’une timidité maladive et dépourvue de toute confiance en elle. Elle avait fait cependant un grand pas en parvenant à le faire se déplacer jusqu'à l'école. Mais le plus dur restait encore à faire...

Elle prit une profonde inspiration et entra dans la pièce. Henry Wragg, le directeur, se leva en l'apercevant, contourna son bureau et alla à sa rencontre.

- Ah, ma chère Patricia, vous voilà ! Approchez-vous, je vous en prie, afin que je vous présente monsieur Graham...

Le large fauteuil qui lui tournait le dos remua en grinçant et une silhouette élancée en émergea. Terry se tenait devant elle, son regard acier perçant à travers ses mèches brunes qu'il avait raccourcies de quelque peu. Il était vêtu d'un élégant costume en tweed clair et tenait un canotier qu'il posa sur le bureau. Il lui tendit la main, un sourire narquois au coin des lèvres.

- Mademoiselle O'Brien, ravi de vous revoir après tout ce temps...

Patty, liquéfiée, répondit par une main mollassonne. Il fallait qu'elle se ressaisisse à tout prix ! Faisant fi de l'émoi qui rosissait ses joues, elle affronta l'ennemi, cette fois, d'une voix plus ferme.

- Monsieur Graham, le plaisir est partagé...
- Vous... Vous vous connaissez ? - demanda le directeur, les yeux écarquillés de surprise.
- Nous avons fait nos études dans le même collège en Angleterre – répondit Terry, réjoui du trouble qu'il voyait naître en Patty.
- En effet. Nous avions aussi de nombreux amis communs... - ajouta-telle avec une inattendue malice.

Blessé par la pique, le sourire goguenard de Terry s'évanouit et laissa place à de l'interrogation. Visiblement, Patty voulait autre chose de lui. Ce qu'il soupçonnait depuis le début commençait à se vérifier et il avait bien l’intention d’obtenir une explication, dusse-t-il la lui arracher de force !

- Quelle cachotière vous faîtes, mademoiselle O'Brien ! - ricana nerveusement le directeur - Vous ne m'aviez jamais dit que vous étiez amie avec monsieur Graham ! Je comprends à présent la facilité avec laquelle vous êtes parvenue à le convaincre de participer à notre petite conférence sur Shakespeare.
- Facilité, c'est vite dit ! - se dit Patty en repensant à la patience dont elle avait dû faire preuve pour ne pas craquer et tout abandonner. Puis se tournant vers à Terry, elle répondit :
- Monsieur Graham a immédiatement accepté notre invitation et je lui en suis très reconnaissante. Que n'aurait-il pas fait pour une ancienne amie de collège…

Comprenant la perfidie de l'insinuation, le jeune homme lança un regard noir à la jeune enseignante, serrant si fort le poing que les jointures de ses doigts en perdirent toute couleur.

- Soyez-en remercié une nouvelle fois ! - fit le directeur en se frottant les mains de contentement – Il est bon de voir que de grands comédiens prennent encore plaisir à partager leur passion avec les simples mortels que nous sommes.
- Je vous en prie – répondit Terry avec fausse modestie – Patricia me l'a si gentiment demandé que je n'ai pas pu le lui refuser...

Patty leva les yeux au ciel en soupirant. Décidément, il lui tapait sur les nerfs ! Mais que pouvait donc lui trouver Candy ? Il était si exaspérant ! Elle se rappelait leurs disputes mémorables et se demandait encore comment ils avaient pu tomber amoureux l'un de l'autre. Elle se souvint alors qu'il avait suffi que son front et celui d'Alistair s'entrechoquassent et qu'ils en perdissent leurs lunettes pour que la flèche de Cupidon les transperçât. L'amour était-il donc si simple que cela ?... Elle se souvint aussi de l'indulgence que le maladroit inventeur avait toujours eue pour Terry et de cette phrase qu'il avait un jour prononcée à son égard alors qu'Archibald médisait sur sa personne :

- Tu te trompes sur son compte. Il mérite d'être mieux connu... Il n'est pas aussi mauvais que ce que l’on croit...

Patty secoua discrètement la tête pour faire fuir les larmes qui bordaient ses yeux couleur d'automne et se dit que si son Alistair était capable d'autant de compréhension, elle pouvait bien faire un petit effort à son tour. Finalement, prétextant l'heure qui avançait, elle mit un terme à l'atmosphère ambiante qui devenait de plus en plus pesante.

- Terry, es-tu prêt à te jeter dans la fosse aux lions ?
- Plus que jamais, très chère !
- Alors, je vous en prie !... - fit Henry Wragg en lui ouvrant la porte – Après vous.

Tous trois sortirent du bureau, empruntèrent un escalier qui menait au rez-de-chaussée, sur une cour ceinturée par une galerie bordée de colonnes en pierre finement sculptées. C'était un cloître, visiblement d’époque romane, vestige d'un voyage en Europe d'un richissime bienfaiteur de l'école. Terry arqua un sourcil désapprobateur en traversant l'enceinte, navré d'un tel pillage. Qui donc avait pu laisser partir une telle richesse artistique et culturelle ? Qui s’intéressait encore ici à l'histoire de cet endroit, à sa raison d'être ? Autrefois lieu de contemplation et de prières, il n'était à présent qu'un simple lieu de passage sur lequel on posait un regard empreint d'indifférence et d'ignorance. Un graffiti sur un pilier, représentant un cœur et des initiales, acheva de le consterner et c'est avec un grand soupir de désappointement qu'il rejoignit l'angle opposé de la galerie, en direction d'un long et sombre couloir.

Cela n'en finit pas... - se dit-il, de plus en plus de mauvaise humeur.

Seul le bruit de leurs pas résonnait sur le sol de terre cuite et ce silence pesant accentuait son malaise. Le jeune acteur réalisa que c'était la première fois qu'il revenait dans un collège depuis qu'il avait quitté Saint-Paul, presque dix ans auparavant. Avec Patty à ses côtés qui ne pipait mot, il avait l’impression de se retrouver soudain plongé dans un passé qui n’était pas si lointain. Des bruits, des odeurs commencèrent à refaire surface. Une porte s'ouvrit à leur droite au moment où ils passaient et il tressaillit, croyant un instant voir surgir la mère supérieure. Mais ce n'était que le vieux comptable de l'école, chargé de livres de comptes, qui les salua sans vraiment les regarder.

- Tout va bien ? - demanda Patty qui avait remarqué son embarras.
- Oui, oui... - répondit-il d'une faible voix tout en pestant intérieurement sur la folie qui l'avait mené ici.

La jeune femme poursuivit son chemin à côté de lui, un léger sourire aux lèvres. Finalement, la carapace commençait à céder...

Ils parvinrent enfin à destination. Les portes de l'auditorium s'ouvrirent en grand, révélant une salle immense sur laquelle étaient alignées plusieurs dizaines de rangées de fauteuils. Elle était traversée en son centre et sur les côtés par des marches qui descendaient en pente douce jusqu'à la scène, sur laquelle deux fauteuils semblaient attendre patiemment qu'on veuille bien les occuper.

Terry n’avait pas fait un pas dans la pièce que des cris, des applaudissements et des sifflets jaillirent de toute part. La salle était remplie de jeunes collégiennes en uniforme, mais aussi de personnes plus âgées, des professeurs certainement et des membres du personnel de l'école. Tout le monde voulait voir le grand acteur Terrence Graham. Peu coutumier au trac quand il s'agissait de rencontrer ses admirateurs, il se sentit pourtant saisi d'une angoisse irrépressible qui le paralysa. Il lui semblait, à travers cette nuée de jeunes filles en col bleu et blouse blanche, qu'elle apparaissait de toute part. Elle, dont il avait banni jusqu'au nom mais dont le souvenir jaillissait au moindre prétexte. Peu importait ses efforts, tout et n'importe quoi la lui rappelaient. Transformé en statue de sel par l'émotion, il sursauta au contact du bras de Patty venu à la rencontre du sien.

- Viens, Shakespeare s'impatiente... – lui chuchota-t-elle en posant sur lui un regard bienveillant qui le remit en confiance – Tout va bien se passer...

Terry se laissa docilement conduire jusqu'à la scène. Patty se tenait debout à côté de lui et l'applaudissait, encouragée par les acclamations de l'assistance qu'il salua. Peu à peu, le coeur de ce dernier se calma. L'éclairage vif qui recouvrait la scène l'empêchait de voir distinctement les personnes en face de lui et cela le rassura. Reprenant contrôle sur lui-même, il s'efforça de se concentrer sur la raison de sa présence ici : Shakespeare... Il respira profondément, leva fièrement la tête et s’adressa à son public qui venait de faire silence pour l’écouter.

Ainsi, pendant plus d’une heure, il évoqua, à sa manière, cet auteur de génie, s'attardant sur la modernité du style, des thèmes, sur la richesse de ses oeuvres, sur son influence sur le théâtre et en littérature. Usant d'exemples, jouant parfois des extraits de scènes, citant des anecdotes, son éloquence croissait au rythme des minutes qui s'écoulaient. Narré par Terry, Shakespeare devenait un jeu, un divertissement, un personnage contemporain plus qu'un auteur classique barbant. On l'écoutait dans un silence religieux. Plongé dans son récit, arpentant de long en large la scène de sa longiligne silhouette, son port de tête se redressait peu à peu, ses yeux verts éteints du début brillaient d'un nouvel éclat, sa voix grave s'égayait, ses gestes se libéraient avec grâce. Le vrai Terrence, le Terry de Candy se révélait aux yeux d'un public définitivement acquis et d'une Patty troublée. Elle comprenait, elle comprenait à présent ce qui avait charmé ce garçon-manqué qu’était son amie. Sous ses grands airs arrogants, il savait se montrer un être à sa mesure, qui cachait à travers ses boutades et ses moqueries, une âme sensible, une fragilité qui le rendait d'autant plus envoutant. Candy était de cette trempe. Elle avait su voir au-delà des apparences, avait deviné avant tout autre la part de lumière qui était en lui, et la passion qui l'habitait.

Quand il eut terminé, Patty fut la première à se lever et à l'applaudir avec un enthousiasme non dissimulé. Elle aurait voulu lui sauter au cou pour le remercier du moment extraordinaire qu'il venait de leur faire passer mais se ravisa, rougissante. Une chose était certaine : les librairies allaient crouler sous les commandes d'oeuvres de Shakespeare, et les représentations théâtrales de Terrence Graham continueraient à jouer à guichets fermés.

Au bout de quelques minutes, quand les acclamations s'espacèrent, la jeune enseignante l'invita à s'assoir dans le fauteuil derrière lui tandis qu'elle prenait place dans l'autre siège en face du sien. Il croisa ses longues jambes et prit une position confortable, bras posés sur les accoudoirs.

- Cher Terrence, avant de nous séparer, nous souhaiterions que vous participiez à un petit test que nous avons coutume de faire passer à nos invités.
- Soit, tant que vous ne me posez pas de questions trop personnelles... - ricana-t-il, un brin nerveux.

Le visage de Patty resta impassible.

- C'est le questionnaire de Proust que nos élèves ont adapté. Il peut varier en fonction des invités que nous accueillons ici. Mais avant tout, mettons-nous d'accord sur un point. Si vous acceptez de faire ce test, vous ne pourrez plus vous rétracter. Il vous faudra répondre à toutes les questions que l'on vous posera.
- Comme je vous l'ai dit, tant que vous ne dépassez pas les limites...
- Est-ce oui ou est-ce non ?!!!

Il hésita un instant puis répondit :

- Je vais vous dire oui !

L'éclairage sur la scène se déplaça vers la salle et Terry put cette fois distinguer le public qu'il avait en face de lui. La boule d'angoisse qui l'avait quitté précédemment recommença à se former dans son estomac.

Une jeune élève au premier rang se leva et se mit à lire en tremblotant le bout de papier qu'elle tenait entre les mains.

- Monsieur Graham, pouvez-vous nous dire quel est le principal trait de votre caractère ?
- L'impulsivité.
- La qualité que vous préférez chez un homme ? - poursuivit une autre.
- Sa vulnérabilité.
- Et chez une femme ?
- Sa force de caractère.
- La qualité que vous appréciez le plus chez vos amis ? - s'enquit une autre.
- Je n'ai pas d'amis...

Un murmure embarrassé se propagea dans l'assistance puis le questionnaire reprit comme si de rien n'était, passant de jeune fille en jeune fille.

- Votre principal défaut ?
- Ne pas savoir dire non quand il faut...
- Votre occupation préférée ?
- Jouer au théâtre !
- Votre rêve de bonheur ?
- Ce n'est malheureusement qu'un rêve...
- Quel serait votre plus grand malheur ?
- Il a déjà frappé...
- Ce que vous voudriez être ?
- Libre dans ma tête...
- Votre couleur préférée ?
- Le vert émeraude...
- La fleur que vous aimez ?
- La jonquille.
- Votre auteur préféré ?
- Vous osez encore me poser la question ? - gloussa-t-il.
- Votre poète préféré ?
- Arthur Rimbaud
- Le don que vous aimeriez avoir ?
- Celui de pouvoir remonter le temps...
- Les fautes qui vous inspirent le plus d'indulgence ?
- Celles des autres...
- Comment aimeriez-vous mourir ?
- Dans les bras de quelqu’un que j’.... Ecoutez, je crois avoir suffisamment répondu à vos questions, non ? - s'écria-t-il, visiblement agacé.

Ce questionnaire prenait des allures d'inquisition !

Il m'en reste une dernière ! - fit une petite voix au troisième rang.
- Si vous me promettez que ce sera bien la dernière... - répondit Terry, contrarié, sans pouvoir distinguer correctement son interlocutrice. Il devinait une frêle silhouette, de petite taille, dont la coiffure lui rappelait étrangement une certaine peste qu'il avait eu le malheur de fréquenter dans sa jeunesse. Il savait bien que cela ne pouvait être Elisa, mais cela le mit d'autant plus mal à l'aise. La jeune élève posa enfin sa question :

- Je voulais savoir si vous aviez déjà été amoureux ? Je veux dire... Je vous ai vu interpréter Roméo à Broadway et vous jouiez si bien que j'en ai conclu que pour exprimer aussi parfaitement ce genre de sentiments, il vous avait fallu en faire personnellement l'expérience, n'est-ce pas ?
- C'est que... - bredouilla-t-il, visiblement décontenancé. Il se tourna vers Patty qui affichait une mine des plus innocentes – C'est que... Voyons... Je suis un acteur avant tout et mon travail consiste à faire semblant. Si je devais incarner un assassin, devrais-je avoir tué quelqu'un pour autant pour être crédible ?
- Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question.
- Si fait !
- Non... Je regrette... Vous avez promis de répondre à toutes les questions...
- Ecoutez... Je... - fit-il se tortillant d'embarras sur son fauteuil. Du coin de l'oeil, il aperçut la porte de sortie et éprouva l'irrésistible envie de s’y précipiter.
- Je vous écoute, Monsieur Graham. Avez-vous déjà été amoureux ?

Le jeune acteur se tourna une nouvelle fois vers Patty, le regard incandescent de colère. Dans quel piège l'avait-elle entraîné ? C'était la dernière question de toute façon… Ses épaules s'affaissèrent, et tête baissée, il répondit en soupirant de lassitude.

- Oui, j'ai déjà été amoureux, il y a de cela bien longtemps. Etes-vous satisfaite à présent ???
- Amoureux ??? Mais de qui ??? - s'écria une autre jeune élève au bord de l'évanouissement.
- Qui est-elle ? - demanda une autre voix dans un cri hystérique ?
- Etait-ce Suzanne Marlowe ?
- Pourquoi ne l'avez-vous pas épousée ?
- Etait-ce à cause de cet amour secret ?
- Où vit-elle ?
- L'avez-vous revue ?
- Que fait-elle dans la vie ?
- Quel est son nom ?
- Est-elle belle ?

Les questions fusaient de toutes parts. Puis soudain, un flash d'appareil photo crépita, l'éblouissant à moitié.

- Qu'est-ce donc ? Un de ces charognards ? Ici ??? – se dit-il en se protégeant les yeux de la main.

Il imaginait déjà la une des journaux à scandales du lendemain avec en photo sa face d'ahuri pour harmoniser le sinistre tableau :

« Le célèbre comédien Terrence Graham bousculé par de jeunes et innocentes lycéennes ! Qu'en est-il de la vie amoureuse du jeune acteur ? Qui est donc la mystérieuse jeune femme qui lui a brisé le coeur ? Un an après le décès de la comédienne Suzanne Marlowe, le voilà de nouveau disponible ! Terrence Graham est un coeur à prendre !!! »

Excédé, il quitta la scène à grandes enjambées sans prendre la peine de dire au revoir, et se dirigea prestement vers la sortie, laissant le directeur de l'école médusé, bras ballants. Patty, paniquée, courut à sa poursuite.

- Terry, arrête-toi, je t'en prie ! - s'écria-t-elle en essayant de le retenir alors qu'il défonçait chaque porte sur son chemin pour finalement déboucher sur une ruelle qui jouxtait l'arrière-cour de l'établissement. Hésitant, il chercha du regard la direction qu'il devait prendre pour s'échapper de ce lieu maudit.
- Tu m'as bien eu !!! - hurla-t-il en pointant un index furibond vers le visage blême de la jeune femme qui venait de le rejoindre, toute essoufflée.

Elle avait toujours détesté le voir en colère. Il était vraiment effrayant. Toute tremblante, elle esquissa un geste d'apaisement vers lui qu'il repoussa violemment.

- Quelle folie t'a prise de m'entraîner dans ce traquenard ??? Es-tu satisfaite de toi à présent ???
- Mon dieu, Terry, calme-toi ! Je n'ai jamais voulu ça ! Je voulais juste te faire réagir, je n'aurais jamais imaginé que cela prendrait cette tournure. Il faut que tu me croies !
- Te croire ??? Alors que tu m'as tranquillement poignardé dans le dos ? Dire que tu prétendais être mon amie !...

Il avait dit cela sur un ton tellement méprisant qu'elle en avait presque ressenti le crachat.

- Crois-moi, il n'y a pas plus grande preuve d'amitié que celle dont je viens de te témoigner... Je voulais que tu viennes ici car je savais que cela te rappellerait des souvenirs et je voulais que tu les affrontes au lieu de les fuir comme tu le fais depuis toutes ces années...
- De quoi te mêles-tu ? Est-ce que je me permets de te juger alors que tu pleures encore ton soldat mort au combat??? Tu es pathétique !
- Juger ? Tu viens de le faire à l'instant et bien cruellement !... - répondit-elle en se mordant la lèvre de contrariété.

Terry regretta aussitôt ses paroles et soupçonna des larmes qui perlaient sous les lunettes de son amie.

- Excuse-moi... - fit-il d'une voix lasse, baissant la tête, le dos courbé – Je perds tout contrôle dès qu'on évoque son sujet... Tu n'avais pas le droit de me faire ça...
- Oh que oui, je l'avais ce droit ! - fit-elle en faisant un pas vers lui – Je l'avais, car je t'ai vu vaciller quand on a fait référence à elle. Je sais que tu l'aimes encore et je ne comprends pas pourquoi tu ne lui as toujours pas écrit, ni même cherché à la revoir depuis le décès de Suzanne. Un an, plus d'un an que cette fille est morte et tu n'as toujours pas esquissé un geste vers Candy ???
- Elle est bien mieux sans moi... - murmura-t-il d'une voix morte.
- Détrompe-toi, elle est loin de l'être ! Elle est toujours amoureuse de toi, tu sais ?...
- Vr… Vraiment ?... J'étais convaincu qu'elle m'avait oublié... Qu'elle était passé à autre chose...
- Pourquoi crois-tu qu'elle travaille dans une modeste clinique proche de la Maison Pony alors qu'une carrière brillante s'ouvrait à elle à Chicago ? Parce que c'est le seul et unique endroit qui soit capable de soigner ses plaies à l'âme, c'est son refuge, son équilibre. Elle n'a pas pour autant guérie car le remède, c'est toi qui le détiens.
- Je... C'est trop tard ! - fit-il en secouant la tête – Je ne veux pas gâcher sa vie une nouvelle fois...
- Mon dieu, Terry !!! Quand cesseras-tu de refuser ce bonheur qui te tend les bras ????

Elle s'arrêta un instant, une vague de désespoir se déversant soudain sur elle, la laissant chancelante.

- Si je pouvais – prononça-t-elle dans un sanglot étranglé en grimaçant de douleur – Si je pouvais revoir Alistair, ne serait-ce qu'une fois, je donnerais mon âme pour cela ! Je serai capable de souffrir les enfers pour lui ! Mais mon « petit soldat » comme tu dis est mort, il est MORT, tu comprends !!! Je n'aurais jamais la chance que vous avez de le retrouver alors que cette deuxième chance s'offre à vous !!! Tu la repousses par excès d'orgueil et parce qu'au fond de toi, tu as la frousse, la frousse de risquer son refus. Dieu du ciel, Terry, vous avez la chance de vous aimer et d'être vivants ! Maintenant que tu es libéré de tes chaînes, que te faut-il de plus pour ne pas tout tenter pour la récupérer ???
- Je ne veux pas... Je ne veux pas la faire souffrir une nouvelle fois !!! - répondit-il en se débattant – Je ne veux plus entendre ses pleurs, ni voir son visage bouleversé. C'est la dernière image que j'ai d'elle, vois-tu ? Et je me maudis chaque jour pour cela !
- Il ne tient qu'à toi de changer le cours des choses... Je t'en supplie Terry, écris-lui ! Tu feras son bonheur et le tien... Qu'attends-tu pour être enfin heureux ?

Terry resta pensif de longues minutes. Maintes fois il avait éprouvé la tentation de prendre sa plume et d'écrire à Candy, mais il s'était ravisé à chaque tentative. Il avait trop honte de ce qu'il lui avait fait. Il avait honte de ne pas avoir eu le courage d'affronter Suzanne et sa mère alors que Candy et lui venaient tout juste de se retrouver. Comment avait-il pu la laisser partir ce soir là ??? Il était si jeune et le poids de la culpabilité si lourd à porter, qu'il n'avait pas eu la force de repousser la jeune actrice et de lui proposer de prendre soin d'elle sans pour autant sacrifier son amour pour Candy. Que restait-il de tout cela à présent ? Des années obscures à subir ses larmes, ses caprices, et l’omniprésence de sa mère qui, tel un cerbère, surveillait ses moindres faits et gestes. Puis quand étaient apparus la maladie et son terrible diagnostic, il avait espéré qu'elle prendrait conscience de la précarité des choses de la vie, qu'elle aurait compris que son obstination à l'obliger à vivre à ses côtés l'avait chaque jour un peu plus éloigné d'elle tandis que son amour pour Candy avait résisté, s'était renforcé, jusqu'à occuper tous ses jours et toutes ses nuits. Mais elle avait persisté dans son fantasme jusqu'au bout... Parfois, en rêve, il se revoyait sur les marches de cet escalier, ceinturant la taille fine de son aimée, sentant la douce chaleur de sa peau à travers l'étoffe de sa robe, mais cette fois, il l'obligeait à se retourner, il la serrait contre lui, et la retenait pour ne plus jamais la laisser repartir... Il se réveillait alors en nage, sanglotant, et il lui fallait des heures pour se remettre de ce merveilleux mais insoutenable rêve. La triste réalité voulait qu'il vive séparé d'elle et il s'y était habitué. Il s'était accoutumé au malheur. Candy était la seule personne à lui avoir apporté sa part de bonheur et on la lui avait retirée car il n'était pas doué pour cela. Il se tourna vers Patty et les paroles déchirantes qu'elle avait eues lui revenaient en écho. Il la regarda toute frêle, tremblotante, cachant son immense chagrin sous de verres épais, et n'hésitant pas malgré tout à l'affronter et à lui démontrer l'aberration de son comportement. Contrairement à elle, le coeur de l'être qu'il aimait plus que tout au monde battait encore, et il se payait pourtant le luxe de refuser la chance qui s'offrait à lui, la chance de lui faire un signe, et de pouvoir enfin lui révéler la profondeur de ses sentiments. Quel sombre idiot il était ! Et il fallait que ce soit cette « Tétard-à-lunettes » qui le ramène à la raison. Candy savait manifestement choisir ses amies !

- Soit, je lui écrirai... - laissa-t-il finalement échapper d'une voix presque inaudible.

Craignant que ses oreilles soient en train de lui jouer un tour, Patty s'approcha de lui, cherchant à sonder son regard.

- Tu me le promets ?
- Je te le promets !
- Je pars dans une semaine chez elle pour fêter son anniversaire. J'espère que ta lettre sera arrivée d'ici là sinon gare à toi !
- Fichtre, tu es effrayante quand tu es menaçante ! - s'écria-t-il, retrouvant sa morgue.

Il était décidément horripilant !

- Tu ne crois pas si bien dire ! - répondit-elle, imperturbable – Rentre chez toi à présent et écris cette lettre. Tu as promis, n'oublie pas !
- Je tiens toujours mes promesses.
- C'est ce que nous verrons...

Terry hocha la tête et tourna les talons pour rejoindre la rue principale et héler un taxi. Il s'arrêta à mi-chemin et se retourna vers Patty.

- Excuse-moi encore une fois pour les mots durs que j'ai eus envers Alistair. C'était un mec bien, un chic type ! J'ai été très peiné par sa mort et j'espère que tu arriveras un jour à en faire le deuil...

La jeune femme se raidit de surprise. C'était la première fois que Terry lui témoignait de l'empathie, et les mots qu'il venait d'avoir pour Alistair achevèrent de l'ébranler.

- Merci Terry... Il avait de l’estime pour toi, tu sais... - répondit-elle, n'essayant plus de contenir ses larmes.

Terry esquissa un léger sourire et reprit son chemin, les mains enfouies dans les poches de sa veste. Patty le regarda s'éloigner, tétanisée par l'émotion. Ce qu'elle venait de vivre était si intense qu'elle se demandait encore comment elle avait pu réussir ce qui semblait depuis le début voué à l'échec. Après un petit moment, elle parvint à retrouver ses esprits et rejoignit sa classe. Ses élèves l'attendaient, frisant l'hystérie. Elle prétexta que le départ subit du séduisant acteur relevait d'une urgence professionnelle. Les élèves ne furent pas dupes mais elle maintint son affirmation. Les maîtriser s'avéra plus ardu que de dompter ce diable de Terrence Grandchester !...

Quand elle rentra plus tard chez elle, épuisée, elle repensa aux évènements de la journée et pria fortement pour que Terry ne changeât pas d'avis. Elle restait néanmoins très optimiste. Le bouleversement qu'elle avait lu dans ses yeux témoignait de sa détermination. Ce n'était plus qu'une question de temps pour qu'il écrive à Candy.

Le lendemain matin, à la première heure, on sonna à sa porte. L'esprit encore embrumé de sommeil, elle regarda par le Judas. C'était un coursier qui venait lui remettre un pli. A l'intérieur se trouvait une lettre destinée à Candy, suivie d'un petit mot de Terry à son attention :

« Chère Patty,

Comme tu peux le constater, je tiens mes promesses ! Je t'avoue qu'elle est une des plus aisées que j'aie eu à tenir. Voici donc ma lettre pour Candy. Je te la confie afin que tu la lui remettes en mains propres. Je te demanderai seulement de bien réfléchir avant de la lui donner. Assure-toi qu'elle soit bien prête pour cela, et si ce n'est pas le cas, je t'en prie, abstiens-toi. Je ne souhaite que son bonheur et si un geste de moi revenait à ruiner son équilibre, je ne le supporterais pas. Je m'en remets donc à ta sagesse et t'en suis éternellement reconnaissant.

Amicalement,

Terrence »


Un sourire de satisfaction sur les lèvres, Patty rangea l'enveloppe dans sa commode, similaire mode de rangement qu'elle occupera plus tard, au fond du tiroir de la table de chevet d'une chambre à la Maison Pony...

Fin du chapitre 2



Edited by Leia - 30/9/2017, 13:42
 
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Lettres à Juliette

Chapitre 3



Patricia O'Brien ouvrit les yeux. La lumière du jour filtrait généreusement par les volets entrouverts de la fenêtre de sa chambre et laissait deviner l'heure avancée de la matinée. La jeune femme se redressa dans son lit, un peu honteuse de ne pas s'être réveillée plus tôt. Le lit de Candy à côté d'elle était vide et bien ordonné. Cette dernière était certainement partie dès l'aube à la clinique du docteur Martin et avait pris soin de ne pas réveiller son amie en quittant la pièce. Patty regrettait que Candy n’eût pas pris plus de temps libre pour le passer en sa compagnie mais elle comprenait très bien l'intérêt qu'elle portait à son travail. Elle se doutait qu'il avait dû être d'un grand soutien quand des pensées sombres hantaient son esprit, tout comme son métier d'enseignante avait donné un sens à sa propre vie après le décès d'Alistair. Elle dirigea son regard vers le tiroir de sa table de chevet et soupira de consternation. C'était son dernier jour à la maison Pony, et elle n'avait toujours pas trouvé le bon moment pour lui remettre la lettre de Terry. Force était de constater que la jeune blonde était très entourée. Dès qu'elle rentrait de la clinique en fin de journée, les enfants l'assaillaient de questions sur son travail, et elle y répondait patiemment :

– Non, il n'y avait pas eu d'oeil crevé ou de bras arraché, ni de sang giclant sur les murs. Non, le docteur Martin n'amputait pas de membres et ne faisait pas d'expériences sur des cadavres. Oui, elle faisait des piqures et quand elle faisait des prises de sang, l'aiguille ne traversait pas le bras du patient...

Le premier soir, Patty avait pâli devant la curiosité morbide de ces chères têtes d'ange, mais Candy l'avait rassurée en lui expliquant que c'était un âge où ils aimaient se faire peur, que c'était leur façon à eux d’évacuer leurs angoisses, et qu'ils étaient très doués pour passer d'un sujet à un autre. Pour preuve, leur goût pour l'hémoglobine s'était aussitôt évaporé quand un des plus angéliques de tous avait évoqué le doux thème des crottes de biques et du pipi de chat, sujet éloquent, source inépuisable d'expressions poétiques et raffinées, jusqu'à ce que Soeur Maria passât la tête à la fenêtre et, tapant des mains, mît un terme définitif à leur enthousiasme... jusqu'au jour suivant. Candy observait tout ceci avec un sourire en coin qui laissait deviner la tendre complicité qui la liait à ces enfants. Devant l'air effaré de son amie, elle n'avait pas hésité à lui assener malicieusement le coup de grâce en lui révélant qu'au même âge, elle s'était échappée une journée avec Annie, avait chipé la bouteille de vin de mademoiselle Pony et avait connu son premier état d'ivresse ! Patty en était restée muette de stupéfaction et n'avait retrouvé la parole qu'après un long moment. Candy en avait ri toute la soirée.

Le séjour s’était écoulé ainsi tranquillement. Candy partait travailler chaque matin et rentrait le soir, fatiguée de sa journée, mais toujours de bonne humeur, disponible pour son amie, ses deux maîtresses et les enfants. Pour mieux se rapprocher d'elle, Patty l'avait accompagnée un jour à la clinique, mais elle s'était vite rendue compte que la seule vue d'une goutte de sang mêlée à l'odeur des produits pharmaceutiques, lui chamboulaient l'estomac au point de lui donner des nausées et des maux de tête qui l'empêchaient de faire quoi que ce soit. C'est pourquoi elle avait renoncé à réitérer l'expérience, ne voulant pas être une charge inutile. Elle se contentait donc de prendre du bon temps à la Maison Pony, de se promener aux alentours, d'aider dans leurs tâches quotidiennes Soeur Maria et Mademoiselle Pony, en attendant le retour de Candy. Le temps était passé si vite et elle en avait partagé finalement si peu avec Candy, qu'elle en était arrivée à la conclusion que ce n'était peut-être pas le bon moment pour lui remettre la lettre de Terry. A vrai dire, elle l'avait trouvée si enjouée, si gaie, que la description sinistre que lui en avaient fait Annie et Albert ne lui avait pas semblé si évidente. Lui parler de Terry, au risque de mettre en péril tout son équilibre, lui paraissait inapproprié tant qu'elle ne serait pas parvenue à connaître le fond de sa pensée. Tout bien réfléchi, peut-être que Candy était plus heureuse sans lui ? De retour chez Pony, elle s'était bâti une forteresse infranchissable, un refuge éloigné de tout ce qui pouvait lui rappeler de douloureux moments. Avait-elle, avaient-ils, Annie, Albert, et elle-même, le droit de décider de son sort ? Etait-ce une si bonne idée que cela de vouloir les réunir alors que les deux intéressés n'en avaient pas manifesté le désir ? Voilà ce qui taraudait Patty et qui troublait son sommeil.

Mais dans moins de deux mois, elles partiraient ensemble en voyage, seules, sans personne pour s'interposer entre elles ou distraire Candy de ses pensées, et à ce moment là, elle pourrait mieux la sonder et se prononcer. Que représentaient quelques semaines supplémentaires face aux années qui s'étaient écoulées d'autant plus qu'elle était ignorante de ce qui se tramait ? Oui, tout compte fait, elle venait de prendre la bonne décision : attendre encore un peu, ne pas se précipiter pour le bien de Candy, et pour son bonheur peut-être...

Elle se déplaça vers la petite table de l'autre côté de la chambre qui servait de bureau à Candy, et rédigea une lettre à l'attention d'Annie et d'Albert dans laquelle elle expliquait son choix. Le facteur n'allait pas tarder à faire une halte à l'orphelinat. Sa lettre terminée, elle se leva et s'approcha de la fenêtre. Soeur Maria était en train de faire la classe aux enfants dans le pré qui jouxtait la maison, un cours de sciences naturelles visiblement tant les enfants semblaient passionnés à remuer la terre, à ramasser des cailloux, des feuilles, et des petites bêtes. Tout à coup, Soeur Maria se figea, l'oeil noir et le sourcil froncé, et se dirigea à grandes enjambées vers Robbie, un petit sacripant de sept ans, qui s'amusait à agiter un énorme ver de terre sous le nez de la petite Violette qui hurlait de frayeur. Le pauvre Robbie termina la leçon à côté de soeur Maria, l'oreille gauche un peu plus rouge que celle de droite... Patty ne put se retenir de rire cette scène amusante et admit intérieurement que le petit monde de Pony méritait l'affection, la quasi-adoration que Candy lui portait. Ici, il ne pouvait rien vous arriver de grave, si ce n'est... de se faire tirer l'oreille par Soeur Maria...

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Le train au départ de Chicago entra en gare Grand Central1 de New-York et le coeur de Candy se serra d'émotion. Combien d'années s'étaient écoulées depuis la dernière fois où elle avait venue dans cette ville ? Sept ans, huit ans, peut-être ? Elle avait décidé de ne plus les compter depuis fort longtemps... N'avait-elle pas d'ailleurs émis le souhait de ne plus revenir ici tant l'évocation de ces lieux lui était pénible même après tout ce temps ? Pourtant, en la regardant, personne n'aurait pu deviner la profonde tristesse qui l'habitait. Pour ne pas inquiéter son entourage, et surtout pour qu'on cessât de lui parler de lui, elle avait dissimulé ses sentiments, tu ses émotions, affichant une mine toujours joviale, parfois forcée mais sous contrôle. Evoquer Terry lui était encore et toujours insoutenable, même avec ses amis, et elle leur était reconnaissante de respecter son mutisme le concernant. Pourtant, elle se trouvait à présent bel et bien à New-York et elle allait devoir y faire front. On n'avait pas encore trouvé le moyen de déplacer l'océan atlantique jusqu'à Chicago et elle devrait bien s'accommoder du port de Manhattan pour embarquer vers le vieux continent.

Le convoi ralentit peu à peu, annonçant son arrivée à grands coups de sifflets, puis plus brutalement, sous un concert de mortellement de pistons, de crissements de freins, et de jets stridents de vapeur. C'était l'effervescence au milieu de la fumée âcre des briquettes de charbon de la grande cheminée de la locomotive. Candy se leva et passa la tête par la fenêtre entrouverte de sa luxueuse cabine. Les nuages de vapeur l'empêchaient de distinguer précisément les silhouettes sur le quai. Elle devait retrouver Patty directement au bateau, mais Albert l'avait informée qu'il enverrait un des employés de son bureau New-Yorkais pour l'accueillir à la gare et la conduire jusqu'au port.

Elle fit descendre ses bagages et tandis qu'on les empilait sur un chariot (Annie lui avait fait dévaliser tous les magasins de mode de Chicago...), elle balaya du regard l'interminable quai, s'attendant à ce qu'un visage inconnu s'adressât à elle. Comme personne ne venait, elle s'avança vers le hall central, le préposé aux bagages sur ses talons. Eblouie par l'ampleur des lieux, elle emprunta un des imposants escaliers qui menaient au premier étage où se trouvaient de nombreux restaurants et cafés pour les passagers en attente de leur train. Puis, dressée sur la pointe des pieds, sa frêle silhouette en appui sur la rambarde du balcon qui surplombait le coeur de la gare, elle se mit à observer la foule en bas qui se dispersait par petits paquets vers les galeries qui bordaient le hall principal et menaient aux différents quais.

Elle pouvait apercevoir à côté des guichets l'employé de gare qui l'attendait patiemment avec son chariot à bagages. De son point de vue, elle ne pouvait résister à la majesté des lieux. Comment avait-elle pu la dernière fois, passer à côté de ce magnifique bâtiment ? Comment avait-elle pu négliger la pendule en cuivre à quatre faces qui trônait sur le comptoir d'information, au centre du hall, et qui interpellait chaque passant par son originalité ? Puis, en levant la tête, le majestueux plafond qui représentait les constellations du zodiaque, peint par un artiste français ? Sur les hauteurs, d'impressionnantes fenêtres en forme d'arche, laissaient entrer la lumière du jour qui se répandait jusqu'au sol en rais gigantesques dont les fines pellicules de poussière sous le soleil brillaient de mille éclats. On avait l'impression que de gigantesques épées célestes transperçaient les murs pour s'abattre sur les dalles de granit qui recouvraient le sol.

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Vraiment, comment avait-elle pu être indifférente à la majesté de ces lieux ?...

Parce-que ce jour là, alors qu'elle traversait la gare, le coeur battant, la seule pensée qui occupait son esprit était celle de le revoir, lui, enfin, après plus d'un an de séparation. Les yeux embués de larmes, les jambes flageolantes, son coeur cognait si fort dans sa poitrine, qu'elle n'aurait pas pu remarquer, malgré tous ses efforts, le bijou architectural dans lequel elle se trouvait. Et quand enfin elle l'avait retrouvé, lui, toute l'agitation qui l'entourait s'était envolée. Il n'y avait plus de train, plus de vacarme, plus de voyageurs qui la bousculaient en passant un peu trop près d'elle. Il ne restait que sa longue silhouette à lui et ses yeux turquoise qui la dévisageaient, brillants de lumière.

A cet instant, il lui semblait revivre la scène. Elle, serrant ses poings contre son coeur, se retenant, par pudeur, de se jeter à son cou alors qu'elle mourrait d’envie de le faire, et lui, paralysé par l'émotion, qui prononçait son nom, doucement, avec tendresse, sur un ton qu'il n'employait que pour elle et elle seule…

Une main se posa alors sur son épaule et elle sursauta, surprise. Tirée de ses pensées nostalgiques, elle peina un court instant à reprendre ses esprits. Un jeune homme aux cheveux roux, vêtu d’un élégant costume sombre, se tenait devant elle, une casquette de chauffeur à la main.

– Mademoiselle André, je suppose ? - demanda le jeune homme tandis qu'elle opinait de la tête – Je suis Douglas, le chauffeur de Monsieur William André. Je regrette, mais un accident à quelques pâtés de maisons d'ici a perturbé le trafic et m'a empêché d'arriver à temps pour vous accueillir. Veuillez bien vouloir m’excuser pour ce retard.
– Je vous en prie, Douglas, - fit Candy en souriant - Grâce à vous, j'ai pu prendre le temps d'admirer la beauté des lieux. Je n'imaginais pas qu'une gare pût réunir tant de finesse.
– J'en suis bien aise, mademoiselle et je vous remercie pour votre indulgence. J'ai croisé en bas le bagagiste et je lui ai demandé de faire suivre vos valises au bateau. Vous les retrouverez dans votre suite en arrivant. Par ailleurs, comme nous avons quelques heures devant nous avant votre départ, je vous propose de vous faire visiter les rues de New-York. C'est une ville magnifique par ce temps radieux !
– Ma foi, plutôt que d'attendre tristement dans une cabine... J'accepte avec plaisir votre compagnie, Douglas !
– Vous m'en voyez très flatté, mademoiselle. Je vous promets une promenade inoubliable !
– Dois-je vous prendre au mot, Douglas? - fit-elle en éclatant de rire – Vous mettez la barre très haut, savez-vous ? Allons donc, guidez-moi dans la féérie New-Yorkaise !
– Si vous voulez bien me suivre, mademoiselle – fit le chauffeur avec une révérence – votre carrosse vous attend à quelques mètres d'ici.

Ils sortirent de la gare du côté de Park Avenue et Candy s'émerveilla une nouvelle fois devant le gigantisme des lieux. La large rue, bordée de gratte-ciels, se perdait en droite ligne vers l'horizon. La jeune femme se sentait minuscule au milieu de ces immeubles dont le sommet semblait disparaître dans les nuages. Des taxis en enfilade se regroupaient devant l'entrée, attendant patiemment leur tour puis s'échappant rapidement avec à leur bord un nouveau client. Au bout de quelques mètres, Douglas s'arrêta devant une voiture, une jolie décapotable qui détonnait avec l’allure classique du jeune conducteur.

– J'ai pensé qu'avec le soleil éclatant qui baigne la ville cet après-midi, vous apprécieriez d'être à découvert plutôt qu'enfermée dans une limousine... - dit-il en l’aidant à s’assoir sur le siège passager.

Candy acquiesça en souriant et ils partirent, le vrombissement de leur véhicule de sport se fondant allègrement dans la cacophonie de la circulation. La jeune femme ferma les yeux et se décontracta, accueillant avec plaisir le doux contact de l'air contre son joli visage. Il faisait bon, pas trop chaud, juste ce qu'il fallait pour apprécier, capote relevée, cette promenade en voiture. Retenant d'une main son ravissant chapeau cloche qui glissait perfidement de sa tête, elle s'assit plus confortablement et ouvrit de grands yeux d'enfant sur le paysage urbain qui s'offrait à ses vertes prunelles. Le circuit de la visite n'avait rien de très académique. On passait aisément de la cathédrale Saint-Patrick et sa façade néo-gothique, au quartier financier de Wall Street et sa statue de George Washington qui tournait le dos au Federal Hall. Puis on contournait la grande bibliothèque municipale avec ses immenses salles de lecture et on bifurquait vers le pont de Brooklyn. On ralentissait devant le Woolworth building, l'immeuble le plus haut du monde avec ses soixante étages, réduisant un peu plus loin l'hôtel Plaza sur la 5th avenue à la taille d’une maquette réduite.

Tout à coup, Candy reconnut un quartier qu'elle avait arpenté quelques années auparavant, un endroit débordant de façades colorées et illuminées croulant sous le poids de dizaines d’enseignes publicitaires fixées sur leurs toits. Un panneau à un croisement de rues indiquait Broadway street, Broadway, lieu mythique, lieu où exerçait Terry... Tandis que les théâtres défilaient lentement devant ses yeux le coeur de la jeune André se glaça. Le Palais Royal, le Warner's Theatre, le Ziegfield theatre et ses Folies, le Winter Garden, le Maxine Elliott's, le Casino, tous ces noms lui donnaient le tournis. Elle ferma les yeux, craignant d'apercevoir le visage de Terry sur une des affiches de spectacle. Il était devenu une immense vedette à New-York, et cela ne l'aurait pas surprise de voir son nom en toutes lettres scintillant sur une façade d'un de ces théâtres. Elle connaissait, par les journaux, son ascension remarquable, mais elle ignorait tout de sa vie personnelle. Pendant de longs mois, elle avait attendu, espéré un signe de lui, mais elle n'en avait jamais reçu. Elle le savait ravagé par le décès de Suzanne Marlowe, la jeune actrice pour laquelle ils s'étaient séparés, ce qui donnait une bonne raison à son silence. Après toutes ces années passées à s'occuper d'elle puis à l'accompagner dans sa lutte contre la maladie, il avait dû s'attacher à elle et créer des liens que la mort elle-même ne pouvait rompre. Revenir vers son amour de jeunesse, après toutes ces années devait lui paraître grotesque tant ils n'avaient plus rien en commun, si ce n'est quelques mois passés ensemble à Saint-Paul et quelques lettres échangées quand elle était élève-infirmière. Leur contenu, si pudique, aurait pu laisser croire, si il avait été lu par un étranger, que ces lettres s'adressaient à deux bons amis qui se racontaient leurs journées. Finalement, elle avait dû rêver cet amour qui les unissait, et les larmes qu'ils avaient versées tous deux sur les marches de l'hôpital général de New-York, ne pouvaient être que l'expression d'un malentendu regrettable. Il est toujours difficile et douloureux de se séparer, d'autant plus quand on a été si bons amis. Et ils l'avaient manifesté de cette façon, par excès de sensibilité surement...

Amis, en effet, ils l'avaient certainement été, mais avaient-ils été réellement amoureux ? Du moins, Terry l'avait-il jamais été ? Elle avait, de son côté, su le dire, le hurler, sur le quai de Southampton qui avait vu partir le bateau du jeune homme vers l'Amérique, puis elle avait su l'écrire, le clamer dans son journal intime qu'elle avait confié à Albert en quittant Saint-Paul. Mais elle n'avait jamais entendu ces paroles de sa bouche à lui. Jamais il ne lui avait murmuré ces mots tendres alors qu'elle aurait juré en ce temps là, qu'un lien vraiment particulier, un lien unique les unissait. Il n'y avait plus aucun doute à présent sur ses erreurs de jugement. A l'évidence, Terry avait depuis longtemps tourné la page sur elle, sur leur éphémère relation de jeunesse, et elle devait désormais faire de même et cesser de vivre dans le passé. Une larme d'amertume roula sur sa joue rosie d'air frais, qu'elle essuya d'une main leste pour cacher son trouble. Remarquant le subit abattement de sa passagère, le chauffeur appuya sur l'accélérateur et prit la direction de Central Park. Décidément, la mission que lui avait confiée son employeur n'était pas si agréable qu'elle le paraissait.

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Quand il l'avait aperçue à la gare, il avait d'abord été ébloui par la grâce et la beauté qui se dégageaient d'elle. Ce n'était pas tant l'élégance de la tenue qu'elle portait (une robe chemisier Chanel en jersey beige, nouée aux hanches par un foulard coordonné, rehaussé par un gilet à manches longues, arborant à la boutonnière une fleur en tulle de couleur rose cendrée) qui le fascinait, mais l'aura extraordinaire qui s'échappait de sa petite personne, perchée sur de ravissants souliers à talons bobine, une sorte de séduction naturelle dont elle ne semblait pas consciente. Son sourire solaire et ses yeux verts, aux couleurs des prairies d'Irlande de son enfance à lui, avaient achevé de l'ensorceler, et il espérait en son for intérieur qu'elle ne soupçonnerait pas l'émoi qu'elle suscitait en lui. Il trouvait insupportable d'avoir à la faire souffrir ainsi, mais Monsieur William André, pour une raison qui lui était inconnue, avait bien insisté pour que Candy traversât, à "allure très modérée", le quartier de Broadway. D'un autre côté, il ne comprenait pas ce qui pouvait bouleverser à ce point la jeune demoiselle. Etait-ce un passé sulfureux qu'elle souhaitait dissimuler qui remontait à la surface, ou une tragédie survenue en ces lieux où le scandale et les revers de fortune côtoyaient communément le triomphe et la gloire ? Il en savait trop peu sur la fille adoptive de son patron pour se lancer dans des affirmations définitives si bien qu'il ne pouvait empêcher son imagination d'élaborer toutes sortes d'hypothèses. Il était certain néanmoins d'une chose : Broadway l'avait déstabilisée et c'était malheureusement l'effet qui était escompté.

Le circuit élaboré par Albert n'était pas encore terminé, et le jeune irlandais se demandait s'il pourrait continuer à être témoin de cette détresse sans réagir. Il se rappela alors la forte somme d'argent qu'on lui avait promise pour ce travail, et les dettes qu'il allait pouvoir régler avec cela, et poursuivit à regret sa tâche. Après tout, une balade en voiture n'avait jamais fait de mal à personne !...

