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Le point de vue de Terry

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view post Posted on 21/10/2015, 10:14
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[2ème et dernière partie]

C’était inconcevable ! Que serait-elle venue faire là ? Et puis comment aurait-elle pu connaître Albert ? Le jeune Grandchester essaya de raisonner son esprit enfiévré : il avait sûrement dû mal entendre, le son de la voix était certainement altéré par l’épaisseur de la porte ou alors il pensait trop à elle et prenait ses désirs pour des réalités... Il n’y avait pas à chercher plus loin ! Mais malgré les propos de bon sens qu’il tentait de se tenir, son cœur s’était mis à tambouriner de façon anarchique dans sa poitrine.

La porte s’ouvrit lentement, laissant pénétrer un rai de lumière en même temps que la propriétaire de la voix, qui, glissant dans un mouvement espiègle sa tête blonde à travers l’ouverture, fit un petit signe joyeux de la main et lança, débordante d’entrain, un « Salut ! C’est moi Monsieur Albert ! »

À présent aucun doute n’était plus permis. Terrence ne pouvait continuer à se croire le jouet d’une quelconque illusion. Personne d’autre qu’elle n’aurait pu avoir cette voix claire et enjouée : sa Taches de Son se trouvait, il n’aurait su dire par quel incroyable concours de circonstances, à l’entrée de la petite cabane où il devisait tranquillement avec Albert quelques minutes plus tôt. Pris de court par cet événement inexplicable et qui lui paraissait quasi surnaturel, le jeune aristocrate chercha à maîtriser le tremblement qu’il sentait monter en lui et se tourna avec une lenteur délibérée et une indifférence feinte vers la nouvelle venue. Les yeux agrandis par la surprise, celle-ci le dévisageait, tout aussi sidérée par sa présence qu’il l’était par la sienne, et lorsqu’elle finit par lâcher un « Oh… Terry ! » perplexe et incrédule, il ne put, malgré ses efforts, réfréner le formidable élan qui semblait vouloir le précipiter vers elle : il sentit tout son être irrésistiblement aspiré par la belle aux yeux verts et lorsque son prénom chéri et tant de fois répété dans l’ombre, jaillit de ses lèvres, comme un oiseau trop longtemps retenu captif, sa voix frémissante ne dissimulait rien de la vague de bonheur qui avait déferlé en lui pour exploser dans son cœur telle une myriade de bulles de joie. Cependant au moment même où il prit conscience de cette réaction aussi involontaire qu’excessive et déplacée, il eut un mouvement d’humeur et de recul et se détourna de la jeune fille, à la fois embarrassé et contrarié de s’être ainsi laissé aller devant elle, spécialement après la façon dont il l’avait rabrouée la veille. Candy de son côté avait, dans un premier temps, réagi exactement comme lui et, bien loin de s’imaginer les états d’âme dans lesquels se débattait son vis-à-vis, elle se tenait à présent rougissante et éperdue dans l’embrasure de la porte, ne sachant comment interpréter cette rencontre si totalement imprévue et imprévisible et qui lui procurait une telle sensation de plaisir alors que pas plus tard que la veille elle avait adressé à Dieu la prière solennelle de ne plus être mise en présence de cet arrogant mais si attachant personnage…

Le petit manège qui se jouait entre les deux adolescents n’avait point échappé à Albert qui, la théière fumante à la main, avait suspendu son geste pour les dévisager l’un après l’autre avec une curiosité grandissante. Sa voix étonnée mais ravie rompit le silence qui s’éternisait :

« Mais… vous vous connaissez tous les deux ?
-Euh… oui… commença Candy, sans savoir comment continuer. Euh… Nous sommes au même collège… »

L’embarras de Candy était si attendrissant qu’Albert se mit à rire franchement. S’il s’était bien douté que les deux pensionnaires de Saint Paul avaient pu se croiser au détour d’une promenade dans le superbe parc du collège, il devinait, d’après la scène qui était en train de se dérouler sous ses yeux, qu’il y avait bien davantage entre ces deux-là que ceux-ci ne voulaient bien se l’avouer. Mais comme il n’était pas homme à forcer qui que ce soit, il ne chercha pas leur tirer les vers du nez et se contenta au contraire d’apaiser la tension palpable entre ses deux invités en lançant une boutade :