Ils passèrent devant le Muséum d'histoire naturelle et puis roulèrent encore quelques rues vers le sud jusqu'à la 66ème. La décapotable s'arrêta devant l'entrée du parc, toutes grilles ouvertes sur les promeneurs en quête de fraîcheur.

– Que diriez-vous d'une petite marche dans le parc afin de nous dégourdir les jambes ? - s'enquit Douglas alors que Candy restait silencieuse, l'esprit retenu par ses pensées nostalgiques.

Il sortit de la voiture et alla ouvrir la portière à la jeune pensive.

- Et le dernier arrivé à la fontaine Bethesda offrira une glace à l'autre ! – s'enhardit-il pour la faire réagir, redoutant une riposte cinglante devant son audace.

Elle leva des yeux interrogatifs vers lui, mais contre toute attente, elle lui répondit par un large sourire qui le déconcerta. Elle était manifestement très douée pour dissimuler en un éclair ses états d'âme...

- Bonne idée, Douglas ! - fit-elle sur un ton des plus jovial - Cette balade en voiture m'a creusé l'estomac ! Je sais déjà que j'aurai le grand privilège de vous offrir cette glace car je n'ai pas les chaussures adéquates pour vous coiffer au poteau !
- Que nenni, ce sera moi l'heureux élu car de toute façon, je n'aurais jamais permis qu'une demoiselle de votre condition courût les sentiers comme une vulgaire roturière ! C'était gagné d'avance !
- Vous êtes un malin, Douglas ! – répliqua-t-elle, l'oeil malicieux – Mais détrompez-vous, ma condition, comme vous dîtes, ne m'empêche pas de continuer à grimper aux arbres ni de manier le lasso. Je suis peut-être une André avec toutes ses obligations, mais je suis avant tout une fille du Michigan, une fermière avec un peu plus d'éducation. Je porte très bien la salopette, savez-vous ?
- Vous me faîtes marcher, mademoiselle et ce n'est pas bien de vous moquer de moi ! - fit le chauffeur en éclatant de rire, très sceptique sur les propos de la jolie blonde.
- Pas du tout, Douglas, ce que je vous raconte est la stricte vérité !
- Hahaha ! Vous en seriez presque convaincante ! Allons, cessez de me taquiner, mademoiselle André, et partons à la recherche d'un marchand de glaces.

Vexée, Candy tapa le sol d'un pied rageur et s'empressa de rejoindre le jeune homme à grandes enjambées. Il n'était pas question qu'il la prît pour une menteuse ! Parvenue à sa hauteur, elle le regarda droit dans les yeux et commença à lui raconter l'histoire de sa vie, sans aller dans les détails mais de façon suffisamment explicite pour qu'il ne puisse plus nier l'évidence. A la fin, le chauffeur en savait peut-être plus sur la vie de l'héritière des André que les journaux à potins pourtant bien informés. Il l'observait en silence, toute occupée à son récit, et peinait encore à croire que la créature divine qui marchait à ses côtés avait grandi dans un orphelinat, puis avait été demoiselle de compagnie pour des enfants tyranniques en mal de souffre-douleur, pour finir adoptée par un grand oncle William qui l'avait envoyée en Angleterre poursuivre des études secondaires, qu'elle avait conclues par une formation d'infirmière dès son retour au pays. Coi d'admiration, il réalisait que sous l'apparence sophistiquée de son interlocutrice se cachait un esprit frondeur et indépendant qui avait su affronter avec courage chaque écueil de sa vie jusqu'à en détourner la nature tragique et la transformer en expérience positive. Sans s’en rendre compte, elle était en train de lui donner une leçon de vie et il en était d'autant plus admiratif. Il ne parvenait pas, malgré tout, à comprendre comment une telle force de caractère avait si facilement flanché quelques minutes auparavant ? Quoi donc, QUI donc avait tant marqué son existence pour que la carapace qu'elle s'était si bien forgée se craquelât aussi aisément ?

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Tout en discutant, ils s'enfoncèrent plus profondément dans le parc, puis remontèrent le Mall, une longue allée bordée d'arbres où se croisaient sagement des cabriolets avec à leur bord de riches promeneurs qui venaient profiter du panorama sans avoir à se mêler aux passants de statut inférieur. Les carrioles s'alignaient en bout d'allée autour de la Bethesda Terrace, un endroit considéré comme l'un des plus romantiques de cet immense espace de verdure.

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Cette petite merveille architecturale était bâtie sur deux niveaux : le premier, offrait une vue époustouflante sur le lac et les bois qui l'entouraient, ainsi que sur les impressionnants gratte-ciels qui bordaient le parc. On accédait au rez-de-chaussée par deux escaliers en granit, construits de par et d'autre de la terrasse, pour atteindre sur une place circulaire pavée de briquettes, avec en son centre, une fontaine coiffée d'une statue en bronze : l'Ange des eaux avec ses quatre chérubins qui représentaient la tempérance, la pureté, la prospérité et la paix. Candy contemplait avec ravissement les lieux, se divertissant du jeu de plusieurs enfants autour de la fontaine qui plongeaient leurs mains dans l'eau glacée pour se rafraîchir de la chaleur. D'autres tournaient autour d'un marchand de ballons, interpellant avec force cris leurs parents pour céder à leur requête. Non loin de là, était installé un marchand de glaces assaillis de gourmands qui attendaient leur tour en trépignant d'impatience. Candy se rappela alors la proposition de son chauffeur et s'avança vers le commerçant ambulant mais Douglas l'avait déjà devancée et il lui barra le passage en brandissant deux énormes cornets de glace.

– Vanille ou chocolat ? - fit-il, un sourire malicieux au coin des lèvres.
– Ooooh ! Vous avez réveillé la grande gourmande qui dort en moi, Douglas ! Mon oncle ne sera pas content si je grossis à cause vous – répondit-elle en feignant l'indignation.
– Permettez que j'en prenne le risque !... - répondit-il en élargissant son sourire, dévoilant ainsi une double rangée de dents blanches. Candy rit intérieurement. Elle n'avait pas remarqué qu'il avait les dents supérieures écartées : les dents du bonheur... Elle trouvait ça charmant.

Devant l'insistance du jeune homme, elle haussa les épaules en ricanant et tendit la main vers le cornet au chocolat, qu'elle porta avec gourmandise à sa bouche. La crème glacée était délicieuse, avec à l'intérieur des pépites de chocolat qui croquaient sous la dent. Un vrai régal !
Tandis qu'ils empruntaient un chemin qui longeait le lac sur lequel des barques sillonnaient paisiblement, l'humeur nostalgique de Candy s'effaçait peu à peu devant le plaisir que prenait son estomac. Elle se rappela une phrase que Mademoiselle Pony répétait sans cesse et qui témoignait dans le cas présent de son bon sens : « Quoi qu'il arrive, il faut se remplir le ventre. Cela permet d’estimer les choses différemment par la suite... » Le précepte ne durerait peut-être pas indéfiniment mais il avait indéniablement une action revigorante. La jeune femme tourna un visage réjoui vers son compagnon de promenade qui ouvrit des yeux grands comme des soucoupes et éclata de rire.

– Je dois vous avouer, mademoiselle André, que le port de la moustache n'est pas à votre avantage !... - dit-il, hilare, en lui offrant un mouchoir.

Rouge de confusion, elle s'empressa de s'essuyer la bouche puis de vérifier le résultat au moyen d'un petit miroir enfoui au fond de son sac. Elle corrigea une ou deux traces de chocolat rebelles, maugréant contre sa gloutonnerie qui lui faisait perdre toute bonne manière. Si la grand-tante Elroy avait été présente, elle n'aurait pas manqué de la moquer ouvertement. « On ne fait pas d'un âne un cheval de course ! » - l'avait-elle entendue dire à son encontre alors qu'on lui imposait son adoption. Cette remarque acide l'avait blessée profondément.

Elle avait accompli d’énormes progrès depuis tout ce temps, mais le naturel, parfois, reprenait le dessus. Heureusement, Douglas ne semblait pas s'en familiariser et sa bonne humeur contagieuse la rassura.

– L'après-midi s'achève et vous allez devoir bientôt rejoindre votre bateau. Mais il nous reste encore suffisamment de temps pour que je vous montre un dernier endroit bien sympathique, qu'en dites-vous ?

Candy n'avait pas vu le temps passer ! Cette exploration de New-York l'avait enthousiasmée et elle n'était pas contre une dernière découverte.

– Avec grand plaisir, Douglas ! Vous avez su jusqu'ici vous montrer un guide très instructif. Je suis curieuse de faire connaissance avec ce dernier lieu qui me semble, selon vos dires, très prometteur.

Curieusement, le chauffeur ne répondit pas, se contentant de la conduire vers le chemin qui les ramenait à leur voiture. Les mains dans les poches, il fixait le sol pour cacher son embarras. Il était parfois bien difficile d'obéir aux ordres de son patron...

******************

Alors qu'ils roulaient depuis un petit moment, Candy s'étonna du changement d'aspect des rues qu'ils traversaient, peu régulières et étroites. Les gratte-ciels avaient peu à peu cédé la place à des immeubles de trois étages en briques rouges. L'atmosphère résidentielle des lieux était très éloignée de tout ce qu'elle avait observé de New-York depuis son arrivée.

– Ne vous fiez pas aux apparences, mademoiselle ! - lui répondit Douglas alors qu'elle lui posait la question – Nous nous trouvons dans un des quartiers les plus rebelles de Manhattan, du moins, du point de vue culturel. Nous sommes au coeur du quartier de Greenwich Village, qui est considéré ici comme étant un des bastions de la culture artistique et d'un certain mode de vie que nous pourrions qualifier de bohème. Beaucoup d'artistes viennent vivre ici car ils y trouvent un état d'esprit qui leur ressemble, un certain esprit de liberté. Pour preuve, peu de rues ont gardé leur numéro et préfèrent porter un nom, ce qui complique la vie du pauvre new-yorkais qui vient s'aventurer ici. Nombreux sont ceux qui ont du mal à retrouver leur chemin.
– Et vous, Douglas, ne craignez-vous pas de vous perdre ? - s'enquit Candy, un peu inquiète, désireuse de ne pas manquer le départ du bateau.
– Aucune chance, mademoiselle ! Je connais le coin comme ma poche car... ma petite amie habite ici ! – s'exclama-t-il en lui adressant un clin d'oeil complice – Je viens la voir chaque soir au cabaret, le Greenwich Village Follies. Elle est danseuse, vous savez, et elle est vraiment très douée.

Tout en discutant, ils passèrent devant le Washington Square Park et son arche triomphale blanche dédiée à George Washington. C'était un lieu réputé de joueurs d'échecs qui se rassemblaient régulièrement dans le parc pour jouer sur des tables de jeu qu'on avait fixées à demeure. Candy en aperçut quelques uns en pleine réflexion, assis à l'ombre des arbres et trouva cela très pittoresque.

La voiture s'engagea alors à droite dans une rue en direction du nord. Le chemin fourmillait de galeries d'art, bistrots et théâtres de vaudeville. Douglas lui confia que des artistes comme le musicien Cole Porter2, ou la poétesse Edna St Vincent Millay vivaient dans le quartier. Candy avait lu certains poèmes subversifs de cette dernière et admit intérieurement que le village recelait vraiment des personnages hauts en couleurs. Curieusement, le chauffeur s'arrêta le long d'un petit square, à l'angle d’Horatio Street et de la huitième. Il pointa du doigt un petit immeuble au pied duquel se trouvait un restaurant italien, le Napoli.

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– Tenez mademoiselle, je peux bien vous faire cette confidence. Voyez-vous cette fenêtre à gauche, au troisième étage ? Et bien, c'est la fenêtre de l'appartement de ma petite amie, de ma chère Martha, Martha Graham .
– Graham ? - fit Candy en se raidissant.
– Oui, Graham ! - gloussa-t-il - Mais je vous rassure, elle n'a aucun lien de parenté avec le célèbre acteur, Terrence Graham, bien que je lui souhaite une aussi belle carrière ! L'ironie du sort a voulu qu'il s'installe dans l’immeuble juste à côté du sien, celui-là que vous voyez, le très grand à gauche, en briques rouges et marron avec des moulures greco-antique à chaque étage. N'est-ce pas un drôle de hasard ?
– En effet... - murmura Candy, paralysée par la surprise d'une telle nouvelle. Sans le savoir, elle se trouvait devant l'immeuble de Terry dont la façade art-déco s'étendait à l'angle d'une autre rue, la rue Horatio.


Horacio, l'ami du prince Hamlet, le héros de Shakespeare...

Le choix du lieu lui parut tout à coup évident. C'était bien la demeure de Terry ! Il vivait bien là, dans cet immeuble devant lequel ils étaient stationnés. Elle ne pouvait quitter des yeux le bâtiment. Un portier se tenait devant l’entrée, les mains croisées derrière le dos. En levant un peu plus la tête, elle remarqua que l’immeuble était coiffé d'une terrasse. Elle était prête à parier que c'était l’étage où Terry habitait. Il n'était pas du genre à vivre enfermé entre quatre murs. Il lui fallait de l'espace. Il avait besoin de se sentir libre. Elle l'imaginait aisément, appuyé sur la rampe de sa terrasse et admirant l'horizon. Peut-être pouvait-il de son point de vue apercevoir la rivière Hudson vers laquelle la rue Horatio conduisait ? Peut-être qu'il se remémorait son passé dans ces moments là, et peut-être alors qu'il pensait à…

Le fort accent irlandais de Douglas la soutira de ses pensées.

- Je vous aurais bien présenté Martha mais elle doit être en train de répéter aux Follies. De toute façon, nous ne devons plus tarder à présent si nous ne voulons pas manquer le bateau.

Tout en disant cela, il relança d’un coup d’accélérateur le moteur qui se mit à ronfler bruyamment et ils s'engagèrent dans la rue. Tout doucement, ils tournèrent autour du square pour reprendre la 8th qui redescendait vers le sud de Manhattan. L'immeuble de Terry se mit à rapetisser, comme s'il s'enfonçait en terre. Les arbres et la fontaine du square le dissimulèrent à leur tour, puis un angle de la 8th vint s’ajouter à son champ de vision. Tandis qu'ils s'éloignaient, elle n'osait se retourner carrément si bien qu'elle s'en tordait le cou. Dans quelques secondes, elle ne distinguerait plus rien, le bâtiment deviendrait un point de fuite sur une ligne d'horizon, un point parmi des milliers d'autres...

Terry... Si proche...
Encore un instant, et ce ne serait plus…


Poussée par une force irrésistible, elle posa la main sur le volant et s'écria :

– Arrêtez-vous !!!

Douglas tourna la tête vers elle, les yeux écarquillés d'étonnement.

– Je vous en prie, arrêtez-vous ! - lui ordonna-t-elle de nouveau, le ton plaintif de sa voix trahissant sa vive émotion.

Le chauffeur obéit en soupirant et elle sortit précipitamment de la voiture. Retenant d'une main son chapeau sur sa tête, elle parcourut en courant la quelque centaine qui la séparait de la résidence de Terry. Elle ralentit, tout essoufflée, devant l'entrée du square de l'autre côté du trottoir, réalisant soudain ce qu'elle était en train de faire.

Quelle folie s'était emparée d'elle ? Que faisait-elle plantée devant cette entrée, comme une jeune admiratrice énamourée ? Comme elle devait avoir l'air stupide et ridicule !...

Elle s'imaginait sonnant à la porte de Terry et lui disant en souriant et sautillant bêtement :

- Bonjour Terry, c'est moi Candyyyy !

Le portier, les bras toujours croisés derrière son bel uniforme jaune pâle, la regardait du coin de l’œil en train de parler toute seule, et semblait visiblement disposé à la chasser si elle faisait un pas de plus. Rouge de honte, elle allait repartir sur ses pas quand elle aperçut la porte d’entrée s'ouvrir. Elle traversa la rue. Sur le moment, elle pensa qu'elle allait s'évanouir, car l'espace d'un instant, elle avait cru discerner la silhouette du célèbre comédien dans l'encadrement. La gorge serrée, incapable de respirer, elle réalisa que c’était seulement une dame d'une soixantaine d’années, de petite taille et d’assez forte corpulence, un cabas à commissions suspendu à son bras replié. Elle la regardait d'un air soupçonneux.

– Mademoiselle ? Puis-je vous aider ? - demanda-t-elle en se dirigeant vers elle.

Les joues de Candy s’enflammèrent. Piquant du nez vers ses pieds comme une voleuse prise sur le fait, elle balbutia péniblement.

– Exc... Excusez-moi, madame. Permettez-moi de me présenter. Mon nom est Candy… Candice Neige André. Je... Je suis une amie d'un locataire de cet immeuble. Terr..., enfin, je veux dire, monsieur Terrence Graham. Nous avons fait nos études ensemble au Collège Saint-Paul de Londres.

La vieille dame ne dit rien, se contentant d'observer Candy en silence. De plus en plus mal à l'aise, cette dernière poursuivit, tout en esquissant un pas de côté pour s'esquiver au plus vite.

– Je me promenais dans le quartier avant de prendre le bateau ce soir pour l'Europe et… et le hasard a voulu que je me retrouve devant la maison de Terr..., enfin, de monsieur Graham.
– Je suis la gouvernante de Monsieur Terrence ! Il n'est pas encore rentré de ses répétitions - répondit froidement la vieille dame.
– Oh, mais de toute façon, je n'avais pas l'intention de le déranger, vous savez ! J’ignore d'ailleurs ce qui m'a pris de venir jusqu'ici... Cela… Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes pas revus…

Elle secoua la tête en baissant les yeux d'embarras. Elle se sentait si ridicule à dire tout haut ce qui lui passait par la tête. Cette pauvre femme devait vraiment la prendre pour une folle !

- Veuillez me pardonner, madame – fit-elle d'une voix lasse - Je n'ai rien à faire ici. Excusez-moi...

Sans plus attendre, étouffant de honte, Candy pivota dans la direction opposée avec la ferme intention de fuir au plus vite cette situation très embarrassante. C'est alors que la gouvernante l'interpella.

– Attendez, s'il vous plaît !

Candy se figea dans son élan, stupéfaite, et se retourna. Cette fois, la vieille femme la regardait avec bienveillance.

– Vous m'avez l'air bien désemparée. Que diriez-vous d'une tasse de thé ?
– C'est que... - bredouilla Candy, de plus en plus embarrassée – Comme je vous l'ai dit, je ne devrais pas être ici... Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête...
– C'est la raison pour laquelle une tasse de thé vous fera le plus grand bien. Il n'y a pas meilleur remède pour remettre de l'ordre dans l’esprit de quelqu’un. Ne soyez pas timide, allons, venez...

La vieille dame la prit par le bras et s'adressa au portier d'un signe de tête pour qu'il leur ouvre la porte. Comme dans un état second, Candy acquiesça et se laissa guider à l’intérieur.

Contrairement aux apparences, le hall d'entrée était étroit et alambiqué. Néanmoins, le marbre et les dorures qui l'habillaient témoignaient de la fortune des occupants. Passant devant la loge de la concierge, la porte de celle-ci s'ouvrit brutalement, laissant entrevoir dans l'ouverture la tête d'une femme d'une cinquantaine d'années, les cheveux relevés en chignon d'où quelques mèches rebelles s'échappaient.

- Déjà de retour, mademoiselle Denise ? - s'écria la curieuse avec un fort accent polonais tout en détaillant Candy de haut en bas.
- Comme vous pouvez le constater, madame Adamski. Quelle perspicacité ! J'ai rencontré en sortant ma jeune nièce et lui ai proposé de monter boire le thé...
- Votre nièce ? - fit la gardienne, d'un air inquisiteur, en redressant son balai sur lequel elle avait pris appui.
- Oui, la fille de ma sœur qui vit à Brooklyn.
- Votre sœur ? Je ne savais pas que vous aviez une sœur...

Le ton de la concierge prenait un aspect de plus en plus soupçonneux.

- Hé bien vous le savez maintenant !... - rétorqua la gouvernante, dissimulant son agacement à travers un sourire forcé tout en poussant Candy vers l'ascenseur.
- Mais... Mais monsieur Graham n'est pas là... - les interrompit la curieuse.
- En effet, c'est pourquoi j'en profite pour inviter ma nièce ! - ricana mademoiselle Denise - Vous savez combien monsieur Graham déteste les visites ! Je compte d'ailleurs sur votre discrétion...
- Bien entendu, mademoiselle Denise ! - fit la concierge d'une voix doucereuse avec un clin d'oeil de connivence – Bien entendu ! Je serai muette comme une tombe !
- Je savais que je pouvais compter sur vous, madame Adamski.
- Oh, je vous en prie, mademoiselle Denise. Passez donc une bonne fin d'après-midi !

Les deux femmes se saluèrent puis la concierge referma sa porte. Aussitôt, le rideau de sa fenêtre se mit à remuer légèrement. Elle continuait à les observer, convaincue qu'elles ne l'avaient pas remarquée.

Mademoiselle Denise courut vers l'ascenseur et appuya énergiquement sur le bouton d'appel.

- Maudite fouine ! - grommela-t-elle quand la porte de l'ascenseur se fut refermée sur elles – J'ai menti sur votre identité, mademoiselle, sinon tous les journaux à scandale auraient dans la seconde été au courant que qu'une jeune femme rendait visite à monsieur Graham !

Candy opina avec un sourire entendu.

Monsieur Graham... Monsieur Graham...

Elle était bel et bien dans l'immeuble de Terry, et elle frissonna de nervosité.

– Vous comprenez, les journalistes lui causent suffisamment de problèmes comme cela ! – poursuivait la gouvernante tandis que l’ascenseur entamait son ascension – Depuis le décès de mademoiselle Marlowe, ils ne lui laissent aucun répit. Ils sont à l'affut de ses moindres faits et gestes !

Le cœur de Candy se serra à l'évocation des persécutions qu'on faisait subir à Terry. Elle avait naïvement pensé qu'il serait plus tranquille après la mort de Suzanne et découvrait brutalement qu'il en était rien. Elle se sentait impuissante et démunie et ragea intérieurement de ne pas pouvoir l'aider.

- Vous êtes à son service depuis longtemps ? - finit-elle par lui demander pour chasser de son esprit les pensées négatives qui l'envahissaient.

- Je travaillais auparavant pour madame Marlowe. Mais après le décès de sa fille, j'ai préféré me mettre au service de monsieur. Sous ses airs bourrus, il est très attachant, et... beaucoup plus aimable que madame Marlowe...

Candy hocha la tête en rougissant. Elle avait gardé de la mère de Suzanne le souvenir d'une personne autoritaire et désagréable. Elle comprenait très aisément que la gouvernante l'ait quittée pour Terry.

– Et il a grand besoin qu'on s'occupe de lui ! - ajouta-t-elle – Si je n'étais pas là, il mangerait n'importe quoi ou serait capable au contraire d'oublier de se nourrir ! Heureusement que je veille au grain ! Je suis celle qui fais ses courses, comme vous pouvez le constater – dit-elle en lui montrant fièrement son cabas. Je ne veux pas que ce soit les domestiques, ils achèteraient n'importe quoi. Et je surveille aussi la cuisine afin qu'on lui prépare de bons petits plats. Au moins, s'il ne grossit pas, il ne maigrit pas !

Candy ne put se retenir de rire. Elle imaginait Terry attablé sous la surveillance de mère Denise, le sermonnant s'il ne mangeait pas assez. Cela devait être très comique à observer.

L'ascenseur s'immobilisa au dixième étage. La grille de sécurité s'écarta devant la seule et unique porte du palier. Il n'y avait pas de sonnette. On aurait dit que celui qui habitait cet étage voulait se faire le plus discret possible, ce qui caractérisait tout à fait Terry et sa phobie des intrus. La gouvernante toqua à la porte. On entendit un bruit de pas. La porte s'ouvrit et la tête d’une domestique apparut dans l’entrebâillement.

– Ah, Agatha ! Je vous présente mademoiselle André, une amie de monsieur Terrence. – s’écria Denise en lui tendant son cabas. Merci de bien vouloir la conduire au salon pendant que je vais me mettre un peu plus à l'aise. Ensuite, vous irez nous préparer du thé, du Earl Grey, s'il vous plait.

La bonne acquiesça en silence et fit signe à Candy de la suivre. Elles traversèrent le vestibule et longèrent un couloir qui desservait les pièces à vivre. Elles passèrent devant une salle à manger dont le dossier très allongé des chaises alignées tout autour de la grande table rectangulaire, rappelait le style Mackintosh, un architecte anglais contemporain, apprécié pour ses mélanges d’angles droits et de courbes florales propres à l’Art Nouveau. Puis elles pénétrèrent dans le salon qu’une cloison coulissante d’inspiration japonisante séparait de la pièce précédente. Les jambes tremblantes, la jeune femme fit quelques pas, contemplant les lieux sans vraiment les regarder tant elle était troublée. Deux baies vitrées, séparées par une large cheminée en marbre de carrare, s’ouvraient sur la terrasse, la terrasse qu’elle avait aperçue de la rue. Elle ne s’était donc pas trompée sur les goûts de Terry…

Un tapis persan aux couleurs verdoyantes reposait devant la cheminée au milieu duquel trônait une table basse de forme épurée en bois massif. Quelques livres de voyages et de décoration s’empilaient sur le côté de la table. Au dessus de la cheminée, était accroché un tableau d’un peintre peu connu, un certain Pablo Picasso. L’huile sur toile d’un mètre de hauteur environ représentait un garçon tenant une pipe dans sa main gauche et portant une couronne de fleurs sur la tête. Candy observait le tableau avec perplexité.

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- Mettez-vous à l'aise mademoiselle André. Mademoiselle Denise ne tardera pas à vous rejoindre…

Candy remercia la domestique et prit place dans le canapé en cuir derrière elle. Elle posa sur la table basse son chapeau cloche qui l’embarrassait et se mit en position d'attente, mains croisées sur ses genoux. Mais au bout d’une minute déjà, ses jambes avaient la bougeotte. L'absurdité de la situation la mettait mal à l'aise, et elle se demanda ce qu’elle faisait en ces lieux. Comment réagirait-elle si Terry surgissait devant elle ? Que serait-elle capable de lui dire ? Quelle raison invoquerait-elle pour expliquer sa présence chez lui ? Il serait certainement très embarrassé de la revoir et elle n'avait pas du tout envie de faire l’expérience de cette humiliation. De toute façon, s’il avait vraiment voulu la voir, il aurait agi en conséquence depuis bien longtemps. Elle n’avait vraiment pas sa place ici.

N’y tenant plus, elle se leva, décidée à fuir cet endroit. Mais au moment où elle quittait le salon, elle s’arrêta, intriguée par une forme familière à sa gauche qu’elle distinguait par une porte entrouverte au fond du couloir.

Non, ce ne pouvait être…

Elle s’approcha le cœur battant et aperçut l’extrémité d’un piano à queue, un piano laqué de noir reconnaissable entre tous par la bordure en ivoire qui l’ourlait en ses quatre coins. Terry lui avait expliqué que c’était une pièce unique, un cadeau de son père à sa mère et qu'elle lui avait retourné après leur séparation. Il lui avait fait cette confidence en Ecosse, lors des vacances d’été, l’un des plus heureux moments de sa vie. Elle se rappelait la leçon de piano qu’il avait entrepris de lui donner et les taquineries empreintes d’affection qu’il lui avait infligées. C’était ce jour là qu’elle avait réalisé combien elle l’aimait, que ces sentiments qu’elle croyait à jamais éteints après la mort d’Anthony pouvaient renaître, peut-être encore plus forts, grâce à lui et seulement pour lui…

Terrence avait dû faire venir ce piano d’Ecosse. Pour quelle raison ? Une petite voix intérieure lui soufflait une explication mais elle refusait de l’entendre, repoussant obstinément le risque de se fourvoyer. Poussée par un élan de curiosité empreint de nostalgie, elle écarta un peu plus la porte et pénétra dans la pièce qui était presque aussi vaste que le salon et qui s’ouvrait elle aussi sur la terrasse baignée de lueurs d’un soleil fatigué de fin d’après-midi. Les rideaux de la porte-fenêtre, doublés en velours clair, avaient été tirés pour protéger le mobilier mais laissaient encore passer quelques rayons de lumière, ce qui conférait à la pièce une atmosphère à la fois mystérieuse et sereine. Candy s’assit sur le tabouret du piano, souleva le couvercle qui recouvrait le clavier et fit glisser ses doigts sur les touches, faisant vibrer les cordes. Quelques notes s'échappèrent et le souvenir du morceau de musique que Terry avait composé à la gloire de mademoiselle "Tarzan tâches de son" lui revint en mémoire. Candy se mit à rire à cette évocation et aperçut son visage rieur qui se reflétait sur le couvercle vernissé. L'espace d'un instant, il lui sembla que Terry était assis à côté d’elle, son épaule frôlant la sienne, mais elle réalisa bien vite que ce n’était que le fruit de son imagination. Désireuse de chasser de son esprit ces visions dérangeantes, elle s’écarta du piano et parcourut la pièce du regard : devant elle, contre le mur du fond, une bibliothèque en bois sombre d’allure imposante abritait toute une variété de livres anciens recouverts de cuir et dorés à l’or fin. Blottis dans le coin, une bergère et un repose-pied en tissu brun escortés d'un guéridon surmonté d’une lampe. De l'autre côté, un secrétaire entrouvert. Ce devait être le bureau de Terry, le bureau sur lequel il écrivait ses lettres et peut-être même ses pièces, car elle ne l’imaginait pas se contentant d’exercer son art à travers le talent d’un autre. Terry était un créatif et elle n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’un jour on jouât ses propres oeuvres.

Plongée dans l’intimité du célèbre acteur, elle voulut soulever un peu plus le rideau à lamelles de bois du secrétaire mais se ravisa. Ce n’était pas son genre d’être aussi curieuse et elle s’en voulut aussitôt d’user d’aussi mauvaises manières. Elle se retourna et s'adossa au meuble. Elle leva les yeux vers la bergère, et ce qu’elle vit au dessus, et qu’elle n’avait pas distingué quand elle était près du piano, manqua de la faire s’évanouir. Elle s’en approcha, titubante, les battements de son cœur flagellant douloureusement sa poitrine. Ce qui la troublait aussi intensément se trouvait être un tableau, un tableau qui décrivait un paysage champêtre, un endroit qu’elle connaissait parfaitement pour y avoir vécu, pour y avoir grandi : c’était la maison Pony !!! Portant la main à la bouche pour étouffer un cri, elle ne put empêcher des larmes brûlantes trop longtemps contenues de rouler en ruisseau sur ses joues. Tremblante, elle passa les doigts sur la peinture pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. C’était bien une représentation de la Maison Pony, avec sa chapelle et son clocher dressé vers le ciel, dont le vitrail multicolore étincelait de la lumière d’un soleil d’été. On pouvait même distinguer sur le seuil les silhouettes de Mademoiselle Pony et de Sœur Maria, côte à côte, comme deux hôtes bienveillantes.

Comment ce tableau avait-il pu arriver là ? Qui donc avait peint la Maison Pony ? Elle scruta l'oeuvre, et remarqua dans un coin, en bas, à droite, une signature dont elle ne déchiffrait que le prénom : John. Etait-ce le petit John avec lequel elle avait grandi, celui qui faisait pipi au lit ? Quelque temps après qu'elle soit partie vivre chez les Legrand, il avait été adopté par une famille anglaise qui par la suite était repartie vivre à Londres. Etait-ce dans cette ville que Terry s’était procuré cette peinture ? Pourquoi une représentation de l’endroit le plus cher à son coeur se trouvait-elle chez lui, dans la pièce la plus intime de son appartement ? Etait-il possible qu’il ne l’ait pas oubliée ? Elle en était convaincue jusqu’à présent, et pourtant, en découvrant les signes sans ambiguïté que recelait cet endroit, elle ne pouvait plus nier l’évidence. Pourquoi alors ne lui avait-il jamais donné de nouvelles ? S’il tenait encore à elle, pourquoi ce silence ? Les questions se mélangeaient dans son esprit sans lui apporter de réponse.

Une voix féminine vint brutalement mettre un terme à ses interrogations.

- Souhaitez-vous un nuage de lait dans votre thé, mademoiselle André ?

Surprise, Candy sursauta, honteuse d’être découverte dans cette pièce alors qu’elle était supposée attendre dans le salon. Elle se retourna, dévoilant un visage bouleversé et baigné de larmes vers la gouvernante qui se tenait derrière elle, l’air innocent, une tasse de thé à la main.

- J… Je regrette, madame ! – bégaya-t-elle, livide – Je ne devrais pas être ici… Ma curiosité m’a ôté tout sens des convenances. Je dois vous paraître bien mal élevée, pardonnez-moi. Mais… Mais quand j’ai aperçu ce piano, je n’ai pas pu m’empêcher de m’en approcher. Il me rappelle tant de bons souvenirs… Il…

Mais elle ne put terminer sa phrase, brisée par un violent sanglot. Cachant son visage entre ses mains, elle se précipita vers le couloir, Mademoiselle Denise sur ses talons. Déjà la fugitive atteignait la porte d’entrée et l’ouvrait prestement.

- Ne partez pas ainsi voyons ! - s’écria la gouvernante en essayant de la retenir par le bras - Vous allez manquer monsieur Graham ! Il ne va pas tarder, vous savez !
- Je… Je suis vraiment désolée, c’est au dessus de mes forces ! - gémit-elle en secouant la tête. Au… Au revoir, madame… - ajouta-t-elle en se retournant une dernière fois – Pardonnez-moi !

Puis elle s’engouffra dans l’ascenseur, appuyant comme une forcenée sur l’interrupteur. La machine se mit en branle et entreprit doucement sa descente. Mademoiselle Denise penchée par-dessus la cage d’escalier, regarda Candy disparaître sous ses yeux, le dos courbé, secouée de sanglots. Parvenu au rez-de-chaussée, elle entendit la porte de l'ascenseur s'ouvrir et le bruit des pas précipités de la jeune femme s’évanouir dans le hall. Contre toute attente, un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres. Elle retourna dans le bureau de Terry et se dirigea vers la bibliothèque. Elle cherchait manifestement un livre en particulier et finit par retirer de l’étagère une édition rarissime de la célèbre pièce de Shakespeare, Roméo et Juliette. Elle le feuilleta rapidement puis s’arrêta sur une page qui avait retenu son attention quelques semaines auparavant. Le hasard avait voulu ce jour là qu’elle décidât de ranger ce livre qui traînait sur la table du salon, avant que les domestiques ne l’endommagent ou l’égarent en faisant le ménage. En voulant le remettre à sa place, il s’était entrouvert et avait laissé tomber un article de journal qu’elle avait ramassé. Cette article, vieux de quelques années, relatait l’entrée dans le monde d’une jeune héritière de Chicago, une certaine Candice N. André, et la photo qui la représentait ne laissait plus aucun doute sur l’identité de la jeune femme qu’elle avait accueillie en ces murs, quelques minutes auparavant. D’un œil ému, la vieille femme contempla une nouvelle fois la photo de l’article puis la remit avec précaution dans sa cachette. Elle soupira d’aise. Elle avait enfin l’explication à toutes ses questions.

**************



Terrence Graham poussa la porte de son appartement avec lassitude. Il salua Agatha, venue à sa rencontre pour le débarrasser de sa veste et de son canotier, puis se dirigea vers le salon. Un bon whisky lui ferait du bien. Ces répétitions l’avaient fourbu !

Il versa deux doigts du liquide ambré dans un verre, en avala une gorgée, régla la radio sur une station de jazz et se laissa choir sur le canapé, le bras ballant, la tête et les pieds reposant sur les accoudoirs. Il ferma les yeux un instant, écoutant la musique entraînante qui sortait des haut-parleurs, puis se redressa pour boire une nouvelle gorgée de whisky. C’est à ce moment là qu’il remarqua un objet sur la table basse, devant lui. De sa main libre, il prit le chapeau et le regarda d'un peu plus près.

- Tiens, la nièce de mademoiselle Denise a oublié son couvre-chef ! – se dit-il. Madame Admaski n'avait pas perdu de temps pour l'informer de cette étrange visite pendant son absence. Contre toute attente, il n'en avait pas paru contrarié et ce fut avec une grimace de désappointement qu'elle était retournée dans sa loge. Mais il se ravisa aussitôt au moment où ses narines entrèrent en contact avec la douce effluve qui en émanait : un parfum familier mais très spécial, aux senteurs de violettes et de fleurs des champs. Un parfum qu’il n’avait pas eu le plaisir de respirer depuis des années… Saisi d’angoisse, le cœur palpitant à la limite de l’explosion, il se leva brutalement, laissant tomber dans sa panique le verre de whisky qui se fracassa sur le sol de marbre. Attirée par le bruit, la gouvernante entra précipitamment dans le salon, et se raidit dans le même temps en découvrant le visage blême du maître des lieux, le chapeau de Candy à la main.

- Qui donc est venu ici ??? – s’écria-t-il d’une voix tremblante, brandissant l’objet qui réveillait en lui tout un flot d’émotions.

La gouvernante ouvrit la bouche, hésitante.

- Répondez !!! – gronda-t-il, perdant patience.

Elle sursauta devant l’impulsivité de sa réaction et répondit tout de go.

- Une jeune femme s’est présentée tout à l’heure… Elle disait être une de vos anciennes camarades de collège. Elle… Elle m’avait l’air si fragile, si émue, que je l’ai invitée à vous attendre ici.
- Son nom ! – rugit-il, les dents serrées – Comment s’appelait-elle ???
- Can… Candice Neige André, monsieur…

Candy ! Candy était ici !...

- Je regrette monsieur de vous avoir froissé par mon initiative. Mais elle ne ressemblait pas à ces admiratrices hystériques qui rodent autour de l’immeuble parfois. Elle me semblait si sincère dans ses propos à votre égard…

Les oreilles bourdonnantes, jambes et mains tremblantes, il ferma les yeux pour ne plus voir le plafond qui tournoyait au dessus de sa tête. Son corps le trahissait et il ne pouvait plus le maîtriser.

- Pourquoi n’est-elle donc plus là ? Que s’est-il passé ??? – parvint-il péniblement à prononcer.

- Je l’avais laissée seule quelques minutes dans le salon. Quand je suis revenue, elle n’y était plus. Je l’ai surprise dans votre bureau. Elle m’a dit que c’était le piano qui l’avait attirée car elle le reconnaissait…

Le piano du manoir de mon père en Ecosse… Le piano sur lequel je lui ai appris quelques notes… Elle n’a pas oublié…

- Elle pleurait à chaudes larmes ! Elle était manifestement très bouleversée. J’ai vite compris que ce n’était pas le piano qui la mettait dans cet état, mais ce petit tableau champêtre qui se trouve à côté de la bibliothèque.

Les yeux de Terry s’écarquillèrent de stupeur.

Le tableau de la maison Pony. Le tableau que j’ai acheté dans une galerie à Londres, lors de ma dernière visite à mon père au cours de laquelle je lui annonçais ma décision de renoncer au nom des Grandchester. Je n’en croyais pas mes yeux, ce matin là, en le découvrant, alors que je repartais vers le port de Southampton ! La maison Pony en Angleterre, chez un marchand d’arts de la capitale !!! C’était inouï !!! Puis ma rencontre avec ce jeune peintre, John, l’auteur du tableau, qui me confia avoir vécu à l’orphelinat et avoir très bien connu Candy ! Quelle émotion ! Quelle joie !

Oh Candy, quelles pensées t’ont traversée quand tu as découvert mon secret ? Qu’as-tu ressenti en voyant chez moi cette peinture de la Maison Pony, l’endroit qui t’a vue grandir, le lieu que j’avais ardemment souhaité connaître dès mon arrivée en Amérique ? J’avais besoin de ressentir cette émotion, cette impression d’être avec toi et je l’ai entretenue à travers ce tableau. J’imagine ton trouble et les sentiments contradictoires qui ont dû t’envahir. Savoir que je continuais de penser à toi sans pour autant aller vers toi. Oh Candy, pardonne-moi !...

- Où est-elle à présent ? – demanda-t-il d’une voix blanche – Elle devrait être là et je ne la vois pas. Où est-elle partie ???
- J’ai bien essayé de la retenir mais c’était sans issue – soupira la gouvernante - Entre deux sanglots elle est parvenue à me dire qu’elle n’avait pas la force de rester et elle a disparu.
- Mais elle ne vous a rien dit d’autre ??? - s’écria-t-il en la secouant par les épaules - Vous n'avez pas une idée de l’endroit où elle a pu aller ??? Je vous en prie, essayez de vous souvenir !!!!

La vieille dame réfléchit un instant puis son visage s’illumina.

- En se présentant, elle m’a dit qu’elle devait partir ce soir pour l’Europe !…
- Pour l’Europe ?
- Oui, elle doit prendre un bateau. J’ai lu dans le journal de ce matin que le paquebot France était à quai, au Pier 88, et qu’il partait ce soir.
- Au Pier 88, vous dîtes ?
- Si mes souvenirs sont bons, oui. Avec un peu de chance, vous pourriez y arriver avant l’embarq….

Mademoiselle Denise s’interrompit, interdite. De Terry, il ne restait plus qu’un courant d’air provoqué par l’ouverture tout en grand de la porte d’entrée, suivi du bruit de ses pas précipités dans l’escalier.

***************



Tout le long du chemin qui menait à la gare maritime, Candy resta murée dans un silence pesant, le visage tourné dans la direction opposée, le regard perdu dans le vide. Quand Douglas l’avait vue surgir du bâtiment, en larmes et suffocante, il n’avait posé aucune question et s’était contenté d’appuyer sur l’accélérateur et de quitter les lieux au plus vite. Dieu qu’il en voulait à son patron de lui avoir confié une telle mission ! Jusqu’au bout, il avait appliqué à la lettre le plan de route qui devait s’achever expressément dans ce quartier jusqu’à signaler la présence du comédien en ces lieux. Il comprenait à présent l’émoi qui agitait sa passagère, celui qu’il avait deviné depuis Broadway jusqu’ici. Cela devait avoir une relation avec ce jeune homme. D’où le connaissait-elle ? Ils devaient certainement être très proches pour provoquer chez elle une telle confusion. Pourquoi s’était-elle enfuie si vite de chez lui alors ? Que lui avait-on fait pour la mettre dans cet état là ?

La colère s’empara de lui et il se mit à maudire tous ceux qui avaient entraîné cette jolie blonde dans ce guet-apens. Quel était le but de tout cela à moins de vouloir la faire souffrir ? Quelle réaction attendait-on d’elle si ce n’est une profonde détresse et des pleurs interminables ? Pourquoi avoir provoqué cette rencontre pour la laisser ensuite en plein désarroi ? Il avait beau chercher, il ne trouvait aucune réponse à ses interrogations, et c’est avec un sentiment profond d’impuissance qu’il la déposa devant l’embarcadère qui accueillait l‘impressionnant et luxueux paquebot français.

- Vous voilà arrivée, mademoiselle – fit-il en simulant l’enthousiasme.

Candy ne répondit pas, toujours plongée dans ses pensées. Douglas sortit lui ouvrir la porte et elle descendit de la voiture sans réfléchir, comme un automate.

- Je sais que cela ne me regarde pas – s'enhardit-il à dire en se positionnant bien face à elle pour capturer son regard – Mais vous me semblez si désespérée que si je puis faire quelque chose pour vous aider, je vous en prie, n’hésitez pas. Je ferai n’importe quoi pour soulager votre peine.

Candy leva vers lui des yeux rougis de trop de larmes et balbutia :

- Vous êtes bien aimable, Douglas. Je regrette de vous avoir inquiété par cette démonstration d’émotivité quelque peu excessive.
- Mademoiselle André, voyons…
- Ne vous en faîtes pas ! – renchérit-elle en relevant fièrement le menton - Ces larmes vont vite sécher. Elles ne sont que la conséquence de souvenirs douloureux que je croyais avoir oubliés. Vous voyez, ce n’était rien !...

A ces mots, elle esquissa une grimace qui se voulait un sourire mais qui ne laissait pas dupe le jeune irlandais.

Cette fille est vraiment très courageuse et dotée d’une grande volonté !

Il pouvait en témoigner. Il l’avait vue quelques secondes auparavant, ébranlée, à la limite de l’effondrement, et elle s’efforçait à présent de lui afficher un visage heureux, comme si le drame qui s’était déroulé précédemment n’avait jamais existé. Quelle vie difficile elle avait dû connaître pour s’acharner ainsi à dissimuler ses faiblesses !... Il aurait voulu lui dire qu’il était terriblement désolé pour elle, qu’elle pouvait se laisser aller devant lui, que c’était naturel de pleurer, que cela lui ferait du bien, mais il opta finalement pour la politique de l’autruche. A quoi bon la contrarier dans sa volonté alors qu’il allait la quitter dans quelques minutes sur ce port, dès qu’il l’aurait confiée à un membre du personnel d’accueil du bateau. Lui rendant son sourire, il répondit :

- Aaaah ! Ce sourire vous va à ravir, mademoiselle ! Ne vous a-t-on jamais dit que vous étiez beaucoup plus jolie quand vous souriiez ?

Le regard de Candy se troubla une nouvelle fois. Remarquant son émoi, il s’en voulut pour la bévue qu’il venait innocemment de commettre et prit la décision de ne plus ouvrir la bouche afin de ne plus risquer de la blesser sans le vouloir.

- En effet, on me l’a dit à plusieurs occasions… - hoqueta-t-elle dans un triste sourire – Et comme vous n’êtes pas le premier, je vais finir par le croire…

Le ton malicieux sur lequel elle avait achevé sa phrase le désarçonna. Et tandis qu’il la conduisait vers la passerelle réservée aux passagers de première classe, son embarras persista. Elle remit son billet à l’officier en poste devant la plate-forme puis se tourna vers celui qui avait été son chaperon toute l’après-midi, et lui tendit la main.

- Cher Douglas, je vous remercie pour cette excellente après-midi passée en votre compagnie. J’espère que nous nous reverrons bientôt et que vous me présenterez alors votre douce Martha.
- Chère Mademoiselle – répondit-il, en recouvrant de sa main libre sa fine main gantée. Il avait du mal à cacher son émotion – Ce fut un grand privilège de faire votre connaissance. Je vous souhaite un excellent voyage.
- Merci Douglas, vous êtes bien aimable. A très bientôt, j'espère...

Elle pivota sur ses talons et s’apprêtait à traverser la passerelle quand l’accent chantant du chauffeur la rappela. En deux enjambées, il était auprès d’elle. Il joignit ses mains fragiles aux siennes les siennes, qu’il avait larges et puissantes.

- Mademoiselle, vous allez me trouver bien audacieux mais veuillez bien accepter ce conseil venant d’un être simple comme moi mais qui, je crois, a su garder tout son bon sens… Je tenais à vous dire que… que si deux êtres sont faits l’un pour l’autre, le jour viendra où le destin les réunira. L’amour peut venir à bout de tous les obstacles. Gardez confiance, ne renoncez pas ! Promettez-le moi !

Candy écarquilla les yeux d’étonnement. Cela faisait si longtemps que l’on n’avait pas évoqué si directement ses sentiments et ses souffrances. Très rapidement, son regard s’embua.

- O… Oui, je vous le promets Douglas. – murmura-t-elle, le menton tremblotant – Merci pour votre attention. C’est très touchant.
- Entre nous, il serait vraiment le roi des idiots s’il vous laissait partir ainsi, non ? – ajouta-t-il spontanément, emporté dans son élan.

Candy se retint de rire devant la remarque espiègle de son interlocuteur. Ce Douglas, avec ses maladresses, lui plaisait beaucoup et lui rappelait sa propre nature.

- Vous avez raison, mon ami, il mériterait la plus belle des couronnes ! – gloussa-t-elle, ravalant ses larmes.

Elle le salua une dernière fois, puis se retira définitivement, hâtant le pas pour ne pas risquer un nouveau rappel. Arrivée devant l’entrée du hall, elle se retourna et aperçut Douglas de l’autre côté, agitant sa casquette en guise d’adieu. Elle baissa la tête, respira profondément, puis se redressa, adressant au portier son plus beau sourire et disparut dans le ventre du navire.

****************



- Plus vite, voyons, plus viiiiiiite !!! – s'égosillait Terry à l’oreille du chauffeur de taxi.