« C’est très amusant ! Alors voilà les deux fortes têtes du collège Royal de Saint Paul réunis dans cette pièce ! »

Sa remarque eut l’effet escompté car la jeune blonde, piquée au vif, en oublia aussitôt sa gêne pour protester avec vigueur et indignation :

« Comment ça, fortes têtes ?
-Oui, Candy est restée la même qu’autrefois, expliqua Albert en contemplant avec tendresse la jolie demoiselle qu’elle était en train de devenir. Et vous, continua-il en se tournant cette fois-ci vers le fils du duc pour lui offrir à nouveau du thé, vous ne songez qu’à sortir la nuit pour boire et pour vous battre ! »

Terrence vit l’expression interdite de la jeune fille, alors qu’elle s’était figée, les doigts serrés autour de la tasse qu’Albert venait de lui placer entre les mains tandis que la lumière se faisait peu à peu dans son esprit.

« Et alors, hasarda-t-elle en ouvrant de grands yeux qui la rendaient plus fascinante que jamais, la personne qui a secouru Terry et qui l’a ramené c’était vous ? »

C’était plus une affirmation qu’une question, mais Candy, semblait malgré tout, complètement abasourdie par la surprenante conclusion à laquelle elle venait d’aboutir.

« Oui et s’il ne l’avait pas fait, intervint le jeune anglais, je ne sais pas comment cela se serait terminé. Je lui dois une grande reconnaissance… » – eh oui, il était tout à fait capable de reconnaissance lorsqu’on n’essayait pas de la lui extorquer sans raison !

Et il ajouta après une petite pause : « sauf pour une chose… »

Terrence, qui avait tout à fait conscience de ce qu’il devait à Albert, espérait que celui-ci n’allait pas lui tenir rigueur pour ces propos que l’on pouvait mal interpréter : qu’un gamin comme lui, tout fils de duc qu’il était, pût se permettre d’émettre la moindre réserve après ce que cet homme avait fait pour lui, voilà qui aurait pu passer pour de l’indélicatesse caractérisée. Cependant, lorsque l’américain se tourna vers lui, certes très surpris, il n’avait malgré tout pas l’air de s’en être vraiment formalisé. Sans se départir de l’amabilité et de la courtoisie qui le caractérisaient, il s’enquit, la voix posée et calme :

« Et laquelle je vous prie ?
-Vous m’avez bien raccompagné au dortoir mais vous vous êtes trompé de bâtiment, c’était le dortoir des filles… »

Albert se dit à part soi que s’il y avait eu erreur, ce n’était certainement pas de son fait mais bien plutôt de celui de son jeune ami. Sous l’emprise de l’alcool et sans doute aussi, il fallait bien en convenir, de la souffrance, celui-ci avait dû mal évaluer les distances, lorsqu’il lui avait indiqué la direction à prendre dans l’obscurité qui régnait sous le couvert des chênes centenaires, et ils s’étaient tous deux retrouvés devant le mauvais bâtiment. Il n’eut, cependant, pas le loisir de faire de commentaire. Non, qu’il n’en ait eu véritablement l’intention. Cela ne lui paraissait ni très utile, ni très judicieux, surtout devant sa chère petite Candy qui apparemment ne laissait pas de marbre son jeune ami. Évoquer les problèmes de Terrence, même sous forme de plaisanterie, risquait fort de froisser la fierté de ce garçon au caractère entier qui se serait refermé comme une huître, ce qui aurait réduit à néant les patients efforts qu’il avait consentis pour le faire un peu sortir de sa coquille. Mais, même si l’envie de faire une quelconque remarque avait pu l’effleurer, il aurait été coupé dans son élan par l’incroyable révélation que Candy fit à ce moment-là. Ainsi, Terry aurait fini dans la chambre de sa jeune protégée ? Un coup d’œil à chacun des deux adolescents lui suffit pour se convaincre qu’il avait bien entendu.

« Ah je suis désolé mais je ne pouvais pas savoir… Alors c’était de vous dont elle m’a parlé quand je l’ai rencontrée en plein milieu de la nuit à la recherche d’une pharmacie ?
-Oui c’était de moi… » répondit le jeune Grandchester, soudain extrêmement mal à l’aise au souvenir de la façon dont il s’était esquivé sans demander son reste, ce soir-là, alors qu’il savait pertinemment que sa Taches de Son bravait les dangers de la nuit, et pas plus fier de la façon dont il l’avait traitée la veille, alors qu’elle n’attendait sans doute rien d’autre qu’un petit mot gentil de sa part.