Le pauvre homme roulait à tombeau ouvert dans les rues de New York mais cela semblait toujours trop lent pour son passager. Marcello avait eu tort d’accepter cette course malgré le triplement de la somme que le jeune acteur lui avait proposé car il se trouvait à présent à risquer la mort à chaque carrefour, ou pire, une malencontreuse rencontre avec des policiers qui pourraient lui retirer sur le champ sa licence, et sa licence, il en avait bien besoin. Arrivé d’Italie quelques années auparavant, il s’était trouvé bien fortuné de pouvoir accéder à ce métier, laborieux, pénible, mais qui payait pas trop mal, et qui surtout, allait lui permettre de faire venir sa petite famille qui était restée au pays. Pas facile de faire ce sacrifice, mais quand on crève de faim et qu’une chance s’offre à vous, même très loin, il faut savoir la saisir. Sa chère Anna, le petit Massimo et sa sœur Maria seraient bientôt auprès de lui, à condition qu’il ne se soit pas tué avant à cause de ce fou furieux de client !... Par chance, la circulation était assez fluide en cette fin de journée, et il espérait que la sainte mère qui pendouillait à son rétroviseur veillerait sur lui plus que de coutume. Il pouvait sentir le jeune-homme s’agiter sur la banquette arrière. Il l’entendait pester, jurer comme un charretier. Quelle mouche l’avait donc piqué pour être aussi affolé ? Il n’allait pas s’envoler ce fichu bateau !

- Patty a dû lui remettre ma lettre… – se disait Terry, cherchant des réponses aux questions qui l’assaillaient - C’est pour cela qu’elle est venue. Mais pourquoi s’est-elle enfuie alors ??? Ah, si j’étais arrivé plus tôt, si… Encore une fois, nous nous sommes manqués ! Pourvu que je n’arrive pas trop tard !!!

Il appuya la tête en soupirant contre la vitre et regarda défiler les rues qui n’en finissaient pas. Il se sentait nauséeux, oppressé. Il espérait ne pas s’être trompé de navire. Il avait si souvent joué de malchance qu’il s’attendait encore une fois au pire… Il avait tellement peur, tellement peur de ne pas la trouver !

Je t’en prie, Candy, attends-moi !...

Enfin, les immenses hangars de la gare maritime s'élevèrent l’horizon et le chauffeur de taxi se remit à respirer. Pier 92… 90… 88 ! Ils étaient à destination ! Terry lui remit en hâte une poignée de billets et sortit de la voiture sans prendre le temps de fermer la porte derrière lui. Ceci fait, le taxi repartit en trombe, fuyant le plus loin possible cet échappé de l’asile avant qu’il ne changeât d’avis…

*****************



Assise sur son lit, Candy s’ennuyait mortellement. Comme pour toute passagère de première classe, ses bagages avaient déjà été déballés et leur contenu méticuleusement rangé. Elle avait finalement rien à faire et cela la contrariait d’autant plus que Patty n’était toujours pas arrivée. Elle qui croyait être la retardataire, il semblait que son amie fut plus zélée qu’elle. Elle aurait bien aimé la trouver en arrivant. Cela lui aurait évité d’avoir à penser. Encore secouée par ce qu’elle venait de vivre, il lui semblait émerger d’une torpeur qui s’éternisait. Groggy, son esprit avait des difficultés à se reconnecter à la réalité. L’intensité du moment dont elle venait de faire l’expérience la ramenait des années en arrière, et l’ivresse éprouvée n’effaçait pas le goût amer qui en restait. Découvrir que Terry n’avait pas guéri de ses blessures ne l’empêchait pas de douter sur les sentiments qu’il éprouvait pour elle. Peut-être était-il nostalgique d’un passé qui n’était plus tout en refusant le présent avec elle de peur de briser la part de rêve qui lui restait et dont il s’était accommodé ? Peut-être que tout simplement, il gardait tous ces souvenirs de leur passé comme des reliques d’un bonheur qui s’en était allé, pour pouvoir s’y réfugier quand il le souhaitait, et ne pas avoir à affronter la réalité, cette réalité dont elle faisait partie. Il avait manifestement renoncé à elle depuis longtemps. Elle n’était plus qu’une pièce d’un musée qu’il avait rangée soigneusement, avec l’intention de ne plus y toucher.

La gorge nouée, secouant la tête pour chasser de nouvelles larmes qui bordaient ses jolis yeux, elle se leva. Elle étouffait, elle avait besoin d’air !

Elle allait quitter sa luxueuse cabine quand elle entendit toquer à la porte qui communiquait avec la chambre de Patty.

- Candy, es-tu là ? Puis-je entrer ?

La jeune femme se précipita vers la porte et l’ouvrit tout en grand. Une Patty toute échevelée l’accueillit à bras ouvert.

- Oh, ma chère Candy ! J’ai bien cru ne jamais arriver !!!! – s’écria-t-elle entre deux effusions – Figure-toi que le directeur m’a retenue jusqu’au dernier moment ! J’avais beau lui expliquer que nous étions depuis plus de deux heures en vacances et que nous avions deux mois devant nous pour réfléchir à la rentrée scolaire, il n’en démordait et trouvait toujours un prétexte pour m’empêcher de partir ! Il savait pourtant bien que j’avais un bateau à prendre, mais je le soupçonne d’avoir vicieusement et volontairement ralenti mon départ. Je l’ai toujours trouvé suspect mais là, il a dépassé toutes mes espérances !!!
- Tu es là, c’est le principal ! Oublie cet affreux bonhomme et viens avec moi sur le pont. Au bruit que font les moteurs, je crois que le bateau ne va pas tarder à quitter le port.

Patty soupira en plongeant la main dans les cheveux.

- Avance-toi, je te rejoindrai dans quelques instants. Ce fut une telle course pour venir ici que je suis en nage. Je vais faire un brin de toilette et changer de tenue. Cela ne t’embête pas ?
- En aucune façon, mon amie. Nous avons tout le temps d’être ensemble à présent. Ne tarde pas trop quand même car tu risques de manquer l’appareillage, ce qui doit être une vraie merveille sous ce soleil couchant.
- Je te promets de faire vite ! A tout de suite ! – répondit-elle en refermant la porte.

Candy prit dans l’armoire une étole de soie rose dont elle entoura ses épaules en prévision de la fraîcheur sur la promenade du pont supérieur et quitta sa chambre. Regarder s’éloigner les gigantesques silhouettes de Manhattan devait être un sacré spectacle ! Déjà des dizaines de personnes s’agglutinaient sur le bastingage et se préparaient à la cérémonie des mouchoirs qui voulait qu’on les agitât au moment du départ. Candy se faufila dans la foule et finit par se trouver une petite place sur le pont arrière du bateau.

L’air marin sentait la peinture fraîche et le cambouis mélangés. Le plancher venait d’être nettoyé. Tout était prêt pour la traversée. Elle prit appui sur le garde-corps et regarda vers le bas avec une sensation délicieuse de vertige. Les gens semblaient si petits sur la terre ferme mais elle parvenait quand même à distinguer clairement, comme cette femme qu’elle devinait en pleurs, serrant fort contre son cœur son marin de mari qui s’apprêtait à monter à bord. Comme ils avaient l’air de s’aimer tous les deux et comme ils avaient l’air triste de se séparer ! Comme elle les enviait !

Soudain, les passerelles se retirèrent. Le navire frémit, secoué de vibrations étouffées. L’eau se mit à bouillonner, l’écume qui en émanait s’écrasant contre le ventre d’acier. Les cheminées exhalaient des bouquets de nuages de vapeur sous le cri strident du sifflet. Amarres larguées, Le France commença à s’éloigner doucement du quai. Les bras et les mouchoirs s’agitèrent alors mêlés aux cris d’adieu. On s’envoyait des baisers, se hurlait des « au revoir » qui se perdaient en écho dans la cacophonie ambiante. Elle ressentit un pincement au cœur devant tant d’allégresse qu’il lui était impossible de partager et serra un peu plus fort son étole autour de ses épaules. Indifférente aux appels de la foule en bas, elle concentra son intérêt sur le bandeau de gratte-ciels qui commençait à se découper en ombre chinoise sous le soleil couchant. Etrangement, il lui sembla alors entendre son propre nom. Elle tendit l’oreille convaincue d’avoir mal entendu. Mais cela se renouvela, puis une autre fois, et encore une fois. Intriguée, elle se pencha un peu plus et ce qu’elle vit lui coupa tout net la respiration…

***************



Au moment où Terry descendit du taxi, il entendit les sifflets du navire qui annonçaient son départ imminent et l’angoisse le saisit. Le hall d’embarquement était immense, le bateau l’était tout autant. C’était chercher une aiguille dans une botte de foin sur ce quai long de plusieurs centaines de mètres !

Les passerelles venaient d’être larguées, les énormes ancres remontées, seules restaient sur le débarcadère les familles qui échangeaient leurs adieux larmoyants avec les passagers massés sur les ponts. Il leva la tête et essaya d’apercevoir parmi tous ces visages inconnus, celui de celle qui avait tant hanté ses pensées toutes ces années. Il chercha longuement, son cœur sursautant à plusieurs reprises alors qu’il pensait l’avoir reconnue. Mais ce n’était jamais elle et il commençait à se décourager. Il avait tant espéré, tant prié pour arriver à temps, qu’il ne comprenait pas pourquoi le destin s’acharnait à vouloir l’empêcher de la retrouver alors qu’il était si proche d’y parvenir.

Arriva le moment fatal où les moteurs se mirent bruyamment en route. Délovant ses liens des amarres, le paquebot entama son déhalage. Imperceptiblement, il se mouvait, longeant le flanc du quai pour s’éloigner un peu plus chaque seconde du sol New-Yorkais.

Seigneur Dieu !!! Cela ne pouvait pas se passer comme cela ! Non, cela ne pouvait pas !...

Tournant la tête dans tous les sens, scrutant chaque pont du bateau, Candy restait introuvable, et une vague de désespoir le submergea. Le bateau poursuivait son chemin, irrémédiablement, jusqu’à dépasser le malheureux jeune acteur, effondré, lui exhibant sa colossale poupe comme un point final à sa quête. Sur le point de renoncer, il leva une dernière fois les yeux, lesquels s’attardèrent une seconde sur une frêle silhouette qui se tenait en bout de pont, et qu’il n’aurait jamais remarquée si le bateau ne l’avait pas dépassé.

Dieu du ciel, Candy !!!

Elle avait coupé ses cheveux, elle se tenait plusieurs mètres au dessus de lui, mais il était capable de la reconnaître entre toutes, parmi des centaines d’autres… Sans plus réfléchir, il se mit à hurler de toutes ses forces son nom, réitérant ses appels à chaque profonde respiration. D’interminables secondes s’écoulèrent et puis, comme il l’espérait, elle tourna la tête vers lui. Il la sentit vaciller puis se ressaisir, sa main se lever timidement pour le saluer. Paralysé par l’émotion, les yeux embués de larmes, il resta un long moment sans bouger jusqu’à ce qu’il réalisât que le paquebot s’était éloigné et qu’il accélérait la cadence.

Terry ! Terryyyyyyyyyy !!! – s’écria-t-elle en agitant plus énergiquement le bras.

Comme le son de sa voix était doux à ses oreilles, comme il était merveilleux de pouvoir l’entendre de nouveau ! Il ne l’avait jamais vraiment quittée, il l’avait bien souvent entendue en rêve, mais cette fois, il pouvait en savourer les délices et en palper la réalité. Elle se trouvait vraiment sur ce bateau, il pouvait la voir, distinguer ses magnifiques yeux couleur émeraude qui le dévisageaient, et deviner ses larmes mêlées aux embruns. Il espérait qu’elle pouvait voir les siennes, mais contrairement à celles qu’il avait versées ce terrible soir d’hiver, presque dix ans auparavant, celles-ci exprimaient la joie, le bonheur intense, à la limite de l’euphorie. Il voulait lui parler, prononcer autre chose que son prénom, mais les mots restaient muets dans sa gorge. Il se trouvait incapable d’émettre autre chose que des gargouillis incompréhensibles.

Elle n’a pas changé ! Comme elle est belle ! Et comme les cheveux courts lui vont bien !!!
Ma petite Tarzan tâches de son… Je n’arrive pas à croire que tu es là, devant moi ! Tu m’as tant manqué ! J’aimerais voler vers toi comme ces oiseaux de mer qui tournoient au dessus de toi et te serrer dans mes bras, sentir la chaleur de ton corps contre le mien, et te retenir à jamais…


Le France continuait son avancée vers la mer et dépasserait bientôt la jetée. Terry suivit le bateau en courant, profitant de la centaine de mètres qu’il lui restait, soutenant le regard de Candy dont il ne voulait rien perdre. Regards si mêlés et si proches, mais que l’océan allait une nouvelle fois séparer. Il lui fallut pourtant s’arrêter, la mer s’interposant entre eux, ramenant ses vagues contre la berge jusqu’à tremper le bas de son pantalon. A bout de souffle, il regarda la silhouette de Candy disparaître peu à peu, hurla une dernière fois son nom. Il lui sembla l’entendre lui répondre mais le son lui parvint à demi étouffé par les sifflets du bateau. Celui qui partait, celui qui restait… Nouvelle séparation mais qui ne laissait pas ce désagréable goût d’amertume car il savait qu’ils n’avaient à l’instant jamais été aussi proches et qu’ils feraient très bientôt route ensemble. Il ne la laisserait pas encore lui échapper. Il s’en faisait la promesse et rien cette fois ne pourrait l’en détourner.

Un flash crépita soudain derrière lui. Il se retourna et en reçut un autre en pleine figure. Aveuglé, il avança d'un pas et remarqua deux hommes qui l'encerclaient de leurs appareils photo.

Ces vautours de photographes ne le laisseraient donc jamais tranquille ??? L'envie ne lui manquait pas de les jeter à l'eau. Il devinait qu'il ferait la une des journaux le lendemain, avec en prime la photo de son visage bouleversé. Mais étrangement cette fois, le plus heureux des hommes n'en avait que faire !...

**************

Terry ! Mon dieu, c’est Terry !!! – se dit Candy en se retenant à la rampe, ses jambes l’abandonnant. C’était bien lui qui courait derrière le bateau et qui l’appelait ! Elle n’en croyait pas ses yeux ! Que faisait-il là ? Comment l’avait-il retrouvée ???

Malgré la hauteur, elle pouvait distinguer ses yeux couleur de lagon qui la fixaient, ce regard ensorcelant qui lui faisait perdre toute maîtrise. Elle esquissa un geste vers lui, timidement comme si elle craignait qu’il s’évanouît sous ses yeux. Elle reçut en retour son désarmant sourire et des larmes brulantes de joie roulèrent immédiatement sur ses joues. Secouée de sanglots, elle observait sa longiligne silhouette poursuivre sa course au rythme de l’irrémédiable progression du navire. Il n’avait pas vraiment changé. Il avait gardé son beau visage plein de grâce bonifiée par la maturité. Ses épaules s’étaient élargies, il avait l’air d’avoir grandi. L’adolescent qu’elle avait connu et aimé était devenu un homme, et cette nouvelle apparence de lui l’émerveillait. Comme elle aurait voulu se lover au creux de ses épaules rassurantes, sentir ses mèches brunes caresser son visage, écouter les battements de son cœur contre sa poitrine. Battait-il aussi vite que le sien, douloureusement, intensément, follement ?...

Terry ! Terryyyyyy ! - s’écria-t-elle en agitant plus énergiquement le bras.

Regards mêlés, mains si proches, il lui semblait qu’en tendant un peu plus le bras elle pourrait le toucher, sentir le doux contact de sa peau contre la pulpe de ses doigts.

Oh, Terry, mon amour, tu ne m’as donc pas oubliée ? Quelle souffrance de te savoir si près et si loin à la fois ! Quand cessera-t-on de nous torturer ainsi ? Sommes-nous éternellement voués à nous retrouver et à nous séparer ? Dis-moi que tout ceci n’est pas qu’un beau rêve et qu’en me réveillant, je serai rassurée sur la réalité de cet instant !...

Le bateau quitta définitivement le quai, indifférent et implacable, obligeant le jeune homme à interrompre sa course. Elle aurait voulu arrêter le temps pour le retenir encore un instant. Elle ne voulait pas être séparée de lui, pas comme ça, si vite !

Celui qui partait, celui qui restait… Les rôles s’inversaient étrangement. Celui qui se tenait cette fois debout sur la berge, c’était lui. Il hurla son nom une dernière fois lequel lui parvint assourdi par le haut vent des terres et les cris des matelots. Elle l’appela à son tour mais le cri strident du sifflet en réduisit en grande partie la portée. Elle regarda dans sa direction jusqu’à ce que la distance effaçât son aristocratique profil et qu’il ne devînt plus qu’un point infime dans l’horizon, qu’elle fixa durant de longues minutes, jusqu’à ce qu’elle réalisât qu’ils avaient quitté la baie et qu’ils abordaient la pleine mer. La nuit était à présent tombée et les lumières de la ville scintillaient au loin comme des étoiles dans l'obscurité. Curieusement un sentiment de calme et de sérénité l’envahit. Elle savait au fond d’elle-même que ce n’était qu’un au revoir, que les mains déliées se renoueraient et que les regards se mêleraient de nouveau l’un à l’autre. Un jour prochain. Un jour très prochain…

La voix grelotante de Patty derrière elle, la ramena à la réalité.

- Brrrr ! J’aurais dû faire comme toi et mettre une petite laine avant de venir ici ! Je n’imaginais pas que l’on eût si vite froid en pleine mer !

Candy offrit à son amie un regard perdu dans le vague. Quelques minutes auparavant, elle était noyée dans celui de Terry. Elle avait du mal à reprendre ses esprits.

- Pardonne-moi de ne pas t’avoir rejointe plus tôt. J’étais si bien à me prélasser, loin des exigences de mon odieux directeur, que je n’ai pas vu le temps passer… Mais, dis-moi, tu m’as l’air bien pensive ! Ce départ était si extraordinaire que cela ?

Un sourire sibyllin se dessina sur les lèvres de la jeune blonde.

- Tu n’as pas idée à quel point il l'était, ma chère Patty ! Vraiment pas idée...


Fin du chapitre 3




Notes :

La gare Grand Central : Normalement, Candy aurait dû arriver à une autre gare car Grand Central ne desservait que New-York et ses environs, mais j’ai fait le choix de faire une petite entorse à la vérité historique car je trouve cette gare trop belle et je voulais vous la faire découvrir ainsi qu’à Candy… ^^

Cole Porter : Célèbre compositeur, notamment de la chanson « Night and Day »

Martha Graham : Danseuse et chorégraphe américaine. Elle est considérée comme l’une des plus grandes innovatrices de la danse moderne.

Le France : était un paquebot transatlantique français de la Compagnie générale transatlantique mis en service en 1912 et qui assura la ligne Le Havre - New York. C'est le seul navire français à avoir arboré quatre cheminées.

Edited by Leia - 21/5/2017, 08:25
 
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view post Posted on 22/11/2011, 20:57
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Chapitre 4




Assis dans la véranda de sa luxueuse demeure de Chicago, William Albert André reposa sa tasse de café sur la table nappée de blanc où l’attendait un copieux petit-déjeuner. Il ouvrit d'un claquement sec le journal du matin puis se mit à en tourner les pages. Il finit par s’arrêter sur une en particulier, et un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres. Cette fois, ce n’étaient pas les cours de la bourse qui l’intéressaient mais un article consacré à un certain jeune comédien qu’il avait très bien connu dans le passé. Ledit article titrait en très grosses lettres : « TERRENCE GRAHAM AMOUREUX !!! », suivi d’une photo de Terry prise sur le vif. La mine ahurie qu’il arborait ne laissait plus aucun doute sur la véracité de l’indiscrète révélation du journaliste. Albert exultait à la lecture du récit qui détaillait l’événement :

« Mesdames, mesdemoiselles, sortez vos voiles noirs et vos mouchoirs, le jeune comédien, la star de Broadway, celui qui fait se pâmer des centaines d’admiratrices à chacune de ses apparitions, Terrence Graham, est AMOUREUX !!! Hier, en fin de journée, sur le quai 88 de la gare maritime de Manhattan, alors que nous suivions pour notre journal les déplacements de la comtesse russe Anastasia Pavlovitch, le comportement inhabituel d’une personne dont le visage nous était familier, a retenu notre attention. Nous avons vite reconnu le célèbre artiste en cette personne qui courrait derrière le paquebot Le France et qui s’époumonait en adressant des signes désespérés vers une jeune inconnue, passagère du bateau. Sous nos yeux ébahis, nous avons assisté à un déploiement de larmes et de cris de joie, une véritable transformation à laquelle nous n’étions pas habitués. Nous pouvons en témoigner. « L’acteur-à-la-triste-figure » est capable d’éprouver des sentiments ! Il semblait si heureux qu’il n’a en aucune façon tenté de jeter nos appareils photo à l’eau. Nous avons essayé de lui poser quelques questions qu’il a éludées d’un sourire éloquent puis il a ensuite quitté la gare d’un pas allègre.

Nous avons bien sûr cherché à connaître l’identité de cette demoiselle « Candy » dont il avait à plusieurs reprises hurlé le nom. Nous soupçonnions qu'elle était la même personne qu’il avait évoquée quelques semaines auparavant lors de sa visite au collège Nightingale-Bradford, visite qui avait tourné au scandale et entraîné le départ subit du jeune acteur. (lire notre article du..) Après consultation auprès du bureau de la compagnie maritime, nous n’avons pas trouvé de personne prénommée Candy, mais une certaine Candice Neige André, héritière d’une riche famille de Chicago. Nous avons pu contacter un membre de sa famille qui habite New-York, sa cousine, Elisa Legrand, épouse du richissime marchand d’armes Auguste Withmore. Cette dernière semble avoir une opinion très tranchée sur sa parente :

« Mademoiselle André est une coureuse de dot ! Elle a séduit M. Graham durant leurs études en Angleterre, puis s’est amourachée de mon frère Daniel, qui heureusement, a eu le bon sens d’annuler leurs fiançailles avant qu’il ne soit trop tard. C’est une intrigante qui a su s’attirer les faveurs de notre Grand-Oncle William qui l’a adoptée. Je déplore que Terrence Graham soit retombé dans le piège amoureux qu’elle lui a tendu. Il le regrettera amèrement. Elle sème le malheur partout où elle passe. Elle est d’ailleurs à l’origine du décès de mon jeune cousin, Anthony Brown et elle… »


C’en était trop !!! Albert, fou de rage, jeta le journal par terre. Cette Elisa ne perdait rien pour attendre. Cette fille était vraiment une plaie, une source inépuisable de méchanceté ! Elle n’avait pu s’empêcher de verser son fiel sur Candy, de mentir honteusement à son propos ! Il avait toujours éprouvé peu d’estime pour sa personne, mais il devait bien admettre que ce n’était plus du mépris qu’il ressentait pour elle à présent, mais une véritable aversion, un dégoût pour tout ce qu’elle représentait : sa médiocrité d’esprit, sa lâcheté, sa vanité, que son âme perverse entretenait narcissiquement au point de laisser derrière elle une fange nauséabonde qui le révulsait et dont il avait honte. Honte surtout de n’avoir pas mis plus tôt un terme à ses malfaisances. Lui qui avait toujours essayé de maintenir l’équilibre au sein de la famille, réalisait, un peu tard peut-être, la nature irrécupérable de sa cousine. Il lui avait à plusieurs reprises donné sa chance, mais ce qu'il venait de lire dans cet entretien journalistique avait scellé son sort.

L’appétit coupé, il abandonna son petit-déjeuner et prit le chemin de son bureau avec la ferme intention de téléphoner à sa jeune cousine un peu trop zélée. Il était grand temps de lui faire comprendre qu’elle devait laisser Candy tranquille si elle ne voulait pas subir ses foudres. Il était même disposé au châtiment suprême : l’exclusion définitive de la famille ! La grand-tante pourrait s’en étrangler de rage, il en avait cure. Candy ne méritait pas ce genre de traitement. Les Legrand et consorts devraient s’y résoudre ou renoncer à leurs privilèges. Sa décision était sans appel !

Il aurait dû néanmoins s’attendre à une réaction aussi violente d’Elisa qui avait toujours eu un faible pour Terry. Elle avait dû étouffer de jalousie quand le journaliste lui avait appris les retrouvailles des deux amoureux, elle qui avait tout fait à Saint-Paul pour les séparer. Il regrettait que l’honneur de Candy soit sali par une personne aussi mal intentionnée et il se reprocha son manque de vigilance. Avec l’aide d’Annie et de Patty, il s’était donné tellement de mal à préparer au mieux ces retrouvailles qu’il avait complètement occulté cette empoisonneuse d’Elisa. Elle n’était en tout cas pas prête de se remettre de l’explication sérieuse qu’il était désireux d'avoir avec elle !...

A côté de cela, il restait très satisfait de ce qu’il avait accompli, et ce, grâce à la collaboration de nombreuses personnes. Le résultat était digne d’une organisation des services secrets :

Tout d’abord Annie, qui lui avait apporté des conseils bien utiles. Puis Patty, qui malgré son extrême timidité, était parvenue à affronter Terry et à le faire fléchir. Puis ce chauffeur irlandais, Douglas, dont il connaissait la loyauté. Sans le mettre précisément dans la confidence, il lui avait fait comprendre que sa mission allait lui paraître incongrue, mais qu’il allait devoir la mener à bien jusqu’au bout. La réussite de son plan dépendait beaucoup de lui. Ce dernier avait accompli sa tâche à la perfection sans que Candy se doutât de quoi que ce soit. Cette visite approfondie de New-York avait été imaginée pour que cela éveille en elle, au fur et à mesure, des sentiments enfouis et provoquer un électrochoc, pour aboutir à une conclusion très satisfaisante. Mais cela n’aurait jamais pu se réaliser sans l’aide d’une dernière personne : Mademoiselle Denise, la gouvernante de Terry. Albert savait, grâce à ses informateurs, que cette dernière était très attachée à son maître et qu’elle se désespérait de le savoir si malheureux. Il était alors allé à sa rencontre un matin tandis qu’elle sortait faire ses courses. Il s’était présenté à elle, puis devant une tasse de café dans le restaurant italien d’à côté, il lui avait exposé la situation :

- Dans quelques jours, en fin d’après-midi, une jeune et ravissante demoiselle blonde va se présenter à vous. Elle se prénomme Candice Neige André. Si vous désirez le bonheur de monsieur Graham, il serait judicieux d’être très aimable avec elle. Arrangez-vous habilement pour lui faire découvrir le lieu où il vit, c’est indispensable. Mais surtout, veillez à ce qu’il ne soit pas présent. Pensez-vous qu’il vous sera possible de l’éloigner de chez lui ?
- Monsieur Graham est en répétition en ce moment et il rentre tard. Cela ne devrait poser aucun problème.
- Voilà qui est parfait ! Cette jeune femme doit prendre le bateau pour l’Europe ce jour-là et il faudrait que Ter… enfin, monsieur Graham, apprenne sa venue par hasard pour éviter qu’il se doute de quelque chose. Puis laissez-le agir. Je veux qu’il se batte pour la reconquérir et je suis sûr que c’est ce qu’il fera.

La gouvernante, incrédule, avait scruté son interlocuteur, cherchant la faille qui l’amènerait à rejeter son projet. Mais le regard franc et bienveillant d’Albert l’avait rassurée.

- Monsieur, j’assiste, impuissante, au calvaire de ce jeune homme depuis des années. Si vous me promettez que c’est le bonheur que vous lui offrez, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que tout ceci se réalise.
- Je n’ai pas besoin de vous le promettre, chère mademoiselle. J’en ai la certitude ! Ces deux êtres s’aiment profondément. Ils sont nés pour vivre ensemble et il est grand temps qu’ils le comprennent !

Ils avaient discuté un long moment encore sur des détails d’organisation, puis ils s’étaient séparés en se souhaitant bonne chance. Albert était convaincu que la chance n’avait rien à voir dans cela, il suffisait juste de forcer le destin. Le résultat obtenu avait dépassé toutes ses espérances! Il savait que Candy n’aurait jamais pu résister à la tentation de s’approcher de sa demeure et que cela n’aurait pas manqué de la remuer intérieurement. Quant à Terry, il l’avait bien imaginé rentrant le soir chez lui et découvrant la visite de Candy, mais il n’avait jamais pensé qu’il aurait eu le temps de la retrouver au port. Il exultait ! Le contact entre ses deux protégés était renoué, il ne leur restait plus qu’à faire un pas l’un vers l’autre. Ils n’avaient plus besoin de lui pour cela. Il devinait qu’à présent, ils feraient tout pour être réunis.

Il soupira d’allégresse en poussant la porte de son cabinet de travail. Georges, un sourire complice au coin des lèvres, se tenait debout à côté du bureau, le combiné du téléphone à la main.

- Un appel pour vous, monsieur. C’est monsieur Terrence Graham…

**********



Douglas O’ Loughlin quitta précipitamment l’appartement de sa petite amie. Il avait passé une mauvaise nuit. Les évènements de la journée lui avaient passablement perturbé le sommeil, et il ne s’était endormi qu’au petit matin. Martha qui dormait d’un sommeil de plomb ne s’était pas non plus réveillée et les bruits de la ville se manifestaient déjà vivement sous leur fenêtre quand ils avaient enfin ouvert les yeux. Réalisant l’heure avancée de la matinée, il avait sauté du lit en un éclair, effectué une rapide toilette, s’était habillé à la même vitesse, et était parti comme une flèche, non sans avoir déposé un baiser sur les lèvres pulpeuses de sa bien-aimée, alanguie sur leur couche.

Parvenu dans la rue, il courut vers sa voiture en espérant qu’au bureau on ne lui tiendrait pas rigueur de son retard. En l’absence d’Albert, il devenait alors le chauffeur de certains hauts cadres de la société malheureusement moins indulgents que son original patron. Il traversa la ville à vive allure, frôlant l’accident à plusieurs reprises et s’arrêta enfin dans le quartier de Wall Street, devant l’immeuble qui abritait les bureaux de la Andrew Cornwell and Brown Corporation. Il monta les marches quatre à quatre et se dirigea immédiatement vers le bureau de la secrétaire qui gérait son emploi du temps.

- Bonjour Maggie, désolé pour le retard – fit-il tout essoufflé - Des missions pour moi ce matin ?

Absorbée par la lecture d’un journal, la jeune brune aux cheveux courts et permanentés ne répondit pas.

- Maggie ?

La secrétaire finit par lever la tête, et essuya avec un mouchoir une grosse larme qui perlait sous ses lunettes à triple foyers.

- Mais que vous arrive-t-il ? – s’enquit le chauffeur, inquiet devant la détresse de sa collègue de travail.

Pour toute réponse, elle redoubla de pleurs et s’enfuit aux toilettes. Interloqué, il se pencha par dessus le bureau, prit le journal et chercha l’article qui troublait si profondément la pauvre Maggie. A la lecture du titre, il laissa échapper un soupir de soulagement.

- Il vous a retrouvée, mademoiselle ! – se dit-il, une chaleur réconfortante lui enveloppant le cœur.

Il s’était tellement inquiété pour sa jolie passagère de la veille que cette heureuse nouvelle le remplissait de joie. Maîtrisant difficilement son euphorie, il ne put retenir un sourire béat qui croisa malheureusement le visage grimaçant de la secrétaire qui était revenue. Remarquant son contentement, elle gémit de plus belle et repartit dans sa cachette. Il resta quelques secondes interdit, puis s’installa confortablement dans un des fauteuils qui faisaient face au bureau, et attendit patiemment que l’orage passât. La lecture d’un certain article l’aiderait à passer le temps, et c’est avec une réelle satisfaction du travail accompli qu’il s’y replongea avec délectation…

*******



Terry fulminait de rage. Renseignements pris auprès de la compagnie maritime, il venait d’apprendre que le prochain bateau pour l’Europe ne partait pas avant deux jours, et cela le désolait. Il avait quitté Candy la veille et l’idée de perdre le moindre jour pour la retrouver, lui était insupportable. Quoi qu’il fît, il devait pourtant se résoudre à l’évidence : elle aurait toujours de l’avance sur lui, et c’était à lui d’essayer de raccourcir la distance qui les séparait.

Ce matin même, il avait contacté Albert et l’avait supplié de lui dire où se rendait Candy. Ce dernier l’avait chaleureusement accueilli, mais s’était aussi empressé de l’avertir : retrouver Candy ne serait pas une mince affaire et il n’avait pas l’intention de lui faciliter la tâche.

- Il faut que tu comprennes, Terry, que Candy a trop souffert pour que je prenne le risque d’une nouvelle désillusion. Tu vas devoir te bagarrer pour la retrouver. Elle est comme un bijou ; précieux, mais fragile, un trésor qui se mérite. Je vais juste te donner un nom : Venise. Si tu l’aimes vraiment, tu la retrouveras. Mais surtout… Ne me déçois pas !...

Surpris, le jeune homme avait marmonné quelques mots de remerciements et avait raccroché. Un étrange sentiment mêlé d’angoisse et de colère l’avait envahi. L’angoisse, car il se sentait perdu devant si peu d’indices qui devaient le mener à Candy, et la colère d’avoir à prouver la sincérité de ses sentiments. Comment Albert pouvait-il ainsi douter de sa bonne foi alors que sa vie n’était que désespoir et désolation depuis leur séparation ? Comment pouvait-il le laisser partir ainsi à l’aventure, avec pour tout bagage, le nom d’une ville dans laquelle il n’était jamais allé ? Venise, la ville des amoureux… Bien étrange destination que celle-ci mais qui laissait présager une heureuse conclusion : leurs retrouvailles ! Il n’avait aucun doute là-dessus et il prouverait à Albert ce dont il était capable - dût-il passer sa vie à la chercher.

Mais pour l’instant, malgré toute la conviction dont il pouvait faire preuve, la situation fâcheuse dans laquelle il se trouvait, compliquait sa bonne volonté. Appuyé sur le parapet de sa terrasse, il regardait avec détachement vers la rivière Hudson qui coulait au loin et qui se jetait dans la baie de Manhattan. La sirène d’un bateau-cargo lui parvint alors et une idée de génie lui traversa l’esprit. Si un bateau de croisière ne partait pas aujourd’hui pour l’Europe, il en était certainement autre chose pour les cargos de marchandises ! Encore fallait-il en convaincre un d’accepter de le prendre à bord… Mais il avait des muscles sous sa silhouette élancée. Il savait aussi jurer à faire rougir un chœur de bonnes soeurs, fumer comme un sapeur et boire comme un trou si nécessaire. Ni une, ni deux, il prépara son paquetage, puis rédigea une lettre à l’attention de sa mère qui se trouvait en tournée dans le pays, et une autre pour Robert Hathaway, le directeur de la compagnie théâtrale, pour expliquer les raisons de son départ précipité. Il espérait que ce dernier ne lui tiendrait pas rigueur de l’abandonner en pleine préparation de leur prochain spectacle et qu’il ne le renverrait pas de la troupe, mais il était prêt à prendre ce risque. Tout était devenu dérisoire depuis qu’il avait revu Candy, et si cela signifiait renoncer à sa carrière, il y était tout disposé, pourvu qu’il retrouvât sa bien-aimée au plus vite !

Au moment de partir, il remit les lettres entre les mains de sa gouvernante, laquelle insista pour qu’il prenne un sac en papier qui contenait un repas qu’elle lui avait préparé.

- Il faut garder vos forces pour la retrouver, monsieur. – fit-elle d’une voix chevrotante, en enfouissant le sac dans son paquetage.
- Merci, Denise. Vous êtes un ange. – fit Terry, tout aussi troublé.

Il esquissa une main tendue vers elle qu’elle saisit timidement. Mais au moment où il allait passer le seuil de la porte, elle l’attira à elle et le pressa très fort contre son cœur, comme elle l’eut fait avec son propre enfant. Elle s’écarta enfin, les yeux pleins de larmes.

- Prenez soin de vous, monsieur. Je prierai pour que votre voyage se passe sans anicroche et pour que vous soyez réunis au plus vite. Bonne chance !

Emu, Terry la remercia une dernière fois et disparut dans l’ascenseur. Il s’appuya contre la paroi et ferma les yeux en soupirant. Il partait vers l’inconnu, il ne savait pas encore très bien comment il allait s’y prendre, mais il se réjouissait d’être sur le chemin qui le menait vers Candy, libéré des fers qui l’entravaient. Comme il avait hâte de vivre ce jour béni qui les réunirait. Il n’en avait pas dormi de la nuit et savait déjà à l’avance qu’il aurait le sommeil léger tout le long. Le bonheur était enfin à sa portée et il avait l’intention d’en apprécier les moindres instants.

Parvenu dans la rue, il héla un taxi qui le conduisit jusqu’au port de marchandises. Et c’est muni de tout son courage, prenant une profonde inspiration, qu’il remonta le quai, le cœur plein d’espoir.

*****



Un marin, assis sur une borne d’amarrage, achevait de fumer sa cigarette.

- Vous devriez aller voir au troquet derrière vous – marmonna l’homme en crachant un bout de feuille de tabac - C’est là que se négocie ce genre de transactions. Si vous avez de l’argent, vous trouverez quelqu’un sans problème.

Le lieu était passablement enfumé. De nombreuses personnes se tenaient attablées, occupées à boire une bière, à lire un journal ou à jouer aux cartes. Elles levèrent les yeux au moment où le jeune acteur entra et quelques ricanements fusèrent. Bien qu’il eût pris soin de se vêtir simplement, il n’avait pas à l’évidence l’allure d’un marin. Il n’avait pas la peau tannée par le soleil et les embruns, ni les mains calleuses d’avoir trop tiré sur les cordages, ni les ongles noircis par le cambouis. Mal à l’aise, il se dirigea vers le comptoir et expliqua sa situation au barman. Tout en continuant à essuyer des verres, ce dernier lui indiqua d’un signe de tête une table de quatre personnes, à la mine peu encourageante, en pleine partie de cartes. Avec appréhension, il s’approcha d’eux.

- Excusez-moi…
- Tu vois pas que tu nous déranges, mon gars ?!... – grogna l’un des joueurs en arquant du sourcil tout en poursuivant sa partie. Les autres autour de la table continuaient de jouer comme si de rien n’était et l’ignoraient. Ce n’était pas très engageant comme entrée en matière, mais Terry ne se laissa pas décourager.
- Je me permets d’insister ! – fit-il sur un ton plus affirmé. Ils étaient visiblement en train de le tester et il avait bien l’intention de leur faire comprendre qu’ils n’avaient pas affaire à un snobinard qui cherchait à faire le mariole sur les docks. De toute façon, la castagne, ça le connaissait. Il ne l’avait pas pratiquée depuis longtemps, mais il ne voyait pas d’inconvénient à une bonne bagarre, cela lui rappellerait le bon vieux temps.
- Je crois qu’on s’est pas bien compris !... – fit le marin excédé, en reposant ses cartes sur le tapis de jeu. Il se leva en bombant sa massive carrure, surplombant d’une tête le jeune acteur, ce qui ne le troubla point. Son amour pour Candy lui donnait du courage à revendre!
- Nous nous sommes très bien compris, au contraire ! Et si vous voulez que nous en discutions à l’extérieur, je suis votre homme !
- Pas besoin d’aller dehors, moustique ! – s’écria le colosse en lui décochant un uppercut qui le fit basculer de quelques mètres en arrière, renversant une table sur son passage.

Les poings fièrement sur les hanches, il le toisait en gloussant d’un rire gras et grinçant qui témoignait du mauvais état de ses poumons encrassés. Sonné, secouant la tête pour reprendre ses esprits, Terry se releva, et se mit péniblement en position de combat. Mais il se rendit bien vite compte qu’il avait un peu trop présumé de ses capacités. Malgré tout son courage, venir à bout de cette montagne de muscles semblait peu probable. Un seul coup de poing l’avait déjà à demi assommé, le prochain avait toutes les chances de lui être fatal. Autant alors affronter son destin avec panache ! Nombre de ses ancêtres étaient morts au combat, il n’allait pas faillir à la coutume. Poings en avant, jambes écartées, il fit face à son gigantesque adversaire qui s’approchait dangereusement de lui, grognant comme une bête féroce.

- Une taloche ne t’a pas suffi, on dirait !... – s’écria-t-il en levant sa main menaçante, large comme un battoir.

Elle allait s’abattre sur lui quand une voix venue du fond de la pièce, l’interrompit dans son élan.

- Si j’étais toi, Youri, j’arrêterais tout de suite !...
- Hein ? Quoi ??? – mugit le géant hongrois en cherchant dans tous les sens l’imprudent importun. Il l’aperçut finalement, dissimulé dans l’obscurité, assis sur une chaise adossée à demi contre le mur, une casquette lui cachant le visage. – De quoi tu te mêles, toi ??? – rugit-il en trainant ses grands pieds d’ogre jusqu’à lui.

Le téméraire ou inconscient personnage ne se formalisa pas, souleva la visière de sa casquette avec son index et poursuivit.

- Je te dis simplement, brute sans cervelle, que si tu veux être maudit le restant de tes jours par celle dont les photos tapissent ta cabine, je t’en prie, continue de casser la figure à son fils !!!

A ces mots, le poing du forcené retomba aussi rapidement qu’il s’était levé. Ce dernier se tourna vers Terry, l’air ahuri. Il revint vers le jeune acteur qui, par réflexe de survie, recula aussitôt. Il le dévisagea pendant quelques secondes, planta son gros nez aviné devant le sien - qu’il avait esthétiquement parfait.

- Il dit vrai mon copain, là-bas ? Tu es le fils d’Eléonore Baker ???
- En… En effet, monsieur, je suis bien son fils. – s’entendit bredouiller Terry tout en se demandant s’il n’était pas tombé chez les fous.

Du coin de l’oeil, il essayait de distinguer le visage de l’homme à la casquette, mais n’en percevait pas grand-chose. C’est alors que le Hongrois lui assena une forte tape dans le dos qui le fit culbuter trois mètres plus loin.

- Hahaha !!! Ma parole !!! Le fils d’Eléonore Baker !!! C’est pas croyable !!!

Le visage du malabar s’était éclairé d’un large sourire qui faisait remonter la large cicatrice qui lui barrait l’œil droit. Sa voix se fit plus doucereuse.

- Vous ne pouviez pas nous le dire en arrivant ???
- Dire quoi ? – fit Terry, plié en deux, les mains sur ses cuisses, cherchant à retrouver sa respiration – « Bonjour, je suis le fils d’Eléonore Baker ! ». Croyez-vous que c’est comme cela que j’ai l’habitude de me présenter ???

L’armoire à glace ne l’écoutait plus. Une seule pensée l’obsédait : Eléonore Baker, l’actrice la plus populaire d’Amérique, celle qui lui avait fait chavirer le cœur dès que son regard s’était posé sur une de ses affiches, bien des années auparavant.

- Si vous saviez !!! – fit-il en prenant la main de Terry et en la secouant à lui en déboiter l’épaule. Il la serrait si fort que le jeune homme ne put retenir un hurlement - Je suis un grand admirateur de votre mère ! Je suis même allé la voir à Broadway !

Terry resta pétrifié de stupéfaction. Cinq minutes auparavant, ce sauvage se jetait sur lui, déterminé à le mettre en pièces, et il se tenait à présent devant lui, doux comme un agneau, le vouvoyant, roucoulant, et battant des cils.

- Croyez-vous que vous pourriez m’obtenir un autographe de votre mère, monsieur Baker ? – demanda-t-il d’un air suppliant.
- B… Bien entendu… Dès que je la reverrai... - bredouilla Terry, ne comprenant pas encore très bien ce revirement de situation.

Il était d’autant plus surpris qu’on l’appelle par le nom de sa mère. Lui qui avait choisi le nom de Graham pour qu’on ne lui reproche pas sa filiation avec ses parents, trouvait cela cocasse. Mais il ne voulait pas prendre le risque de le contredire.

- Oh merci, merci !!! – s’écria le molosse en serrant son nouvel ami contre lui, sautillant sur place à en faire craquer le plancher et trembler le mobilier. Puis il enroula amicalement son large bras autour des épaules du jeune homme et l’invita à s’asseoir à sa table.

- J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir été taquin avec vous – fit-il en gloussant d’embarras, tout en faisant signe au barman de leur amener des bières - Mon sens de l’humour à la hussarde est parfois mal interprété…
- Certes, l’humour hongrois ne m’est pas très familier… - répondit Terry, consterné.

Taquin !… Il avait manqué lui fracasser le crâne, et il ose appeler cela de la taquinerie ???

- Alors buvons le verre de la paix, monsieur Baker ! – s’écria Youri en levant vers lui sa chopine remplie de bière.

Terry hésita un instant, puis finit par se rallier à l’invitation. Les deux hommes trinquèrent, rejoints par toute la tablée. Le chahut ambiant avait repris le dessus sur le silence pesant qui s’était installé pendant la bagarre. Terry but quelques gorgées en souriant nerveusement. Une chose l’obnubilait : l’identité de l’homme à la casquette.

N’y tenant plus, il s’excusa auprès de Youri et de ses amis, se leva et se dirigea vers l’intriguant personnage qui n’avait pas quitté le fond de la pièce. Parvenu devant lui, il l’observa quelques secondes, cherchant le moindre indice qui lui permettrait de l’identifier. Il avait l’air jeune, de taille moyenne, mais il lui était toujours autant inconnu alors que ce dernier semblait en savoir beaucoup sur son compte. Agacé, il lui demanda :

- Vous avez l’air de très bien me connaître, monsieur. Puis-je savoir à mon tour votre identité ?
- Hahahaha!!! – ricana l’inconnu en se secouant sur sa chaise – T’as pas changé mon vieux ! Toujours tes grands airs d’aristo!
- Je ne vous permets pas de vous adresser ainsi à ma personne, monsieur ! – s’écria Terry offusqué devant tant de familiarité.

Furieux, il lui arracha sa casquette. Il voulait voir le visage de celui qui se moquait si outrageusement de lui. Découvrant les traits de son interlocuteur, il resta pantois. Ces grands yeux noirs qui le fixaient avec malice, ce sourire goguenard, ces cheveux roux, tout cela lui rappelait un jeune garçon qu’il avait rencontré dans une autre vie, sur les quais du port de Southampton, le jour où il avait quitté Saint-Paul pour partir en Amérique. Peu à peu, la mémoire lui revint.

- Dieu du ciel !!! Cookie !!!
- Tu en as mis du temps à me reconnaître, dis-donc !!! – s’exclama le jeune marin en éclatant de rire - Ah Terry, je n’aurais jamais imaginé te rencontrer ici !

Les deux jeunes hommes s’empoignèrent chaleureusement en s’esclaffant, sous les yeux ahuris des clients du bar.

- Tu as bien changé dis-moi ! J’avais quitté un gamin et je retrouve un homme ! – s’écria Terry en s’écartant un peu pour mieux détailler son ami.
- Ma foi, quand nous nous sommes rencontrés, tu n’étais pas beaucoup plus âgé que moi, tu sais. J’avais déjà quinze ans !
- C’est vrai ???... Tu as raison… Je n’étais pas beaucoup plus vieux, en effet. Pfiouuuuu ! On était de bien jeunes aventuriers !
- Et on s’en est bien sorti finalement, non ? Tu es devenu une grande vedette et moi, je parcours les mers comme j’en ai toujours rêvé. Nous avons réussi nos vies on dirait !

Terry opina tristement avec un sourire désabusé. Comment lui dire que sa vie n’était pas aussi parfaite qu’elle le paraissait ?...

- Mais dis-moi, Terry. Que fais-tu ici ? Tu n’es pas venu sur le port uniquement pour te battre comme un chiffonnier ?
- A vrai dire, non… - répondit-il en frottant son menton encore douloureux – Je voudrais prendre un bateau pour l’Europe au plus vite.
- Bah !... Tu n’es pas allé voir auprès de la compagnie maritime ?
- Si fait, mais le prochain bateau ne part que dans deux jours, et je ne peux pas attendre aussi longtemps.

Cookie le regardait sans comprendre. Puis soudain, un sourire espiègle fendit son visage.

- Toi, mon ami, tu dois avoir une bonne raison pour être aussi pressé de partir. Et je ne serais pas vraiment surpris d’apprendre qu’il y ait une fille là-dessous…
- C’est un peu ça, oui… - fit le jeune acteur en rougissant, se frottant la nuque d’embarras.
- Ne me dis pas que c’est encore pour cette jolie blonde dont tu étais fou amoureux à l’époque ? Attends… Candy, c’est bien ça ?
- Oui, en effet, c’est bien elle ! Tu as une sacrée bonne mémoire, dis donc !
- C’était un bien joli brin de fille, j’en conviens…
- Je te l’avais si bien décrite que ça?
- Oh oui, et pendant toute la soirée ! – répondit-il en riant – Mais j’en ai été beaucoup plus persuadé quand je l’ai vue en chair et en os !...

Terry le regardait, bouche bée, les yeux arrondis de surprise. Le jeune marin, quant à lui, prenait un malin plaisir à faire planer le mystère.

- Explique-toi Cookie ! Comment connais-tu Candy ???

Le jeune homme attendit quelques secondes pour répondre, se divertissant de la mine stupéfaite de son ami.

- Le monde est petit, n’est-ce pas ? Figure-toi que nous nous sommes rencontrés sur le port de Southampton, quelques jours après ton départ. Tout comme moi, elle cherchait à aller en Amérique, et comme nous étions tous les deux sans le sou, nous avons voyagé clandestinement.
- Clandestinement ??? – s’écria Terry, un frisson d’angoisse lui parcourant tout le corps - J’ignorais que Candy avait pris de tels risques pour rentrer en Amérique !
- Cette fille a de la ressource ! Elle m’a épaté à plusieurs reprises !

Cela paraît insensé, mais cela lui ressemble tellement ! Rien ne l’a jamais effrayée, ni fait reculer, quitte à voyager à fond de cale ! Moi qui croyais que tu étais rentrée en même temps que tes cousins. Ah Candy, mon aimée, de quoi ne serais-tu pas capable pour arriver à tes fins ?

Cookie secoua le bras de son ami, qui, un sourire absent sur les lèvres, rêvassait comme un bienheureux.

- Je vois qu’elle t’a vraiment ensorcelé! – fit-il en ricanant tout en singeant son sourire béat. Terry acquiesça en gloussant d’un air candide.
- Ensorcelé et rendu idiot! – poursuivit Cookie malicieusement.

Contre toute attente, Terry haussa les épaules. Il n’avait pas l’intention de le contredire. Aimer Candy le rendait euphorique, et si cela pouvait être pris pour de la folie, il s’en fichait. Cela avait même valeur de compliment à ses yeux.

Deux places s’étaient libérées au bar et Cookie l’invita d’un signe de tête à le suivre. Ils s’assirent chacun sur un tabouret, et commandèrent une bière au tenancier qui leur servit une belle chope bien mousseuse. Terry trinqua pour la seconde fois en quelques minutes. Les deux chopes tintèrent joyeusement et un peu de bière bascula par-dessus bord. Il porta le breuvage sombre et épais à ses lèvres, une irlandaise, aux forts arômes caramélisés, du nom de Guinness. Bien qu’amateur de bières écossaises grosses et maltées, il ne pouvait nier ses qualités gustatives, mais se garda bien de le dire, par pur chauvinisme écossais. Cookie avala la sienne comme s’il eut été d’un simple verre d’eau, puis la reposa sur le comptoir en zinc avec un rot de satisfaction. Il s’était visiblement très bien adapté aux mœurs maritimes et les appliquait consciencieusement. Désaltéré, il reprit le cours de leur conversation.

- Je te sais très discret, Terry, mais tu ne peux rien me cacher. Comment se fait-il que tu veuilles partir en Europe ? J’étais sûr que vous vous étiez finalement retrouvés. C’était pour cela qu’elle partait elle aussi en Amérique. Que s’est-il donc passé, mon ami ?
- C’est une longue histoire !... – soupira tristement Terry tout en jouant machinalement avec une petite boite d’allumettes – Nos chemins se sont croisés à plusieurs reprises, mais nous n’avons jamais pu être réunis. Un événement dramatique nous en a empêchés…
- Cela a dû être vraiment terrible pour que cela parvienne à vous séparer. Elle t’aimait tant !

La gorge nouée, Terry baissa la tête et fixa le contenu de sa bière pour cacher les larmes qui vacillaient au bord de ses yeux. Evoquer cette période lui était toujours aussi douloureux. Malgré les années, il ne s’y était toujours pas habitué. Il avait vécu toutes ces années sans elle comme une véritable torture. Tous ses espoirs de bonheur ruinés en une seconde… Il aurait tant préféré à ce moment-là être mort sous la chute de ce projecteur plutôt que d’avoir à vivre tout ce temps sans elle, aux côtés d’une personne pour laquelle il n’éprouvait rien, si ce n’est de l’indifférence !... Elle était morte à présent. Paix à son âme… Mais il n’en était pas plus guéri de ses blessures. Etait-il vraiment fait pour le bonheur, lui, que le malheur poursuivait en permanence ? Seul un ange pouvait mettre un terme à cette malédiction, un ange blond au nez parsemé de taches de rousseur et qui grimpait aux arbres comme un écureuil.

- Candy… - murmura-t-il en soupirant tristement.

Une main réconfortante vint se poser sur son épaule.

- Tu la retrouveras, Terry. Aie confiance… Dans quelques jours, tu seras auprès d’elle. Un peu de patience. Que sont quelques jours par rapport aux années perdues loin d’elle ?
- Je ne sais même pas où la trouver… - gémit-il en prenant sa tête entre ses mains – Je n’ai que le nom d’une ville et je dois m’arranger avec cela. Venise…
- Venise ? Ma foi, c’est plus romantique que Le Havre ! J’aimerais bien avoir l’occasion de chercher ma dulcinée dans les ruelles de cette belle ville ! Mais il faudrait avant tout que j’en aie une… Trêve de plaisanterie, pour l’instant, concentrons-nous sur ton cas… Tu vois, l’homme qui fume la pipe à la table de Youri, et bien c’est le capitaine du bateau sur lequel je travaille. Tu as de la chance, nous partons ce soir pour l’Europe, enfin, pour l’Angleterre. Ce n’est pas l’Italie, mais cela t'en rapprochera.
- Je pourrai peut-être attendre un autre bateau… - proposa Terry, contrarié d’user de tant de malchance.
- Tu le pourrais bien sûr, mais à ma connaissance, le prochain pour l’Italie ne part pas avant plusieurs jours. Tandis que dès notre arrivée à Southampton, tu pourras prendre une navette qui te conduira en France, et de là, tu pourras prendre le premier train vers le sud. Tu seras à Venise plus tôt que tu ne le crois.

Terry l’écoutait en silence, d’un air sceptique.

- Je voudrais tellement te croire – fit Terry en soupirant – Mais le sort s’acharne contre moi et je serais prêt à parier qu’il me prépare encore quelque chose pour m’empêcher de la retrouver.
- Impossible tant que tu restes avec ton pote Cookie !!! Les copains ici me surnomment Lucky, c’est pas pour rien !

Terry esquissa un demi-sourire devant les efforts de conviction déployés par son ami.

- Crois-tu alors que ton capitaine acceptera de me prendre à bord ? J’ai de quoi payer, tu sais.
- Je ne vois pas le capitaine refuser quelques billets… Mais nous avons surtout besoin de bras, et un peu d’exercice en mer te fera le plus grand bien. Tu es bien pâlichon et bien maigrichon… Si Candy te voit avec cette mine, elle va s’enfuir en courant !
- Je vais donc tout faire pour la retenir !... – répondit Terry en riant – Je n’ai pas peur de travailler Cookie, et je serais ravi de vous aider pendant cette traversée.
- A la bonne heure, moussaillon ! Allons conclure tout cela avec le capitaine ! Dis-toi que dès à présent tu fais partie de l’équipage de l’Epaulard. Mais évite de contrarier Youri, c’est un sanguin !...

Malgré le clin d’œil que Cookie lui adressait, Terry eut un haut le cœur. Savoir qu’il devrait côtoyer Youri-le-terrible pendant plusieurs jours ne l’enchantait guère, mais s’il fallait en passer par là pour retrouver plus rapidement sa jolie Candy, il acceptait son sort sans rechigner. Il avait hâte de partir, hâte de sentir la houle balancer le bateau, hâte de voguer vers Candy et de la rejoindre à la Cité des Doges, l’écrin italien qui assisterait à leurs retrouvailles. Il se demanda néanmoins, quand il sentit la grosse main de Youri venue gentiment lui fracasser le dos, comment il allait pouvoir arriver à destination sans être éclopé ou défiguré. Le sourire carnassier de la grosse brute ne le rassura point, mais il lui rendit son sourire en retenant un cri de douleur, sous les yeux amusés de son traitre d’ami, qui se retenait d’exploser de rire.

********



La première nuit fut agitée pour Candy. Elle avait du mal à s’habituer au tangage et au roulis. Mais en réalité, elle ne pouvait fermer l’œil, trop obsédée par ce qu’elle venait de vivre.

Terry !….

Elle avait revu Terry ! Et malgré la certitude d’avoir bel et bien vécu ce merveilleux moment, elle ne pouvait s’empêcher d’en douter. Durant toutes ces années, elle s’était efforcée de l’oublier, efforcée de rester loin de lui. Et voilà qu’en une journée tout basculait ! Il jaillissait à travers la foule, hurlait son nom, courrait derrière le bateau qui l'emmenait ! C’était comme si en un instant, cette longue et douloureuse période sans lui avait disparu, comme si elle n’avait jamais existé, comme s’ils ne s’étaient jamais quittés… Elle n’avait qu’à fermer les yeux et elle revoyait son merveilleux sourire, ses ensorcelants yeux aigue-marine, son beau visage resplendissant de joie, une expression si peu commune chez lui qu’elle en restait encore tout émue. Terry avait fait le déplacement jusqu’au port pour elle. Pouvait-elle alors espérer qu’il tenait encore un peu à elle ? Malgré l’évidence, elle persistait dans ses doutes, et maintenait cette inconstance en omettant volontairement d’en parler à Patty. En dépit de la joie intense qui l’habitait, elle s’était refusée à lui raconter ce qui s’était passé. A quoi bon l’ennuyer avec une histoire qui ne connaîtrait peut-être aucune suite ? Pour tout dire, il était possible que Terry se fut trouvé accidentellement sur le port et que sa présence n’ait rien à voir avec elle… Une nouvelle fois, le doute la submergeait et elle soupira tristement en espérant que le sommeil viendrait enfin la soulager de ces pensées négatives qui la harcelaient.

Elle ne s’endormit d’épuisement qu’au petit matin, mais son repos fut de courte durée. Le bateau se réveillait au rythme du lever du soleil, avec ses bruits de machines et son personnel qui arpentait les couloirs. Puis, peu à peu, des portes de chambres commencèrent à claquer, des cris d’enfants se propager, achevant de la tirer de son sommeil. Engourdie, elle alla tirer les rideaux qui cachaient le large hublot de sa chambre et reçut en plein visage la lumière aveuglante d’un soleil ardent. Elle ferma les yeux et resta un moment sous la chaleur revigorante, mais quand elle les rouvrit pour regarder l’océan, elle dût se résoudre à tourner la tête car le mouvement des vagues à travers cette ouverture lui donnait une impression de malaise jusqu’à en perdre l’équilibre. Elle avait surtout le ventre creux, n’ayant rien pu avaler la veille. Un bon petit déjeuner allait la revigorer. S’il y avait bien une chose qui restait constante chez elle, c’était son estomac qui avait la faculté de gérer ses émotions. Mais cette fois, cela lui serait plus difficile car ce n’était pas la faim qui la tenaillait. Cette boule dans le ventre qui remuait n’avait rien à voir avec son appétit. Elle se doutait que cette sensation étrange et désagréable l’accompagnerait tant qu’elle n’aurait pas mis de l’ordre dans son esprit. Mais comment rester sereine alors que tout son être brûlait de revoir Terry ? Elle avait fait son calcul. Le voyage jusqu’au Havre devait durer six jours et même si elle repartait sans attendre, elle ne serait pas de retour avant deux semaines. De plus, elle ne pouvait pas abandonner Patty qui comptait sur elle. Non, décidément, elle devait se résoudre à attendre six semaines pour le revoir et devait prendre son mal en patience. C’était une raison supplémentaire pour ne pas lui en parler sinon elle culpabiliserait et la forcerait à repartir. Elle devait dès à présent se consacrer à son amie, apprécier la chance qu’elle avait d’être heureuse dans son cœur, et comblée en amitié. Pour la première fois depuis très longtemps, Candy éprouvait une joie sincère, réconfortante, dégagée de tout faux-semblant. Elle n’avait plus besoin de simuler. Elle était vraiment heureuse et comptait bien en apprécier les frissons jusqu’à son retour en Amérique.

*******



La traversée s’était déroulée parfaitement jusqu’à présent. « L’Epaulard », favorisé par le temps clément, naviguait à un bon rythme si bien que les prédictions de Cookie semblaient se réaliser. Si la météo se maintenait ainsi, ils devraient apercevoir très bientôt les côtes de l’Angleterre, et Terry avait du mal à cacher son impatience. On ne pouvait pourtant pas dire qu’il s’ennuyait sur le bateau. N’étant pas marin de métier, on lui avait assigné les tâches d’entretien de la coque, c'est-à-dire poncer, nettoyer, fixer, recouvrir de peinture la rouille pernicieuse qui rongeait sans arrêt le métal. Chaque matin, dès l’aurore, après le petit déjeuner, vêtu de sa combinaison de travail, il montait les vingt mètres d’escaliers extérieurs qui le séparaient de sa cabine, puis se mettait à travailler pour ne s’arrêter que lorsque le cuisinier sonnait la cloche du repas. Le soir, ils dinaient tous ensemble à la cantine, riant et partageant des histoires de leur vie, souvent passionnantes et émouvantes. Youri-le-mélomane se mettait alors à chanter des chansons de son pays, son accent slave, fort et lyrique, les emportait en l’espace de quelques notes, vers des contrées lointaines, fières et sauvages. Finalement, Youri n’était pas un mauvais bougre et Terry avait fini par l’apprécier, tout comme il s’était attaché à tous ses compagnons de voyage, de rudes et braves gaillards qui n’avaient pas de vie facile. Ils ne rentraient que deux fois par an dans leur famille, et passaient le reste du temps sur le bateau. Durant cette traversée, au contact de ces hommes qui ne se lamentaient jamais, Terry avait compris l’existence privilégiée dont il bénéficiait et se promit de ne plus jamais se plaindre sur son sort. Son métier n’était pourtant pas, contrairement aux apparences, des plus faciles, car il demandait beaucoup de travail, de concentration, de perfection, mais les récompenses qu’il recevait en retour lui semblaient exagérées, à la limite de l’indécence par rapport à ce dont il pouvait être témoin ici. Jamais ces hommes ne seraient adulés, glorifiés à leur arrivée au port alors qu’ils auraient traversé la mer, affronté des tempêtes pour rapporter des marchandises qu’on attendait impatiemment. Tandis qu’on le payait des sommes astronomiques pour apparaître sur scène et réciter un texte, avec beaucoup de talent certes, mais cela méritait-il une telle vénération ? Il enviait ces hommes qui se serraient les coudes, se soutenaient quand l’un d’entre eux allait mal, alors qu’il n’était entouré que de personnes qui rêvaient de prendre sa place, qui le jalousaient, le critiquaient, à un tel point qu’il se sentait en situation permanente de compétition, comme s’il devait faire ses preuves à chaque apparition. Mais au fond de lui-même, il savait qu’il ne voudrait changer cela pour rien au monde car son amour pour le théâtre dépassait toutes ces sournoiseries. Cette passion qui l’habitait avait été sa meilleure amie tout le long de ces années sordides qu’il avait traversées. Elle l’avait aidé à continuer à vivre bien qu’il en ait perdu le goût, l’avait accompagné, fidèle et discrète, et il se demandait ce qu’il serait devenu s’il ne l’avait pas eue. Mais pour la première fois ici, il ne se sentait plus seul, il se rendait compte qu’il était capable de se faire des amis, de bons copains qui ne voyaient pas en lui l’artiste célèbre, mais un simple jeune homme qui s’était forgé une armure pour mieux se protéger des tragédies de sa vie, et qui peu à peu, faisait tomber ses dernières défenses et laissait de côté son arrogance. Cookie partageait sa cabine avec lui et bien souvent, avant de s’endormir, ils se racontaient des moments de leur vie. Paradoxalement, Terry, peu loquace d’habitude, aimait se confier à lui, et ne tarissait pas d’histoires sur Saint-Paul et sur les moments grandioses où il avait fait enrager Candy. Cookie partait alors dans de grands éclats de rire qu’il étouffait rapidement quand on cognait rageusement contre leur cloison à cause du bruit qu’ils faisaient. Mais la plupart du temps, ils s’endormaient en pleine conversation, écrasés de fatigue.

La vie de Terry sur le cargo s’écoulait donc paisiblement. Par sécurité, certains endroits lui avaient été interdits, comme le pont d’amarrage au départ et à l’arrivée. Cookie lui avait d’ailleurs rapporté quelques anecdotes effrayantes, comme cet ancien collègue qui avait eu la jambe coupée par un revers brutal de la corde d’amarrage, ou cet autre qui avait eu l’extrémité du doigt tranchée, pris dans une des lourdes portes du navire. En de rares occasions, il se rendait à la timonerie d’où on avait la meilleure vue de tout le bateau. Les machines de contrôle étaient encore assez rudimentaires, mais cela n’empêchait pas de le passionner, admiratif devant le savoir-faire du capitaine et de son officier, capables de se situer dans la mer avec de simples cartes, papiers, crayons et compas. Parfois, il parvenait à avoir un moment de pause, et il aimait aller chercher l’air du grand large et pour cela, il devait emprunter une passerelle étroite au-dessus du vide et retrouver la passerelle extérieure. De là, il dominait la cargaison et l’horizon. Il aimait venir se placer à l’avant. De là, il recevait le vent en pleine figure, ses longues mèches brunes lui fouettant le visage qui avait perdu sa pâleur et acquis une jolie couleur dorée qui faisait ressortir l’éclat de ses grands yeux turquoise. Mais ce qu’il aimait surtout, c’était le spectacle qui l’attendait à cet endroit : le ballet des peintres, suspendus en l’air sur des balançoires reliées à des cordes elles-mêmes attachées au bastingage, qui remettaient une couche de peinture sur la coque du cargo. Cela lui rappelait les ouvriers new-yorkais qui construisaient les gratte-ciels, qui outre être de bons ouvriers devaient surtout être de bons grimpeurs et de bons équilibristes. Terry, par manque d’expérience, n’avait pas le droit de participer à ces travaux, mais il enviait ces marins qui pouvaient se balancer librement le long de la coque, rafraîchis par les embruns et accompagnés par les oiseaux de mer.

Mais ce soir là, la mer voulait les impressionner. Le soleil s’était enfui, le ciel s’était rapidement couvert, l’air s’était rafraîchi et l’horizon rétrécissait peu à peu.

- Hummmmmm… Nous allons avoir une belle tempête ! – lui dit Cookie alors qu’ils rentraient à l’intérieur.

Les lèvres recouvertes du sel que rejetait l’air marin, ce sel poisseux qui collait aux chaussures et qui se faufilait partout sur le navire, Terry alla vite se doucher et revêtir une tenue propre avant qu’il ne lui soit plus possible de tenir debout à cause des remous. Quand il rejoignit ses camarades à la cantine qui servait à la fois de salle à manger et de salle de repos, les ondulations de la houle se faisaient plus vigoureuses, le bateau tremblait. Il s’assit dans un coin et essaya de lire un livre, mais il dut vite abandonner, le tangage lui soulevant l’estomac. A l’extérieur, il faisait à présent nuit noire, on ne distinguait plus rien au loin. Le vent violent cinglait par rafales la coque et les vitres du cargo, renforcé par une pluie diluvienne qui s’écrasait avec fracas sur les parois. Le bateau suivait les mouvements des vagues, devenues gigantesques, faisant des piqués de plusieurs mètres en descente, si bien qu’il fallait s’accrocher à ce qu’on pouvait pour ne pas tomber et rouler dans la pièce, au risque de se blesser en se cognant. Soudain, une vague fut plus forte que les autres et secoua le navire comme s’il eut été d’un fétu de paille. Tout le monde dans la salle fut projeté dans tous les sens et quand Terry se releva, il se frotta la tête de douleur. Mais il n’eut pas le temps de vérifier si sa blessure était profonde car un homme noir de suie ouvrit la porte précipitamment en hurlant :

- Au feu !!!! Il y a le feu dans la salle des machines !!!!

Tout l’équipage se rua alors tant bien que mal vers les sous-sols. Déjà, une fumée acre et noire remontait et envahissait les étroits couloirs. La sirène d’alerte avait été actionnée et un vacarme assourdissant emplit le bateau. Cela hurlait de toute part et les consignes se mélangeaient aux ordres paniqués des supérieurs. Youri le baraqué était remonté sur le pont pour mettre en marche la pompe à eau tandis qu’en bas, on croisait les tuyaux chargés d’eau de mer pour arroser les flammes. On distinguait difficilement se qui se passait dans la salle des machines tant la fumée était épaisse. Cookie se mit alors en tête de se rapprocher du feu qui léchait les engins à vapeur pour mieux le circonscrire. Muni d’un simple foulard autour de la bouche et de sa lance à incendie, sourd aux appels de ses congénères qui lui intimaient de revenir, il pénétra dans la fournaise et disparut dans les nuages opaques. C’est à ce moment-là qu’une explosion retentit et ébranla fortement le navire. Terry, comme d’autres marins, subit de plein fouet le souffle de l’explosion, et se retrouva plusieurs mètres en arrière. Sonné par le choc, il peina à reprendre ses esprits. Le feu persistait dans la salle des machines, mais le pire venait d’arriver. L’explosion avait créé une brèche dans la coque et de l’eau commençait à s’infiltrer.

- Nous allons couler !!!! – s’écria quelqu’un derrière lui – Préparez les canots de sauvetage et lancez un SOS radio !!!

C’était la voix du capitaine, ferme et assurée, malgré le caractère tragique de la situation. Il fallait agir et sauver l’équipage avant tout. Le feu menaçait de tout faire exploser et il fallait quitter les lieux au plus vite. Mais au moment où il allait partir lui à son tour, Terry réalisa que Cookie n’était pas ressorti du brasier.

- Cookie !!!! – s’écria-t-il en repartant vers l’entrée de la salle des machines. Mais une poigne puissante le retint d’aller plus loin.
- C’est trop tard mon ami. Avec cette explosion, il ne doit malheureusement pas rester grand chose de Lucky – fit le marin en secouant tristement la tête - Il n’y a plus rien à faire sauf essayer de sauver notre peau. Dépêche-toi, viens !!!

Mais le jeune homme ne l’écoutait pas. Cookie était son ami, il ne pouvait pas l’abandonner ainsi. Il était en danger et il fallait qu’il aille à son secours !

Se dégageant vivement de l’étreinte du marin, il courut vers l’entrée de la chaufferie, et sans aucune hésitation, pénétra dans les flammes qui l’avalèrent tout entier, sous les yeux horrifiés du matelot.

*********



Cette nuit là, Candy se réveilla en sursaut. Elle était en larmes. Les images horribles de Terry cerné par les flammes qu’elle venait de voir en rêve lui semblaient si réelles qu’elle avait envie de hurler. Elle se leva, et alla, pantelante, se servir un grand verre d’eau à la salle de bains. Elle avait aussi très mal à la tête et avala un cachet d'aspirine. Elle aperçut sa mine défaite dans le miroir et passa la main dans ses cheveux emmêlés et moites. Elle savait qu’elle serait incapable de retrouver le sommeil après ce cauchemar. Alors, elle prit une douche et laissa couler longuement l’eau chaude sur ses jolies courbes, en espérant que cela l’apaiserait. Mais les images angoissantes et terrifiantes continuaient à la hanter. Elle avait besoin d’air frais et décida d’aller marcher sur le pont. Elle s’habilla rapidement, revêtit sa plus chaude veste et quitta sa chambre. En cette heure tardive de la nuit, elle ne croisa personne en chemin, longea la coursive puis poussa la première porte qui donnait sur le pont. Le ciel était bien dégagé et accueillait une lune presque pleine dont le halo argenté baignait d’une lumière laiteuse la promenade et la rendait facilement praticable. Candy sentit tout de suite l’air marin sur son visage et en gonfla ses poumons. On lui avait toujours dit que de respirer profondément et lentement était un excellent remède contre l’anxiété, mais au bout de quelques minutes de respiration appliquée, elle se dit que celui qui avait inventé ce précepte était soit un fieffé menteur, soit un incompétent de première, tant le résultat attendu se montrait contraire aux prescriptions. Pétrie d’inquiétude, tremblotante, elle se chercha une chaise longue sur laquelle elle pourrait s’installer. Elle en choisit une à l’abri du vent avec une vue plongeante sur le pont inférieur et sur la mer ondoyante à l’horizon. Elle prit la couverture qui était posée dessus, s’en recouvrit et s’allongea sur la chaise. La lune se reflétait sur les vagues comme dans un miroir, se déformait au gré des ondulations, silencieusement, comme pour ne déranger personne. Seul perçait dans la nuit, le léger frottement du navire sur les flots.

Peu à peu, le cœur de Candy battit moins fort et sa respiration prit un rythme plus régulier. L’atmosphère sereine des lieux opérait plus efficacement que ses efforts personnels. Elle essaya alors de se raisonner. Ce n’était qu’un mauvais rêve comme bien d’autres qu’elle avait eus auparavant. Et même si cela semblait réel, Terry ne pouvait pas se trouver dans une telle situation, entouré de machines en feu. Il était bien évidemment en sécurité à New York, à répéter une de ses pièces de théâtre. Ce mauvais rêve n’était qu’une représentation de sa crainte de le perdre de nouveau alors qu’elle venait de l’avoir retrouvé. Comme elle s’éloignait physiquement de lui, bien qu’elle eût ardemment souhaité être près de lui, tous ses doutes, toutes ses appréhensions se traduisaient de cette manière, et il fallait qu’elle chasse ces terribles images qui n’étaient que le fruit de son imagination. Pour se changer les idées, elle essaya de repenser à la traversée qui était sur le point de s’achever et sur les moments agréables qu’elle venait de passer. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas pris de vraies vacances. Etonnamment, son travail à la clinique du Dr Martin ne lui manquait pas et elle n’y pensait que rarement. Albert lui avait assuré que son remplacement était planifié de longue date, très bien organisé et qu’elle n’avait à s’inquiéter de rien. Alors, elle s’en était remis à ses bons conseils et avait pris la décision de profiter pleinement de ces semaines de repos. Patty était une compagne de voyage charmante. Elles s’amusaient beaucoup ensemble et participaient à de nombreuses activités proposées sur le bateau : baignades dans la piscine, parties de ping-pong, de deck-tennis, puis épuisées par leurs activités, elles s’accordaient de longs moments de lecture ou de paresse sur les transats, puis reprenaient des forces dans le grand salon autour de délicieux cocktails et de parties de bridge. Le soir, elles dinaient à la table du capitaine qui aimait s’entourer de jolies filles et de personnes fortunées. Elles avaient d’ailleurs choqué les convives quand elles avaient évoqué leurs métiers respectifs.

- Comment ??? – s’était offusquée la comtesse Pavlovitch – Vous travaillez ? Des gens de votre condition ???
- Et nous gagnons même notre vie grâce à cela… - avait répondu Patty, vexée, prenant plaisir à déconcerter l’aristocrate russe.
- Rassurez-vous, nous ne faisons cela que pour l’argent… - avait malicieusement renchéri Candy – Mais je dois vous avouer que je suis heureuse d’avoir été adoptée car malgré mon salaire, je n’aurais jamais pu m’offrir une aussi belle croisière !
- A… Adoptée ??? – s’était étranglée la comtesse.
- Oui, j’ai grandi dans un orphelinat, puis monsieur William André m’a adoptée à l’âge de treize ans alors que j’étais domestique chez ses cousins…

Un silence pesant s’était abattu sur la table, chacun fixant, gêné, son assiette. Mais soudain, pendant qu’un ange passait, un éclat de rire retentissant avait jailli à l’autre bout de la table. C’était Madame Margaret Brown alias Molly Brown, une richissime veuve, qui, bien qu’ayant réchappé du naufrage du Titanic, continuait à apprécier les croisières en bateau.

- Hohoho !!! Comme vous êtes amusantes toutes les deux ! Vous me rappelez la jeune femme que j’étais au même âge !

Candy et Patty s’étaient regardées, étonnées et ravies de ce soutien inattendu.

- Continuez ainsi mesdemoiselles ! Ne comptez que sur vous même et ne faîtes pas comme certains ou certaines ici qui vivent dans un passé révolu.

La comtesse avait tressailli devant l’allusion à peine voilée de la riche américaine.

- Et oui, madame, le monde change ! – avait poursuivi Mrs Brown, en insistant sur chaque syllabe - Les femmes travaillent, ont le droit de vote, et n’ont plus besoin d’un mari pour être autonome. Cette liberté vous fait-elle peur, comtesse ?

Embarrassée d’être aussi franchement interpellée, l’aristocrate ne lui avait point répondu et avait profité de l’arrivée providentielle des desserts pour détourner la conversation sur le thème de la gastronomie. Les autres invités s’étaient jetés hypocritement sur le sujet, ce qui avait accentué le malaise ambiant.

- Je parie qu’elle ne sait même pas se servir un verre de lait !... – avait marmonné Molly Brown en haussant les épaules.

Les regards de Candy, de Patty et de leur nouvelle amie s’étaient croisés, et elles avaient pouffé de rire comme des bienheureuses. Usant d'une vague excuse, elles avaient du reste précipité leur départ, et poursuivi leur conversation, à l’écart dans le petit salon, devant une tasse d’espresso bien chaud.

- Quelle bande de snobinards ! – s’était écrié Molly en secouant rageusement son éventail – Que connaissent-ils de la vie pour vous juger de la sorte ??? Ils ne sont bons qu’à compter leurs billets verts alors qu’ils n’ont aucune idée de ce que ça coûte de les gagner !
- Rassurez-vous Mrs Brown, ce genre de comportement ne m’est pas inconnu, mais il a cessé de me blesser depuis bien longtemps. – avait répondu Candy en souriant – J’ai eu de la chance d’être élevée par deux merveilleuses dames qui m’ont appris les vraies valeurs de l’existence et cela m’a beaucoup aidée par la suite. Ces gens sont plus à plaindre qu’à mépriser car ils ne seront plus rien sans leur fortune, alors que si je perdais tout, je sais qu’il me resterait des amis fidèles et sincères et un but dans la vie. J’ai aussi la chance d’avoir un père adoptif qui comprend et partage mes aspirations. Que pourrais-je demander de plus pour être heureuse ?
- Un fiancé peut-être ? – avait lancé Molly, l’œil brillant de malice – Vous n’en avez curieusement pas parlé. Jolie comme vous êtes, Candy, je suis prête à parier que vous avez l’embarras du choix et que vous vous faites désirer…

Le visage de Candy s’était soudainement assombri et elle avait baissé la tête, gênée. Remarquant son trouble, Mrs Brown s’était agitée sur son siège en soupirant, regrettant sa maladresse.

Quelque chose de terrible avait dû lui arriver pour qu’elle réagisse ainsi…

- Pardonnez-moi Candy, je ne voulais pas vous blesser – avait-elle bredouillé en posant une main réconfortante sur la sienne – Vous êtes si jeune, si jolie, que je n’aurais jamais imaginé que vous puissiez déjà souffrir des affres de l’amour. Il était soldat, c’est cela ? Il est mort à la guerre ?
- Fort heureusement non !… Mais toutes ces années sans lui furent comme si cela s’était passé ainsi… - avait tristement répondu Candy.
- S’était ???? – avait sursauté Patty en écarquillant les yeux, le cœur battant.
- Oh Patty ! – s’était exclamée Candy en se tournant vers elle, la voix chancelante et les larmes aux yeux – Je ne voulais pas t’en parler car cela ne veut peut-être rien dire mais… J… Je l’ai vu… Je l’ai vu sur le quai au moment où notre bateau quittait le port !!!
- Mon Dieu !!! – avait crié Patty, portant d’émotion ses mains à la bouche – Mais que faisait-il là ???
- Je crois… J’espère que c’est suite à ma visite chez lui peu de temps avant…
- Ta visite chez lui ? – l’interrompit Patty, dévorée de curiosité – Je t’en prie, Candy, Explique-toi ! Raconte-moi, raconte-nous tout ! Tu ne quitteras pas cette pièce avant de m’avoir, de nous avoir tout raconté !
- En effet, Candy, et je m’en assurerai ! – avait ajouté Mrs Brown, un sourire diabolique fendant son visage replet – Prenez votre temps mon enfant, mais surtout, n’oubliez aucun détail…

Candy avait obtempéré en gloussant. Elle avait d’abord expliqué grossièrement les raisons de sa séparation à Molly, puis s’était lancée dans son récit. Fébrile, elle avait décrit la découverte de l’endroit où Terry habitait, puis sa rencontre avec la gouvernante qui l’avait conviée à entrer chez lui, la visite de son appartement puis cette pièce avec le piano et surtout le tableau qui l’avait bouleversée au point de la pousser à s’enfuir. Et enfin, contre toute attente, la présence de Terry sur le quai, la joie des retrouvailles, les larmes versées, les regards échangés, alors que le bateau s’éloignait et les séparait une nouvelle fois…

Patty, toute tremblante, avait laissé couler des larmes de joie.

- Mon dieu, Candy ! Comme je suis heureuse pour toi ! Dès que nous arriverons au Havre, tu prendras le premier bateau et tu iras le retrouver au plus vite !!!
- C’est aussi pour cela que je ne voulais pas t’en parler, Patty. Il n’est pas question que je te laisse finir ce voyage seule ! Je tiens beaucoup à t’accompagner. Nous sommes parties ensemble, et nous reviendrons ensemble !
- Mais voyons, Candy ! N’es-tu pas impatiente de le retrouver après toutes ces années ???
- Je suis d’accord avec vous, Candy – était intervenue Mrs Brown, visiblement très émue par le récit de la jeune blonde – Il n’y a pas de raison pour que vous changiez vos projets. Il ne faut pas trop faciliter les choses à ce jeune homme. Il faut qu’il vous attende, qu’il compte impatiemment chaque jour avant vos retrouvailles. Elles n’en seront que meilleures, car croyez moi, ce garçon n’était pas sur le port par hasard, il n’était là que pour vous, ma belle ! Tout indique qu’il vous aime encore éperdument. Pourquoi garderait-il si précieusement tant de souvenirs de vous si ce n’était pas le cas? Arrêtez de douter et concentrez-vous plutôt sur ce merveilleux jour qui vous réunira bientôt.

Candy avait opiné sans rien dire, se contentant de sourire, d’un air rêveur. Son cœur s’était mis à battre plus vite, ses joues avaient rosi. Mais Molly, curieuse comme une pie, avait rapidement mis un terme à ses rêveries.

- Mais dîtes-moi, Candy. Quel est le prénom de ce mystérieux jeune homme ?
- Terry… Enfin... Terrence… - avait-elle répondu en rougissant.
- Terrence ?... Tiens, tiens… Cela me rappelle ce jeune comédien qui joue si divinement au théâtre et que j’ai vu plusieurs fois à Broadway !

Les joues de Candy s’étaient d’un coup enflammées et ses yeux s’étaient mis à briller de mille étoiles. La bouche de Molly Brown s’était aussitôt arrondie et ses yeux agrandis de stupéfaction.

- Oh mon dieu, Candy !!! Parlons-nous de la même personne ??? – s’était-elle écriée en riant nerveusement – Oh, comme je vous comprends à présent ! Haaaa ! Si j’avais votre âge, dieu m’est témoin que je serais folle de lui !

Et elle était partie dans un rire sonore qui avait attiré le regard désapprobateur des clients du salon. Les joues de Candy avaient viré au cramoisi tandis que de la buée s’était formée sur les lunettes de Patty, bouleversée par les révélations de son amie.

- J’adore les belles histoires d’amour ! La votre est si délicieuse qu’elle mérite d’être fêtée avec les honneurs ! Alors, champagne !!! – s’était exclamée la riche américaine en faisant un signe au serveur qui arriva quelques minutes plus tard les bras chargés d’un seau de glace et d’une belle bouteille à bouchon doré à l’intérieur.

La soirée s’était terminée dans les larmes, les fous rires et les bulles. Patty et Candy, peu habituées à boire de l’alcool, s’étaient vite retrouvées pompettes et avaient dû rapidement rejoindre leur cabine avant de perdre toute contenance. Elles étaient peut-être jeunes et célibataires, elles n’en restaient pas moins des Ladies, et Candy n’était pas certaine que la famille André eût apprécié de voir leur nom en grosses lettres dans la rubrique à scandale des journaux. Mrs Brown, quant à elle, encore très en forme, avait prolongé la soirée devant une partie de poker en compagnie de compatriotes, de riches industriels du Colorado.

Tout ceci venait de se dérouler quelques heures auparavant, et Candy rit intérieurement au souvenir de cette étonnante soirée. Mrs Brown était vraiment une femme très attachante, qui n’avait pas renié ses origines populaires malgré sa réussite sociale. Elle aimait choquer, remuer l’ordre établi et elle les avait fait bien rire avec ses remarques acides sur la haute société. C’était aussi une femme qui savait lever le coude et Candy s’étonnait encore d’avoir été si facilement entraînée. Il faut dire, à sa décharge, que le champagne était de grande qualité, du Cristal de chez Louis Roederer, qui avait été élaboré à l’origine pour le Tsar Alexandre II de Russie. Un vrai nectar, vineux, fin et fruité, dont une coupe avait suffi à lui faire perdre la tête ainsi que celle de Patty. Candy comprit alors que l’alcool qu’elle avait bu avait probablement eu une action sur ses rêves. Dans une situation normale, les hoquets qu’elle émettait encore par intermittence auraient dû la déranger. Cette fois-ci, bien au contraire, ils la rassuraient. Elle savait que même le meilleur des champagnes pouvait perturber le sommeil et entraîner des cauchemars. Elle trouvait ainsi une réponse à ses inquiétudes et cela la tranquillisa. Elle ferma les yeux, bercée par le roulis du bateau. Allongée sur le transat, bien lovée sous sa couverture, elle s’endormit tout doucement, sans rêves cette fois, mais définitivement apaisée.

*********



Le bruit de cris et de plongeons dans la piscine de l’étage inférieur la soutira de son sommeil. Elle ouvrit les yeux. Il faisait jour, des gens se promenaient déjà sur le pont, des enfants jouaient, le personnel et les officiers allaient et venaient à leurs occupations. Elle s’étira longuement puis se leva lentement. Sa tête lui faisait encore mal. Elle avait besoin d’une nouvelle aspirine et retourna dans sa chambre. En arrivant, elle remarqua que la porte de celle de Patty était ouverte et que la femme de chambre était en train d’y faire le ménage. Elle se servit un verre d'eau, avala rapidement son cachet, puis se mit en quête de son amie, qu’elle chercha d’abord dans la salle de restaurant où l’on achevait de servir le petit déjeuner, puis dans le salon de lecture, ensuite à l’extérieur sur le pont, mais ne la trouva point. Au bout de longues minutes de recherche, alors qu’elle parcourait pour la énième fois la promenade, elle devina, en voyant les côtes françaises grossir au loin, le lieu où devait se trouver son amie. Elle finit par l’apercevoir à l’écart, du côté de la proue du bateau qu'une haute et large cheminée dissimulait en partie. Appuyée contre la rampe, elle fixait l’horizon.

- Ah, Patty ! Je te cherchais partout !

La jeune enseignante se retourna et lui sourit tristement.

- J’espère que tu auras mieux dormi que moi cette nuit. Ce champagne a fait bien du dégât dans ma petite cervelle ! Ouille ! – fit Candy en se massant les tempes.

Mais Patty restait silencieuse, fixant la mer. Candy posa une main réconfortante sur son épaule.

- Patty… Je sais pourquoi tu es là… Si tu veux rester seule, dis-le moi, et je m’en irai, sinon, je veux bien te tenir compagnie en ce douloureux moment.
- Excuse-moi, Candy – répondit la jeune brune en soupirant – Je ne voulais pas me cacher de toi… Je voulais juste être ici, avec lui…

C’est donc ici que son avion s’est écrasé… C’est au-dessus de ces flots qu’Alistair est mort au combat, que son corps inerte a été englouti et repose…

Le cœur serré, Candy balaya d’un œil nouveau le paysage marin qui s’offrait à elle. Elle déplaça sa main vers celle de Patty appuyée sur la rampe et la pressa avec émotion.

- Je sais que les mots ne sont pas d’un grand soutien dans ces circonstances, Patty, mais je voulais que tu saches que je partage ta peine. Alistair me manque tellement à moi aussi !...

Contre toute attente, Patty lui renvoya un visage serein.

- Rassure-toi, Candy, j’attends ce moment depuis si longtemps ! Peux-tu imaginer ce que c’est que de ne pas pouvoir se recueillir sur la tombe de celui qu’on aime ? Je n’ai jamais eu envie de retourner sur celle où il est censé se trouver à Lakewood. Qu’irais-je faire là-bas alors que je sais que cette tombe est vide ? Même si je veux croire que son âme m’accompagne, même si parfois je le sens si proche que j’ai presque la sensation de pouvoir le toucher, j’aurais vraiment voulu voir où il repose. Et maintenant, je le sais… J’ignore pourquoi mais j’avais toujours imaginé cet endroit sombre, plongé dans les ténèbres, comme un gouffre infini, et je le découvre aujourd’hui scintillant sous le soleil et nuancé de couleurs sans cesse en mouvement. Tout comme ce qu’il était dans la vie, un être solaire qui illuminait nos existences par son esprit vif et sa gentillesse. Pendant toutes ces années, je n’ai jamais trouvé la force de venir jusqu’ici, mais avec toi, cette fois à mes côtés, j’ai senti que je pourrai le faire. Je n’ai qu’à te regarder, Candy, et je peux espérer que l’on se remet de tout, que l’on sort grandie de ses épreuves. Tu es la preuve vivante que l’on peut être meurtrie par la vie sans jamais cesser de l’aimer. Je voulais donc te dire que ma présence ici a pour ambition de me rapprocher d’Alistair mais aussi… d’en faire le deuil…
- Patty… - murmura Candy, les yeux troublés de larmes.
- Ne pleure pas Candy… Sois heureuse pour moi… - répondit Patty, la gorge nouée par l’émotion – Dieu sait combien j’aime Alistair ! Je l’aimerai jusqu’à la fin de mes jours ! Mais en m’approchant de ces côtes, de ces falaises qui l’ont vu tomber, mon cœur au lieu de se serrer, s’est allégé. Je me suis sentie rassurée, et l’angoisse, le chagrin qui me possédaient au début, se sont peu à peu envolés. J’ai eu l’impression qu’Alistair voulait me faire comprendre que je n’avais plus à m’inquiéter pour lui, que tout irait bien pour lui, tout comme pour moi. C’est comme si le voile noir qui ternissait ma vie s’était déchiré et que je redécouvrais les subtiles teintes de l’existence. J’ai l’impression de sortir d’un long sommeil, de voir et d’entendre de nouveau, comme une renaissance !
- Oh, Patty !!!! – s’écria Candy en la pressant contre son cœur – Tu ne peux pas imaginer la joie que tu me procures en disant tout cela ! J’ai tellement prié pour un jour entendre ces mots sortir de ta bouche !

Serrant plus fort son amie contre elle, elle sanglotait à la fois de joie et de tristesse. De joie, car elle n’aurait jamais espéré voir Patty renaître à la vie, et de tristesse aussi, car la perte d’Alistair avait laissé un vide incommensurable en elle, vide difficile à combler. Alistair… Son compagnon des mauvais jours, qui avait toujours trouvé l’invention ou le bon mot pour la dérider. Elle avait conservé précieusement la boite à musique qu’il lui avait donnée sur le quai de la gare avant qu’elle parte rejoindre Terry à New-York. Cette jolie musique qui, dès qu’elle l’entendait, la réconfortait, la consolait comme il savait si bien le faire quand il était là, près d’elle. Etrangement, il lui sembla entendre distinctement cette mélodie à travers le vent léger qui caressait son visage. Elle se redressa. Au même moment, une mouette passa au-dessus d’elles, les frôlant presque, et laissa échapper quelque chose qui tomba en virevoltant aux pieds de Patty. Elle se baissa pour le ramasser. C’était une fleur blanche à cinq pétales avec en son centre un pistil de forme curieuse. Et un sourire ému se dessina sur ses lèvres.

- C’est une fleur d’orchidée… - bredouilla-t-elle en la montrant d’une main tremblante à Candy – C’est ma fleur préférée… Alistair m’en offrait souvent car il savait que je les adorais.
- Les orchidées ne poussent pas en pleine mer et certainement pas le long des côtes françaises, Patty… - observa Candy, toute frissonnante du phénomène surnaturel qui se déroulait sous ses yeux.
- En effet… Oui… - murmura Patty en tournant la tête vers la côte, tout en portant la fleur à son cœur.

Candy se rapprocha d’elle et posa affectueusement son bras autour de ses épaules. Fixant à son tour l’horizon, sa tête posée contre la sienne, elle lui dit d’une voix détendue :

- Tu peux avoir le cœur en paix à présent, Patty. Tu viens de recevoir le plus beau des messages d’amour, ne crois-tu pas ?

Une larme brulante roula sur la joue de la jeune brune qui acquiesça, le menton tremblotant.

- O… Oui… Je sais désormais qu’il est heureux là où il est… C’est ce qui compte pour moi…
- Tu vas pouvoir penser à toi maintenant, mon amie. Je suis sûre que c’est ce que veut Alistair. Par je ne sais quel miracle, il est parvenu à te faire un signe. Tu es bénie des dieux, Patty !!!
- Je me demande… Je me demande pourquoi il… Pourquoi il ne s’est pas manifesté avant ?
- Parce que tu n’étais pas prête. Parce que peut-être, il n’en était pas à son premier essai mais que tu ne l’entendais pas… Quand on sombre dans le chagrin, on devient sourd et aveugle, on perd ses repères, tout ce qui nous relie à la réalité. Et quand on retrouve tout cela, qu’on retourne à la lumière, on est ébloui par cet afflux de sensations, d’impressions qu’on avait oubliées. Mais quelle joie de pouvoir savoir qu’on n’a pas été abandonnée !...

Candy lui raconta alors ce qui s’était passé en Ecosse avec Terry, quand ce dernier l’avait obligée à monter à cheval alors qu’elle en éprouvait une peur épouvantable depuis l’accident d’Anthony. Pendant de longues minutes, elle avait hurlé sa terreur, hurlé le nom d’Anthony, puis peu à peu, elle s’était mise à écouter la voix devenue tendre de Terry, à sentir les battements de son cœur contre son corps, à ressentir la vie qui était en lui. Il sentait l’herbe fraîchement coupée. Sa poitrine était brûlante. Ses paroles raisonnaient à ses oreilles comme si c’était hier.

- Ouvre les yeux, Candy ! Ouvre les yeux tout grand. Ne regarde plus vers le passé, regarde devant toi !

Et quand elle les avait rouverts et constaté la vie autour d’elle, il avait conclu :

- Anthony est mort, mais nous, nous sommes là Candy. La vie est la plus forte et les souvenirs doivent laisser place à la réalité. Et la réalité, c’est toi et moi…

En entendant ces mots, elle avait senti renaître l’espoir, un espoir qu’elle avait cru à jamais perdu. Mais le plus merveilleux dans tout cela, c’est qu’en regardant un peu mieux les arbres qui l’entouraient, elle avait aperçu, mêlé aux lumières qui traversaient le feuillage, le doux visage d’Anthony. Un visage souriant et serein qui voulait lui dire que tout irait bien désormais. En s’ouvrant de nouveau à la vie, elle était parvenue à entendre et à voir ce dont elle avait été incapable auparavant, quand elle était murée dans son désespoir. Patty faisait à présent la similaire expérience et elle se réjouissait d’avoir été présente à ce moment là, car elle pourrait toujours la rassurer en cas de doute, et lui certifier que ce qu’elle venait de vivre était bien réel.

Cette dernière eut alors une phrase qui la décontenança.

- Je pense que toi aussi, tu es prête, à présent… - fit-elle en lui remettant une enveloppe qu’elle venait de sortir de la poche de sa veste.
- Qu… Qu’est-ce que c’est ? – bredouilla Candy, chancelante, en reconnaissant toute de suite l’écriture raffinée de Terry.
- Il me l’a confiée il y a quelques semaines de cela. Pardonne-moi de ne pas te l’avoir donnée plus tôt… Mais il voulait que je m’assure que tu étais bien prête pour cela. Il ne voulait pas que tu te sentes obligée envers lui. Tu semblais si indifférente que je ne voulais pas t’influencer en quoi que ce soit. Mais ce que tu nous as raconté hier m’a rassurée et a conforté ma décision.
- Une lettre de Terry… - fit Candy à haute voix comme pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Les larmes brouillaient sa vue et elle serra plus fort la lettre entre ses doigts de peur de la laisser tomber et qu'elle soit emportée par la brise – J’ai tant espéré au fond de mon cœur qu’il m’écrierait un jour. Je n’ai jamais eu le courage de lui envoyer la mienne. Oh, Patty ! J’ai l’impression de rêver !…
- On non, Candy, tu ne rêves pas ! Je suis si heureuse d’être son messager ! Voir ton visage s’illuminer, t’entendre prononcer son nom sans que ta voix s’étrangle de chagrin, est la plus belle des récompenses. Dépêche-toi, Candy ! Dépêche-toi d’aller lire cette lettre ! Que fais-tu encore plantée là, allons ???