Alors que jusqu’à présent il avait réussi à se convaincre du bien-fondé de son attitude vis-à-vis de la jolie demoiselle, la question d’Albert venait d’ébranler tout l’argumentaire qu’il croyait avoir si soigneusement édifié. Et cet accroc dans sa belle assurance lui était tout simplement insupportable. Tentant de refouler les désagréables et insidieuses pensées qui étaient en train de l’envahir, il observa Candy avec une certaine inquiétude. Quelle allait être la réaction de la belle, à présent ? N’allait-elle pas revenir sur le différend qui les avait opposés la veille et lui reprocher sa goujaterie ? Elle n’aurait pas tout à fait tort, du reste, et il le savait. Et il savait aussi, en temps normal, comment la taquiner et la faire sortir de ses gonds, en y mettant toute la mauvaise foi nécessaire… Mais là… Il n’avait vraiment aucune envie d’apparaître sous un mauvais jour aux yeux d’Albert, cet étranger dont l’estime, inexplicablement, lui était devenue précieuse. Pourtant, la jeune fille aux délicieuses taches de rousseur, était à mille lieues de ces considérations et il n’eut pas le loisir de se torturer davantage car à son grand étonnement, et aussi, faut-il le préciser, à son grand soulagement, celle-ci enchaîna gaiement sur tout autre chose :

« Vous n’avez pas eu peur de vous battre pour sauver Terry, Monsieur Albert !
-Je n’aime pas me battre mais je sais le faire quand il le faut ! » rétorqua celui-ci en lui rendant son sourire et en accompagnant ses paroles d’un geste qui mimait un coup de poing.

Terry ne put s’empêcher de remarquer, avec un sourire en coin qui fit fondre Candy :

« Alors vous aussi, dans votre genre vous êtes une forte tête !
-Je l’ai été, je le suis encore et j’ai bien peur de le rester jusqu’à la fin des temps ! »

La bonne humeur d’Albert était contagieuse. Et Terry, le visage inondé par la chaude caresse d’un rayon de soleil qui tombait par la lucarne, et sur l’épaule, la main de son nouvel ami, posée dans un geste d’affection et de réconfort, Terry baissa sa garde et se mit à rire aussi, d’un rire heureux et sans a priori, avec l’impression, pour la première fois depuis bien longtemps, de faire partie d’un tout. Ce sentiment de plénitude qui venait de naître en lui, n’était-ce pas ce que l’on ressentait lorsqu’on était entouré d’une vraie famille, une famille aimante, une famille pour qui l’on comptait et sur qui l’on pouvait compter ?

« Comment se fait-il que tu sois ici, Candy ? s’enquit Albert, l’air soudain soucieux. Toi aussi tu as fait le mur ?
-Je n’ai pas pour habitude de faire le mur comme certains… fit l’intéressée en grimaçant mais sans regarder personne en particulier.
-Et l’autre soir alors ? reprit Albert.
-Eh bien, l’autre soir c’était différent. C’était juste pour rendre service. »

Cette fois-ci, Candy ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil appuyé en direction de Terrence qui fit celui qui ne comprenait pas et qui rétorqua :

« Pourtant, ce dimanche n’est pas un des cinquièmes du mois… Comment avez-vous fait alors ?
-Eh bien figurez-vous que Georges, c’est le bras droit de mon Grand Oncle, précisa Candy à l’intention du jeune aristocrate, Georges est venu ce matin afin de demander la permission à la mère supérieure de prendre tous les membres de la famille André pour les emmener rendre visite à la grand-tante, avant qu’elle ne retourne aux États-Unis.
-Et elle a accepté ? s’étonna Albert.
-Apparemment, Georges a su être convaincant…
-Et il lui a sans doute laissé quelques espèces sonnantes et trébuchantes, pour donner du poids à ses arguments, railla Terry. C’est ce qui marche le mieux avec la vieille chouette… J’en sais quelque chose.»