Candy déposa rapidement un baiser reconnaissant sur la joue de son amie et s’enfuit en courant vers sa cabine. Son cœur battait à tout rompre, il lui semblait qu’il allait éclater ! Elle courait dans les coursives sans les reconnaître, l’esprit vidé de toute pensée. Arrivée devant la porte de sa suite, elle mit un long moment à insérer la clé dans la serrure tant sa main tremblait. Elle entra enfin et ouvrit tout en grand la baie-vitrée. L’air frais pénétra dans la pièce et l’aida à émerger de sa torpeur. Elle ouvrit le tiroir de son secrétaire et en sortit un coupe-papier en ivoire, usant de sa lame pour déchirer le repli de l’enveloppe. Une feuille d’un jaune pâle se trouvait à l’intérieur, une seule page dont la couleur rappelait les jonquilles du parc de Saint-Paul, ce carré de fleurs sur lequel elle avait trébuché en tombant sur Terry qui s’y était allongé.

- Eh bien, je sais que je te plais beaucoup mais je n’imaginais pas que tu essaierais de me séduire de cette façon !... – lui avait-il lancé, moqueur, tout en entourant sa taille de ses bras.

Rougissante, elle l’avait repoussé brutalement.

- J’ai failli te marcher dessus, Terry !!! Tu es comme les pierres, tu te mets n’importe où !!!!
- Les pierres ne sont pas sensibles au parfum des jonquilles…

Candy soupira de mélancolie en se remémorant ce délicieux souvenir.

Terry parmi les fleurs… Quel spectacle cocasse !

Ses yeux se posèrent une nouvelle fois sur la lettre. Fébrilement, elle sortit la feuille de l’enveloppe. Son cœur se remit à battre furieusement, assénant douloureusement ses coups contre sa poitrine. Une peur incontrôlable la retenait de lire le contenu de la lettre, comme si en le faisant, elle allait rompre l’enchantement. Il lui avait tellement manqué !... Un seul geste d’elle à présent et cette absence s’évanouirait. Cela lui semblait irréel ! Enfin, réunissant tout son courage, elle prit la lettre entre ses mains et ce qu’elle en découvrit la remua jusqu’au fond de son être.

"Chère Candy,

Comment vas-tu ?

Je voulais attendre pour t'écrire qu'un an se soit écoulé après la mort de Suzanne... Puis, pris de doutes, j’ai encore laissé passer six mois.

Mais à présent, muni de tout mon courage, je t'envoie cette lettre pour te dire que pour moi, rien n’a changé.

Je ne sais pas si tu liras un jour ces mots, mais je voulais à tout prix que tu le saches.

T.G.


Candy resta un long moment pétrifiée sur le bord de son lit, incapable de penser correctement. En lisant ces lignes, il lui avait semblé qu’il était assis à côté d’elle et qu’elle entendait sa voix grave et profonde lui murmurer tendrement ces mots. Il lui avait semblé si proche qu’elle pouvait sentir un parfum léger de jonquilles l’envelopper. Elle soupira de contentement.

- Oh, Terry !... Moi non plus, je n’ai pas changé… Ta lettre est très courte mais je n’ai pas besoin que tu m'écrives de longues lignes pour comprendre ce que tu veux me dire. Terry, mon amour… Tu hésitais, tout comme moi… Pourquoi avons-nous si peur l’un de l’autre ? Pourquoi ne sommes-nous pas capables de faire un pas l’un vers l’autre ? Crains-tu autant que moi que cet espoir soit réduit à néant, comme il l’a déjà été une fois ? Oh Terry, j’aimerais tant être près de toi et briser cette fatalité qui nous a trop longtemps éloignés. J’aimerais tant, Terry !....

Elle bascula en arrière et se laissa choir sur le lit, les bras en croix. Etourdie, ivre d’émotions nouvelles, elle ferma les yeux sur le plafond qui tournoyait au-dessus d’elle, et se laissa aller à rire, timidement au début, puis de bon cœur ensuite. Elle s’émerveillait des sons qui sortaient de sa gorge, empreints d’une gaieté, d’une légèreté qu’elle n’avait plus entendues ni ressenties depuis une éternité. Elle était amoureuse et n’avait jamais autant éprouvé de joie d’être dans cet état…

********



Le lendemain, au petit matin, un train quittait la gare du Havre, avec à son bord deux jeunes et aventureuses américaines. Dans quelques heures, après un voyage de plus de deux cent kilomètres, elles arriveraient à Paris pour prendre l’Orient-Express qui devait les mener à Venise. Confortablement installées dans leur compartiment personnel, elles regardaient le paysage défiler à travers la fenêtre. Le littoral normand s’était effacé pour des terres blondes, des bocages vallonnés, des forêts de hêtres et de pins. Le tracé du chemin de fer suivait la Seine et traversait plusieurs fois le fleuve, ce qui avait nécessité la construction de viaducs dont le plus long atteignait cinq cent vingt mètres. Les deux amies se divertissaient à chaque passage sur l’un de ces ouvrages d’art d’où elles avaient une vue dominante sur la large rivière qui serpentait des dizaines de mètres plus bas.

Balancée par le roulis du train, la tête appuyée contre la vitre, Candy somnolait. Depuis son départ de New-York, elle dormait très mal, trop excitée qu’elle était par le regain d’espoir que cela avait suscité en elle de revoir Terry, espoir décuplé après la lecture de sa lettre. Sur le moment, elle avait pensé plier bagages et rebrousser chemin jusqu’à l’ile de Manhattan. Mais elle s’était rapidement ravisée. Comment aurait-elle pu se rendre chez Terry et sonner à sa porte, avec pour tout prétexte de brèves retrouvailles sur le quai d’un port, et quelques lignes sur une feuille de papier ? Bien entendu, au fond d’elle-même, cela suffisait amplement pour qu’elle courût le rejoindre, mais elle n’avait pas oublié que ce n’était pas de cette façon que devait se comporter une vraie Lady. Car avec les années, c’était bien ce qu’elle était devenue : une magnifique jeune femme au maintien et à l’élocution parfaite, et qui, loin d’avoir renié ses origines, en avait retiré le meilleur pour l’intégrer aux exigences de sa condition d’héritière des André. Elle était la fille unique d’Albert et avait su s’en montrer digne, en observant, écoutant, apprenant et appliquant à la lettre les leçons de conduite qu’on lui avait enseignées. Faisant fi des mauvaises langues, elle s’était rapidement adaptée à ses nouvelles obligations tout en y apportant une grâce qu’elle n’aurait jamais soupçonnée, une grâce naturelle qui ne demandait qu’à être révélée.

Pourtant, Terry s’était moqué d’elle en Ecosse quand elle lui avait dit qu’elle avait l’intention de devenir une Lady pour faire honneur au grand-oncle William.

- Toi, une Lady ? Cela ne t’irait pas du tout ! – lui avait-il rétorqué le plus naturellement du monde.

Il ne s’était pas rendu compte à quel point il l’avait blessée en disant cela. Lui, comme tout le monde autour d’elle, avait bénéficié d’une excellente instruction, d’une connaissance parfaite des bonnes manières et elle avait souffert régulièrement de ces lacunes car elles avaient été bien souvent source de malentendus. Malgré cela, elle avait charmé Terry, mais elle voulait qu’il connût d’elle cette qualité qu’elle avait développée, améliorée avec le temps. Elle voulait qu’il soit fier d’être à ses côtés et non pas qu’on lui rappelât en permanence ses origines modestes. Elle se demanda néanmoins s’il saurait apprécier ce changement qui s’était opéré en elle. Elle n’était plus cette élève de Saint-Paul qui faisait le mur à la nuit tombée et qui grimpait aux arbres comme un chimpanzé. Presque dix ans s’étaient écoulés depuis cette période. Elle avait acquis depuis une certaine maturité, qu’elle exerçait à travers son métier d’infirmière, mais elle était aussi un membre important d’une famille de la haute- société de Chicago, respectée et honorée. Saurait-il retrouver la vraie Candy dans tout cela ?

Et Terry, avait-il changé lui aussi ? Il prétendait le contraire dans sa lettre mais la tragédie qu’ils avaient connue tous deux avait certainement laissé des cicatrices. Aimerait-elle ce qu’elle découvrirait de lui ? Tout ceci exigeait une longue réflexion. C’est pourquoi elle appréciait ce voyage avec Patty. Cette dernière avait pourtant insisté pour qu’elle reparte tout de suite, mais Candy lui avait affirmé sa détermination. Elle voulait tirer profit de ces quelques semaines, loin de tout ce qui pourrait lui rappeler Terry, pour réfléchir sur sa situation. Elle voulait ardemment le revoir, mais pas dans ces conditions. Mrs Molly Brown lui avait bien fait entendre que la précipitation était mère de bien des déconvenues et elle savait qu’elle avait raison. La patience allait devenir sa meilleure conseillère jusqu’à son retour en Amérique, mais elle admit intérieurement qu’il lui en faudrait une bonne dose tant la seule évocation de Terry la rendait vulnérable à toutes les tentations.

Elle posa affectueusement les yeux sur Patty, calmement penchée sur son ouvrage de broderie : un bavoir pour le futur bébé d’Annie. Elle se dit que ce n’était pas une mauvaise idée d’occuper ses mains. Un peu d'activité manuelle libèrerait son esprit tourmenté. Elle fouilla dans ses affaires et retira une ébauche de tricot qu’elle avait, elle aussi, commencée en prévision de la naissance prochaine. Elle tendit à la lumière du jour ce qui était censé ressembler à un gilet et se désola du résultat : à défaut de symétrie, il serait très aéré pour les chaudes journées d’été, considérant la largeur de certaines mailles qui laissaient passer aisément un doigt ou deux. Elle approcha le tricot de son visage et s’amusa à regarder à travers l’un des orifices. Se faisant, elle croisa le regard de Patty qui venait de lever la tête. Les yeux de cette dernière s’agrandirent de surprise et elle éclata de rire. Candy se mit à rire à son tour, emporté par les tressautements d’épaules de son amie. Elles riaient si fort qu’on pouvait les entendre dans tout le wagon si bien qu’elles ne remarquèrent pas les sifflets de la locomotive qui annonçaient leur arrivée prochaine à la gare de Paris-Saint-Lazare…

*******



Quand Terry ouvrit les yeux, son corps lui faisait si mal qu’il lui sembla qu’un immeuble de dix étages s’était écroulé sur lui. Il était allongé sur un lit et une odeur désagréable de pharmacie flottait dans la pièce. Sa vision était trouble et il ne discernait que de vagues formes qui se détachaient dans la lumière du jour. Une silhouette s’approcha de lui, vêtue d’une blouse blanche et chapeauté d’une coiffe de même couleur qui retombait sur sa nuque.

- Candy… - murmura-t-il d’une voix presque inaudible.

La silhouette sursauta, s’approcha un peu plus et s’écria en se redressant :

- Il se réveille ! Il se réveille ! Vite ! Allez en informer Monsieur !!!!

Le jeune homme entendit alors des pas précipités dans le couloir, puis quelques instants plus tard, le son d’une voix familière, qui le fit tressaillir malgré son engourdissement.

- Comment va-t-il ? - s'enquit la voix, fébrile.
- Il vient tout juste de se réveiller, Monsieur…

Terry tourna la tête vers la voix et, malgré la confusion qui ralentissait ses pensées, il parvint peu à peu à en distinguer les traits : un costume sombre, un port altier, des cheveux grisonnants contrastant avec la fine moustache noire qui recouvrait une lèvre supérieure de grand séducteur, lui conféraient une allure hautement aristocratique et distante, reconnaissable entre toute.

- Père… - gémit Terry dans un souffle.
- Terrence… Mon fils… - répondit le Duc de Grandchester.

Le manque de sommeil avait creusé les traits de son visage et veiné de rouge son regard sévère. Il posa une main affectueuse sur le bras de Terry, qui frissonna d’étonnement.

- Bienvenue Terrence, bienvenue dans le monde des vivants…

Fin du chapitre 4



Edited by Leia - 4/3/2016, 16:32
 
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view post Posted on 16/12/2011, 18:46
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Lettres à Juliette

Chapitre 5 - première partie



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- Je ne sais pas comment tu peux manger ça !... – lança Patty d’un air dégouté tandis que Candy se régalait d’un plat d’escargots au beurre persillé. Cette dernière, occupée à déloger le gastéropode de sa coquille lui répondit, un sourire gourmand aux lèvres.
- Tu devrais y gouter Patty, c’est très bon !
- Non merci, sans façon ! Rien que l’idée de porter à la bouche une de ces limaces me donne envie de vomir.
- Tu devrais chasser cela de ta tête. C’est excellent ! Ces français sont vraiment doués pour la cuisine !
- Ils sont surtout doués pour nous faire manger n’importe quoi ! Quand je pense qu’au déjeuner déjà tu commandais des cuisses de grenouilles, et que ce soir, tu dévores ces bêtes à cornes, je suis soulagée de savoir que nous prenons le train demain matin, car je n’aurais pas supporté un autre plat de cet acabit.
- C’est quand même dommage… - fit Candy, un soupçon de regret dans la voix – mais j’aurais bien aimé goûter à la tête de veau sauce gribiche et aux tripes à la mode de Caen. Hummmm !
- Oh, décidément Candy, tu es incorrigible ! Je me demande si tu ne le fais pas exprès pour me faire enrager !

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Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de la jeune blonde qui prenait plaisir à taquiner son amie. D’humeur espiègle, elle s’amusait à jouer avec la sensiblerie de Patty, peu attirée par les curiosités culinaires. Mais remarquant qu’elle avait à peine touché à son plat, elle s’en voulut d’avoir contrarié son appétit.

- Excuse-moi, Patty, je ne voulais pas te dégouter de manger. Nous avons tellement de chance d’avoir ce soir une table chez Maxim’s. Je regrette d’avoir gâché ton plaisir, pardonne-moi – fit-elle, contrite.
- Ne t’en fais pas, ce n’est pas ta faute. Je suis un peu barbouillée ces jours-ci. Mon estomac ne s’est pas encore habitué à tous ces changements de nourriture.
- Tu crois qu’il fera un effort pour un dessert ? J’ai vu sur la carte qu’ils proposaient de la tarte Tatin. J’ai entendu dire que c’était délicieux !
Excellente proposition ! J’ai eu l’occasion d’en manger une fois, et c’est vraiment très bon.

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Candy fit un signe au serveur pour lui passer commande lequel arriva sans attendre, arborant un virginal tablier blanc, ceinturé à la taille.

- Une tarte Tatin pour ces demoiselles. Excellent choix ! - dit-il en inscrivant la commande sur un petit carnet.
- Mon amie a l’estomac un peu dérangé. Ce n’est pas trop lourd au moins ? – s’enquit Candy, soucieuse, dans un français un peu malhabile. Les cours de français de Saint-Paul étaient bien loin déjà et lui revenaient difficilement en mémoire.
- Lourd ??? Ce sont juste quelques morceaux de pommes caramélisées recouverts d’une pâte feuilletée. Celle du chef est un remède à tous les maux, vous verrez !
- Dans ces conditions, j’ai hâte d’être guérie ! – fit Patty en gloussant.
- Nous la servons généralement avec un léger soupçon de crème fouettée – fit remarquer le serveur.
- Puisque vous avez précisé « léger », cela ne devrait pas nous faire de mal… - ajouta Candy, l’œil pétillant de malice.
- Mademoiselle, ici, nous ne faisons que du bien. C’est écrit dans le règlement du restaurant !
- Je vais donc vous prendre au mot, monsieur, et j’attends de vous de redonner l’appétit à mon amie.
- Considérez votre souhait exaucé ! – répondit le serveur en les saluant de la tête. Puis il se dirigea rapidement vers les cuisines.

Assise sur la banquette, Candy s’étira discrètement en soupirant. Elle n’osait avouer à Patty qu’elle mourrait d’envie d’enlever ses souliers qui la faisaient souffrir atrocement. Elles avaient tellement marché dans Paris depuis leur arrivée, que ses pieds avaient triplé de volume. Comme elles ne prenaient l’Orient-Express que le lendemain, elles avaient voulu profiter de ces deux jours dont elles disposaient pour visiter le plus de lieux possibles, et à présent, alors qu’elles dinaient dans un des plus luxueux et convoités restaurants de la ville, ses jambes et ses pieds lui rappelaient douloureusement tout ce qu’elle leur avait fait subir.

Elle ne regrettait pas cependant ces deux folles journées dans la capitale : l’étourdissant point de vue de Paris du haut de la tour Eiffel, le quartier de Montmartre avec ses peintres et ses saltimbanques, les Champs-Elysées et son arc de triomphe à la gloire de Napoléon. Elles avaient d’ailleurs été très bouleversées en découvrant sous l’imposant monument, la tombe du soldat inconnu, un soldat dont l’identité n’avait pu être reconnue et qui avait participé à la première guerre mondiale. Cette tombe représentait symboliquement tous les soldats tués au cours de cette guerre, et les deux jeunes femmes avaient eu une pensée très émue pour tous ces jeunes hommes, parfois des adolescents, morts au combat. Le souvenir d’Alistair s’était fait à ce moment là encore plus vif et douloureux. Une flamme éternelle était allumée devant la tombe et ravivée chaque soir en fin de journée (et l’est toujours de nos jours), et cela réchauffa le cœur de Candy de savoir que son tendre ami, ainsi que bien d’autres compagnons d’infortune, n’avaient pas été oubliés.

Aujourd'hui, elles s’étaient aussi promenées dans le jardin des Tuileries puis avaient poursuivi par le musée du Louvres car Patty tenait absolument à voir de ses propres yeux le célèbre tableau de Léonard de Vinci : la Joconde. Ledit tableau se trouvait sous haute surveillance depuis le vol dont il avait été victime en 1911. Il avait fallu plus de trois ans d’enquête pour le retrouver en Italie, et ce n'avait été qu’en 1914 qu’il était revenu solennellement en France. Peint sur un panneau en bois de peuplier, le visage de Mona Lisa avait coutume de laisser perplexe bien des admirateurs par le mystère qu’elle dégageait. Cela n’avait pas été différent pour Patty qui était restée un long moment à contempler l’œuvre du génial artiste italien.

- Tu sais que certains historiens prétendent que la Joconde serait un homme ? – avait-elle chuchoté à l'oreille de son amie, laquelle commençait à s'impatienter.
- Qui sait !... – avait répondu Candy en prenant un air pensif – Ne trouves-tu pas qu’ils se ressemblent tous sur ces tableaux ? On dirait qu’ils sont issus de la même famille…
- Cela doit être les conséquences des unions consanguines… - avait gloussé Patty en grimaçant de dégoût – Les mariages entre cousins étaient communs à cette époque…
- Les Legrand ont alors dû hériter des mêmes coutumes avec leur idée saugrenue de me faire épouser leur illustre fils. Bien que n’ayant aucun lien du sang avec moi, il reste bel et bien mon cousin !...
- Arrête, je vais faire des cauchemars cette nuit ! avait ricané Patty.
- Tu as raison, je frissonne moi aussi rien qu’à l’évocation de cet âne bâté de Daniel. Brrr !
- Viens, allons donc nous réchauffer à l’extérieur. Paris sous le soleil de juillet est vraiment magnifique et je ne veux pas en perdre une miette.
- En parlant de miette, j’ai un petit creux. J’aimerais bien goûter à leur célèbre sandwich au beurre et au jambon.
- Ma parole, Candy, tu ne penses qu’à manger !!! Cela ne fait pas deux heures que nous sommes sorties du restaurant !
- Tout est si bon ici Patty ! Tu ne peux pas me le reprocher !
- Ce que je te reproche, c’est de ne pas prendre un gramme malgré tout ce que tu engloutis ! Si je suivais ton rythme, je serai devenue aussi grosse qu’une baleine !
- Ecoute, coupons la poire en deux ! – avait-elle proposé en lui montrant une page de leur guide touristique – Prenons le Métropolitain pour le quartier Saint-Germain. Nous pourrions siroter une citronnade à la terrasse du café de Flore, et moi gouter à ce fameux jambon-beurre – avait-elle ajouté en lui donnant un léger coup de coude complice. Ensuite, nous pourrions fouiner dans les librairies qui pullulent là-bas. Le guide dit qu’on peut y découvrir de vraies petites merveilles.
- Bonne idée ! Finalement, ton appétit d’ogre a certains avantages…
- Tu vois bien !...
- Ne tardons pas alors, l’après-midi est déjà bien avancée !

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Les deux amies avaient donc achevé leur journée dans le quartier Saint-Germain-des-prés, lieu d’attraction de l’élite intellectuelle, où les plus grands philosophes, écrivains, et comédiens se réunissaient pour refaire le monde. A la terrasse du café de Flore, Candy n’avait pas tardé à commander le fameux sandwich et l’avait dévoré en quelques minutes. Elle ne savait pas qu’en réalité, cette baguette de pain fendue sur toute sa longueur, tartinée de beurre et à l’intérieur de laquelle était placée une tranche de jambon de porc cuit, était (et l’est encore) l’archétype du repas des travailleurs qui avaient coutume de le manger à midi dans les bistrots.

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Enfin repue, Patty l’avait entraînée chez les bouquinistes dont les échoppes exhalaient d’agréables odeurs de vieux papiers. Elle y avait finalement trouvé une première édition des Misérables de Victor Hugo, un de ses auteurs favoris, et s’était empressée de l’acheter. Puis, elles avaient repris le chemin de retour vers le Ritz, leur hôtel situé sur la place Vendôme où elles séjournaient. Après s’être prélassées dans un bon bain et changé de toilette, elles s’étaient rendues chez Maxim’s, où Albert leur avait réservé la meilleure table. Candy et Patty n’avaient de cesse de s’émerveiller du soin qu’il avait porté à l’organisation de ce voyage, et se demandaient comment elles pourraient le remercier de tant de largesses. Mais pour le moment, elles dégustaient une délicieuse tarte Tatin qui ne faisait qu’accroître leur gratitude envers lui. Candy regrettait déjà de devoir quitter si rapidement la ville des Lumières mais devinait que les surprises qu’il lui avait réservées n’étaient pas terminées, lesquelles ne pourraient que se conclure en apothéose dès qu’elle aurait retrouvé Terry. Elle ignorait malheureusement que, bien qu’il se trouvât plus proche d’elle qu’elle le croyait, ces retrouvailles devenaient incertaines et peut-être impossibles, freinées par un destin cruel qui semblait n’avoir plus aucune limite…


Fin de la première partie du chapitre 5



Edited by Leia - 19/6/2015, 13:41
 
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Chapitre 5 - 2ème et 3ème partie



Terry se regarda dans le miroir de son cabinet de toilette et réajusta sa cravate. Ayant tout perdu pendant le naufrage, son père lui avait fait parvenir de nouveaux vêtements afin qu’il puisse s’habiller décemment dès que son état le lui permettrait. Cela faisait trois jours qu’il s’était réveillé dans la chambre du South Devon Hospital de Plymouth, et bien que son corps fût encore tout endolori, il se rétablissait doucement. Il n’avait gardé qu’un souvenir partiel de l’accident et ce qu’il retenait de la suite des évènements était issu du récit que lui avait fait le Duc, qu’il tenait à son tour de l’équipage survivant.

Il se rappelait qu’au moment où il avait pénétré dans la chaufferie, il avait été surpris par l’épaisse fumée noire qui l’empêchait de voir distinctement autour de lui. Mais rapidement, les émanations de pétrole en combustion avaient rendu l’air irrespirable, si bien qu’il lui fallait retrouver Cookie au plus vite et s’échapper de là. Il l’avait appelé à plusieurs reprises sans aucune réponse en retour tout en cherchant à tâtons la présence de son ami. L’eau qui s’était infiltrée dans la brèche montait dangereusement et menaçait de provoquer une nouvelle explosion. D’autre part, l’oxygène commençait à lui manquer et la tête lui tournait. S’il ne le retrouvait pas rapidement, il allait certainement perdre conscience et tous les deux périraient dans les flammes ou asphyxiés. Alors qu’il était en train de perdre espoir, il avait senti qu’il butait sur quelque chose. Il s’était baissé, bras tendus, et avait découvert une forme allongée inanimée : Cookie ! Sans plus attendre, il avait entrepris de soulever le corps, mais les forces lui manquaient à cause du manque d’air. La tempête continuait à secouer le bateau dans tous les sens, et l’envoyait cogner brutalement contre les machines et lui faisait perdre l’équilibre. A plusieurs reprises, le choc avait manqué lui faire perdre Cookie, si bien qu’il s’accrochait désespérément à lui car il savait que s’il le lâchait, il serait incapable de le retrouver. Ses poumons lui brulaient douloureusement. Il devait agir vite. Réunissant le peu de force qu’il lui restait, il avait recommencé à traîner Cookie vers la sortie qu’il devinait à peine, loin derrière lui. Il progressait lentement en partie à cause de l’eau qui le freinait, mais surtout à cause de la fumée épaisse qui l’empêchait de respirer. A bout de souffle, les poumons à la limite de l’explosion, il était enfin parvenu à sortir de la fournaise entrainant avec lui son ami, toujours inconscient. Puis, il avait perdu à son tour connaissance et ne s’était réveillé que deux jours plus tard dans cette chambre d’hôpital. On lui avait raconté qu’un bateau canadien avait capté leur message de détresse et était venu à leur rescousse. Il s’était ensuite dirigé vers le port de Plymouth, ville d’Angleterre la plus proche susceptible d’avoir un hôpital. En arrivant aux urgences, Terry avait été enregistré sous le nom de Baker car c’était sous ce pseudonyme que l’équipage le connaissait. C’est en remarquant la chevalière en or qu’il portait à la main droite, que le médecin qui était venu l'examiner, avait deviné qu’il n’avait pas affaire à un marin ordinaire. Il lui avait ôté la bague pour la regarder plus en détail, et avait remarqué des armoiries gravées sur le chaton plat, tandis qu’à l’intérieur, il découvrait une inscription du nom de Grandchester. Il n’avait pas eu de difficulté à faire le lien avec l’aristocratique famille du même nom, très connue et respectée en Angleterre et s’était empressé d’entrer en contact avec le Duc. En apprenant la nouvelle, ce dernier s’était précipité au chevet de son fils, ne quittant sa chambre que pour interroger les médecins sur son état de santé. Dans son malheur, Terry avait eu beaucoup de chance. Le gaz des fumées n’avait que légèrement endommagé ses bronches. Il devait cependant supporter une toux désagréable qui disparaîtrait rapidement mais son état était en rien comparable avec celui du pauvre Cookie, qui souffrait de nombreuses brulures et de plusieurs fractures qui nécessiteraient son immobilisation pendant de longs mois. Cookie allait certainement se languir de ne pas pouvoir repartir en bateau avant un long moment, mais il était vivant, il allait s’en remettre et c’était ce qui importait.

Terry passa la main sur les points qu’on lui avait cousus au dessus de l’arcade sourcilière gauche. A cause des nombreux chocs que son corps avait subi pendant le naufrage, il ne pouvait dire dans quelles conditions il avait eu cette blessure, mais il savait qu’elle lui rappellerait toute sa vie ce tragique évènement. Loin de le défigurer, elle accentuait le mystère qui se dégageait de lui, et il se dit que cela pourrait être un atout pour l’aider dans l’interprétation de rôles plus graves dans le futur. Il n’avait pas l’intention de jouer indéfiniment les jeunes premiers, rôles qu’on avait tendance à lui attribuer facilement. Mais l’épreuve qu’il venait de traverser, éclairait sous un angle nouveau son métier. Il était temps qu’il s’engage dans des personnages plus complexes, et si on ne les lui proposait pas, il ne tiendrait qu’à lui de les créer !

Mais pour l’instant, l’heure n’était pas à s’interroger sur son avenir artistique. Il avait un plus grand souci en tête : Candy. Contrairement à l’exaltation qui l’avait habité depuis leurs retrouvailles sur le port de New-York, il éprouvait à présent un profond sentiment de désolation et d’abattement. Depuis qu’il avait repris ses esprits, une question lancinante le hantait :

Devait-il vraiment la retrouver ? A quoi cela pourrait aboutir, si ce n’est à un drame, tant le côtoyer devenait source de malheurs pour son entourage ? Déjà à Saint-Paul, sa relation avec Candy avait entraîné son enfermement au cachot et son renvoi du collège. Puis Suzanne avait perdu l’usage de ses jambes en essayant de le sauver, et aujourd’hui, Cookie, qui l’avait aidé à quitter l’Amérique, souffrait milles maux dans un lit d’hôpital. Non, il ne voulait pas faire courir ce risque à Candy. Il portait trop malchance à tous ceux qui l’approchaient. Mieux valait pour elle qu’elle restât loin de lui. Il en serait malheureux toute sa vie, mais au moins, elle serait hors de danger.

Il alla s’assoir sur le bord de son lit et plongea son visage dans le creux de ses mains en soupirant. Prendre cette décision lui transperçait le cœur, mais il savait au fond de lui-même que c’était la bonne. Malgré tout, elle restait une des plus douloureuses qu’il ait eue à prendre de toute sa vie.

On toqua à la porte et il releva la tête, la gorge serrée. Son père se tenait debout devant lui. Malgré les années, Terry restait toujours très impressionné par ce dernier qui le regardait sans laisser échapper la moindre émotion. Pourtant, il lui avait semblé distinguer une certaine inquiétude sur son visage quand il s’était réveillé à l’hôpital, démonstration de fragilité qu’il avait rapidement contrôlée et dissimulée dès qu’on l’avait rassuré sur son état. Le jeune homme savait aussi par une infirmière indiscrète que le duc s'était fait aménager une chambre dans l'hôpital pour rester près de lui mais il s’était bien gardé de lui en parler. Il n’était pas surpris de cette absence de communication entre eux. Cela avait toujours été ainsi et il s’y était habitué. Les rares échanges qu’ils avaient eus au cours de sa vie avaient principalement tourné autour de son éducation. Quant à la dernière conversation qu’ils avaient eue quelques années auparavant, elle s’était particulièrement mal terminée puisqu’elle concernait sa décision de renoncer au nom des Grandchester.

- Tu peux renier tes origines, Terrence, mais quoi que tu fasses, tu resteras un Grandchester ! – s’était écrié le duc en tapant rageusement du poing sur son bureau en bois précieux - Mon sang coule dans tes veines que tu le veuilles ou non, un sang noble, héritage de guerriers courageux et valeureux à l’esprit chevaleresque, qui ont bâti la réputation de notre famille ! Nos ancêtres doivent être en train de se retourner dans leur tombe !
- Est-ce donc cela qui vous importe, père ? La réputation de la famille alors que vous n’avez jamais rien fait pour me donner, ne serait-ce l’illusion, que j’en faisais partie ?
- Je t’ai donné un nom, une éducation…
- En effet, mais au fond de votre cœur, je suis toujours resté à vos yeux votre enfant illégitime, votre bâtard, que vous avez pourtant arraché à sa mère !!!
- Tu n’en restais pas moins mon fils, Terrence… Tu devais venir vivre avec moi. Contrairement à ce que tu penses, ce ne fut pas une décision aisée à prendre, crois-moi…
- Cela fait longtemps que je ne crois rien de vous père, ni que j’attends quoi que ce soit… Je vous ai appelé désespérément à l’aide un jour. Ce fut la seule et unique fois, et par votre refus, ma vie s’en est trouvée bouleversée à jamais… J’aurais pu tout vous pardonner, père, mais pas d’avoir abandonné votre fils alors qu’il vous suppliait de le secourir. Un seul geste de vous et vous auriez pu, à tout jamais, donner un tout autre sens à mon existence. Du sang bleu coule dans nos veines, nous portons tous deux le nom de Grandchester, mais cela n’a pas pour autant fait de vous un bon père. Alors, je vous en prie, ne me demandez pas d’avoir un soupçon de reconnaissance envers cette famille qui ne représente rien pour moi, si ce n’est du mépris pour ces conventions d’un autre temps. Adieu !

Terry s’en était allé sans se retourner, bien déterminé à oublier tout ce qui le reliait à sa famille. Il avait pris le nom de Graham, son deuxième prénom, et jeté aux oubliettes le patronyme de Grandchester. Depuis ce jour, il n’avait plus donné signe de vie à son père, ni même songé à lui rendre visite, convaincu que la prochaine fois qu’ils se rencontreraient, ce serait pour les funérailles de l’un d’eux. Mais à présent qu’ils se tenaient une nouvelle fois face à face, il se demanda ce que le destin avait en tête le concernant, pour avoir si vaillamment forcé ces retrouvailles. Elles manquaient cruellement d’enthousiasme en effet, mais ce qu’il avait lu brièvement à son réveil dans le regard de son père, laissait à penser à que ce dernier pouvait peut-être éprouver de l’affection pour son fils. En le regardant, Terry eut pour la première fois l’impression que son cœur se réchauffait et une étrange sensation, à la fois étonnante et déstabilisante, l’envahit.

- Je suis venu te chercher, Terrence. Es-tu prêt ?

Terry acquiesça, prenant sa veste qui se trouvait sur le bord du lit et la faisant basculer sur son épaule. Le médecin l’avait autorisé à quitter l’hôpital mais il devait rester quelques jours dans la demeure familiale afin de se rétablir définitivement. Il s’était bien gardé de dire à son père qu’il avait l’intention de repartir en Amérique dès le lendemain.

- Je souhaiterais rendre visite à Cookie avant de partir, si vous le permettez, Père.
- Bien entendu. Je t’accompagne à sa chambre. Elle est au fond du couloir.

Les deux hommes longèrent silencieusement le hall et ne se séparèrent qu’à l’entrée de la chambre du jeune marin. Une infirmière, d’allure voluptueuse, était en train de finir de nouer ses bandages et se redressa en souriant en apercevant le séduisant et élégant jeune homme qui entrait dans la pièce.

- Oh monsieur Grandchester ! Prêt pour le départ ?
- Comme vous le voyez, mademoiselle…
- Quelle tristesse de nous quitter si rapidement ! J’aurais très bien pu prendre soin de vous. Vous allez nous manquer !... – fit-elle en lui adressant un regard langoureux des plus éloquents.

Embarrassé, Terry bredouilla quelques mots de remerciements et baissa les yeux quand elle le frôla de sa démarche chaloupée, pour repartir vers un autre malade. Une fois éloignée, il soupira de soulagement et courut s’assoir à côté de son ami qui gloussait de rire en grimaçant de douleur. Une jambe et un bras emprisonnés dans un plâtre, la moitié du corps enveloppée de bandages, il ressemblait à une momie au milieu de confortables oreillers. Mais l’œil malicieux qui brillait sous les pansements rassura Terry sur son état moral.

- J’ai bien cru qu’elle allait te sauter dessus, canaille ! Heureusement que j’étais là !…
- Je ne voudrais pas paraître présomptueux, mon pauvre Cookie, mais je crois que tu n’aurais pas été d’un grand secours pour moi – répondit Terry avec un sourire moqueur.
- Détrompe-toi ! J’ai conservé une puissante voix !

A ces mots, il s’essaya à quelques braillements qui n’eurent pour effet que de le faire tousser violemment. Il gémit de douleur sous les assauts saccadés de sa toux sur son corps meurtri.

- Je crois qu’il faudra que tu modères ton enthousiasme pendant un certain temps, mon ami - fit Terry en essayant de dédramatiser la situation. Il découvrait horrifié la gravité de l’état de Cookie et réalisa qu’il lui faudrait bien des mois pour se remettre de ses blessures. Il n’avait pas idée de l’état de ses brûlures, mais il comptait le remettre entre les mains des meilleurs spécialistes avant son départ. Un voile de tristesse passa devant ses yeux, et il baissa la tête pour dissimuler son émoi. Il ne voulait pas que Cookie lise dans son regard son inquiétude.
- Fichue toux qui me laboure les poumons !!! – s’écria le jeune blessé entre deux quintes - Les docteurs disent que j’ai eu de la chance, que j’aurais pu mourir asphyxié ou finir ma vie dans un sanatorium. Je veux bien les croire, mais quand elle s’empare de moi, j’ai l’impression qu’on veut m’arracher la poitrine !
- Cela passera avec le temps. Tes bronches ont été endommagées par les gaz toxiques et ont besoin de se reconstituer. Mais cela ne se fera pas en quelques jours. Tu devras être patient.
- Oui, je sais... Des jours et des semaines de patience… - soupira-t-il.
- Tu vas te rétablir peu à peu et les progrès que tu feras t’aideront durant cette longue attente…
- Mais comment vais-je faire immobilisé dans ce lit, Terry ? Sans bateau, sans la mer tout autour de moi ???
- Tu t’y habitueras par la force des choses. Tu n’as pas d’autres choix que de guérir, et cela demande du temps. Mais je ne me fais pas de souci pour toi. Je m’assurerai que les infirmières soient aux petits soins avec toi !
- Haha !!! Dès que tu seras parti, elles n’auront d’yeux que pour moi ! Je suis pas mal, moi non plus, dans mon genre !
- C’est vrai que tu as encore de beaux restes ! – répondit Terry en riant.
- Tu ne crois pas si bien dire ! Un corps d’athlète se cache sous tous ces bandages !
- Hahaha !!! Sacré Cookie ! Je crois bien qu’elles ne vont pas s’ennuyer avec toi ! Je suis heureux que tu gardes le moral.

Cookie se contenta d’opiner silencieusement et sourit tristement. A quoi bon s’étendre sur ses angoisses et ses craintes, sur l’avenir incertain qui s’ouvrait à lui ? Il espérait que sa convalescence lui mettrait du plomb dans la cervelle car il payait très cher le risque inconsidéré qu’il avait pris en se jetant dans la fournaise alors que le dernier machiniste, comprenant la gravité de la situation, avait fui son poste. Il regrettait amèrement son inconscience qui le clouait sur un lit d’hôpital pour un long moment. Il était souvent parti du principe que les erreurs formaient la jeunesse, et il s’en voulait de l’avoir appliqué une fois de trop. Il ne lui restait plus qu’à prendre son mal en patience, qualité qui lui était totalement inconnue et qu’il devrait apprivoiser s’il voulait rendre ces prochains mois supportables. Il regrettait que Terry l’abandonne déjà, mais il savait qu’il ne serait pas seul car ses compagnons d’infortune, coincés à quai en attendant de trouver du travail sur un autre bateau, venaient lui rendre visite régulièrement. Par chance, il n’y avait pas eu de victimes. Terry et lui étaient les seuls blessés du naufrage, et il n’avait de cesse de remercier le ciel de les avoir tous épargnés. Apaisé, il posa les yeux sur son ami qui, les mains croisées ballantes entre ses genoux, regardait d’un air rêveur vers la fenêtre.

- Tu es pressé de la retrouver, n’est-ce pas ? – demanda-t-il sur le ton de la bagatelle.

Terry baissa la tête, hésita un instant puis répondit tristement :

- J’ai décidé d’arrêter de la chercher. Je repars en Amérique…
- Quoi ???? Mais tu as perdu la tête ???
- Au contraire, j’ai eu trois jours pour réfléchir à tout cela. Je ne peux pas… Je… Je sais que si elle partage ma vie quelque chose de terrible lui arrivera. Chaque personne qui m’a approché a regretté par la suite de m’avoir rencontré. Je suis un oiseau de mauvais augure, je porte incontestablement malheur, et je veux lui éviter cela. Je ne pourrais pas supporter de la faire souffrir.

Bien qu’immobilisé, Cookie remuait dans son lit comme un possédé.

- Je crois bien que je n’ai jamais entendu de telles âneries de ma vie !!! Mais qu’est-ce qui te fait croire que tu attires le malheur ???
- De nombreux évènements au cours de mon existence me l’ont confirmé. Et aujourd’hui encore, te voir blessé dans ce lit m’en apporte la preuve édifiante. Si je n’avais pas été sur ce bateau, il n’y aurait certainement pas eu d’incendie et tu n’aurais pas été accidenté.
- Attends… Si je comprends bien, tu t’es imaginé que, par je ne sais quel pouvoir surnaturel en ta possession, tu pouvais attirer une tempête capable de faire chavirer un bateau et de faire exploser la chaufferie. C’est bien ça ???
- O… Oui… Enfin, en quelque sorte… - bredouilla le jeune anglais qui réalisait le grotesque de sa pensée.
- Dans ce cas, « Jésus-Christ, mon sauveur », applique tout de suite tes mains sur mon corps car je suis certain de guérir à l’instant !
- Ne te moque pas de moi…
- Mais qui se moque de l’autre ici ??? Comment as-tu pu te convaincre de quelque chose d’aussi ridicule alors que… alors que si tu n’avais pas été là sur ce bateau, je ne serais pas en face de toi en train de te sermonner ! Que tu sois là ou pas, cet accident aurait eu lieu, mais sans toi, je serais bel et bien mort, en train de servir de nourriture aux petits poissons de notre bleu océan ! Tu as risqué ta vie pour moi Terry, et tu m’as sauvé. Je ne pourrai jamais assez te remercier pour cela. Je ne suis peut-être pas très en forme pour l’instant, mais je vais récupérer et bientôt, je pourrai inviter au bal une de ces jolies infirmières, et ceci, grâce à toi ! Alors cesse de te mettre en tête des choses qui n’existent pas et cours la retrouver, malheureux !!!!
- Je… Je ne sais pas si…
- Faut-il que je te mette à la porte d’un coup de pied dans ton illustre postérieur, espèce de grosse bourrique écossaise ??? Va, cours, vole à Venise ! Retrouve-là et reviens-moi le plus heureux des hommes !
- Cookie, je…
- Shuuut ! Plus un mot ! Laisse-moi à présent. Tu m'as épuisé avec tes bêtises ! J’ai grand besoin de repos avec toutes les émotions que tu viens de me faire vivre. Je veux me réveiller en te sachant loin d’ici, en route pour l’Italie. Promets-le-moi !
- Je te le promets, Cookie...

Cookie ferma les yeux et s'assoupit immédiatement, un sourire rêveur au coin des lèvres. Un peu décontenancé, troublé, Tery se leva et sortit de la chambre. Il sursauta en découvrant son père qui l’attendait dans le couloir obscur, adossé contre le mur. Ce dernier se redressa et s'approcha de lui, l’observant d’un air grave.

- Je pense que le chemin vers Londres ne sera pas de trop long car nous avons beaucoup de choses à nous dire, mon fils. Vraiment beaucoup de choses…


*************************




- Tu n’as pas l’air bien Patty. Tu es sûre que ça va ? – demanda Candy à son amie alors qu’elles buvaient une infusion, confortablement installées sur une des banquettes du wagon bar.
- Je ne sais pas trop… Depuis la fin du repas, je ne me sens pas très bien, comme barbouillée. Cela doit être le voyage en train qui m’a rendue malade. Je dois avoir besoin de marcher, de respirer. Malgré les quelques arrêts que nous avons fait, ces deux jours m’ont paru étouffants.
- Encore une nuit de patience et nous serons à destination. Tu iras bien mieux demain matin en découvrant Venise.
- Cela doit être magique ! Ne dit-on pas « Voir Venise et mourir » ?
- Si on le dit, cela doit être vrai. Mais je n’ai pas envie de mourir tout de suite ! – fit Candy en gloussant de rire.
- Haha ! Non, moi non plus ! De belles choses à vivre t’attendent encore, notamment ces retrouvailles avec un bel aristocrate anglais…

Candy sourit en rougissant. Elle tourna la tête vers un couple qui valsait non loin d’elles à côté du piano et se dit qu’un jour prochain, elle danserait elle aussi aux bras de Terry. Dieu qu’il lui manquait depuis qu’elle l’avait revu !!! Plus les jours s’écoulaient, plus cette attente devenait difficile à vivre. Paradoxalement, elle se sentait en état de béatitude constante et appréciait cette euphorie qui rendait légère son existence. Cela apportait une saveur épicée aux retrouvailles qu’elle rêvait dans son sommeil, et elle s’étonnait en rougissant de plus belle de la fécondité de son imagination.

Autour d’elles, les serveurs terminaient de débarrasser les tables et les dressaient pour le lendemain. Le bruit des verres en cristal qui s’entrechoquaient entre leurs mains habiles avec en musique de fond, la douce ballade qu’on jouait au piano, berçait les deux jeunes femmes dont les yeux commençaient à se fermer. Elles savaient qu’elles auraient pu rejoindre la petite fête qui était organisée dans la voiture suivante pour l’anniversaire d’une des passagères, mais les bâillements de Patty encouragèrent leur retour vers leur cabine. Elles longèrent le long couloir d’acajou et palissandre qui traversait plusieurs wagons bleutés, puis poussèrent la porte de leur suite. L’organisation de celle-ci était assez ingénieuse. Elle était composée de deux cabines doubles communicantes, permettant ainsi de doubler l’espace et de disposer dans la première cabine d’un petit salon avec banquette Pullman, table et tabouret, l’autre cabine étant transformée en chambre avec deux lits superposés pour la nuit. Véritable écrin, parée de fines marqueteries et de laitons étincelants, elle était équipée d’un lavabo avec eau chaude et froide, serviettes et nécessaire de toilette. Une sonnette permettait d’appeler le steward disponible nuit et jour. Quant aux WC, ils étaient situés à l’extrémité de chaque voiture-lit.

Les deux amies ne tardèrent pas à se coucher et à s’endormir rapidement. Mais au milieu de la nuit, alors que Candy dormait profondément, elle fut réveillée par d’étranges gémissements qui semblaient provenir de la couchette inférieure. Elle alluma sa veilleuse, passa la tête par-dessus le lit et aperçut Patty, couchée en chien de fusil, le visage crispé, qui se tenait douloureusement le ventre.

- Qu’est-ce qui t’arrive Patty ??? Cela ne va pas ??? – s’écria-t-elle en sautant de sa couche.
- Oh Candy, j’ai si mal, si mal !...
- Laisse-moi voir s’il te plait – dit-elle en passant la main sur la zone douloureuse qui eut pour effet, au simple contact, de faire hurler Patty.
- Ne t’inquiète pas. Je pense savoir ce que tu as… – fit-elle tout en tirant nerveusement sur la sonnette pour alerter le steward, qui arriva quelques minutes plus tard.
- Mesdemoiselles, que puis-je pour vous ? – demanda-t-il en baillant tout en fourrant maladroitement le fond de sa chemise dans son pantalon.
- Je vous en prie, trouvez-nous un docteur ! Je crois que mon amie a une crise d’appendicite !!!

Le visage alarmé de Candy eut pour effet immédiat de sortir de sa torpeur le jeune homme, qui lui répondit :

- Il y a un médecin anglais dans la voiture précédente. Je cours le chercher !
- Faites-vite, je vous en prie ! – s’écria-t-elle dans un trémolo tandis que Patty gémissait de plus belle.

Elle alla tremper une serviette de toilette au lavabo et la posa sur le front fiévreux de son amie. Le docteur arriva quelques instants plus tard, en tenue de nuit, et mallette à la main. Il examina Patty rapidement et confirma le diagnostic de Candy.

- Cela semble très enflammé. Il faut l’opérer au plus vite si on ne veut pas risquer une péritonite ! Malheureusement, je n’ai pas les ustensiles qu’il faut avec moi.

Visiblement soucieux, il se passait la main sur le front en déambulant dans la chambre.

- Quelle est la ville la plus proche ? – demanda-t-il soudain au steward qui restait tétanisé dans l’encadrement de la porte.
- Nous devrions arriver en gare de Vérone dans un peu plus d’une heure, monsieur…
- Dans ce cas, arrangez-vous pour prévenir l’hôpital de la ville pour que quelqu’un nous attende à la gare avec une ambulance. Demandez-leur aussi de préparer le bloc opératoire. Chaque minute compte !!!

Le steward opina et courut envoyer le télégramme. Quelques minutes plus tard, le directeur du train, qui s’était manifestement rhabillé à la hâte, fit son apparition. Il les informa que le message avait bel et bien été envoyé au chef de gare de Vérone afin qu’il transmette à son tour l’information. Il tenta autant que ce peut de les rassurer bien qu’il n’en menait pas large de son côté. Ce n’était pas la première fois qu’il avait un passager malade dans le train, mais c’était toujours pour lui une expérience angoissante, d’autant plus quand ce genre de situation pouvait devenir dramatique.