Candy le fusilla du regard en secouant ses boucles blondes et en esquissant une adorable moue, puis elle poursuivit :

« Toujours est-il que la mère supérieure nous a tous appelés. Même moi.
-Pourquoi, même vous ? s’étonna le jeune Grandchester.
-La grand-tante Elroy ne me porte pas vraiment dans son cœur, murmura Candy tristement. »

Albert s’approcha aussitôt d’elle, lui prit les deux mains dans les siennes et plantant son regard azur au fond de ses prunelles vertes, il lui dit sur un ton doux :

« Allons Candy… Ce que cette vieille tante pense de toi n’a vraiment aucune importance. Nous, on t’aime bien, n’est-ce pas Terry ? »

Et Albert leva les yeux vers son jeune ami que cette question directe avait pris de cours, au moins autant que ce qu’il venait de découvrir au sujet de Candy. Il la connaissait espiègle et joyeuse, parfois furieuse, surtout lorsqu’il la taquinait, ce qu’il adorait faire, mais il ne l’avait encore jamais vue ainsi. La petite voix qu’elle avait prise pour parler de sa tante l’avait bouleversé…

« Euh… Oui… finit-il par lâcher dans un murmure. »

Oui, il l’aimait bien… Quel mal y avait-il à l’admettre ? Mais déjà, Albert continuait avec un sourire bienveillant :

« Où est passée la Candy battante que je connais ? Ne pense plus à cette tante, va ! Et raconte-nous donc la suite, je t’en prie !
-Vous avez raison, Monsieur Albert… »

Et chassant ces désagréables pensées la jeune fille se redressa, réconfortée.

« Je ne suis pas plus tôt arrivée dans la cour du collège qu’Éliza a commencé à faire des siennes !
-Éliza était là ? s’indigna alors Terry. Et son vaurien de frère aussi ?
-Ne vous inquiétez pas, il ne m’est rien arrivé ! Daniel n’oserait rien entreprendre avec Archie et Alistair à proximité. »

Terry ne put s’empêcher un mouvement de contrariété en notant le diminutif qu’avait employé Candy.

« En tout cas, Éliza n’a pas décoléré en disant que ma place n’était pas à leurs côtés mais avec les gens de mon espèce.
- Tes cousins ne sont pas intervenus ? s’étonna Albert.
- Si, mais vous connaissez Éliza… Quand elle a une idée en tête… Je me sentais de plus en plus mal à l’aise. Cette sortie dont je me faisais une telle joie avait soudain perdu tout attrait pour moi. Je me voyais déjà subir toute la journée les méchancetés d’Éliza et de son frère, sans parler du regard désapprobateur que la Grand-Tante n’aurait pas manqué porter sur moi. Monsieur Georges a dû s’en apercevoir, car pendant que les autres montaient dans le fiacre, il m’a prise à part et m’a glissé à l’oreille une proposition tout à fait incroyable : celle de me déposer devant le zoo. J’avoue que sur le coup je n’ai pas su quoi lui répondre. J’ai bien sûr tout de suite pensé à vous, Monsieur Albert… Mais qu’allait dire la Grand-Tante ? Et puis ce serait faire trop plaisir à Éliza. J’ai donc refusé...
- Et pourtant, te voilà…
- Eh bien, après avoir dû supporter les récriminations d’Éliza pendant une partie du trajet, je me suis dit que finalement…
- Et la Grand-Tante alors ?
- Monsieur Georges m’avait affirmé que de toute façon, le Grand-Oncle William, lui, approuverait sûrement.
- Ah… Je vois… »

Albert observait en souriant la jeune fille, l’invitant à continuer.

« Donc je leur ai dit que je ne me sentais pas très bien et que je préférais rentrer au collège. Je crois que personne n’était dupe… Mais quand le cocher a finalement fait faire demi-tour à ses chevaux pour me ramener, Éliza a poussé les hauts-cris, affirmant que j’étais bien assez solide pour rentrer à pied.
- C’est incroyable, murmura Terry qui commençait à entrevoir ce qu’avait pu vivre et vivait encore sa jolie Taches de Son.
- Oui, c’est une drôle de famille, approuva Albert sur un ton désabusé. Et comment as-tu finalement atterri ici ?
- Eh bien, le pauvre cocher a fini par me déposer à un carrefour. Il y avait une pancarte qui indiquait la direction du zoo et Éliza qui jubilait, n’a pu s’empêcher d’ajouter que c’était pour moi l’occasion ou jamais d’y aller, que peut-être qu’on m’y trouverait du travail et que j’y serais certainement plus à ma place, avec mes semblables, que dans un salon en compagnie de personnes de qualité.
- Elle n’a pas changé, soupira Albert. Toujours aussi désagréable et persuadée d’être la perle rare…
- J’ai pu m’en rendre compte, moi aussi, acquiesça Terrence. Cependant, ajouta-t-il avec un clin d’œil espiègle, je dois dire que votre cousine n’a pas tout à fait tort sur un point…
- Et puis-je savoir lequel ?
- A propos de votre place au zoo... J’ai toujours eu l’impression que du sang de chimpanzé coulait dans vos veines ! s’esclaffa son interlocuteur.
-Ohhhh ! »

La colère qui venait d’envahir Candy retomba d’un coup lorsqu’Albert éclata de rire à son tour. Elle l’observa, vexée et la mine boudeuse, et celui-ci déclara avec un grand sourire :

« C’est vrai que lorsqu’on te voit grimper aux arbres...
-Vous m’avez vu grimper aux arbres ? Mais quand ? Où ?
-Eh bien, là-bas… en Amérique, je n’étais jamais bien loin, tu sais… »

Le fils du duc, un peu surpris, les observait tour à tour. Ainsi, Albert connaissait apparemment sa Taches de Son depuis bien plus longtemps que lui-même. Cela expliquait la connivence qui existait entre eux. Il en ressentit un bref instant de contrariété qu’il refoula aussitôt, curieux qu’il était d’en apprendre un peu plus sur le passé de Candy. Mais à son grand dam, la conversation dévia presque aussitôt sur le collège et il n’y eut plus moyen de revenir au sujet qui l’intéressait sans que cela ne parût indiscret.

***



Comme une Cendrillon au bal de minuit, Candy poussa une exclamation affolée et se redressa brusquement en constatant que l’heure tournait. Elle devait rentrer. Elle avait rendez-vous avec ses cousins devant le collège, pour rentrer en même temps qu’eux. C’est en tout cas ce que lui avait proposé Monsieur Georges, loin des oreilles indiscrètes, après l’avoir déposée devant le zoo et lui avoir conseillé de prendre un peu de bon temps. Ce bon Monsieur Georges, qui, heureusement, suivait le fiacre en voiture et avait dit au cocher qu’il se chargeait « d’amener Mademoiselle Candy chez un médecin ».

Ces quelques heures s’étaient écoulées beaucoup trop vite au goût de Terry qui ne comprenait pas comment il était possible qu’il fût déjà si tard. Cela faisait si longtemps qu’il ne s’était senti aussi détendu.

Malgré leurs protestations – ils étaient bien assez grands pour se débrouiller seuls, lui avaient-ils assuré – Albert raccompagna les deux adolescents jusqu’à la grande place sur laquelle donnait le zoo et leur appela un fiacre. Puis il serra Candy dans ses bras, avant de donner une franche poignée de main au jeune britannique.

Terrence lui promit de revenir bientôt le visiter puis grimpa dans le véhicule à la suite de la jeune fille. Le trajet du retour se fit dans un silence embarrassé qui lui parut d’autant plus pesant qu’il contrastait si fort avec les moments magiques qu’il venait de vivre. Le jeune Grandchester s’était soi-disant plongé dans la contemplation du paysage qui défilait devant lui, mais le moindre de ses sens était aux aguets et il ne pouvait s’empêcher de jeter de fréquents mais furtifs coups d’œil dans la direction de la jeune fille. Celle-ci s’était réfugiée dans le coin opposé au sien le regard obstinément rivé sur la vitre comme si un spectacle rare et merveilleux était en train de se dérouler au dehors. Il ne put retenir un long soupir contrarié, auquel réagit aussitôt sa jolie voisine :

« Qu’y a-t-il ? s’enquit-elle en tournant son joli minois vers lui.
-Rien… » grommela-t-il, incapable de trouver les paroles qui auraient pu lui permettre d’engager une conversation que tout son être réclamait pourtant ardemment.

Lui qui habituellement était si prompt à la répartie, voilà que la présence de cette fille suffisait à le perturber au point de lui faire perdre toute vivacité d’esprit. C’était extrêmement frustrant. Il se recroquevilla dans son coin, bien décidé à ne plus se préoccuper de la blonde demoiselle, mais c’était beaucoup demander dans cet espace confiné, si près de celle qui faisait battre son cœur.