Le médecin tentait de réconforter Patty et de la rassurer. Il lui fit boire un médicament qui était supposé calmer sa douleur, mais cela entraîna des vomissements qui la firent souffrir de plus belle. De son côté, Candy s’était rapidement habillée et réunissait, d’une main tremblante, l’ensemble de leurs affaires car elle était consciente qu’elles ne repartiraient pas avec l’Orient-Express et que leur escale à Vérone serait plus longue que prévue. Quand elle eut finit de faire leurs valises, elle s’assit à côté de son amie, lui prit la main, et essaya de la rassurer du mieux qu’elle pouvait. Mais il n’était pas aisé de calmer quelqu’un qui souffrait, et c’est avec un immense soulagement qu’elle accueillit les cris stridents du train entrant en gare. Elle regarda par la fenêtre et aperçut l’ambulance qui les attendait en retrait du quai. Deux infirmiers en sortirent et pénétrèrent dans le wagon, munis d’une civière. On y installa Patty le plus délicatement possible et on la transporta dans l’ambulance. Candy se saisit de son sac à main qui contenait tous leurs papiers personnels et entreprit de les suivre. Au dernier moment, elle se retourna vers le steward qui, devant son trouble, la rassura immédiatement :

- Ne vous inquiétez pas mademoiselle. Vous pouvez partir sans crainte. Je m’occupe de tout. Bonne chance pour votre amie !

Candy le remercia d’une poignée de main chaleureuse et se précipita vers l’ambulance. Le médecin qui avait ausculté Patty se trouvait avec eux et leur donnait ses dernières recommandations, dans un italien approximatif mais qui suffit à le faire comprendre. Puis il leur expliqua que Candy, qui ne parlait malheureusement pas un mot d’italien, était amie avec la patiente et qu’ils devaient la laisser partir avec eux. Ceci fait, il salua la jeune américaine, usant de toute la courtoisie britannique qui le caractérisait, puis retourna vers son train, qui déjà crachait des nuages de vapeur, signes d’un départ imminent. Candy prit place à l’arrière de l’ambulance, serrant la main de Patty qui se tordait de douleur. Les portes se refermèrent sur elles en claquant et le véhicule démarra, traversant en trombe les rues désertes de Vérone, toutes sirènes hurlantes dans le silence de la nuit….

Fin de la troisième partie du chapitre 5



Edited by Leia - 19/6/2015, 14:16
 
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view post Posted on 17/1/2012, 11:40
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Lettres à Juliette - chapitre 5
4ème et dernière partie



La Rolls-Royce du duc de Grandchester avait quitté Plymouth et roulait depuis un long moment déjà sur la route qui surplombait la côte, en direction de Londres. Assis sur la banquette arrière de la voiture, Terry feignant d’être occupé à regarder la mer, observait son père du coin de l’œil et attendait. Il attendait ce qu’il avait à lui dire de si important car depuis leur départ, ils n’avaient échangé aucun mot. Finalement, il entendit bruisser le cuir de leur siège, le sentit s’agiter à côté de lui et chercher dans la poche intérieure de sa veste. Il en sortit une enveloppe qu’il lui tendit. C’était de nouveaux papiers d’identité qui remplaçaient ceux qu’il avait perdus au cours du naufrage. Le nom Grandchester était écrit en lettres capitales sur le document et Terry ne put retenir un froncement de sourcils que le duc remarqua aussitôt.

- Tu pourras changer de patronyme dès ton retour en Amérique si tu le souhaites, mais ici, sur la terre de tes ancêtres, et aussi pour l’état civil britannique, tu restes Terrence Graham Grandchester, mon fils…
- Père, je…

Les paroles de Terry butaient au bord de ses lèvres. Des idées confuses l’assaillaient et peinaient à se mettre en ordre. Au bout d’un long moment de réflexion, il y parvint et s’adressa à lui, avec une certaine émotion dans la voix.

- Je n’ai jamais voulu vous blesser, Père. Mais, pour être honnête, je le souhaitais vraiment à ce moment là. Je savais que vous attribuiez beaucoup plus d’importance au nom des Grandchester qu’à votre propre fils, et je voulais vous faire souffrir en refusant de le porter. Cependant, quand j’ai commencé les démarches aux Etats-Unis, j’ai compris que c’était plus complexe et profond que cela, que c’était réellement pour moi un moyen de trouver ma propre identité et de me distinguer d’un lignage qui ne m’avait apporté que des désillusions.
- Pourquoi alors portes-tu encore la bague de famille que je t’avais léguée pour tes quinze ans ?

Le regard de Terry se déplaça vers sa main droite et se posa sur la chevalière qui ornait son annulaire. Il l’avait conservée en effet pendant toutes ces années. Cela mettait en évidence la complexité de ses sentiments vis-à-vis de sa famille, sentiments qu’il avait repoussés et refusés de considérer. Troublé par cet aveu intime, il bredouilla :

- Je ne sais pas pourquoi j’ai gardé cette bague pendant tout ce temps…

Il fit une nouvelle pause et tourna la tête vers la vitre. A travers le voile de son reflet, il apercevait la mer, calme, déroulant paisiblement ses vagues qui allaient s'écraser doucement sur la plage. L’atmosphère de tranquillité qui s’en dégageait contrastait singulièrement avec le tourbillon d’émotions et d’interrogations qui le secouait.

- Peut-être était-ce parce-que malgré moi – dit-il finalement - je n’étais pas capable de faire… de faire le deuil de mon histoire… Vous aviez raison, père, je reste en dépit de tout un Grandchester. J’en ai l’éducation, l’héritage…
- Fils… - murmura le duc en hasardant un geste affectueux vers l’épaule de Terry.
- Mais ne vous méprenez pas – ajouta-t-il dans un mouvement de recul - Ce qui faisait de moi un Grandchester a aussi fait de moi ce que je suis à présent. Terrence Graham, prince de décors de papiers qui ne retrouve sa noblesse que dans les vers qu’il déclame…
- Noblesse et talent, Terrence…Je peux en témoigner… Je t’ai vu sur scène moi aussi…

Les pupilles du jeune homme se dilatèrent de stupeur, si démesurément qu’il lui sembla que tout se déformait autour de lui. Sonné, il balbutia :

- Co… Comment, père ? Vous avez assisté à une de mes pièces ???
- Tu parais bien étonné !
- Pardonnez-moi, mais vous avez toujours été contre ma vocation, une toquade à vos yeux. Vous étiez si critique à cet égard, si imperméable à m’écouter, que l’éventualité même de votre présence dans le public me parait incroyable !
- Et pourtant… Lors d’un de mes voyages à New-York, je suis venu te voir, Terrence, et… J’ai compris…

Le cœur de Terry se mit à battre plus vite, sa gorge à devenir sèche. Le duc se tourna vers lui, et plongea son regard sombre dans le sien, sans aucune froideur cette fois, presque bienveillant.

- J’ai compris en te regardant, caché dans l’obscurité de ce balcon de théâtre, que tu avais fait le bon choix, mon fils… Dès que tu es apparu sur scène, tu as donné corps au personnage, apporté une réalité à cette création qui venait de l’imaginaire. Et là, sous mes yeux ébahis, alors que je venais rempli d’aprioris, j’ai découvert un être rempli d’énergie, d’élan, qui par la magie de son jeu nous rendait complice de l’illusion qui nous entourait. Je me demandais : « Mais quel est son secret ? Quel est donc ce don que j’ai toujours ignoré ? » Et puis, j’ai réalisé que cela avait toujours été en toi, que c’était dans tes gènes, parce que tu es peut-être mon fils, mais tu es aussi celui d’une femme qui était capable elle aussi de sublimer une scène, d’émerveiller l’assistance, de l’ensorceler au point de l’en laisser coite d’émotion : ta mère, Terrence, ta mère avait ce pouvoir là et elle m’a subjugué moi aussi !…

Contre toute attente, la mâchoire de Terry se crispa et il rétorqua sur un ton acerbe.

- Que d’éloges pour une femme que vous avez abandonnée !...

Le duc recula comme s’il venait d’être atteint par un crachat et se raidit. Les mains croisées sur le pommeau de sa canne en bois d’ébène tremblotèrent un court instant.

- J’en payé le prix fort ! Il ne se passe pas un jour sans que je regrette cette décision.

Le haussement d’épaules qu’il reçut en réponse accrût son irritation.

- Tu me juges bien sévèrement, Terrence, mais trente ans en arrière, il n’était pas si facile d’être l’héritier des Grandchester ! Ton grand-père avait conservé, malgré son âge avancé, beaucoup d’influence sur moi et sur son entourage. J’étais pieds et poings liés !!!

Affrontant le mutisme de son fils, il se lança alors dans un long monologue qu’il espérait persuasif.

- Quand j’ai rencontré ta mère, je l’ai immédiatement, éperdument, aimée... Je ne voulais qu’une chose : vivre auprès d’elle, l’épouser et fonder une famille avec elle. Mais la vie n’est pas un conte de fées et les choses se déroulent rarement comme on l'aurait souhaité… A ce moment là, j’étais déjà fiancé à Beatrix. C’était un mariage arrangé qui m’indifférait mais qui prenait une tout autre signification pour moi après avoir connu ta mère… Je suis allé voir ton grand-père, l’ai supplié de me libérer de cette union, mais il a à son tour contre-attaqué avec des arguments de poids : le déshonneur que je faisais subir à la famille en épousant une starlette américaine, et aussi la menace d’être sans le sou si je mettais mon projet à exécution. J’avais été élevé dans les grands principes d’honneur, de prestige et de devoir. Si je reniais cela, je perdais non seulement, mon nom, mon titre, ma fortune, mais aussi la carrière politique que j’étais en train de me bâtir. Je n’ai pas eu le courage de renoncer à tout cela…

Terry persistait dans son silence, se contentant d’adresser à son père un regard ironique empreint de réprobation. Le duc subissait une nouvelle fois le jugement implacable de son fils mais cette fois ne s’en détourna pas.

- Je sais ce que tu penses… Que j’ai été lâche de ne pas sacrifier mon bien-être matériel et mon avenir politique pour ta mère… Lâche et cruel… Non seulement je l’ai abandonnée, mais je lui ai aussi arraché son fils…

Terry, tête baissée et mains croisées entre les jambes, laissa échapper :

- Les mots me manquent pour décrire ce que vous nous avez fait subir. Je n’ai jamais compris et je me suis toujours demandé pourquoi vous aviez agi ainsi. Vous n’aviez pourtant pas besoin de moi !
- Tu ne me croiras pas peut-être, mais cela fut un véritable cas de conscience pour moi – répondit le duc en soupirant tristement – Tu étais aussi mon fils et je ne voulais pas que tu grandisses avec la honte d’être un enfant illégitime.
- Vous n’étiez pas obligé de me reconnaître. Vous auriez très bien pu me laisser avec ma mère !
- Ne sois pas si naïf ! Crois-tu que tu aurais été mieux servi si tu avais porté le nom de ta mère ??? Tu n’aurais été que la preuve manifeste de sa faute, du péché de chair qu’elle avait commis avec un homme promis à une autre de surcroit. Crois-tu qu’en Amérique on soit plus large d’esprit que dans la haute société anglaise ? Détrompe-toi, on t’aurait jeté des pierres là-bas aussi, et ta mère en aurait d’autant plus souffert car on lui aurait fait payer cher d’être une mère célibataire. Sa carrière n’aurait jamais pu être ce qu’elle est… Rien ne m’a été plus pénible que de l’obliger à te laisser avec moi car je savais que j’allais lui briser le cœur et cela m’était insupportable. Je savais aussi qu’elle ne me le pardonnerait jamais, qu’elle me maudirait pour cela pour le restant de ses jours, et que je devrais vivre avec cette culpabilité toute ma vie. Mais je savais que je te donnais un nom, une famille, un titre, un avenir, et cela m’aida à passer à l’acte car je pensais agir pour ton bien… et le sien…
- Mais pourquoi alors avoir été si distant avec moi ? Béatrix m’a toujours détesté, mon frère et ma sœur m’ont toujours fait comprendre que je n’étais pas des leurs. Pourquoi ne m’avez-vous pas protégé ???
- Parce-que… Parce-que, chaque fois que je te regardais, chaque fois que mes yeux croisaient les tiens, je la revoyais !… Tu ressembles tellement à ta mère ! Tu me renvoyais quotidiennement le bonheur qui m’était refusé, qui me ramenait vers mon passé et vers mes erreurs, et comme un imbécile, je te repoussais car ta présence était une telle souffrance pour moi que je ne trouvais du réconfort qu’en m’éloignant de toi…

Il s’arrêta un instant, puis reprit d’une voix brisée.

- Pardonne-moi d’avoir été si cruel avec toi ! Je n’ai jamais voulu devenir l’être froid et distant que tu connais. J’aimais tant ta mère, tellement, que lorsque j’ai dû renoncer à elle, une part de moi, la meilleure, est morte à ce moment là. Je t’ai délaissé, je t’ai fait souffrir toi aussi. Au lieu de me rapprocher de toi, je t’ai reproché ton esprit rebelle, je n’ai pas supporté que tu contestes mon autorité et je t’ai chassé de chez moi…
- Vous ne m’avez pas chassé, c’est moi qui suis parti…
- Je t’ai bien facilité la tâche en tout cas… Je me rappelle ce jour où tu es venu me voir pour me demander d’aider cette jeune élève qu’on allait renvoyer de Saint-Paul. Tu te tenais devant moi, implorant, à la limite de l’hystérie. Je me disais que si tu étais capable de faire fi de ton orgueil ainsi c’est qu’elle devait vraiment avoir une grande importance à tes yeux. Je me suis revu à ta place, suppliant mon père de me laisser épouser ta mère, et tout comme lui pourtant, je n’ai pas accédé à ta requête… Je ne saurais t’expliquer pourquoi alors qu’on en a été soi-même victime, on puisse parfois répéter les mêmes erreurs… Je ne saurais te dire pourquoi je n’ai pas voulu te tendre la main ce jour là… Peut-être tout simplement parce-que je ne voulais pas que tu sois heureux. Je savais que contrairement à ce que j’avais connu, je n’aurais jamais rien pu t’imposer. Tu étais libre et déterminé, et je t’en voulais d’être ce que j’avais toujours souhaité être. Mon manque de courage, mon besoin de reconnaissance sociale m’avaient entraîné dans la vie misérable qui était la mienne, et je t’ai impitoyablement puni pour cela... Le lendemain, tu renonçais à tout et tu quittais le collège pour éviter à cette jeune fille d’être renvoyée. Encore une fois, tu me jetais en pleine face la médiocrité de mon comportement. Et quand par représailles, j’ai voulu mettre un terme à mon appui financier au collègue, c’est cette petite américaine qui est venue me faire entendre raison…
- Candy ? Candy est venue vous parler ???
- Etonnante personne en effet qui n’a pas hésité à grimper sur ma voiture pour m’obliger à l’écouter !...
- C’est Candy tout craché ! – fit Terry en ricanant. Son visage s’illumina et un sourire nostalgique se dessina sur ses lèvres.
- Un sacré caractère !... Elle m’a sermonné comme je ne l’avais jamais été, m’a rappelé à mes devoirs de père, et surtout m’a convaincu de ne pas chercher à te retrouver. Elle avait une telle confiance en toi, elle semblait si bien te connaître, beaucoup mieux que moi assurément, et je l’ai écoutée sans rien dire tant tout ce qu’elle me disait sonnait juste et sensé. Ce jour là, vous m’avez tous les deux, malgré votre jeune âge, donné ma plus grande leçon de vie !...

Terry, médusé par les confessions du duc, restait paralysé, incapable de prononcer le moindre mot. Il n’en revenait pas de tout ce qu’il entendait. Il ne reconnaissait pas l’homme qui se tenait à côté de lui. Pourtant il avait gardé la même voix grave et intimidante, la même majesté dans les gestes, le même regard noir et glaçant qui vous statufiait dès qu’il se posait sur vous. Mais en l’observant avec attention, on pouvait percevoir une certaine fêlure, une fragilité qui lui était inconnue ou qu’il n’avait jamais peut-être voulu voir. En ouvrant un peu plus son cœur, Terry commençait à comprendre ce qui les liait tout deux : une détresse commune qui n’avait peut-être pas les mêmes origines mais qu’ils éprouvaient de la même façon. Il imaginait son père, vingt-sept ans auparavant, beau jeune homme plein de fougue, ses cheveux argentés ayant retrouvé leur couleur de jais, le cœur rempli d’espoir devant la vie qui s’offrait à lui, puis le drame qui s’était joué presque du jour au lendemain, l’obligeant à renoncer à tout ce qui comptait pour lui, l’obligeant à renoncer à l’amour de sa vie… Même s’il ne l’excusait pas, il parvenait à comprendre cette sensation de néant qui s’était emparé de lui et qui lui avait ôté sa part d’humanité. C’était une sensation qu’il reconnaissait car il ressentait son poison perfide depuis dix ans, depuis que lui aussi avait renoncé à celle qu’il aimait. Par chance, il n’avait pas eu d’enfant !... Dieu seul sait comment il aurait agi avec ce petit être, tant la douleur de l’absence l’avait détruit intérieurement… Lui, qui s’était juré de ne jamais se comporter comme son père, se trouvait bien des points communs avec lui…

Ce dernier le soutira alors de ses pensées par une remarque indiscrète qui le décontenança :

- Tu dois être encore très amoureux d’elle pour venir la chercher jusqu’ici…

Devant le visage interdit de son fils, il ajouta, sur le ton de la confidence :

- Tu parles dans ton sommeil...

Terry se décontracta un peu et opina de la tête en soupirant.

- Je l’aime follement depuis le premier jour où je l’ai rencontrée…
- Alors pourquoi ne l’as-tu pas épousée ??? Pourquoi avoir vécu toutes ces années auprès de cette fille qui s’était blessée au cours d’une répétition ? Miss Marlowe me semble-t-il ?

Terry réfléchit un moment avant de répondre. Des souvenirs douloureux le submergeaient, empreints de regrets et d’amertume.

- Je suis resté auprès de Suzanne – finit-il par dire d’un ton las - parce-que, comme vous, père, j’ai manqué de courage. J’étais rongé par la culpabilité d’être toujours vivant alors qu’elle se retrouvait handicapée par ma faute. Je n’ai pas su dire non et j’ai laissé Candy partir. J’ai cru sur le moment que cela m’aiderait à faire mon devoir, celui d’être aux côtés de Suzanne et de prendre soin d’elle, mais au fur et à mesure que le temps s’écoulait, je réalisais la gravité de mon erreur. J’étais lié à cette femme pour le restant de mes jours, cette femme que je n’aimais pas, qui acceptait cela et qui s’en contentait. J’en venais à la mépriser pour cela et je m’en voulais en même temps car j’étais responsable de cette situation. Je vivais l’absence de Candy comme une véritable souffrance, une petite mort qui me rongeait sournoisement le cœur et l’âme… Etrangement, quand Suzanne est décédée, j’aurais dû éprouver du soulagement et me précipiter vers Candy, mais une nouvelle fois, je n’en ai pas eu le courage. Tant d’années avaient passé que j’étais convaincu qu’elle avait tourné la page, qu’elle m’avait oublié, qu’elle s’était peut-être même mariée. J’avais trop peur de devoir affronter cette horrible vérité, que l’amour qui nous avait liés n’était plus qu’un souvenir, et je n’ai pas cherché à la revoir. Dernièrement, contre toute attente, elle est réapparue dans ma vie. Ce fut un instant très bref, mais les quelques échanges que nous avons eus m’ont redonné courage et surtout le fol espoir qu’elle partageait peut-être encore mes sentiments.
- Comment peux-tu alors t’en assurer si tu retournes en Amérique ? – lui rétorqua le duc avec finesse.

Une nouvelle fois, Terry se sentit désarçonné par l’embarrassante question de son père, lequel soutenait son regard et ne semblait pas disposé à le lâcher.

- Vous avez entendu ma conversation avec Cookie, n’est-ce pas ?…
- Oui, je dois bien te l’avouer… Je n’ai pas eu à beaucoup tendre l’oreille. Les murs de l’hôpital ne sont pas très épais… J’espère que tu excuseras cette indiscrétion mais je m’inquiétais pour toi et je voulais connaître les raisons de ta présence ici. Je devinais que ta discussion avec ton ami allait m’éclairer dans ce sens, et j’ai été très étonné par ce que j’ai appris…
- Je suis donc capable de vous surprendre ?
- Plus que tu ne le crois, et un peu plus chaque jour !… Mais en ce moment, je dois dire que tu me déçois un peu. Tu dis aimer cette jeune femme, tu traverses l’atlantique pour la retrouver, tu survis à un naufrage, et à présent, alors que tu touches au but, tu souhaites rentrer aux Etats-Unis ! Cela n’a aucun sens !

Terry baissa la tête en soupirant.

- J’ai peur…- fit-il d’une vois sourde - J’ai peur de briser le charme… de la décevoir… J’ai toujours tout gâché avec elle…
- Mon fils, on apprend beaucoup de ses erreurs, et tu en commettras encore beaucoup d’autres. Mais ce dont je suis sûr en tout cas, c’est que si j’avais, comme toi, la chance de pouvoir réparer celle qui me permettrait de retrouver la femme que j’aime, je n’hésiterais pas une seconde, car elle ne se représentera pas une deuxième fois. Si votre amour a résisté toutes ces années, c’est qu’il mérite d’être vécu, alors n’aie pas peur de lui, saisis-le à bras le corps, bats-toi pour lui !!! Si tu ne le fais pas, tu le regretteras toute ton existence, car tu ne sauras jamais si tu as fait le bon choix. Crois-moi, vivre dans ces conditions n’est pas une vie. J’en suis la triste illustration…

Terry écoutait en silence sans rien dire. Au fond de son cœur, il était soulagé de ce qu’il entendait. Cookie avait déjà commencé quelques heures auparavant à le faire douter du bien-fondé de sa décision. Son père à présent réitérait des propos similaires. Tous deux, à leur manière, avaient su trouver les arguments persuasifs pour le faire changer d’avis. Il pouvait se l’avouer : il se sentait libéré d’un poids qui l’oppressait depuis plusieurs jours. Et il réalisait qu’il n’aurait jamais pu supporter de vivre s’il avait mis en pratique sa résolution. De tout son être, de toute son âme, il avait envie, il avait faim de revoir Candy et de se donner une chance de connaître enfin le bonheur et la paix. Il se tourna vers son père et lui adressa un visage bien différent de la mine sombre et désabusée qu’il avait affichée depuis leur départ.

- Croyez-vous que nous pourrions faire un détour par Southampton ? Il se pourrait qu'il y ait un bateau au départ pour la France…
- Sage décision, Terrence ! – s’exclama le duc, les yeux brillants de joie, en posant avec enthousiasme une main affectueuse sur l’épaule de son fils – Tu ne pouvais me rendre plus fier de toi ! Oui, Terrence, je suis fier de toi, et je n’ai plus honte de te le dire…

Devant l’expression stupéfaite et interrogative de son fils, il poursuivit avec une certaine émotion dans la voix :

- Vois-tu, je n’ai jamais su m’adresser à toi, ni partager quoi que ce soit avec toi. Cela ne se faisait pas dans la famille. Il était indécent d’exprimer ses sentiments. Seuls le respect des traditions et l’autorité prévalaient. J’ai très bien appliqué ses principes avec toi malheureusement. Et quand tu es parti, si jeune, j’ai réalisé un peu trop tard, les conséquences désastreuses de ma conduite envers toi. Je savais que je ne pourrais pas te faire revenir, alors j’ai suivi de loin ce que tu devenais et j’ai vécu tes succès par procuration. Je suis venu à New-York constater de mes propres yeux, l’être lumineux que l’on décrivait de toi. Et j’ai évidemment convenu que tu avais bien fait de t’éloigner de moi, sinon, tu serais devenu comme moi, un homme égoïste, froid et indifférent à ce qui l’entoure. Je te dis cela aujourd’hui, Terrence, parce que j’aurais dû le faire bien plus tôt. Quand je t’ai vu sur ce lit d’hôpital et que l’on était incapable de me dire si tu allais survivre, j’ai bien cru que j’allais te perdre pour toujours, et que tu allais mourir sans savoir que… que je t’aimais ! Je me suis juré si tu te réveillais, de te dire l’importance que tu avais pour moi. Et je te le dis maintenant. Je suis fier de ce que tu es, de la vie que tu as choisi de mener. Tes ancêtres n’avaient pas de fortune et ont bâti leur grandeur sur de grandes valeurs : le courage et l’honneur. Je suis heureux de constater que tu es de la même trempe. Mon seul regret sera de n’avoir pas été à la hauteur de ce que tu es… Pourras-tu un jour me pardonner d’avoir été un père aussi médiocre avec toi ?
- Il faut… - répondit alors Terry d’une voix hésitante – Il faut bien du courage pour me confier tout cela, père. Je ne sais pas si j’en aurais eu autant. Mais je peux à mon tour vous dire ceci : j’ai toujours espéré pouvoir entendre un jour ces paroles de vous, et je ne trouve pas les mots pour vous dire la joie que cela me procure…
- Oh, fils !... – murmura le duc, dissimulant difficilement son émotion.

Les deux hommes se regardèrent longuement dans un silence éloquent. Le père et le fils se retrouvaient enfin. La joie qu’ils éprouvaient tous deux s’exprimait pudiquement sur leur visage mais était bien réelle. Les sourires timides du début cédèrent peu à peu la place à une gaieté légère qui les dérida définitivement.

- Nous arrivons aux abords de Southampton, monsieur… - les interrompit le chauffeur dans leurs discrètes effusions.
- Changement de cap, Edward ! Continuez vers Londres, et prenez la direction de Kenley dès que vous le pouvez !
- Mais !... – fit Terry sans comprendre – Pourquoi Kenley ???
- Tu verras… – répondit le duc en prenant un air mystérieux – Tu verras… Un peu de patience. Je t’expliquerai quand nous arriverons…

La voiture des Grandchester poursuivit sa route pendant deux longues heures pendant lesquelles le jeune homme trépigna d’impatience. Finalement, arrivant aux abords du sud de Londres, le véhicule s’écarta de la route principale et s’éloigna de la capitale. Rapidement, l’environnement changea : de vastes prairies et des forêts anciennes se mirent à côtoyer de douces collines sur des dizaines d’hectares. Puis, le chemin qui suivait tranquillement le relief en une ligne sinueuse, se mit à prendre, au bout de quelques kilomètres, un aspect plus linéaire, longeant des champs qui s’étendaient sur une longue bande de plusieurs hectares. Tout au fond, une série de baraquements à l’allure semi-militaire fermait la zone. Un simple panneau planté dans l’herbe sur le bord de la route indiquait le nom du site : Kenley, aérodrome.

La Rolls roula encore quelques mètres et s’arrêta devant un des hangars. A l’intérieur, stationnaient trois aéroplanes sur lesquels étaient perchés quelques hommes, en tenue de travail.

- Oh, monsieur le duc ! – s’écria un des mécaniciens en venant à sa rencontre. Il lui tendit une main noire de cambouis après l’avoir auparavant essuyée sur un chiffon graisseux – C’est un plaisir de vous voir ici ! Cela faisait un petit moment que vous n’étiez pas venu !
- En effet, Harvey. Cela me manquait !
- Mais vous auriez dû nous prévenir de votre visite car j’aurais pu préparer votre avion. Hélas, il est un peu tard pour le faire voler maintenant car la nuit va bientôt tomber.
- Ne vous en faîtes pas, Harvey ! Pouvez-vous néanmoins y jeter un œil car je souhaiterais partir demain matin.
- C’est comme si c’était fait ! J’y travaillerai dessus toute la nuit s’il le faut !
- Vous êtes bien aimable ! Je savais que je pouvais compter sur vous ! Permettez-moi de vous présenter mon fils, Terrence.
- Enchanté monsieur – fit Terry d’une voix absente, en serrant machinalement la main du mécano. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à comprendre ce qui se passait autour de lui. Cet environnement insolite ne cadrait pas avec la personnalité de son père, et il s’adressa à lui, soucieux de réponses à ses interrogations :
- Pouvez-vous m’expliquer enfin ce que nous faisons ici ???
- Nous sommes au camp d’aviation de Kenley !
- Je le vois bien, mais qu’a voulu dire cet homme en parlant de « votre » avion ? Vous financez cet endroit ?
- En partie… Mais je suis aussi propriétaire d’un bimoteur qui peut transporter jusqu’à quatre personnes.
- Mais qui pilote cet engin ?
- Moi !...

Terry resta pétrifié sur place comme si la foudre lui était tombée dessus. C’était vraiment la journée des surprises, et il se demanda un court instant s’il ne faisait pas l’objet d’un canular. Mais le ton ferme qu’avait employé son père semblait dénué d’ambigüité malgré le demi-sourire qui redressait sa fine moustache. Ce dernier, devant l’expression stupéfaite de son fils, l’invita à le suivre dans un autre bâtiment qui se trouvait à l’autre bout du campement. En chemin, il lui apporta quelques explications sur sa secrète passion : l’aviation.

- Tu étais trop petit pour t’en souvenir, mais quand je vivais avec ta mère en Amérique, j'avais été témoin des premiers essais de vol des frères Wright, dans l’Ohio. C’était en 1900 dans un planeur. Quand, par la force des choses, je suis rentré en Angleterre avec toi, j’ai laissé de côté tout cela car cela me rappelait trop les années heureuses de ma vie que j’avais perdues. Mais avec le temps, la passion a repris le dessus, et j’ai recommencé à m’intéresser à l’aéronautique. Je me suis rapproché de ce milieu de fous volants, ces pilotes émérites qui avaient fait la guerre et qui s’étaient illustrés en mission de reconnaissance. Je me suis vraiment retrouvé dans mon élément. J’ai repris le pilotage et depuis, de temps en temps, je viens voler ici.
- Mais comment ai-je pu ignorer tout cela ??? – gémit Terry.
- Parce-que tu vivais déjà en Amérique à ce moment là et que nous ne nous parlions plus… - répondit tristement le duc – Je suis heureux de pouvoir à présent partager avec toi ma véritable passion. Les affaires, la politique furent un mal nécessaire, mais voler… Ha, Terrence ! Voler ! C’est se sentir libre, se sentir revivre ! C’est une sensation indescriptible tant elle vous remplit de joie ! Pendant quelques heures, on change d’univers, on ne pense plus à rien, on est hors du temps. Peux-tu comprendre cela ?
- Oh oui père, je vous comprends très bien – répondit Terry dans un sourire sibyllin.

Le théâtre lui offrait cette même liberté. Il éprouvait une euphorie similaire quand il était sur scène. Le père et le fils avaient beaucoup de points communs finalement…

Ils arrivèrent devant le bâtiment qui affichait un grand panneau sur lequel était maladroitement peint à la main « BUREAU » en lettres capitales. Mais alors qu’ils poussaient la porte, ils manquèrent de buter sur un homme qui sortait.

- Sacrebleu, Richard !!! Quelle bonne surprise ! Mais que fais-tu là en cette heure tardive ??? – s’écria l’homme avec un fort accent français.
- Lucien !!! Vieille canaille ! Je pourrais te poser la même question !
- Je viens de transporter des clients au départ de Paris, et je repars demain matin avec quelques «Inglishes» désireux de s’encanailler à Pigalle. Et toi ?
- J’emmène mon fils en Italie, à Venise ! – fit-il en lui présentant Terry auquel il serra virilement la main.
- Mazette ! Venise ! C’est une sacrée balade !
- J’ai grand espoir de pouvoir y parvenir en début d'après-midi, vois-tu.
- Ma foi, avec la météo clémente que nous avons ces jours ci, cela m’a l’air faisable – dit le Frenchie en prenant un air pensif – As-tu au moins un plan de route ?
- Non pas encore car ce voyage est un peu précipité. Je venais au bureau pour cela. Mais puisque tu es là !…
- …Nous allons travailler dessus ensemble, n’est-ce pas ? Haha !!! J’ai d’ailleurs rapporté de nouvelles cartes topographiques qui devraient nous aider.
- Lucien, tu tombes vraiment à pic !
- Allons réfléchir à tout ceci à l’intérieur ! – dit-il en prenant son ami par l’épaule - La secrétaire a préparé cette eau chaude avec de l’herbe que vous les « Inglishes » aimez tant.
- Du thé, Lucien, du thé ! – répondit Richard Grandchester, légèrement agacé.
- Oui, oui, du thé, si tu veux ! Mais ça remplacera jamais un café bien corsé !
- Si ton Napoléon en avait bu un peu plus, vous n’auriez pas été battus à Trafalgar !...
- Rôooooo, quelle attaque sournoise ! Je reconnais bien là la perfidie britannique, espèce de mangeur de pudding avarié !
- Ohohoh !!! Tu oses critiquer la haute gastronomie anglaise ??? Il y en a qui ont perdu leur tête pour moins que ça !... – s’écria le duc en agitant un index menaçant sous le nez du pilote. Ce dernier rétorqua avec un ricanement insolent.
- Nous français, sommes très doués pour faire tomber des têtes ! Nous sommes des connaisseurs en la matière, surtout quand cela concerne des têtes d’aristocrates comme la tienne !...
- C’est bien pour cela que l’Angleterre est restée un pays civilisé, elle !!!
- Oh, Richard, alors là tu exagères !… blablabla… blablabla…blablabla….

Bras ballants, incapable de la moindre réaction, Terry laissa les deux hommes entrer dans le bâtiment, blaguant comme de vieux copains de chambrée. Il n’y avait pas de doute. Il ne reconnaissait pas son père !!! Ce dernier avait dû avoir une attaque au cerveau et on ne l’en avait pas informé, ou alors, il souffrait d’une maladie incurable et cela l’avait complètement transformé ? Quel était donc cet être jovial qui plaisantait avec un inconnu, un "Froggie" de surcroît ??? Qu’était devenu l’austère duc de Grandchester, qui ce matin encore, le paralysait par sa froideur et son regard glacial. C’était le monde à l’envers !!! Décidément, il ne connaissait rien de son père, mais ce qu’il en découvrait ne l’indifférait point, au contraire. Finalement, cet homme commençait à devenir plaisant…


******************




Le lendemain, un bimoteur s’envolait au dessus de la campagne anglaise. Le pilote, dont on devinait les mèches de cheveux argentées sous son bonnet de cuir, serrait fébrilement le manche qu’il guidait vers la France pour ensuite atteindre la chaîne des Alpes, dernière frontière avant l’Italie. Derrière lui, les grands yeux turquoise d’un jeune homme brun brillaient de milles étoiles. Ebloui par le panorama extraordinaire qui s’étendait sous ses pieds, le cœur gonflé d’espoir, il ne ressentait pas la peur de celui qui célébrait son baptême de l’air. Seul l’importait le ravissant visage d’une jeune femme blonde qui lui semblait se dessiner sur les nuages pommelés qu’ils traversaient. Le ciel d’un bleu limpide se reflétait sur la carlingue métallique de l’avion, si bien qu’il devenait invisible, comme englouti dans les eaux d’un lac.

Bien des heures plus tard, et après une halte pour se ravitailler en carburant, ils aperçurent au loin les premiers contours des montagnes aux sommets enneigés. Le cœur de Terry se mit à battre plus vite. Il se trouvait à présent à quelques heures d’elle. Plus rien ne pouvait s’opposer à leurs retrouvailles. Il en était convaincu. Ce soir, il la serrerait dans ses bras !....

L’aéroplane poursuivit sa course, frôlant adroitement les pentes enneigées des monts alpins, ignorant que le vif espoir qui allégeait leur voyage allait rapidement prendre le goût du désenchantement…

Fin du chapitre 5



Lucien : Lucien Bossoutrot (1890-1958), aviateur et homme politique français. En février 1919, il effectue le premier vol commercial international avec passagers de Paris à Londres (Kenley) à bord d’un bimoteur Goliath Farman.

Froggies : surnom que les anglais donnent aux français à cause de leur appétit pour les cuisses de grenouilles… En retour, les français surnomment les anglais « Roastbeefs »

Edited by Leia - 22/3/2016, 10:17
 
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view post Posted on 8/10/2012, 10:06
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Chapitre 6
Première et deuxième partie



Quand Patty s’éveilla, il faisait grand jour dans la chambre de l’hôpital militaire de Vérone. Candy, assise à côté d’elle, se redressa et ferma avec un claquement sec le livre dans lequel elle était plongée.

- Candy ?... – fit Patty en tendant faiblement la main dans sa direction.
- Je suis là, mon amie – répondit-elle en la lui prenant - Sois tranquille. Tout va bien maintenant. Repose-toi, c’est la seule chose que tu es autorisée à faire…
- Que… Que m’est-il arrivé ? J… Je me souviens d’avoir éprouvé une douleur atroce au ventre dans la nuit, puis il m’a semblé entendre une sirène d’ambulance. Mais j’ai du mal à me souvenir de ce qui s'est passé ensuite…
- Ah Patty ! Tu peux dire que tu m’as fichue une sacrée frousse !!! – fit Candy en gloussant nerveusement – Tu as eu une crise d’appendicite fulgurante ! Il fallait t'opérer d’urgence ! Alors, nous avons dû faire arrêter le train à Vérone car c’était la ville la plus proche qui disposait d’un hôpital. Tu as été opérée dans la nuit. Le chirurgien m’a confié par la suite que si on avait attendu un peu plus, tu aurais pu mourir d’une péritonite ! Tu as eu beaucoup de chance ! Un vrai miracle, si bien que j’en suis à allumer mon dixième cierge à la chapelle de l’hôpital !...
- C’est le curé qui doit être content de cette manne providentielle – fit remarquer Patty sur le ton de la plaisanterie. Malgré sa faiblesse, elle retrouvait sa drôlerie impertinente et cela ravit Candy.
- Peut-être bien ! Et je suis même toute disposée à en acheter des caisses entières en guise de remerciements ! – répliqua alors la jeune blonde en riant. Quelques secondes plus tard, prenant un air grave, elle ajouta, la voix tremblotante :
- Tu sais Patty, j’ai eu très peur, vraiment très peur de te perdre !... Tous les gens que j’ai aimés dans ma vie m’ont été enlevés, et j’ai bien cru, une fois encore, que cela allait se produire. Je suis tellement soulagée, si tu savais !

Une larme brulante vint s’écraser lourdement sur sa joue, et les yeux de Patty se mouillèrent en retour. Elle prit la main de Candy et la serra aussi fort qu'elle le pouvait. La gorge nouée par l’émotion, s’efforçant de maîtriser son trouble, elle parvint à prononcer :

- Tsss, tssss ! Bien essayé mais tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement, ma chère ! J’en ai vu d’autres, et n’aie pas de faux espoirs : je ne suis pas prête de te laisser tomber. Je vais tellement rester collée à toi que tu finiras par ne plus me supporter !
- Tu es vraiment impitoyable avec moi ! - fit Candy en riant tout en essuyant sa larme – Mais je veux bien tenter l’expérience.

Ces effusions mélodramatiques furent de courte durée, abrégées par un cognement bref à la porte de la chambre suivi de l’irruption d’un homme en blouse blanche que Candy reconnut tout de suite. C’était Alessandro Biazinni, le chirurgien qui avait opéré Patty.

- Mesdemoiselles, bonjour ! – fit-il en les saluant avec assurance.

Agé d’une trentaine d’années, ce grand brun élancé aux cheveux bouclés semblait bien différent du souvenir qu’en avait gardé Candy. Cette nuit là, trop préoccupée par l’état de son amie, elle n’avait pas du tout remarqué à quel point il était séduisant. Mais à présent qu’elle avait les idées claires, elle s’empressa de faire passer discrètement ses lunettes à Patty, laquelle, après les avoir chaussées, ne put que constater avec force, l’évidence. Troublée, elle sentit ses joues s’empourprer et ses lunettes se recouvrirent de buée. Le chirurgien se divertit intérieurement de la petite comédie qui se jouait devant lui mais ne laissa rien paraître. Il prit un document qui était suspendu au bout du lit et demanda, arquant du sourcil, dans un anglais presque parfait :

- Comment vous sentez-vous à présent, mademoiselle O’ Brien ? Je note que vous n’avez pas de fièvre, ce qui est très bon signe. Est-ce que vous avez mal ?
- Cela me tire un peu, mais c’est supportable. – bredouilla Patty, éprouvant de plus en plus de difficultés à dissimuler son trouble. Il avait d’autant plus un léger accent italien des plus charmants…
- Je vais vous prescrire quelques calmants supplémentaires que vous prendrez si nécessaire. Surtout reposez-vous et ne tentez pas de vous lever. Vous avez frôlé le pire cette nuit, alors il faut faire très attention à vous.
- Soyez sans crainte, docteur – répondit Patty en tournant la tête vers Candy – Mon amie à côté de moi est la personne toute indiquée pour veiller sur moi !
- Je suis infirmière… - précisa Candy en souriant devant l’air interrogatif du médecin.
- Intéressant, intéressant… – répondit le chirurgien en reposant la courbe de température sur le cadre du lit – Les infirmières américaines sont visiblement plus distinguées que je ne le croyais !...
- Ne vous fiez pas aux apparences, docteur ! – s’écria Candy en riant tout en admettant intérieurement que la robe haute-couture qu’elle portait tranchait indiscutablement avec la nature de sa profession – Je porte très bien l’uniforme, vous savez, et je lui fais honneur depuis une dizaine d’années déjà.
- Je vais donc être soumis à un contrôle rigoureux de votre part ? – fit-il, l’œil pétillant de malice.
- Vous pouvez en être certain ! Je souhaite ce qu’il y a de mieux pour ma chère Patricia !
- Dans ce cas, vous n’avez aucun souci à vous faire. Je porterai un soin tout particulier à votre amie… - dit-il en adressant un regard des plus éloquents à sa patiente qui sentit ses joues s’enflammer alors qu’il s’approchait d’elle pour contrôler le goutte-à-goutte qui était suspendu à côté de son lit. Il inclina la tête dans sa direction et lui dit sur un ton des plus solennels :
- Mademoiselle O’ Brien, vous devrez attendre le repas de ce soir pour manger. D’ici là, il vous est autorisé de boire, mais par petites gorgées. Votre corps doit d’abord éliminer les derniers effets de l’anesthésie.
- Bien entendu, docteur. Je suivrai à la lettre vos conseils – bredouilla-t-elle.
- A la bonne heure ! Si tous mes patients étaient aussi obéissants que vous l’êtes, mes journées seraient beaucoup plus reposantes !

Patty haussa les épaules en rougissant de plus belle et baissa la tête pour cacher son émoi. Un sourire amusé se dessina sur le visage du médecin qui ajouta, assenant le coup de grâce à la jeune malade :

- Je vois que vous reprenez des couleurs ! C’est très encourageant !

Patty devint alors écarlate, tentant vainement de s’enfoncer dans son lit pour se dérober au regard espiègle qu’il lui adressait. Le médecin émit un rire étouffé et se dirigea vers la porte. Parvenu sous le chambranle, il se retourna une dernière fois, décochant un sourire ravageur qui la décontenança complètement.

- Votre compagnie est bien agréable mesdemoiselles, mais je suis dans l’obligation de vous dire à plus tard. D’autres malades m’attendent et malheureusement, bien moins charmants que vous. Je repasserai à la fin de mon service pour m’assurer que tout va bien. Laissez-moi vous souhaiter d’ici là une bonne journée !

Sur ce, il les salua toutes deux et disparut. Médusées, Patty et Candy n’échangèrent aucun mot pendant quelques secondes. Cette dernière prit finalement l’initiative de briser le silence et se pencha vers son amie qui se mit à glousser en découvrant son air mutin.

- Je sais ce que tu vas me dire et je suis tout à fait d’accord avec toi. Il est i-rré-sis-ti-ble !!!

****************



Appuyé contre la barrière du vaporetto qui remontait le Grand Canal de Venise, Terry, les cheveux balayés par l’air marin, restait songeur. Les façades baroques de la cité des Doges resplendissaient encore de la lumière ocre de cette fin d’après-midi estivale. Il bénéficiait de quelques heures avant que la nuit tombe et cela le réconforta d’avoir suffisamment de temps devant lui pour trouver son chemin dans les ruelles étroites et sombres de la ville. Il déplia une nouvelle fois le morceau de papier sur lequel son père avait inscrit l’adresse où il devait se rendre : Palais Contarini Fasan, rue du Minotto.

- Le comte Contarini est un ami de longue date. Il t’accueillera avec grand plaisir. – lui avait-il dit en griffonnant l’adresse sur le bout de papier – Tu seras tout à ton aise pour te lancer dans la recherche de « qui-tu-sais ». Mais j’espère que la première chose que tu feras quand tu l’auras retrouvée, sera de venir me la présenter…
- N’ayez crainte, Père – avait répondu Terry en prenant d’une main tremblante le mot qu’il lui tendait - J’en serais très honoré et vous serez notre première halte avant notre retour à New-York.

Le Duc avait opiné en souriant de satisfaction. A travers ses yeux plissés de joie, il observait son fils qui affichait un visage mêlé d’angoisse et d’excitation. Ils venaient d’atterrir depuis quelques minutes sur le terrain vague qui servait d’aéroport de fortune à la ville de Venise. Comme la plupart des villes de cette époque, elle ne disposait que d’un simple champ à l’écart de l’agglomération pour accueillir, en ces temps d’aviation balbutiante, les quelques aéroplanes qui venaient s’y poser. Evidemment, il n’y avait pas vraiment de service de transport pour revenir en ville, et le jeune homme s’était trouvé bien chanceux qu’un des rares mécanos du site, sur le point de rentrer chez lui, lui proposât de le transporter jusqu’à l’entrée de la cité.

Il était à quelques heures de retrouver la femme qu’il aimait et cette perspective ramenait son père presque trente ans en arrière, à l’époque où il était lui aussi amoureux fou d’une jeune femme extraordinaire, à laquelle il avait stupidement renoncé par excès d’orgueil et souci des convenances. Il ignorait à ce moment là, qu’il souffrirait toute sa vie durant, de la plaie béante qu’avait laissée cette rupture, que cette blessure secrète qu’il avait dû taire transformerait l’être enthousiaste et épris de liberté qu’il était, en un homme sombre et aigri, cruel et impitoyable. Le bonheur de son fils le renvoyait vers ses propres échecs car il aurait pu connaître ce sentiment d’extase s’il avait été plus courageux. Mais tout cela à présent faisait parti d’un passé révolu. Une page se tournait avec l’avenir radieux qui s’annonçait pour son fils, et une chaleur réconfortante avait envahi son cœur blessé.

Terrence lui avait proposé de l’accompagner mais il avait refusé sous le faux prétexte que son avion avait besoin d’une bonne inspection avant de repartir le lendemain. En vérité, il ne voulait pas par sa présence perturber un peu plus l’état de fébrilité dans lequel son fils se trouvait. C’était à lui de prendre son destin en mains. Il lui avait prouvé depuis des années combien il en était capable, mais il constatait, par sa propre expérience, mais aussi en le regardant, que de trop aimer une femme pouvait vous rendre aussi faible qu’un petit enfant. C’est pourquoi, il ne voulait pas le déranger dans sa quête. Il voulait lui laisser le choix de ses décisions et de ses actions. Terry était un homme à présent. Il avait acquis une expérience de l’existence beaucoup plus mature que la sienne qu’il avait entretenue sous les lambris dorés d’un ministère. Plutôt que de lui donner des leçons, il avait tout à apprendre de lui, et bien que regrettant cette paradoxale situation, il éprouva un sentiment de fierté devant sa noblesse d’âme et sa bravoure qui faisaient honneur au nom des Grandchester. Il avait toujours soupiré devant la médiocrité de sa progéniture légitime : un fils paresseux et incompétent dans tout ce qu’il entreprenait, et une fille dont la bêtise égalait le peu de charme que la nature lui avait octroyé. Terry relevait le niveau sur tous les plans, et une nouvelle fois, la piqure du remord vint se planter dans son cœur. Il espérait qu’avec le temps, son fils arriverait à lui pardonner son attitude envers lui, même s’il savait qu’il ne pourrait se pardonner à lui-même tout ce qu’il lui avait fait subir. Il avait trop fait de mal, en toute conscience. Il ne pouvait malheureusement revenir en arrière mais à présent que leurs relations s’étaient assainies et prenaient un nouveau tournant, il était déterminé à ce que le fils soit à son tour fier du père. La tâche serait ardue mais il était bien décidé à faire tout son possible pour réparer ses erreurs du passé, à commencer par ne pas intervenir dans sa vie privée.