Lorsque le fiacre ralentit, Candy se redressa et Terrence qui depuis un moment n’avait plus quitté des yeux le petit visage sérieux et concentré, se repaissant de cette vue plus qu’agréable, détourna les yeux en se redressant à son tour. Ils étaient arrivés. Le fils du duc sauta avec légèreté au sol et avec une moue moqueuse, tendit la main à la jeune fille pour l’aider à descendre à son tour :

« Que Mademoiselle Taches de Son, me permette…
-Oooh… »

La demoiselle en question, furieuse de l’entêtement que le jeune aristocrate mettait à l’affubler de surnoms plus ridicules les uns que les autres, n’en n’avait pas dit plus et s’était bien entendu délibérément abstenue de prendre la main qui lui était si galamment présentée. Mais elle n’eut pas le temps de bouder bien longtemps. Au loin arrivait un deuxième fiacre, sans doute celui qui ramenait ses cousins, et Terrence, après avoir étouffé un rire, se dissimula comme il le pouvait derrière les buissons qui ornaient les abords de l’entrée du collège Royal de Saint-Paul. De là il vit le cocher sauter en bas de son siège, ouvrir la portière et Éliza Legrand, descendre précautionneusement de la voiture, le visage pincé, le nez en l’air et il ne put s’empêcher de l’imaginer manquant une marche et s’étalant sans cérémonie devant les autres. Malheureusement rien de tel ne se produisit. Daniel suivait sa sœur tandis qu’Archibald Cornwell rejoignait Candy qui attendait devant la grille d’entrée avant d’entamer avec elle une conversation animée. Sœur Margareth apparut peu après, un imposant trousseau de clefs en main et vint ouvrir le portail, invitant chacun à rentrer. Elle discuta un moment avec le cocher, mais elle était restée à l’entrée, prête à verrouiller à nouveau le portail une fois que tout ce petit monde serait entré et si Terry avait un moment espéré qu’il pourrait profiter d’un instant d’inattention pour entrer à leur suite, il devait se rendre à l’évidence : il serait obligé d’escalader le mur. Après tout, ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Mais qu’est-ce qu’il fiche ? se demanda le fils du duc en observant l’aîné des frères Cornwell qui traînait derrière les autres. Celui-ci mit ses mains dans les poches et s’immobilisa soudain, l’air inquiet, puis regarda autour de lui avant de s’accroupir et se mettre à chercher quelque chose entre les brins d’herbe. La sœur Margareth qui attendait pour fermer à clef, commença à s’impatienter.

« Alistair ? Que faites-vous ? Dépêchez-vous un peu !
-Je suis désolé, ma sœur. J’ai perdu une petite pièce métallique dont j’ai absolument besoin ! »

La jeune femme s’avança vers lui pour l’aider à fouiller le sol herbeux des yeux, mais elle ne s’était pas suffisamment éloignée de l’entrée pour permettre à Terry de se faufiler sans se faire remarquer. Au bout d’un certain temps, lasse de ces recherches infructueuses elle s’enquit :

« Vous êtes sûr que vous l’avez perdue ici ?
-Sûr et certain. Je l’avais dans ma poche ce matin et maintenant elle n’y est plus. Mais si vous êtes pressée, vous pouvez me laisser les clefs ! Je fermerai sans faute derrière moi dès que j’aurai mis la main dessus. »

Sœur Margareth n’avait aucune raison de ne pas croire ce garçon, un des meilleurs en sciences et qui de plus n’était pas du genre à faire de sottises, mis à part lorsqu’il se mettait en tête de mettre au point ses inventions, toutes plus extravagantes et ubuesques les unes que les autres, aussi lui tendit-elle son gros trousseau.

« Ne traînez pas !
-J’arrive de suite ! »

Lorsque la religieuse se fut suffisamment éloignée, Alistair, tout en continuant ses recherches se rapprocha de l’endroit où était dissimulé le jeune aristocrate et il s’enquit dans un murmure :

« Alors Grandchester, tu attends quoi pour entrer ? Que j’aie refermé à clef ? »

Terrence, retint sa respiration, pétrifié.