Au moment de la séparation, ils s’étaient serrés en une étreinte pudique mais empreinte d’une tendre affection qui les avait laissés muets d’émotion. Puis Terry s’était engouffré dans la fiat 509 du mécano qui avait démarré en pétaradant, soulevant sur son passage un nuage épais de poussière qui dissimula rapidement l’automobile à la vue de Richard Grandchester, dont le regard se perdait à l’horizon, le cœur gonflé d’espoir.

Sur la terre ferme, Terry n’eut pas trop de difficultés à trouver son chemin. Malgré un italien des plus rudimentaires, il parvint grâce à l’adresse sur le papier et moult gestuelle, à se faire indiquer le palais du comte Contarini, une étroite bâtisse à deux étages de style gothique flamboyant, construite au milieu du XVème siècle sur le bord du Grand Canal, juste en face de la célèbre basilique de la Madonna della Salute. Tout en toquant à la porte, il releva la tête pour admirer les magnifiques balcons en marbre aux motifs de roues ajourés qui donnaient une identité toute particulière à l’édifice. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et la tête austère d’un domestique apparut dans l’entrebâillement.

- Monsieur ?
- Mon nom est Terrence Grandchester – s’annonça Terry en saluant d’un signe de tête l’homme qui se trouvait devant lui - Mon père, le Duc de Grandchester, m’envoie présenter mes hommages au comte Contarini. Pouvez-vous l’informer de ma présence ?

Le domestique resta silencieux pendant un moment, occupé à dévisager le jeune anglais de pied en cap.

- Un moment s'il vous plait… - laissa-t-il finalement échapper, indifférent à l’impatience manifeste de son interlocuteur. Puis il referma la porte au nez du jeune homme, stupéfait. Ce dernier était sur le point de repartir quand la porte s’ouvrit de nouveau, cette fois tout en grand.
- Lord Grandchester, je vous prie d’entrer. Le comte vous attend.

Terry pénétra dans le vestibule qu’il trouva bien sombre et surchargé de trophées de chasse. Sur le côté, un escalier en bois de chêne menait aux étages supérieurs. C'était là que se trouvaient les pièces à vivre, le rez-de-chaussée étant par trop sujet aux inondations. L’homme qui semblait être le majordome invita Terry à le suivre jusqu’au premier étage. Plusieurs portes donnaient sur le palier carrelé de rouge et de noir. Le majordome alla frapper à celle qui se tenait le plus à droite. Une voix répondit, à demi étouffée par la cloison qui les séparait. Le domestique ouvrit la porte et d’un signe de la main, proposa à Terry d’entrer. C’était une pièce de taille moyenne, baignée par la lumière du soleil qui traversait glorieusement les fenêtres en forme d’ogives de la façade. Un peu reculé dans l’ombre, un vieil homme aux cheveux mi-longs, blancs et bouclés, vêtu d’une robe de chambre, était assis devant l’une des fenêtres, et observait, muni d’une lunette posée sur un trépied, les allées et venues des gondoles et des bateaux sur le canal.

- Vous me surprenez en plein divertissement, jeune homme – fit-il sans quitter son poste d’observation – Le trafic sur le canal est une vraie Comedia dell' Arte. C’est une source de grand amusement pour moi. Vous devriez voir ces deux gondoliers s’invectiver après avoir manqué entrer en collision - poursuivit-il, son corps rabougri secoué de rires.

Finalement, il repoussa sa lunette, quitta son siège et s’approcha de Terrence qui se tenait debout, immobile.

- Comme c’est étrange !... – dit-il en postant son visage ridé tout contre celui du jeune homme – Vous êtes un subtil mélange de votre père et de votre mère…
- Vous la connaissez ? – répliqua instantanément Terry, regrettant immédiatement son audace.
- En effet, jeune homme, et je puis vous confier qu'il fut un temps où j’étais moi aussi sur les rangs pour séduire la divine créature qu’elle était. Mais le charme britannique s’est montré plus convaincant… ou plus chanceux. J’opterais pour la seconde hypothèse.

Terry retint une moue dubitative devant la vantardise du vieux bonhomme, dont l’allure évoquait plutôt l’Avare de Molière que Rodrigue de Corneille. Mais l’œil pétillant de malice qu’il lui renvoyait ne pouvait mettre en doute l’être charmeur qu’il avait dû être dans sa jeunesse. Il chercha du regard sur les tableaux accrochés aux murs ce jeune visage qu’il aurait pu reconnaître et s’arrêta, surpris, sur un buste de marbre noir qui trônait au fond de la pièce, sur une commode, entre deux faisans empaillés.

- Shakespeare ? – demanda-t-il en faisant un pas vers la sculpture.
- Ma foi, c’est bien lui. Encore un fichu anglais ! – répondit le comte en gloussant de rire – Seriez-vous amateur de ces pièces, mon jeune ami ?
- A vrai dire… - fit Terry, un sourire timide aux lèvres – Je suis comédien de théâtre à Broadway, et les œuvres de Shakespeare occupent une part importante de mon registre, et de ma vie…
- Comme c’est cocasse! – s’écria le vieil homme, les yeux grand-ouverts de surprise – Savez-vous que cette maison a inspiré Shakespeare pour sa pièce Othello ? C’est ici qu’aurait vécu Desdémone, avant d’être tuée par son mari jaloux…
- Vraiment ???
- C’est ce que dit la légende, et il y a toujours un peu de vrai dans une légende, n’est-ce pas ?
- Celle-là ne me laisse pas indifférent, vous avez raison – répondit Terry en souriant – C’est un grand privilège pour moi d’être dans ces murs chargés d’histoire.
- Croyez-moi, trop d’histoire recèle certains inconvénients tels que… tels que certains ancêtres indésirables qui viennent nous importuner la nuit… - chuchota-t-il comme s’il ne voulait pas qu’on l’entende.
- Vous voulez dire des… des fantômes ? – demanda Terry, un frisson d’effroi lui parcourant l’échine.
- Si fait, mon jeune ami ! Oh, je vous en prie, ne faîtes pas cette mine déconfite ! Il n’y a pas qu’en Angleterre que l’on a de l’esprit ! – répondit le comte en ricanant.

Faisant fi du jeu de mots qui se voulait humoristique, Terry rétorqua :

- Pour être honnête, j’aurai trouvé très appréciable que vous n’en ayez pas. J’ai gardé de bien mauvais souvenirs de mes nuits passées dans le manoir familial en Ecosse, où les bruits de chaînes et de pas troublaient quotidiennement mon sommeil.
- Oh, rassurez-vous, ici, vous n’aurez pas de bruit. Ils ont plutôt tendance à tirer votre couverture ou à vous chatouiller les pieds !...
- Pardon ??? – gémit Terry, l’air visiblement terrorisé.
- Ahahaha !!! Je plaisantais !!! – s’écria le comte en donnant une franche tape dans le dos de son invité, dont le visage avait perdu toute couleur – Vous n’allez pas me dire qu’à votre âge, vous croyez encore aux fantômes !
- Non, bien sûr !... – bredouilla Terry, embarrassé de paraître si ridicule.
- Rassurez-vous, les seules choses qui vous réveilleront dans la nuit seront les cloches des églises qui nous entourent, et à Venise, elles ne manquent pas ! C’est un concert très animé !!!

Tout en reprenant des couleurs, Terry n’en restait pas moins sceptique car persistait sur les lèvres de son interlocuteur, un sourire ironique qui ne l’encourageait pas à la confiance. Ce dernier se dirigea alors vers la cheminée face aux fenêtres, sur laquelle était posé un miroir de taille imposante. Puis il tira sur le cordon qui se trouvait à côté de celui-ci, pour appeler un domestique.

- J’imagine qu’après ce long voyage, vous avez envie de vous reposer… Mon serviteur va vous conduire à votre chambre où vous pourrez vous débarbouiller et vous changer. J’ai toujours des vêtements de rechange pour mes invités. Usez-en à votre guise. Le repas sera servi dans une heure dans la salle à manger qui se trouve de l’autre côté du palier. Aurais-je le plaisir de vous avoir à ma table, monsieur Grandchester ?
- Bien entendu, comte Contarini. Je vous remercie très sincèrement de l’hospitalité que vous m’accordez. C’est très aimable à vous.
- Croyez-moi, mon ami, ce n’est pas la qualité qui me caractérise le plus – répondit le vieil homme sur un ton mystérieux tout en raccompagnant Terry vers la porte – A mon âge, rares sont les élus qui peuvent pénétrer dans ma demeure. Remerciez plutôt votre père ! Si vous n’aviez pas été son fils, mon majordome avait ordre de vous jeter à l’eau !

Encore une fois, Terry se demanda si le vieil homme malgré le sérieux qu’il affichait, ne jouait pas avec ses nerfs. Mais il n’eut pas le temps de réagir, car fit irruption à ce moment là, le domestique qu’il s’empressa de suivre pour fuir l’étrange et angoissant maitre de maison. Décidément, son père avait de drôles de relations !!! Cette constatation ne le rassura point, d’autant plus quand, au moment où il pénétrait dans sa chambre, une énorme tête d’élan l'accueillit (trophée d’une probable chasse dans les contrées nordiques) suspendue au-dessus de son lit, le fixant de son regard sans vie. Une chose était sûre : les fantômes ne se hasarderaient jamais à venir ici. Cependant, cela ne le soustrairait pas aux cauchemars qu’il était assuré de faire dans cet asile de fous !!!


Fin de la première et deuxième partie du chapitre 6



Edited by Leia - 19/6/2015, 15:04
 
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view post Posted on 4/12/2012, 20:03
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La journée s’était écoulée bien tranquillement. Patty s’était de nouveau endormie et Candy s’était replongée dans la lecture de son livre. A vrai dire, elle s’ennuyait un peu. C’était le seul livre en anglais qu’on avait pu lui proposer et il n’était pas des plus palpitants. Elle bailla, s’étira longuement sur son siège, puis reprit le livre entre ses mains en tapotant la couverture d’un air distrait. L’irruption soudaine d’une infirmière dans la chambre vint mettre un terme à son ennui.

- Mademoiselle André, il faudrait que vous veniez à l’accueil. Nous avons un petit problème…
- C’est grave ? – demanda Candy alors qu’elles longeaient le couloir qui menait vers l’entrée de l’hôpital.
- Non, je vous rassure. C’est juste un peu, disons… encombrant !...

Parvenues à l’accueil, Candy comprit sans peine l’insinuation de l’infirmière : une montagne de valises bouchait le passage devant le bureau, si bien que le personnel et les visiteurs devaient zigzaguer entre les bagages pour circuler. Le strict nécessaire pour deux dames du monde…

La jeune américaine afficha un sourire gêné devant le grotesque de la situation.

- On vient de nous les livrer de la gare et on m’a bien précisé qu’ils vous appartenaient – fit l’infirmière, une pointe de moquerie dans la voix.
- Croyez-moi - se dit Candy - si cela n’avait tenu qu’à moi, il n’y en aurait beaucoup moins et je ne serais pas plantée là, ridicule, devant cet amas de valises dont j’ignore encore en grande partie ce qu’elles contiennent…

L’espace d’un instant, elle s’en voulut d’avoir laissé Annie s’occuper de ses bagages. Cette dernière lui avait expliqué qu’une jeune femme de son rang se devait de voyager avec un tel chargement afin de ne pas porter atteinte au prestige de la famille. Il fallait qu’elle ait quotidiennement une tenue différente, quitte à en changer plusieurs fois par jour en fonction des évènements de la journée.

- Tu comprends, Candy – lui avait-elle dit alors que son amie soupirait devant l’extravagance de son équipement - Tu es l’héritière des André. Tu vas représenter la famille sur le bateau et à l’étranger. Si tu es vêtue comme une « pauvresse », les gens vont s’imaginer que nous avons des problèmes financiers. Ils vont se poser des questions, des rumeurs vont circuler, et cela risque de porter préjudice à la compagnie. Tout est lié !
- Je n’en reviens pas qu’un simple bout de chiffon puisse avoir autant d’influence sur les titres d’une société… - avait répondu Candy, perplexe.
- Malheureusement, c’est comme cela que cela fonctionne. Connaissant ta nature, je devine combien tu peux trouver cela futile et ridicule, mais il y a des codes à suivre, et leur désobéir peut causer beaucoup plus de dommages que tu ne l’imagines. Un simple écart, et l’on perd tout respectabilité, toute considération. Cela peut ruiner toute une réputation !
- Mon dieu !!! C’est effrayant !!!... Dans quel étrange monde vivons-nous ???... Bon !… Soit !... J’appliquerai ces codes à la lettre et je ferai de mon mieux pour faire honneur au nom des André. Je ne voudrais pas qu’Albert en vienne à regretter de m’avoir adoptée…
- Ne sois pas sotte ! – avait-elle ricané - Il sait ce qui est le plus important dans la vie, mais la société dans laquelle nous évoluons place la barre au-dessus de ces choses essentielles. Nous pouvons bien sûr ne pas être d’accord, mais, si en nous y adaptant, nous pouvons par notre présence et nos actions, permettre de faire tout doucement évoluer les mentalités, les deux pauvres orphelines que nous avons été pourront s’enorgueillir d’avoir accompli quelque chose d’honorable et dont nous pourrons être fières.
- Ma foi, c’est un point de vue bien convaincant. Mais… Es-tu vraiment certaine qu’il faille que j’en prenne autant ??? – avait demandé Candy en montrant la multitude de vêtements étalés sur son lit.

Le oui ferme et catégorique d’Annie avait clos la conversation et Candy n’avait plus insisté. Mais à présent, devant les sourires ironiques du personnel qui la croisait, elle maudissait son amie et son excessif enthousiasme.

- Que vais-je faire de tous ces bagages ? – gémit-elle – Ils ne rentreront jamais dans la chambre de Patty !
- Ecoutez – fit l’infirmière, devant la mine contrite de Candy – Je vous propose de faire une sélection de choses que vous mettrez dans une ou deux valises, et je ferai transporter le reste au sous-sol, là où nous stockons notre matériel. Vous le récupérerez au moment de votre départ.
- Vraiment ??? Vous me sauvez la vie ! J’apprécie sincèrement votre aide, mademoiselle !!!… Mademoiselle … ?
- Emma ! Je m’appelle Emma. – répondit l’infirmière dans un joli accent italien, en serrant franchement la main que Candy lui tendait - Ravie de vous rendre service !
- J’espère avoir l’opportunité de vous en rendre un à mon tour. N’hésitez pas à me solliciter si l’occasion se présente. Si c’est dans mes capacités, je me ferai une joie de le faire.
- Ne vous inquiétez pas pour cela, mademoiselle. Je n’attends rien en retour. C’est normal de rendre service.

Candy la gratifia d’un chaleureux sourire puis se pencha sur ses bagages afin de sélectionner ceux qu’elle voulait garder. Elle mit de côté une valise pour Patty qui contenait ses affaires de toilette, quelques chemises de nuit et quelques robes, et en fit de même pour sa propre personne. La question du logement l’interpella soudain. En effet, où allait-elle résider pendant la convalescence de Patty ? Elle ne voulait pas quelque chose de trop éloigné de l’hôpital car elle souhait pouvoir rester au chevet de son amie aussi tard que possible sans avoir la crainte de rentrer la nuit à son hôtel. Elle ignorait s’il y en avait un dans les environs et se tourna vers Emma pour lui poser la question.

- Un hôtel dans le coin ? Non. Mais il y a une petite pension de famille au bout de la rue. « Chez Roberta ». Elle est modeste mais très bien tenue. Malheureusement, je ne pense pas qu’elle corresponde à vos attentes.
- Détrompez-vous. Cela conviendra parfaitement. Je vais d’ailleurs m'y rendre de ce pas. S’il vous plait, au cas où mon amie se réveillait avant mon retour, pourriez-vous lui expliquer la raison de mon absence ? Je ne voudrais pas qu’elle s’inquiète.
- Ne vous faîtes aucun souci. Prenez votre temps. Si besoin, je mettrai de côté pour vous un plateau-repas que vous pourrez manger en compagnie de votre amie quand vous reviendrez.

Candy la remercia en souriant et partit d’un pas alerte à la recherche de la pension de famille. Parvenue dans la rue, elle fut étonnée par la douceur de l’air qui contrastait avec la chaleur étouffante qui régnait dans le bâtiment. Une rangée de platanes protégeait de son ombre bienveillante son exploration des lieux. Il faisait bon, le soleil perdait peu à peu de l’altitude mais était encore loin de céder sa place à l’obscurité. Elle croisa un petit garçon en culottes courtes qui courait en riant derrière son chien, et elle pensa avec nostalgie aux petits pensionnaires de la maison Pony. Cela faisait du bien de marcher et de prendre l’air. Rester enfermée durant des heures lui portait peine, mais c’était mieux que d’être couchée dans un lit comme Patty. Ce n’était pas les vacances idylliques auxquelles elle s’attendait, mais cela lui ferait un bon sujet de conversation en rentrant en Amérique.

En Amérique… Que de choses elle allait pouvoir raconter à Terry ! Comme elle avait hâte déjà, alors que son séjour en Europe était à peine entamé. Malgré l’exotisme des lieux, elle savait qu’elle allait trouver le temps bien long et elle se reprocha immédiatement son manque de gratitude envers Albert et ses amis qui avaient organisé ce voyage.

Albert…

Albert !!!!

Albert qui n’était pas au courant de leur mésaventure et qui devait se faire un sang d’encre ! Comment avait-elle pu oublier de l’en informer??? Manifestement, les émotions de ces derniers jours lui avaient fait perdre la raison et il fallait qu’elle se reprenne avant de la perdre complètement !


Les sept coups de cloche d’une église toute proche l’interrompirent dans ses pensées et accrurent son désarroi. Il était vain à cette heure de chercher un bureau de poste dont elle trouverait la porte close. Contrariée, elle prit la décision de s’y rendre le lendemain à la première heure afin d’envoyer au plus vite un télégramme rassurant à son bienfaiteur.

Alors qu'elle marchait, perdue dans ses réflexions, elle ne remarqua pas au premier abord la pancarte de la pension Roberta, solidement fixée au mur du petit immeuble qui l’abritait. Un écriteau en dessous sur lequel figuraient les mots « english spoken » la rassura tout à fait. Finalement, ce n’était pas compliqué de voyager à l’étranger : ils parlaient tous anglais !

Elle secoua la clochette qui se trouvait à côté de la porte d’entrée, laquelle s’ouvrit quelques secondes plus tard sur une femme gironde, vêtue d’un tablier, les cheveux noués sous un fichu noir et blanc.

- Mademoiselle ?
- Bonjour Madame. Roberta, je présume ? – demanda Candy en saluant son interlocutrice.
- C’est cela. Que puis-je pour vous ?
- Permettez-moi de me présenter. Je me nomme Candy Neige André et je cherche une chambre pour quelques jours. Une infirmière de l’hôpital juste à côté m’a dit que vous pourriez peut-être me loger.
- Vous avez de la chance car en été à cause de tous ces touristes, nous sommes généralement complets. Mais un couple d’américains est parti cet après-midi, et je peux vous louer leur chambre si vous voulez.
- C’est parfait, madame, je vous remercie. Je m’en vais de ce pas en informer mon amie qui est malade et qui doit rester alitée à l’hôpital. Je reviendrai m’installer dans la soirée si vous n’y voyez pas d’inconvénients.
- Venez quand vous voulez, mademoiselle. La porte est toujours ouverte. D’ici là, votre chambre sera changée de frais. C’est la numéro six. La clé se trouvera sur le meuble dans le couloir de l’entrée.

Candy remercia une nouvelle fois l’hôtelière et rebroussa chemin. Elle prit son temps néanmoins et fit un détour par quelques rues pour s'imprégner du quartier. Quand elle revint à l'hôpital, elle retrouva Patty éveillée, les joues roses de contentement.

- Et bien dis donc, tu as l’air sacrément heureuse de me revoir !!!
- Ne le prends pas mal – gloussa Patty en lui montrant d’un signe de tête vers la table de chevet, un petit vase qui contenait une jolie rose rouge– Mais ce n’est pas toi la raison de ma bonne humeur…
- Ce qu’elle sent bon ! – s’écria Candy en plongeant son nez dans la fleur – Qui donc te l’a offerte ?
- Alessandro !...
- Alessandro ??? Alessandro Biazinni, le docteur ?
- Oui, oui !!! – répondit Patty en opinant avec agitation de la tête – Il me l’a apportée tout à l’heure au moment de sa visite du soir.
- Mazette ! Il ne perd pas de temps celui-là !...
- Oh, Candy ! Ne sois pas si soupçonneuse ! Ce n’est qu’une fleur, voyons… Il n’y a pas de mal à cela.
- Une rose rouge quand même !...
- Peut-être qu’il n'en a que de cette couleur dans son jardin. Allons, Candy, ne trouves-tu pas que c’est une délicate attention de sa part ?
- Si fait ! mais c’est aussi un italien, et tu connais leur réputation : charmeur, séducteur… Je ne voudrais pas que Casanova s’amuse avec ton petit cœur fragile…
- Ne te fais pas de souci. Je crois que tu présumes un peu trop de la réputation des italiens. Le docteur Biazinni s’est comporté avec moi en véritable gentleman.
- C’est bien ce qui me fait peur… - se dit Candy tout en décidant de taire ses interrogations. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas vu Patty aussi enjouée qu’elle ne voulait pas gâcher cette joie nouvelle. Néanmoins, elle se promit de surveiller d’un peu plus près le bel italien afin de découvrir ses réelles intentions.
- Il m’a dit que je récupérais vite et qu’à ce rythme, je pourrais quitter l’hôpital dans quelques jours – poursuivit Patty en soupirant gaiement.
- C’est une excellente nouvelle !!! J’ai hâte que tu quittes cet endroit, ma chère Patty. Il y a de si jolies choses à voir dans le coin !
- Tu sais, Candy, je ne veux pas que par ma faute tu restes bloquée ici. Il te faut sortir et visiter la ville.
- Mais voyons, Patty, il n’est pas question que je te laisse seule ici ! Tu vas t’ennuyer à mourir !!!
- C’est la raison pour laquelle je te demande de profiter de ta liberté pour nous deux. Ecoute, tu pourrais venir me rejoindre au moment des repas et me raconter ce que tu as vu. Je voyagerais à travers toi.
- Je ne suis pas sûre que…
- Voyons, Candy !!! Ne sois pas entêtée ! Tu seras mes yeux et mes oreilles. Tu me feras tellement rêver que j’aurais encore plus envie de me rétablir pour découvrir avec toi toutes ces merveilles !
- Soit !... – dit finalement Candy en soupirant avec résignation - Mais au moindre doute, nous reprendrons par là où nous avons commencé !
- Si tu veux, mais crois-moi, je suis sûre que c’est la meilleure chose à faire.
- Je te ramènerai des spécialités !!!
- Candy ! Tu n’es vraiment qu’un estomac !!! – s’écria Patty en riant – Mais ma foi, je ne dis pas non car je crains que comme dans tous les hôpitaux, la nourriture ne soit pas fameuse ici.
- Nous allons pouvoir le vérifier ! – répondit Candy en apercevant la femme de service qui entrait en poussant un chariot sur lequel était posés deux plateaux-repas.
- Cela tombe bien, je meurs de faim !

Les deux amies se régalèrent de pâtes et d’une soupe minestrone bien fumante. Plus précisément, ce fut Candy la plus vorace, car Patty, bien que très motivée au début, dut renoncer rapidement à son repas. Son estomac restait encore fragilisé par l’opération et les médicaments qu’on lui faisait prendre, et la tête lui tournait facilement au moindre effort. Elle s’abandonna un peu plus profondément au creux de son oreiller et murmura d’une voix lasse :

- Je crois que je ne vais pas tarder à sombrer de nouveau dans les bras de Morphée… C’est usant de rester couchée toute la journée…

Candy sourit d’amusement en constatant que son amie n’avait rien perdu de son ironie. C’était ce qu’elle aimait le plus chez Patty : une apparence effacée bâtie par sa timidité maladive mais qui cachait savamment une personnalité pleine d’humour et de malice.

- Je vais te laisser te reposer… – dit-elle en tapotant ses lèvres avec une serviette – Tu seras en meilleure forme demain. Je profiterai de la matinée pour te trouver quelque chose qui t’empêchera de t’ennuyer et qui occupera tes longues journées.
- Tu es bien aimable de penser à moi, pauvre être que je suis et que la maladie a cloué au lit…
- N’en fais pas trop quand même ! – s’écria Candy en riant - Dans quelques jours, tu danseras au bras du bel Alessandro. C’est lui même qui l’a dit !
- Il n’a pas évoqué cette éventualité – fit Patty en rougissant, les yeux brillant d’émotion - mais cela pourrait m’encourager à me rétablir encore plus vite…
- Pour le moment, pense surtout à te reposer – répondit Candy en posant un baiser sur le front de son amie - Demain est un autre jour… Fais de beaux rêves !...

Patty opina en souriant et ferma doucement les yeux. Rapidement sa respiration prit un rythme régulier et Candy se dit qu’elle pouvait la laisser tranquillement dormir avec les anges. Elle prit son sac à main et la valise qu’elle avait mise de côté et quitta l’hôpital. Heureusement, la rue qui menait à la pension descendait en pente douce, et le poids de son bagage lui parut moins lourd. Sa chambre se trouvait au premier étage et c’est avec un grand soupir de soulagement qu’elle se laissa enfin choir sur le lit. Elle se débarrassa de ses souliers d’un revers du pied et resta étendue quelques minutes à fixer le plafond.

Soudain, on toqua à sa porte. C’était sa logeuse Roberta qui portait un énorme broc d’eau chaude.

- J’ai pensé qu’un bon bain chaud vous ferait du bien, mademoiselle.

Candy la remercia pour cette heureuse initiative et l’invita chaleureusement à entrer. L’hôtelière traversa la pièce et renversa le broc dans la baignoire qui se trouvait au fond de la chambre, à côté de la fenêtre. Un paravent la protégeait des yeux indiscrets et apportait de l’intimité au coin de toilette. Après trois allers-retours, le bain était prêt et Candy ne se fit pas prier pour plonger dedans. Elle émit un gémissement de contentement au doux contact de l’eau chaude sur son corps fatigué et laissa tomber sa tête en arrière contre le bord de la baignoire. Elle ferma les yeux et savoura l’instant, un sourire de satisfaction au coin des lèvres. Elle joua longuement avec les sels de bain, passant et repassant l’éponge savonneuse sur sa peau, battant légèrement des pieds pour se délasser. Mais peu à peu, la température de l’eau se radoucit et la jeune femme dut se résoudre à quitter son petit coin de paradis. Elle se sécha rapidement puis s’enduisit le corps d’une huile parfumée qu’elle avait trouvée sur le cabinet de toilette. Cela fleurait bon le lilas, une de ses fleurs préférées, ce qui la mit d’autant plus en joie. Elle revêtit sa chemise de nuit et s’allongea à plat ventre sur le lit. La tête posée sur le côté au creux de ses bras, son regard se posa sur son sac à main entrouvert à côté d’elle, au pied du lit. La lettre de Terry en dépassait, et d’une main délicate, elle s’en saisit. L’écriture fine et déliée du jeune homme dansait devant ses yeux émus, et les mots tant de fois répétés dans sa tête depuis qu’elle les avait lus pour la première fois, prenaient chair, murmurant à son oreille toute la tendresse qu’ils évoquaient.

Je n’ai pas changé…

La voix douce et chaude du jeune homme s’infiltrait dans tout son être, et il lui sembla un instant qu’elle pouvait le sentir tout contre elle, qu’elle pouvait le toucher. Des sensations curieuses commençaient à s’emparer d’elle et la consumaient de l’intérieur, titillant agréablement son ventre, faisant s’accélérer le rythme de sa respiration, l’enveloppant d’une chaleur délicieuse qui l’emportait vers un territoire qui ne lui était pas inconnu mais qu’elle n’avait jamais vraiment osé pénétrer. Elle se redressa toute tremblante, le souffle court et les joues en feu. Elle referma la lettre précipitamment et la rangea dans son sac. Puis, quelques secondes après, réalisant l’étrangeté de son comportement, elle laissa échapper un rire nerveux qu’elle étouffa de la main. Durant toutes ces années, elle avait refréné ses désirs les plus secrets et à présent qu’elle était libre de les vivre pleinement, elle se sentait fautive comme une petite fille prise en flagrant délit. Son corps de femme se réveillait peu à peu d’un long sommeil qu’elle lui avait imposé, et elle réalisa que si Terry était capable de lui faire vivre d’aussi intenses émotions à distance, qu’en serait-il lorsqu’ils se retrouveraient pour de bon ?

En quête d’air frais, elle s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit tout en grand. Une brise légère vint caresser son joli visage et bousculer ses boucles dorées. Elle leva les yeux et aperçut l’étoile du berger qui brillait intensément dans le ciel. L’étoile de l‘amour était une des premières à scintiller dès la tombée du jour, et restait, même lors des plus belles nuits étoilées, l’un des astres les plus brillants que l’on distinguait aisément parmi les milliers d’étoiles qui l’entouraient. Dans quelques heures, Terry aurait lui aussi l’occasion de l’admirer du haut de son large balcon de la rue Horacio… Elle ignorait encore qu’à une centaine de kilomètres de là, le jeune homme était lui aussi penché sur un balcon au-dessus du canal de Venise et contemplait le même ciel occupé à revêtir ses couleurs nocturnes, avec une pensée toute particulière pour elle, se promettant que le lendemain serait le dernier jour qu’ils vivraient loin l’un de l’autre…

Fin du chapitre 6



Edited by Leia - 14/8/2015, 18:14
 
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Lettres à Juliette

Chapitre 7



Appuyé contre la rampe du balcon de sa chambre, Terry regardait d’un œil distrait les mouvements des barques et des bateaux sur le grand-canal. Toutes ses pensées allaient vers la jeune femme blonde qu’il avait laissée partir vers l’Europe, et à présent qu’il était à son tour à destination, un sentiment empreint d’angoisse et d’excitation s’éveillait en lui. Il la savait toute proche et il était certain de n’avoir pas trop de difficultés à la retrouver. Venise comptait nombre d’hôtels susceptibles d’accueillir une demoiselle de son rang et il comptait bien les visiter les uns après les autres et assiéger le lieu dès qu’il l’aurait trouvé. Qu’allait-il alors lui dire dès qu’elle se trouverait devant lui ? Quels allaient être les premiers mots qu’ils allaient échanger, leur première réaction ? Allaient-ils garder de la distance comme lors de leurs retrouvailles à New-York ou allaient-ils se jeter dans les bras l’un de l’autre ? Il espérait que la seconde éventualité fut la bonne tant il avait rêvé de ce moment, de sentir son corps contre le sien, de la serrer si fort qu’il pourrait se fondre en elle. Cela lui avait tant manqué durant toutes ces années !

Le majordome toqua à ce moment là à sa porte pour l’informer que le dîner était prêt et que le comte l’attendait dans la salle à manger. Terry se regarda dans un miroir, réajusta son costume propre et passa une main dans ses cheveux encore humides de la toilette qu’il avait effectuée une heure auparavant, pour relever la longue mèche qui retombait sur ses yeux et suivit le domestique. Le comte Contarini se trouvait assis en bout d’une longue table, un fauteuil vide à sa droite. Le jeune homme prit place à côté de lui, puis le vieil hôte fit un signe à sa servante et le service commença.

Le repas se déroula dans une atmosphère conviviale, grâce à la bonne humeur du maître de maison mais aussi par la qualité des mets proposés. Terry n’avait pas eu l’occasion de manger un aussi bon repas depuis son départ des Etats-Unis, et il s’étonna lui-même de son vif appétit. Le vieil homme l’observait avec amusement et lui demanda soudain, alors qu’il était occupé à relever une nouvelle fois sa mèche de cheveux qui lui cachait la vue :

- Je n’avais pas remarqué, mon jeune ami, la blessure que vous aviez au-dessus de l’œil. Elle semble bien récente. Que vous est-il arrivé ?
- A vrai dire – répondit Terry en s’essuyant la bouche avec sa serviette – Je me suis blessé au cours d’une tempête en pleine mer…

Devant les yeux ahuris de son interlocuteur, le jeune homme décida de lui faire le récit de sa mésaventure. Il reposa sa serviette sur ses genoux et commença son histoire : le voyage en bateau, la tempête, l’incendie, le naufrage et le sauvetage de l’équipage. Puis plus évasivement, ses retrouvailles avec son père et son arrivée à Venise.

- Ma foi, c’est une sacrée aventure que vous me décrivez là ! – s’écria le comte à la fin du récit – Mais… Vous ne m’expliquez pas les raisons qui vous ont poussé à voyager sur un bateau de commerce ? Pourquoi de telles conditions de transport alors que vous pouvez vous permettre les plus beaux paquebots ?
- C’est que… Je voulais partir au plus vite…
- Au plus vite ???? Mais qui fuyez-vous donc ???

Le comte resta un instant interloqué devant le silence persistant de Terry. Puis il se mit à remuer sur sa chaise, agitant son index sous le nez du jeune homme, un sourire béat fendant son visage ridé.

- Ohoho ! Croyiez-vous pouvoir me cacher cela avec cet air innocent ? Vous ne pouvez pas duper un vieux grigou comme moi ! Je suis prêt à parier qu’il y a une femme là-dessous !

Terry opina en silence, arquant malicieusement du sourcil.

- Elle doit être merveilleuse pour vous avoir ensorcelé ainsi !...
- Elle est divine !...
- Divine !... – soupira-t-il - Et comment se prénomme cette jeune déesse ?
- Candice… Candy…
- Le nom de l’innocence : tout un programme ! – ricana le vieil homme – Cette ingénue habite-t-elle en ville ?
- Je le suppose – fit Terry en souriant. Puis devant le regard interrogatif du comte, il poursuivit – Sans rentrer dans les détails, son protecteur a décidé de me mettre à l’épreuve et de ne pas m’indiquer précisément le lieu où elle logeait…
- Hahaaaaa ! Il met au défi la sincérité de vos sentiments pour elle…
- Le défi le plus simple qu’il soit à relever. Je suis capable de soulever des montagnes pour elle !
- Des montagnes, peut-être, mais qu’en est-il de ce vertigineux labyrinthe qu’est Venise ?
- Je la retrouverai, j’en suis sûr !
- Je n’en doute pas, mais si vous le permettez, je voudrais m’associer discrètement à votre quête. Il ne faut jamais refuser d’aide en amour…

Terry hésita un instant puis répondit :

- Soit !... Si cela me permet de la retrouver plus vite, j’accepte votre proposition.
- Je m’en réjouis ! – fit le comte en levant son verre de vin - Après les amours de Georges Sand et Alfred de Musset, de Lord Byron, de Gabrielle d’Annunzio, j’ai hâte que cette ville accueille vos futures étreintes !

Terry haussa les épaules en rougissant et leva son verre à son tour. Le bonheur qui resplendissait dans ses yeux turquoise rappelait celui que le vieil homme avait vu dans sa jeunesse chez un autre aristocrate anglais follement épris d’une jeune comédienne américaine. L’histoire se répétait et avec un pincement au cœur, il se mit à espérer qu’elle ne s’achèverait pas aussi dramatiquement…

Fin de la première partie du chapitre 7

 
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view post Posted on 14/12/2012, 18:42
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La petite cuillère tournoyait rageusement dans la tasse de café d’Elisa. Pendant tout le repas, cette dernière avait tenté de faire bonne figure et avait caché sous ses grimaces habituelles la colère qui bouillonnait en elle. L’invitation à déjeuner d’Albert, alors qu’elle était de passage à Chicago, ne l’avait pas surprise car c’est ce qui se faisait dans toute bonne famille, mais l’accueil qu’il lui avait réservé à son arrivée l’avait passablement ébranlée. A vrai dire, elle ne s’y attendait pas du tout car Albert avait toujours gardé une certaine distance vis à vis d’elle, qu’elle avait interprétée comme de la crainte à son égard, surtout depuis qu’elle avait épousé le richissime industriel Auguste Withmore. Cet orgueil démesuré qui l’aveuglait l’avait empêchée de remarquer le mépris que son mari lui inspirait, lui qui s’était enrichi pendant la guerre en vendant à qui le voulait bien, l’acier et les armes destinés à tuer autrui. Une de ces armes qui avait peut-être causé la mort d’Alistair… Malheureusement, Albert restait convaincu que cela ne lui avait certainement pas traversé l’esprit tant elle restait indifférente au monde qui l’entourait. De son côté, Elisa l’avait toujours considéré comme un original qui n’avait pas toute sa tête, car il fallait bien ne pas l’avoir sur les épaules pour adopter cette idiote de Candy et en faire son héritière. La grand-tante Elroy en avait depuis partiellement perdu la raison et s’était réfugiée chez sa fille Sarah, la mère d’Elisa, avec laquelle elle pouvait pleurnicher sur le temps passé où les pauvres savaient rester à leur place. Heureusement qu’Elisa avait relevé le niveau en épousant Auguste Withmore, qui malgré une apparence physique singulière caractérisée par de grandes oreilles, des yeux globuleux et une lèvre tombante qui lui donnait un air libidineux, possédait la grande qualité d’avoir un compte en banque très fourni, ce qui, avec un peu d’imagination, permettait d’oublier tous ces imperfections. Avec cette union, elle avait donc pensé qu’Albert allait lui témoigner des égards particuliers mais sa déception s’était avérée à la hauteur de ses aspirations, ce qui n’avait fait qu’accentuer sa rancœur à son égard et sa haine envers Candy. Candy, qui une fois encore, était à l’origine de l’humiliation qu’elle avait subie quelques heures auparavant dans le bureau de son oncle. La blessure était encore vive et douloureuse, et elle se demandait si elle allait un jour être capable de lui pardonner cet éprouvant moment, dont chaque seconde lui revenait en mémoire en écho…

Au moment où elle avait poussé la porte, Albert lui avait, d’un geste détaché, fait signe d’entrer. Assis derrière son bureau, son visage ne laissait transparaître aucune émotion, mais elle avait pu sentir qu’il n’était pas en joie de la revoir. Désireuse d’échapper à l’atmosphère oppressante de la pièce et de retrouver une contenance, elle avait initié un mouvement vers un confortable fauteuil mais il l’avait coupée net dans son élan en lui lançant :

- Cela ne sera pas nécessaire que tu t’asseyes, Elisa. Ce que j’ai à te dire tient en une seule phrase…

Elle avait relevé la tête, interdite, tandis que ses yeux noirs s’étaient écarquillés en entendant ces mots.

- Laisse-Candy-tranquille !!! – avait-il poursuivi en la regardant fixement, mâchoire serrée.
- Candy ??? Mais… Je… - avait-elle bégayé en prenant un air des plus innocents. Rapidement l’ironie de sa voix avait baissé d’un ton devant le regard sévère et explicite qu’il lui avait adressé.
- Je t’en prie, ne joue pas à l’ingénue avec moi ! J’ai lu ton interview mensonger dans le journal, et je peux te dire que sur le moment, j’avais vraiment envie de te traiter de la même manière que ce torchon de papier que je venais de chiffonner et de jeter par terre !

La jeune femme avait tressailli et reculé d’un pas. Mais sa nature bravache avait rapidement repris le dessus, et affrontant l’ennemi, elle s’était écriée :

- Mais enfin !.. Vous vous égarez mon oncle ! Quelle violence dans vos propos !
- Crois-moi, Elisa, si tu connaissais le fin fond de ma pensée, tu n’aurais pas autant de morgue !... Je te le répète une dernière fois : reste en dehors de la vie de Candy !

Comprenant la gravité de la situation, la jeune femme avait opté pour une autre tactique, et baissant les yeux, elle avait repris d’une voix plaintive :

- Vous me prêtez des intentions à son égard qui sont fausses ! – avait-elle dit en reniflant - Certes, je n’ai jamais vraiment accepté son intrusion dans la famille mais ce n’est pas une raison pour imaginer que je lui veuille du mal. Chaque action que j’ai entreprise envers elle visait uniquement à rechercher la vérité.
- Nous n’avons visiblement pas la même définition de la vérité, ma chère ! – avait-il répondu en soupirant, un sourire amer au coin des lèvres – Je ne vais pas énumérer ici tous les coups fourrés que tu lui as tendus. La liste serait trop longue. Mais le dernier que tu viens de lui faire, par pure méchanceté, est celui de trop !
- Voyons, mon oncle, je n’ai fait que décrire une réalité que vous vous obstinez à ne pas voir : le danger qu’elle représente pour la famille ! Sous ses airs candides, elle cache une nature hypocrite. C’est une manipulatrice qui sème le malheur partout où elle passe ! Vous oubliez qu’elle a tué Anthony ! Elle nous a couverts de honte à maintes reprise, elle…
- Cela suffit !!!! Je te demande de te taire !!! – avait-il hurlé en tapant vigoureusement du poing sur la table.

Il s’était levé de son siège et il la dominait à présent de toute sa hauteur. De frayeur, le cœur d’Elisa s’était mis à battre très fort. C’était la première fois qu’elle voyait Albert réagir aussi violemment. Reculant un peu plus, elle avait buté contre le mur derrière elle qui bloquait sa fuite.

- Bien peu de personnes auraient pu surmonter aussi bien que Candy toutes les épreuves que tu as mises en travers de sa route. Je comprends que tu las détestes. Elle est l’antithèse de ce que tu représentes. Tu n’es que jalousie et haine alors qu’elle serait, j’en suis sûr, encore capable de te tendre la main malgré toutes les souffrances qu’elle a dû endurer par ta faute. Je sais malheureusement que c’est peine perdue que de vouloir chercher un soupçon d’humanité dans la pierre qui te sert de cœur. Je n’ai pas d’explication à ce mystère qui veut que coule dans tes veines ce poison perfide qui fait de toi cet être démoniaque que j’exècre. Mais ce dont je suis malheureusement certain, c’est que ce mal qui est en toi ne disparaîtra jamais et que tu resteras toute ta vie cette personne détestable et détestée de tous. Je n’ai donc aucun espoir pour qu’un jour tu te rachètes de tous les actes inqualifiables que tu as commis envers elle. Tu as pu agir librement pendant très longtemps, passablement encouragée par ta mère et par notre tante, puis tu es restée tapie dans l’ombre en attendant une nouvelle occasion de lui faire du tort. Mais à présent que je suis responsable de cette famille, chaque décision que je prends ne peut m’être contestée, et si je dois te bannir, ce que je n’hésiterai pas à faire si tu me désobéis, on ne pourra pas m’en empêcher…
- Ce ne sont que de viles menaces !… - fit-elle, sans desserrer les dents – De toute façon, vous ne pouvez pas faire cela ! Vous n’en avez pas le droit !
- Rien ne m’empêchera de te laisser porte close partout où tu iras ! Je peux aussi te déshériter si bon me semble et j’y prendrai d’autant plus de plaisir en imaginant ta tête quand tu iras dans les salons mondains et qu’on te regardera comme une pestiférée, comme celle qu’on a chassée de la famille André. La honte rejaillira aussi sur ton époux qui ne pourra plus supporter de vivre aux côtés d’une femme qui aura perdu nom et dignité. Il demandera certainement le divorce et il ne te restera plus rien : ni nom, ni rang social, juste des souvenirs…
- Décidément, mon oncle, vous vous révélez pire que je ne l’imaginais. Comment pouvez-vous être capable de quelque chose d’aussi monstrueux envers un propre membre de votre famille ?
- Ma pauvre Elisa, tu m’as tant de fois montré l’exemple que c’est devenu un jeu d’enfant pour moi de t’imiter. On récolte ce que l’on sème, et je peux dès à présent présager que la moisson te concernant sera abondante. C’est pourquoi je tiens à être clair avec toi. Désormais, si tu défies encore une fois mon autorité, tu me trouveras en travers de ta route et tu n’auras pas assez d’une vie pour regretter tes actions passées !… As-tu bien compris ce que je viens de te dire ?

Médusée, Elisa avait opiné en baissant la tête, comme une petite fille prise en défaut, mais la rage intérieure qui l’animait faisait battre son pouls si fort qu’il cognait douloureusement à ses tempes et rougissait ses joues.

- Bien, puisque nous sommes d’accord, allons retrouver Archibald et Annie qui nous attendent pour manger. Je suis sûr que tu as hâte de les revoir ! – avait déclaré Albert en se dirigeant vers la porte. Elisa avait acquiescé en soupirant et l’avait suivi d’un pas traînant, maugréant quelques mots polis qui dissimulaient mal son insatisfaction.

L’Oncle William avait manifestement décidé de lui empoisonner la journée par, tout d’abord, ses reproches et ses accusations injustes, puis, cerise sur le gâteau, par la présence de ces deux sombres idiots qu’étaient ses cousins, et plus principalement, cette pauvre Annie qui avait toujours la larme facile. Dieu qu’elle les détestait ! Elle avait bien essayé d’empêcher leur mariage en usant de toute son influence sur la tante Elroy, mais Albert disposant déjà à ce moment là, de toute autorité, avait donné sa bénédiction à cette union et elle n’avait pu, contrainte et forcée, s’y opposer.

Devoir passer tout un repas en leur compagnie lui avait paru un calvaire. Elle regrettait l’absence de son cher époux, retenu pour affaires, car il aurait pu donner plus de hauteur à leurs conversations. Il savait si bien parler d’argent ! Mais elle avait dû se résoudre à subir ce supplice et à les écouter en simulant l’intérêt. Néanmoins, alors qu’elle était en train de boire sans grande passion son café, son attention fut plus étroitement retenue par Annie qui évoquait les vacances de Candy et Patty en Europe.

L’Europe… Quelle idée saugrenue de partir là-bas avec l’autre pétocharde qui manque de s’évanouir à la moindre complication. Candy avait vraiment le don de choisir des amies bizarres !… Quelle belle paire elles devaient faire ces deux là !...

Elles étaient à présent censées être arrivées à Venise et ils attendaient tous de leurs nouvelles, qui tardaient un peu à venir. Mais ils n’étaient pas inquiets car les moyens de communication n’étaient pas aussi développés là-bas qu’en Amérique, et ils savaient que cela prendrait un peu plus de temps. Etrangement, Annie semblait excessivement réjouie de ce voyage…

- Venise !... La ville des amoureux ! N’est-ce pas romantique ? – s’écria-t-elle avec des étoiles plein les yeux.

Mais le regard réprobateur qu’Archibald et Albert lui jetèrent brisa immédiatement son enthousiasme, ce qui n’échappa pas à Elisa. Prétextant un nez à repoudrer en urgence, elle s’éclipsa du salon tout en prenant soin de ne pas trop s’en éloigner, cachée derrière la porte entrouverte.

- Ma parole, tu es devenue folle ???? – s’exclama Archibald, furibond – Mais qu’est ce qui t’a pris de parler de Candy devant l’autre chipie ???
- Excuse-moi, mon aimé – fit Annie, contrite – Je suis tellement heureuse de ce qui arrive à Candy que j’ai beaucoup de mal à cacher ma joie.
- Si Elisa devine quoi que ce soit, elle est capable de réduire à néant tout ce pour quoi vous avez tant œuvré – poursuivit Archibald, navré – Ce n’est pas que j’aie une grande estime pour ce Grandchester, mais je ne voudrais pas que ma terrible cousine vienne ruiner leurs retrouvailles. Candy mérite d’être heureuse, même si je déplore que cela soit avec lui !...
- Mon dieu ! Tu me fais peur Archibald ! Crois-tu que…
- Ne t’inquiète pas, Annie – intervint Albert, d’une voix rassurante – De là où elle est, Elisa ne peut plus faire grand chose. Elle a peut-être un peu d’influence en Amérique, mais l’Italie reste hors de sa portée. Terry, à l’heure qu’il est, doit être lui aussi à Venise en train de chercher Candy. Il est fort possible qu’ils se soient déjà retrouvés.
- Pourvu que tu dises vrai, Albert ! J’ai tellement hâte d’apprendre qu’ils sont enfin ensemble !
- Laissons faire les choses tranquillement, ma chère Annie – ajouta-t-il avec un sourire confiant – Que sont quelques jours de plus devant toutes ces années qui les ont tenus éloignés l’un de l’autre ? Je n’ai pas d’inquiétude. L’amour qui les unit saura les réunir en temps voulu. Il nous faut juste être patients car je dois vous confier qu’il lui faudra faire preuve d’une grande persévérance pour la retrouver…
- Que veux-tu dire ? – demanda Annie, le front plissé d’inquiétude – Tu lui as donné de fausses informations ???
- Non, pas vraiment… - répondit-il, énigmatique - J’ai choisi un hôtel très proche de la place Saint-Marc, l’hôtel Baglioni. Terry ne devrait pas avoir trop de difficultés à le trouver. J’ai juste un peu compliqué les choses en réservant une chambre pour Candy sous un faux nom. A vrai dire, ce n’est pas pour le démotiver que j’ai fait cela, mais plutôt pour préserver l’anonymat de Candy. Elle est inscrite sous le nom de Capwell.
- Mais il ne la trouvera jamais dans ces conditions !!! – s’exclama Annie, dépitée.
- Rassure-toi, ils ont pour consigne à la réception de prendre son adresse et de le guider discrètement s’il échouait dans sa recherche. Je n’ai pas l’intention de l’abandonner à son triste sort, mais je veux qu’il soit opiniâtre, je veux qu’il démontre sa détermination. S’il aime vraiment Candy, il fera tout pour la retrouver. Je ne veux pas pour elle de quelqu’un qui baisse les bras au moindre imprévu. Elle a assez souffert comme cela, et je m’en voudrais trop qu’elle ait une nouvelle fois le cœur brisé.
- Je crois que je n’aurais pas fait mieux, Albert. – fit Archibald, visiblement convaincu - Candy mérite un homme résolu et volontaire. Terry est de cette trempe. Je suis sûr qu’il réussira.
- J’espère que vous avez tous les deux raison – soupira Annie d’un air pensif en tournant son doux visage vers la fenêtre.

Le plan d’Albert lui semblait très audacieux et cela l’ennuyait qu’il prenne de tels risques avec ses chers amis. Le retour soudain d’Elisa à table lui fit relever la tête, et le sourire radieux qu’elle affichait alors la déconcerta.

Cette dernière leur expliqua rapidement qu’elle devait s’en aller car elle voulait être de retour à New-York dans la soirée et elle ne voulait pas manquer son train. Elle embrassa du bout des lèvres Annie, serra vaguement la main de son oncle et de son cousin, non sans tarir d’éloges sur la qualité du repas et la chaleur de leur accueil. Ils la regardèrent tous trois partir, bouche bée, surpris par l’étrangeté de son comportement qui se distinguait de celui, exécrable, qu’elle avait eu pendant le déjeuner. L’exubérance de ces gestes et la gaieté qu’elle manifestait les laissèrent perplexes.

Les bras croisés derrière le dos, Albert s’approcha de la fenêtre et la regarda s’engouffrer dans sa voiture. Ils l’entendirent piailler de sa voix suraiguë quelque chose à son chauffeur qui démarra en trombe, ne laissant du véhicule qu’un brouillard grisâtre et malodorant dans la cour.

- C’est louche !... – fit Archibald qui s’était approché de son oncle.
- En effet… - fit-il, impénétrable - Il faudra la surveiller de près…

***************



Tandis qu’ils traversaient Chicago en trombe, Elisa, apercevant un bureau de poste, ordonna à son chauffeur de s’arrêter.

Pas le temps d’attendre d’être arrivée chez ma mère, il faut agir au plus vite !

Elle se précipita dans la première cabine téléphonique de libre, puis demanda à l’opératrice de lui passer un certain monsieur Gosseep à New-York, celui qui l’avait interviewée à propos de Candy. Au bout d’un petit moment, une voix masculine se fit entendre à l’autre bout de la ligne :

- Gosseep à l’appareil !
- Monsieur Gosseep, c’est madame Elisa Withmore ! Avez-vous des correspondants en Italie ? J’ai quelque chose qui pourrait les intéresser …

Fin de la deuxième partie du chapitre 7



Edited by Leia - 20/10/2015, 18:11
 
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La cloche de l’église toute proche venait de tinter huit fois quand Candy ouvrit les yeux. Les rayons du soleil matinal réchauffaient à travers les persiennes son corps engourdi de trop de sommeil. Elle s’étira longuement, tirant profit du peu de tranquillité qu’il lui restait avant de se lancer dans une journée bien remplie. Elle se leva, fit sa toilette puis ouvrit sa valise. Elle ne manquait pas de robes mais aucune ne convenait à la situation. Il lui fallait quelque chose de plus simple, de plus confortable. Vérone était avant tout une ville touristique qui fourmillait de vacanciers et elle avait envie de se sentir comme eux, à l’aise et non apprêtée. Elle ne pouvait néanmoins sortir nue, c’est pourquoi elle choisit la plus discrète de ses robes et la revêtit. Elle trouverait bien quelque chose plus tard dans les boutiques de la ville.

Elle quitta sa chambre et descendit jusqu’à la salle à manger où elle prit un rapide petit déjeuner. Les pâtisseries de la signora Roberta étaient délicieuses, et le café, bien qu’un peu fort à son goût, était excellent. Avant de partir, elle demanda à la gérante de lui indiquer le bureau de poste le plus proche. Cette dernière lui confia un petit imprimé sur lequel se trouvait le plan du centre-ville et marqua d’une croix l’emplacement où elle devait se rendre. Ce n’était pas très loin. Elle y serait rapidement et munie du plan, elle n’avait aucun risque de se perdre. Candy la remercia chaleureusement puis quitta la pension d’un pas sautillant. Il était très agréable de marcher dans les rues de Vérone qui avait préservé de nombreux vestiges romains, mais aussi conservé un magnifique centre historique et médiéval vers lequel elle se dirigeait. Cela la changeait des grandes avenues de Chicago ou de sa petite ville de La Porte. Ici, l’histoire ressortait par chaque pore des murs. Elle pouvait imaginer sans aucun mal, déambulant dans les ruelles, de riches notables, des princes et des princesses, parés de leurs plus beaux atours. Elle ressentait cela comme véritable dépaysement et elle en appréciait avec d’autant plus de plaisir chaque pas qu’elle posait sur les pavés antiques des rues qu’elle arpentait.

Enfin elle aperçut l’enseigne du bureau de poste. Il y avait un peu de monde à l’intérieur mais la file avançait vite. Quelques instants plus tard, elle remettait au préposé le texte de son télégramme dans lequel elle informait Albert de leur mésaventure :

« Patty, crise d’appendicite. Opération à l’hôpital de Vérone.
Allons très bien.
Dès rétablissement, partons à Venise.
T’écrirai de nouveau. Aucun souci.
A bientôt.
Candy
»

Tombé sous le charme, le postier lui promit de faire au plus vite, si bien qu’avec un peu de chance, le télégramme allait parvenir à son destinataire au petit matin, heure locale. Candy était ravie et gratifia le fonctionnaire de son plus beau sourire. Il la regarda s’éloigner en soupirant mais fut rapidement rappelé à l’ordre par une mama revêche qui s’impatientait devant le guichet. Le contraste était si saisissant que, contrarié, il la rabroua avec irritation en lui faisant comprendre qu’elle pouvait attendre un peu. Ceci ne plut pas du tout à la madame qui partit dans des cris d’orfraie, prenant à témoin les gens autour d’elle pour manifester son mécontentement. Les tons montèrent crescendo dans une cacophonie ahurissante où les noms d’oiseaux et autres sobriquets se mirent à fuser comme des flèches, pour finir par s’écraser tout aussi vite sur le sol, chacun retrouvant son calme et reprenant le cours de ses occupations, la crise étant passée. Malheureusement, ce délicieux spectacle avait échappé à Candy, qui était déjà bien loin, occupée à regarder les vitrines des magasins en quête d’une jolie robe. Elle finit par en trouver une qui lui convint tout à fait : en coton, à col carré, cintrée à la taille, pas trop longue, juste au-dessus du genou. La forme lui plut tellement qu’elle en acheta plusieurs de motifs différents : à fleurs, à petits carreaux, et une dernière d’un joli écru qui lui rappelait les glaces italiennes dont se délectaient nombre de passants qu’elle avait croisés en chemin. Ce fut cette dernière qu’elle garda sur elle ainsi qu’une paire de sandales plates. Quel soulagement de ne plus avoir à marcher avec des chaussures à talon ! La vendeuse remplit un grand sac en papier des nouvelles robes et des anciens vêtements de Candy et lui proposa de le faire transporter à son hôtel. Ravie de ne pas avoir à se promener aussi chargée, Candy accepta et lui donna l’adresse de sa pension. Elle traversa ensuite la rue et s’arrêta devant une boutique de souvenirs où elle acheta un livre sur Vérone pour Patty. Il contenait de nombreuses photos, ce qui permettrait à son amie d’avoir une idée d’ensemble de la ville dans laquelle elle se trouvait et qu’elle ne pouvait visiter. La matinée était déjà bien avancée mais il lui restait encore du temps avant de la rejoindre à l’hôpital. Elle poursuivit donc sa promenade avec contentement.

pt18056 Tout en remontant la via cappello, elle remarqua de drôles d’allées et venues en provenance d’une ruelle, un peu plus haut. Elle s’en approcha et découvrit que la ruelle s’enfonçait sur quelques mètres pour déboucher sur une jolie petite cour dallée de pierres entourée d’un mur d’une hauteur de trois ou quatre mètres, recouvert de lierre. Au pied du mur se trouvait une statue en bronze qui représentait une jeune femme du moyen âge, une main sur le cœur, l’autre tenant un pan de sa longue robe. Les yeux baissés, son doux visage semblait songeur. Candy reconnaissait ce genre d’expression pour l’avoir bien des fois surprise sur son propre visage au hasard d’un miroir ou d’un reflet dans une vitre. Mais quand elle lut le prénom qui était gravé aux pieds de la statue, elle comprit… Juliette.



Juliette, Juliette… - se dit-elle en tressaillant - L’héroïne de la pièce de Shakespeare, le grand amour du jeune Roméo que Terry avait si bien interprété à Broadway !

Le hasard l’avait donc conduite en ce lieu mythique où la légende côtoyait la réalité. Pour une raison encore inconnue, elle n’avait pas réalisé que sa présence à Vérone n’avait rien de fortuit. Une nouvelle fois, le destin jouait avec la chance et l’obligeait à se retourner sur son passé, et plus principalement sur celui qui n’avait eu de cesse de faire battre son cœur. Quelle autre ville que Vérone aurait pu aussi follement raviver ces souvenirs et tout cet amour enfoui ? Vérone, la ville de Roméo et Juliette, la pièce qui avait révélé Terry, cette pièce qu’il lui avait fait découvrir alors qu’ils étaient ensemble en Ecosse et qui lui avait ouvert les yeux sur son immense talent !…

Toute tremblante d’émotion devant ces murs qui abritaient la demeure des Capulet, elle leva les yeux et aperçut le balcon de Juliette, ce célèbre balcon sur lequel cette dernière avait dû si souvent se pencher pour écouter son Roméo, dissimulé par les ombres de la nuit, en train de lui déclamer tous les vers d’amour qu’elle lui inspirait. Elle pouvait imaginer la scène sans effort. Et étrangement, les deux héros revêtaient dans ses pensées une apparence familière. La voix puissante et envoutante de Terry sur scène lui revint en mémoire, si profondément qu’il lui sembla qu’il se tenait à côté d’elle et que son souffle frôlait le creux de son oreille jusqu’à l’en faire frissonner. Au bout d’un moment, elle parvint à reprendre ses esprits et réalisa qu’elle n’était pas seule, mais entourée de couples qui se tenaient tendrement la main, mais aussi de jeunes filles qui paraissaient très inspirées. Certaines, assises dans un coin ou sur un banc, étaient occupées à écrire sur une feuille, qu’elles pliaient ensuite en quatre ou qu’elles plaçaient dans une enveloppe, pour finir par aller la coincer dans les interstices des pierres usées du mur de la maison. Puis elles s’en allaient en soupirant, non sans poser un dernier regard sur leur bout de papier. En cette fin de matinée, le mur comptait déjà plusieurs dizaines de mots du même genre. De loin, on aurait pu croire que des papillons multicolores s’étaient posés sur la muraille, prêts à s’envoler au moindre courant d’air.

Candy devinait aisément que ces lettres s’adressaient à Juliette, le symbole de l’amour éternel. Ces demoiselles, l’œil encore humide de larmes, lui faisaient la confidence de toutes leurs attentes et toutes leurs craintes, avec le secret espoir qu’elle pourrait les aider à exaucer leur vœu. La jeune américaine, en les regardant, sentit une boule d’émotion enfler dans sa gorge. Elle comprenait si bien toutes ces filles avec lesquelles elle partageait les mêmes interrogations. Combien de fois n’avait-elle pas prié pour se retrouver avec celui qu’elle aimait, combien de fois n’avait-elle pas éprouvé cet ardent sentiment de pouvoir sentir sa présence, de pouvoir le serrer dans ses bras, de sentir la chaleur de son corps qui aurait pu redonner vie au sien ? Quand ce manque de lui se faisait plus douloureux, elle ne savait où fuir ni à qui se confier tant elle savait qu’elle ne pouvait obtenir de réponse. Le devoir et la raison la rappelaient à l’ordre et elle s’y soumettait, repentante, recouvrant ses blessures d’un sourire de convenance sur lequel tout le monde fermait les yeux. Comme elle aurait souhaité à cette époque là avoir une Juliette près d’elle sur laquelle s’épancher !... Elle éprouva alors l’envie de partager, elle aussi, ses pensées avec la douce Juliette. Peut-être que cela parviendrait à calmer les doutes qui l’assaillaient en permanence ? Ce n’était pas facile de croire au bonheur quand on en avait été privée aussi longtemps…

Elle prit une feuille et un stylo plume qui étaient proposés à dessein dans une boite en carton au pied du mur et alla s’asseoir dans un coin. Mais au moment où elle s’apprêtait à rédiger sa lettre, la cloche d'une église sonna la demie de onze heures, et elle dut abandonner sa tache pour partir rejoindre Patty. Elle serait bien étonnée de tout ce qu’elle allait lui raconter !

Elle regarda une dernière fois la statue de Juliette et se promit de revenir lui rendre visite au plus vite. Cet endroit lui évoquait tant de choses qu’elle n’avait pas envie de le quitter. Elle sentait que ce qu’elle avait à y faire n’était pas encore terminé…

Fin de la troisième partie du chapitre 7



Note de l’auteur :

La maison de Juliette est visitée chaque année par de milliers de touristes. Il s'agit du Stallo del Cappello, une vieille maison-tour qui remonte au XIIIe-XIVe siècle. D'après la tradition populaire, il s'agissait de la maison des Capuleti, la famille de l'héroïne de Shakespeare. Endommagée par le passé des siècles, la maison et la cour ont été restaurées et ont été ajoutés des éléments architectoniques et décoratifs qui s'inspirent de l'époque médiévale. Le célèbre balcon, duquel Juliette se penchait pour voir son Roméo, fut ajouté à la façade donnant sur la cour intérieure lorsque la maison fut complètement restaurée entre 1936 et 1940. La statue de Juliette fut réalisée au début du XXème siècle par Nereo Costantini. Pour conserver le charme de l’histoire, je n’ai pas tenu compte de tous les détails chronologiques tel que le balcon qui fut construit bien après la visite de Candy en ce lieu. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.

Pour la petite histoire, c’est en voyant le film « Lettres à Juliette » que j’ai découvert la maison de Juliette et l’enthousiasme de ses visiteurs. C’est ce qui m’a grandement inspiré pour cette fic. Je vous invite à voir ce film qui est très divertissant avec de magnifiques images.
 
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view post Posted on 11/1/2013, 18:46
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De son côté, Terrence Grandchester parcourait Venise dans tous les sens. Il n’envisageait pas néanmoins que Candy pusse loger dans une gargote, c’est pourquoi ses recherches se concentraient plus particulièrement sur les hôtels de luxe du centre ville. Malheureusement pour l’instant, elles restaient infructueuses. A vrai dire, les réceptionnistes ne se montraient pas très coopérants ni très compréhensifs. La plupart du temps, on lui répondait que le secret professionnel les obligeaient à ne pas divulguer ce genre d’informations. Il avait beau insister, rien n’y faisait si bien qu’il commençait à se décourager. Naïvement, il avait pensé que cela aurait été beaucoup plus simple de retrouver Candy…

Il laissait donc à chacun un message à remettre à Candy dans l’hypothèse où elle logerait dans leur hôtel, tout en se promettant de revenir le lendemain et de les harceler à nouveau jusqu’à ce qu’il obtienne une réponse concrète.

Tout occupé à sa quête, il ne portait aucune attention à la splendeur des lieux alors qu’il se trouvait dans une des plus belles villes du monde. Malgré tous leurs efforts, la place Saint-Marc, la basilique ou le palais des doges ne retenaient en rien son intérêt qui restait rivé à son unique objectif : retrouver Candy au plus vite ! Il aurait tout le temps de découvrir ces merveilles en sa compagnie et d’en apprécier leur beauté bien que celle de Candy serait certainement celle qui l’accaparerait le plus…

Ce fut donc le cœur plein d’espoir qu’il poussa la porte d’un nouvel établissement, celle de l’hôtel Baglioni, situé dans un fabuleux palais aristocratique vénitien, avec vue sur l’île San Giorgio et le bassin de San Marco. Mais ce qui l’attendait dans cette prestigieuse demeure s’avéra être une des plus atroces expériences qu’il ait eue à vivre…

- Bonjour monsieur – fit-il à l’attention du réceptionniste qui reconnut tout de suite à son allure qu’il avait affaire à un homme bien né – Je recherche une demoiselle susceptible de loger dans votre hôtel : très belle, blonde, des yeux verts magnifiques. Elle se prénomme Candice Neige André.
- Je ne suis malheureusement pas habilité à vous donner cette information, monsieur… - soupira l’employé – C’est d’ailleurs ce que je viens d’indiquer à ce monsieur à côté de vous…
- Pardon ??? – fit alors Terry en se tournant vers un homme appuyé contre le comptoir de la réception. Ce dernier tenait un petit carnet entre les mains et était occupé à écrire quelque chose. Il leva les yeux et croisa ceux, interrogateurs, de son interlocuteur.
- Les nouvelles vont vite on dirait ! – fit l’homme sur un ton ironique – Vous êtes aussi de la maison ?
- De la maison ???
- Permettez-moi de me présenter. Peter Clackson, journaliste-correspondant au New York Post. – répondit l’homme en lui tendant la main – A qui ai-je l’honneur ?
- Terrence Grandchester – dit Terry de façon laconique.
- Grandchester… ‘Connais pas ! Vous êtes de quel journal ?
- De quel journal ? Je ne comprends pas…
- Vous n’êtes pas journaliste ?
- Non.
- Mais je vous ai entendu parler de Mme Capwell…
- Capwell ??
- Oui, enfin, Melle Candice Neige André avant qu’elle ne devienne Mme Capwell !...
- C’est quoi cette blague ??? – s’écria Terry, saisi d’un froid glacial qui lui parcourait toute l’échine.
- Ce n’est pas une blague ! J’ai reçu tout à l’heure un télégramme de mon boss à New-York me demandant d’enquêter sur le sujet et d’écrire un article. Melle Candice Neige André, héritière de la famille du même nom, est ici à Venise en voyages de noces, suite à son mariage avec un riche homme d’affaires californien, un certain monsieur Capwell. Selon mes sources, elle est descendue dans cet hôtel…

A ces mots, Terry chancela et se retint au comptoir, avec l’effroyable sensation que le sol s’effondrait sous ses pieds…

Fin de la quatrième partie du chapitre 7

 
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view post Posted on 15/1/2013, 19:59
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Il n’était pas loin de quatre heures quand Candy revint à la maison de Juliette. Le temps s’était écoulé rapidement auprès de Patty qui s’était enthousiasmée de la découverte de son amie. Cette dernière en poussant la porte de la chambre avait tout de suite remarqué qu’une nouvelle rose était venue s’ajouter à la précédente et qu’il faudrait à ce rythme bientôt songer à changer de vase pour contenir toutes celles qui allaient grossir ce bouquet encore balbutiant. Les joues de Patty avaient rosi en apercevant le regard de Candy posé sur les fleurs, et elle avait souri timidement en baissant les yeux. La jeune blonde ne s’était pas senti le courage de lui faire part de ses doutes et avait volontairement négligé cette nouvelle attention du bel Alessandro Biazinni. Elle savait qu’il faudrait à un moment ou à un autre qu’elle se mêle de cette relation qui commençait à prendre une tournure équivoque, mais la joie qui resplendissait sur le visage de Patty la retenait dans sa résolution. Elle avait donc pris la décision d’attendre encore un peu avant d’interroger plus précisément le séduisant docteur sur ses réelles intentions.

L’heure n’était pas pour l’instant aux reproches ni aux suspicions, laissant la place au cri de joie de Patty en découvrant le livre sur Vérone que Candy lui avait ramené. A ce moment là, le repas leur avait été porté et avait interrompu leur lecture, qu’elles avaient reprise sitôt le déjeuner terminé. Candy s’était empressée de lui montrer des photos de la maison de Juliette tout en lui décrivant le bouleversement intérieur que cela lui avait provoqué. Puis elle avait évoqué toutes ces lettres accrochées au mur de la maison, tous ces mots désespérés en attente d’une improbable réponse. Tout ceci avait laissée Patty songeuse et Candy s’était inquiétée que toutes ces histoires n’affectent pas son moral du fait qu’elle soit coincée à l’hôpital.

- Ne t’inquiète pas, je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Je finis tout doucement mon tricot pour le futur bébé d’Annie, je lis, j’ai des visites… (Elle avait rougi en disant cela).
- C’est bien vrai ? Tu ne dis pas cela pour me rassurer, au moins ?
- Pas du tout ! Tout va bien. Au contraire, si tu étais restée avec moi ce matin, tu n’aurais pas pu me raconter ta promenade et cela aurait été bien dommage…
- Tu en es sûre ?
- Je ne sais comment te le dire si ce n’est qu’en te mettant à la porte ! – avait lancé Patty en riant – D’ailleurs, je commence à être fatiguée et j’aimerais bien dormir un peu… - avait-elle ajouté en baillant.
- Excuse-moi, je parle trop ! Je reviens tout à l’heure… Repose-toi bien d’ici là.

Patty avait opiné en enfonçant sa tête dans l’oreiller. Elle avait déjà les yeux fermés au moment où Candy avait tourné la poignée de la porte, qu’elle avait refermée avec précaution. Elle n’avait eu aucune hésitation sur la destination choisie : direction la maison de Juliette !

A présent qu’elle s’y trouvait, elle remarqua que le nombre de lettres accrochées au mur avait augmenté. Il ne manquait plus que la sienne ! Mais étrangement, alors qu’elle avait tout son temps, elle peinait à écrire les premiers mots. Difficile en effet de confier ce que l’on a été incapable de s’avouer à soi-même !... Nez en l’air, toute occupée à chercher l’inspiration, elle aperçut à ce moment là une jeune femme, un panier en osier au bras, entrer dans la cour et se diriger vers le mur aux messages. Quelle ne fut pas sa surprise de la voir prendre chaque lettre et d’en remplir son panier ! En quelques minutes, le mur se retrouva vierge de papier et la jeune femme, le panier plein, tourna les talons et quitta les lieux. Intriguée, Candy voulut en savoir plus et prit la décision de la suivre. L’inconnue remonta la rue, puis tourna à droite dans une rue plus étroite qui menait sur une petite place où se trouvaient plusieurs cafés. Elle entra dans l’un d’eux et disparut. Candy hésita un instant, puis entra à son tour. Mais nulle présence de la jeune femme ! Contrariée, elle allait partir quand une voix d’homme l’interpella :

- Mademoiselle ?

Ennuyée, Candy ne savait pas comment expliquer en italien les raisons de sa présence dans ce café. Finalement, elle demanda :

- Juliette ?
- Haaaaaa, Juliette !!! – s’écria-t-il, ses gros sourcils noirs et épais se dressant jusqu’au milieu de son front. Puis il tourna la tête, affichant un profil de montagnard, et, les poings serrés contre son tablier qui ceinturait sa large taille, il ouvrit grand la bouche - Isabella!!!! Il y a quelqu’un pour toi !!!

La jeune femme qu’elle avait vue tantôt sortit de la pièce à côté, visiblement une cuisine, à demi-cachée par un rideau de perles en bois et peintes de toutes les couleurs.

- Oui ? – fit celle qui devait s’appeler Isabella.
- Excusez-moi, mademoiselle… Je… Heu !... Hummmm ! Parleriez-vous anglais par hasard ?
- Oui, en effet. Puis-je vous aider ? – répondit la jolie brune dans un anglais parfait.

Candy émit un soupir de soulagement et tendit une main amicale à la jeune italienne.

- Permettez-moi de me présenter. Je me nomme Candy et je me trouvais dans la cour de la maison de Juliette quand vous êtes venue chercher les lettres. Veuillez pardonner ma curiosité mais cela m’a tellement intriguée que je n’ai pas pu résister à la tentation de vous suivre.
- Et vous avez bien fait ! – fit son interlocutrice en riant – Bienvenue au Club de Juliette, mademoiselle Candy !
- Le club de Juliette ???
- Suivez-moi, et vous comprendrez…

Candy ne dit rien et suivit la jeune femme qui la conduisit au premier étage, dans une pièce où se trouvaient déjà trois autres femmes occupées à ouvrir du courrier.

- Voici donc le club de Juliette ! – fit Isabella en balayant de la main la pièce et ses habitantes.
- Mesdames… - fit Candy en les saluant de la tête.
- Notre travail consiste à recueillir les messages laissés à l’attention de Juliette, de les lire et d’y répondre si on a laissé une adresse de retour… - dit Isabella, un soupçon de fierté dans la voix.
- Vraiment ???? C’est incroyable !!!
- Nous recevons du courrier du monde en entier et nous tâchons d’y répondre le mieux possible.
- Vous êtes toutes Juliette, alors !
- Disons plutôt ses secrétaires… Donatella, par exemple, a été mariée pendant cinquante ans avec le même homme. Elle répond aux femmes qui ont des problèmes avec leur mari. Francesca est infirmière : elle prend en charge la maladie et le deuil. Et Maria, elle a douze enfants, vingt-huit petits-enfants et seize arrière-petits-enfants. Elle répond à qui elle veut.
- Et vous ?
- Isabella répond aux lettres complexes – intervint Francesca en tendant à Candy une lettre.
- C’est vrai… – acquiesça Isabella - les querelles d’amoureux, les ruptures, les relations particulièrement difficiles… Il faut bien que quelqu’un s’en charge…
- Si j’en avais écrite une, vous seriez celle qui y aurait certainement répondu… - soupira tristement Candy – Mais cela va beaucoup mieux depuis ! – ajouta-t-elle en souriant en remarquant la mine affligée d’Isabella.
- Cela me rassure ! J’ai du mal à gérer la détresse. Je crois que je la partage un peu trop chaque jour…
- Si vous voulez, je peux vous aider ! – proposa spontanément Candy – L’amie avec qui je voyage est clouée à l’hôpital à cause d’une crise d‘appendicite. J’ai quelques jours devant moi avant que nous reprenions le cours normal de notre voyage. Je serais donc très heureuse de pouvoir vous aider, tout au moins pour les lettres écrites en anglais…
- Ma foi, une personne de plus ne serait pas du luxe… Qu’en pensez-vous les filles ?

Elles répondirent toutes en choeur par l’affirmative, d’une façon si franche et unanime que les yeux de Candy pétillèrent en retour de cet accueil si chaleureux. Donatella tira une chaise à côté d’elle et fit signe à Candy de s’asseoir. Devant elle, un petit paquet de lettres l’attendait. Elle ouvrit la première enveloppe. L’adresse indiquait qu’elle venait du Nebraska. Elle n’en revenait pas que quelqu’un de ce coin perdu des Etats-Unis connût la Juliette de Vérone et prît la plume pour lui écrire. Mais quand ses yeux allèrent à la rencontre de l’écriture raffinée et lyrique de son auteur, elle mit au panier ses préjugés, et se plongea dans la lecture de ses confidences, le cœur battant et la gorge serrée…

********************



Quand Candy pénétra dans la chambre de Patty, l’heure était déjà bien avancée. La nuit était pratiquement tombée dehors et on entendait le chant des grillons par la fenêtre entrouverte. Elle n’avait pas vu l’heure passer, et c’est plein de reproches contre elle-même qu’elle avait parcouru les deux kilomètres qui la séparaient de son amie à une allure des plus sportives. Essoufflée, elle observa, désappointée, Patty qui dormait à poings fermés, son visage paisible tourné vers le vase de fleurs qui contenait cette fois une troisième rose. Candy aurait tant souhaité s’excuser de son retard dû à ces délicieuses pastas à la tomate de la mama qu’elle n’avait pu refuser et qui l’avaient retenue plus longtemps que prévu. Elle aurait tant voulu lui parler de sa rencontre avec le club de Juliette et de la nouvelle et extravagante occupation qu’elle s’était trouvée. Elle décida alors de lui écrire un mot pour lui expliquer ce qui c’était passé et le laissa sur la table de chevet afin qu’elle le voie le lendemain matin à son réveil. Puis elle prit le chemin du retour vers la pension Roberta, en espérant que cette dernière lui ferait encore la surprise d’un bon bain. Le ciel au-dessus d’elle était constellé d’étoiles qui scintillaient sur des kilomètres sans rencontrer de nuages. Une chaude et belle journée s’annonçait pour le lendemain, une nouvelle journée avec Patty et ses nouvelles amies, et peut-être d’autres agréables surprises. Elle remonta la rue le cœur léger et le pas sautillant sans se douter qu’à une centaine de lieues de là, le cœur de celui qu’elle aimait sombrait dans le plus profond désespoir, anéanti par l’insoutenable infortune qu’il venait de découvrir, ses rêves et ses espoirs réduits en miettes par la folie destructrice d’un esprit malade et maléfique…

Fin de la cinquième partie du chapitre 7



Edited by Leia - 16/1/2013, 09:06
 
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view post Posted on 17/1/2013, 19:19
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Le personnel n’en revenait pas ! La maîtresse de maison, madame Withmore, n’avait pas hurlé après ses domestiques comme elle avait coutume de le faire chaque matin dès son réveil. Elle avait chantonné pendant sa toilette et dévoré sans grimacer tout le contenu de son petit-déjeuner. Même son époux ne la reconnaissait pas. Depuis qu’elle était rentrée de Chicago, la veille au soir, elle arborait un sourire béat qui le laissait dubitatif. Qu’avait-il bien pu se passer là-bas pour que l’humeur exécrable de sa charmante épouse s’adoucisse au point d’afficher une gaieté, qu’en cinq ans de mariage elle ne lui avait jamais manifestée ? Assis en bout de table, il l’observait du coin de l’œil, caché derrière son journal, et se demandait si elle n’avait pas pris un coup sur la tête tant elle semblait si différente de ce qu’elle était d’habitude. Il la connaissait trop bien pour savoir que cet accès de jovialité devait avoir pour origine quelque chose qu’elle lui dissimulait : un petit complot de son crû ourdi dans son esprit qu’il reconnaissait troublé. Elle n’était heureuse que dans les manigances, pour lesquelles, il devait bien l’avouer, elle excellait. Ce qui l’avait toujours étonné, c’était la ferveur avec laquelle elle se plongeait dans cet ouvrage, indifférente au sort de sa victime du moment où elle sortait victorieuse, ayant terrassé l’intrus. Il regrettait néanmoins que sa malveillance se concentrât plus particulièrement sur les membres de sa famille et sur son proche entourage. C’était un état d’esprit qu’il avait du mal à concevoir. Il était loin d’être un exemple, et il savait très bien que le métier qu’il exerçait portait préjudice à beaucoup de personnes. Mais il se sentait moins concerné du fait qu’elles n’avaient ni visage, ni nom et qu’il ne les rencontrerait peut-être jamais. Elisa, de son côté, jubilait devant la souffrance des membres de sa famille et aimait porter le coup de grâce. Il se demanda s’il n’y avait pas un peu de perversité en lui pour avoir épousé un personne comme elle. Mais au fur et à mesure que le temps passait, il admettait qu’il devenait de moins en moins ébloui par sa beauté et sa volupté qui ne parvenaient plus à cacher la méchanceté qui l’habitait. Il espérait que les nouvelles intrigues de sa femme ne le mèneraient pas vers une situation inextricable dont il aurait du mal à sortir sans en subir quelques regrettables conséquences. Il la regardait minaudant devant sa tasse de thé et se demanda s’il n’était pas déjà trop tard…

Elisa jubilait en effet. A l’heure qu’il était, le plan machiavélique qu’elle avait imaginé et confié aux bons soins, moyennant finance, du journaliste Gosseep, devait être en cours d’exécution. Elle savait que la rumeur était sa meilleure alliée et qu’elle allait se répandre comme une épidémie dans tout Venise. Qui de là-bas pourrait la contredire et dénoncer ses mensonges ? Comme il avait été simple grâce à la fausse identité de Candy imaginée par Albert, de lui en donner une nouvelle, celle de l’épouse d’un richissime américain de la côte ouest. Peu importe qu’il n’existât pas, personne ne pouvait le vérifier. Mais l’information, relayée dans les journaux locaux allaient très rapidement faire le tour des salons mondains et remonter jusqu’aux oreilles de Terry. Quoi de mieux, pour l’éloigner définitivement d’elle, que de semer le doute dans son cœur ? Elle savait qu’elle se lançait un sacré défi et qu’elle jouait à l’équilibriste, mais elle restait très confiante car toute ce qu’elle avait entrepris pour séparer Terry et Candy avait toujours réussi. Il ne lui restait plus qu’à attendre des nouvelles de monsieur Gosseep.

L’espace d’un instant, les menaces d’Albert lui revinrent à l’esprit. Elle chassa cette pensée d’un haussement d’épaules. Il n’aurait pas dû la provoquer ! Sa haine envers Candy n’en avait que redoublé. Une haine qu’elle devait assouvir, lui prodiguant un plaisir indéfinissable, comme une drogue incontrôlable, qui ne prendrait fin que lorsque sa vengeance serait satisfaite. Toute à ses pensées, elle émit un petit cri jouissif qui interpella son mari, lequel, devant le regard fou qu’elle lui renvoya, se glaça d’effroi…

Fin de la sixième partie du chapitre 7



Edited by Leia - 18/1/2013, 15:50
 
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view post Posted on 23/1/2013, 18:37
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La main tremblotante de Terry secouait la bouteille de whisky dans tous les sens mais elle restait désespérément vide. Cela le contrariait. Non pas qu’elle fût vide, mais plutôt parce le litre d’alcool qu’il venait d’ingurgiter n’était pas parvenu à lui embrouiller suffisamment l’esprit pour anesthésier la plaie béante qui lui déchirait le coeur. Il héla le barman et lui demanda une nouvelle bouteille, lequel lui en apporta une en trainant des pieds. Le client était roi mais cela lui faisait de la peine de voir ce jeune homme s’enfoncer volontairement dans l’ivresse pour s’abrutir et manifestement oublier quelque chose d’insupportable à vivre. Il faut dire qu’il avait de l’expérience en tant que serveur au Caffè Florian de la place Saint-Marc. Les plus grands noms étaient passés par cet endroit illustre : Doges de Venise, aristocrates, ambassadeurs, riches marchands, artistes, hommes de lettres. Il en avait vu des torturés défiler ! Il pouvait ainsi deviner à leur attitude quand ça n’allait pas fort : visage décomposé, échine courbée, ils allaient la plupart du temps se réfugier au fond de la salle, à l’abri des regards, et restaient des heures ainsi, à attendre devant leur boisson un hypothétique salut.

Le comportement de Terrence Grandchester n’avait donc laissé aucun doute. Quand il était entré dans le café en fin d’après midi, l’air hagard, marchant comme un automate, le serveur l’avait immédiatement dirigé vers le fond de la salle et il l’avait suivi depuis du coin de l’œil, en soupirant tristement. Il n’aimait pas voir les gens malheureux ! Un café, c’était fait pour être convivial, pour réunir des gens, pour les voir discuter, rire ou pour les entendre refaire le monde ! Ce n’était pas fait pour recueillir toutes les misères de l’âme! Chaque fois qu’il avait affaire à un de ces êtres désespérés de la vie, il ne pouvait que le servir en compatissant tout en regrettant son impuissance. A plusieurs reprises, il avait demandé à Terry s’il n’y avait pas une personne à contacter qui pourrait venir le chercher. A chaque fois, il répondait en haussant les épaules, avec un petit sourire sarcastique comme s’il se moquait de lui même. Puis il avalait une nouvelle gorgée d’alcool, lampant d’un trait son verre et faisant ensuite claquer gourmandement sa langue comme s’il eut été d’un délicieux nectar.

- Si jeune et déjà alcoolique !. Quelle tristesse !.. – se dit le barman en passant un coup de torchon propre sur le comptoir – Quel malheur a-t-il pu lui arriver pour qu’il soit si bouleversé?

S’il le lui avait demandé, peut-être que Terry lui aurait révélé la raison de sa détresse, cette inattendue et ignoble nouvelle dont il avait eu connaissance quelques heures auparavant…

Quand ce journaliste lui avait fait part de ses informations, cela l’avait déstabilisé sur le moment, puis il s’était ressaisi et l’envie de la lui faire boucler d’un coup de poing en pleine face s’était emparée de lui. Ce dernier, lisant la colère dans ses yeux, s’était empressé de lui poser la question suivante :

- Si vous ne me croyez pas, demandez donc à ce monsieur derrière son comptoir s’il n’y a pas inscrit dans son registre une certaine madame Capwell…

La tête de Terry avait instantanément pivoté en direction de l’employé de l’hôtel, qui, s’était raidi, sentant que la situation prenait mauvaise tournure.

- Pouvez-vous donc, monsieur, me dire si madame Capwell a réservé une chambre dans votre hôtel ? – s’était donc enquis le jeune anglais en essayant de garder son calme.
- Je le regrette, monsieur, mais comme je vous l’ai dit il y a cinq minutes, je ne puis aller contre le règlement de l’hôtel qui me l’interdit…

Le ton de l’aristocrate avait alors changé du tout au tout. Sans autre forme de procès, il avait saisi par le col le réceptionniste, lequel avait décollé de dix centimètres du sol, son corps basculant en avant, qu’il retenait de chuter en s’agrippant au comptoir. Paralysé, à demi-asphyxié, la rage qu’il voyait dans le regard de son agresseur avait achevé de le convaincre.

- Ecoute !... – avait lancé Terry d’une voix glaciale – J’ai traversé l’océan, risqué la mort pour arriver jusqu’ici et retrouver celle que j’aime. Tu comprendras donc que je n’ai pas trop envie de m’amuser et que je compte sur toi pour me dire si cette femme loge dans cet hôtel. Ne me fais pas languir, je t’en prie…

Loin d’être une supplique, cette dernière phrase avait toutes les apparences d’une menace sérieuse. Terrorisé, l’employé de l’hôtel, toujours suspendu au dessus du comptoir, avait instinctivement fait pivoter le registre vers Terry, qui avait lâché instantanément sa victime, laquelle était allée se réfugier contre le mur, tremblante et haletante.

Le cœur battant, le jeune comédien avait feuilleté d’une main crispée les pages les plus récentes du livre et avait fini par découvrir le nom tant redouté : Capwell !...

- Ce… Cela ne veut rien dire de toute façon !... – avait-il bredouillé en secouant la tête.

Le journaliste s’était approché, puis, dans un demi-sourire, avait pointé son doigt sur le nom.

- Regardez donc ce qui est écrit tout à côté…

Entre parenthèses, trois initiales avait été ajoutées : C.N.A… Candice Neige André !...

Contre toute attente, il n’y avait pas eu de cris ni de nouvelles démonstrations de violence. Le visage de Terry avait blêmi, puis, sans un mot, ni un regard vers les deux hommes qui l’observaient en silence, il avait tourné les talons et quitté l’hôtel. Incapable de penser ni d’agir, il avait marché sans rien voir dans les rues de Venise, butant contre les passants, bousculant ce qui se trouvait sur son passage, jusqu’à ce que au hasard de son errance, il trouvât refuge au Caffé Florian, lieu où l’attendait une ancienne bonne amie à laquelle il avait été fidèle un certain temps bien des années auparavant : cette bonne vieille bouteille de whisky !...

Il se versa un nouveau verre d’alcool qu’il engloutit comme s’il eut été d’un verre de limonade. Le liquide brulant descendait doucement dans sa gorge, durant lequel il ressentait une légère euphorie qui laissait place ensuite à une impression de vide, de mort intérieure qui le terrorisait. Il connaissait trop bien ce sentiment pour l’avoir éprouvé durant toutes ces années, et il avait cru s’en être débarrassé quand le fol espoir d’avoir retrouvé Candy l’avait aveuglé. Aveugle, en effet, il avait été. Aveugle de n’avoir pas su distinguer le vrai du faux, la réalité du mensonge ! On s’était moqué de lui ! Patty, Albert et peut-être même Candy…

Il comprenait à présent pourquoi Albert n’avait pas voulu lui dire où elle se trouvait exactement.

Parce que c’était déjà trop tard. Parce qu’il n’imaginait pas qu’il traverserait l’océan pour la retrouver. Parce qu’il était certain qu’il abandonnerait comme il l’avait fait après l’accident de Suzanne.

Il comprenait pourquoi Candy était venue à son appartement pendant son absence et s’en était enfuie…

Parce-qu’elle devait déjà être promise à cet homme et que sa présence à New-York n’avait rien à voir avec lui, Terry. Elle voulait juste lui dire adieu…

Quoi d’autre cela aurait-il pu être ??? Ployant sous la violence du chagrin, tellement convaincu de ne pas mériter cet amour, tellement convaincu que sa vie se devait d’être à jamais misérable à cause de son erreur de jeunesse, il était incapable de suspecter la moindre incohérence dans ce qui lui arrivait. Il avait déjà oublié les implorations de Patty, l’accueil chaleureux d’Albert et ses encouragements, les larmes de Candy sur le bateau… Tout ceci n’avait plus d’importance. Il ne retenait que ce nom « Capwell » sur le registre de l’hôtel et les initiales C.N.A qui prouvaient son identité. S’il n’avait pas aussi facilement cédé au doute, il aurait remarqué le lien entre Capwell et Capulet de la pièce de Shakespeare. Cela l’aurait immédiatement interpellé et il aurait compris que c’était une manière déguisée de lui indiquer que c’était Candy. Comble de malchance, le réceptionniste qui était en combien avec Albert était tombé subitement malade le matin-même et avait été remplacé à la va-vite par son collègue qui ignorait tout du plan d'Albert. S'il en avait été informé, il aurait pu immédiatement mettre un terme à ce malentendu. D'un autre côté, si Terry avait pris le temps de réfléchir, il n'aurait pas donné foi aux informations douteuses d'un journaliste à scandale, lui qui d'habitude ne donnait aucun crédit à ces racontars. On aurait dit que tout était réuni pour qu’il tombât dans le piège d’Elisa, laquelle bénéficiait d’une chance incroyable. Bien que se trouvant à des milliers de kilomètres de là, elle parvenait à ses fins, tirant parti sans le savoir d’un certain nombre de coïncidences mais surtout du peu de confiance que Terry avait en lui-même. Elle n’avait pas de cœur mais elle était loin d’être idiote ! Elle savait qu’après toutes ces années de séparation que le jeune homme aurait toutes les difficultés à croire en la concrétisation de ses retrouvailles avec Candy. Beaucoup trop de temps s’était écoulé, beaucoup trop de choses les éloignaient désormais et c’était pour cela qu’il n’était jamais revenu vers Candy….

A l’annonce de la mort de Suzanne, Elisa avait tremblé à la pensée qu’il se précipiterait pour rejoindre cette fichue orpheline. A sa grande surprise, il n’en avait rien fait et elle avait fini par comprendre : il n’avait jamais été vraiment sûr de l’amour de Candy. Comment aurait-il pu en être autrement de toute façon alors qu’ils ne s’étaient pas revus ni écrit depuis des années ? Le silence volontaire qu’ils avaient instauré entre eux avait bâti dans l’esprit de Terry la conviction qu’elle était passée à autre chose, que leur amour de jeunesse n’était plus qu’un lointain souvenir et qu’elle avait construit une nouvelle vie sans lui. Elisa avait cerné les faiblesses de Terry et compris qu’il suffisait d’un grain de sable pour briser l’équilibre et le faire renoncer à ses bonnes résolutions. Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir… Victime de l’intensité de ses émotions, il avait perdu tout raisonnement, incapable de discerner l’évidence : que l’horreur qu’il traversait depuis quelques heures n’existait pas, si ce n’est dans son imagination, qu’il avait fertile quand il s’agissait de se faire souffrir…

Tout ceci lui apportait la confirmation qu’il n’était pas fait pour Candy. Depuis le début de leur relation, les obstacles s’étaient accumulés pour les empêcher de s’aimer. L’océan, lui aussi, s’en était mêlé, si bien que déjà à l’hôpital de Plymouth il avait songé à renoncer à la retrouver. A quoi bon persévérer alors que tout était si clair à présent ?... Il avait cru en un rêve, un rêve merveilleux dont le sort l’avait perfidement bercé, pour mieux l’accabler au réveil du poids atroce de la réalité. Cela lui était insupportable ! Il suffoquait. Il sortit quelques billets de sa poche et quitta en trombe le café. Il faisait presque nuit sur la place Saint-Marc et cela le surprit. Il y avait foule encore à cette heure et personne ne faisait attention à lui. Il remonta la place vers le Campanile, une très haute tour de brique isolée sur un côté de la place, puis le contourna par la droite vers le Palais des Doges dont la magnifique façade gothique bordait le grand canal. Les gondoles s’étaient regroupées en bordure pour la nuit, abandonnées jusqu’au matin par leurs propriétaires. Elles ondoyaient au rythme des vaguelettes qui faisaient pencher et s’entrechoquer leur tête de proue dans un ballet de clapotis et de bruits métalliques. Un courant d’air froid qui arrivait du canal éparpillait les passants frigorifiés qui repartaient vers la place Saint-Marc, bien protégée par les arcades et les monuments qui l’encadraient. Seul restait Terry, impassible, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, uniquement captivé par les reflets rougeoyant du crépuscule sur l’eau. Il s’approcha un peu plus de la berge et aperçut sa silhouette déformée par l’onde qui venait se briser sur le quai. Il pensa que cela résumait très bien sa vie : à jamais tourmentée par l’infortune…

Cette fois, le visage de Candy se dessina sur l’eau, celui qu’il avait aperçu sur le bateau à New-York. Un sanglot s’échappa de sa gorge et des larmes brulantes brouillèrent le vert de ses yeux, des larmes empreintes de regret et d’amertume.

- Pourquoi ? Pourquoi ai-je tant tardé à lui écrire ? – se dit-il en serrant les poings alors que la forme d’un homme sans visage apparaissait aux côtés de Candy – J’avais si peur qu’elle me rejetât, et voilà que je suis doublement puni de n’avoir pas eu le courage d’entrer plus tôt en contact avec elle. Dieu que c’est douloureux de devoir renoncer à elle !...

La pensée de mettre fin à cet enfer lui traversa l’esprit. Il fallait que cela s’arrête !!!

Il se rapprocha un peu plus du canal…

Il n’y aurait plus de tristesse, plus de souffrance, plus de larmes. Il ne serait plus au supplice en imaginant Candy dans les bras d’un autre, il n’aurait plus à se torturer l’esprit à la pensée qu’il aurait pu être à la place de cet homme.

Le bout de ses pieds à présent dépassait du bord…

Il n’y aurait plus de regrets, plus de remords. Il n’y aurait que le néant absolu, réparateur, où nul sentiment ne pourrait plus le consumer. Il n’y aurait plus de souvenirs, plus de rires qui viendraient le hanter…

Encore un pas et il basculerait…

Il serait enfin en paix !...

Il respira profondément, ferma les yeux, et se laissa aller. Mais au moment où il allait tomber, une main ferme le saisit par l’épaule et le retint dans son élan.

- Ne fais pas ça, fils !...

Terry se retourna, le regard perdu dans le vague, groggy, comme émergeant d’un long sommeil.

- Vous ? – fit-il en reconnaissant celui qui venait de l’empêcher de commettre l’irréparable.

Le comte Contarini se tenait devant lui, encore sous le coup de l’émotion de ce à quoi il venait d’assister. Il restait immobile, bouleversé, incapable de prononcer un mot. Pour seule réponse, il écarta lentement les bras. Terry vacilla en retour et un soupir frémissant s’échappa de sa poitrine. Sa bouche se tordit en un rictus de désespoir et ses yeux s’emplirent de larmes qu’il essaya de cacher en secouant la tête. A bout de force, vaincu, il se jeta dans les bras du vieil homme et éclata en sanglots.

Fin du chapitre 7 – janvier 2013



Edited by Leia - 20/5/2017, 11:19
 
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