« Bon, si tu préfères faire le mur… »

Alistair se releva et fit mine de repartir et le fils du duc sortit finalement de sa cachette tout en passant d’un geste nerveux la main dans sa chevelure brune, pour en retirer les brindilles qui s’y trouvaient emmêlées.

« Comment savais-tu que j’étais là ? jeta-t-il sur la défensive, mais sans élever le ton.
-Je t’ai vu, c’est tout… répondit placidement Alistair. Ne t’inquiète pas…
-Je ne m’inquiète pas !»

Le jeune Grandchester se demandait ce que son voisin de chambre avait vu au juste et pour couper court à d’éventuelles questions embarrassantes il précisa :

« Je suis sorti voir un ami.
-Mais tu fais ta vie mon vieux, cela ne me regarde pas. Alors, tu viens ? La voie est libre…
-Mais… et ta pièce métallique ? »

Alistair, tout en surveillant du coin de l’œil la religieuse qui s’éloignait lentement, se mit à rire silencieusement, le regard malicieux tandis que le fils du duc se faufilait à l’intérieur avant de se dissimuler à nouveau derrière des buissons.

« Je ne l’ai pas encore construite. Mais j’ai quelques idées…
-Tu veux dire que tu jouais la comédie ? »

Alistair lui sourit d’un air entendu et le jeune aristocrate ne put s’empêcher, à part soi, de se dire qu’il s’y était bien laissé prendre, avant de lui adresser à son tour un sourire.

« Je te devais bien ça, pour l’autre fois », expliqua l’aîné des Cornwell avec un clin d’œil.

L’autre fois ? Quelle autre fois ? De quoi parle-t-il ? se demanda Terry avant de se remémorer cet épisode gênant où il avait fini dans les bras de l’inventeur fou. Celui-ci venait de refermer sans bruit la porte à clef et rejoignit en courant la sœur, non sans s’être auparavant assuré que son camarade était bien invisible dans la verdure. La religieuse se tourna vers lui, récupéra les clefs et le questionna :

« Alors, vous l’avez retrouvée cette pièce ? »

L’aîné des Cornwell lui avoua, un sourire penaud plaqué sur le visage :

« C’est vous qui aviez raison : je me suis rappelé l’avoir laissée au laboratoire… »

Sœur Margareth leva les yeux au ciel. Décidément ce jeune homme était d’une incorrigible étourderie. À travers le feuillage, Terry les regarda s’éloigner, toujours estomaqué par ce qui venait de se passer.
 
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view post Posted on 12/3/2023, 18:22
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Chapitre 10

Le secret de Terry




Terry se dirigeait sans entrain vers le bureau de la mère supérieure. La raison de cette énième convocation le laissait perplexe. Ce n’était tout de même pas liée à sa sortie au zoo ? Plusieurs jours s’étaient tout de même déjà écoulés depuis cet après-midi mémorable. D'ailleurs l’euphorie qui l’avait suivi s’était peu à peu étiolée : Terry, témoin bien malgré lui des discussions amicales et un peu trop intimes à son goût entre « sa » Taches de Sons et ses cousins bien trop envahissants avait fini par redescendre du petit nuage sur lequel il flottait.

Le cadet des frères Cornwell, en particulier, posait sur Candy un regard qui ne pouvait tromper, et l’exaspération que le jeune Grandchester en éprouvait trouva son point d’orgue lorsqu’il apprit qu’ils allaient tous trois se retrouver durant les vacances d’été, alors que lui se morfondrait tout seul dans le grand manoir londonien. À moins qu’il n’obtienne l’autorisation de partir pour l’Écosse ? Il grimaça. Il n’avait en ce moment aucune envie de solliciter son père pour quoi que ce soit… Mais il adorait les High Lands et ce serait un crève-cœur de ne pas s’y rendre. Encore faudrait-il que le Duc ne décide pas soudain d’y séjourner lui-même avec la duchesse et ses rejetons dont il n’avait aucune intention de supporter encore les basses insinuations…

Il réprima un soupir agacé et toqua à la porte du bureau, chassant ces considérations stériles de son esprit. De toutes façons, que lui importait en réalité ce que ferait la jolie blonde cet été ?

Alors qu’une voix autoritaire lui intimait d’entrer, il se redressa et pénétra dans la pièce, prêt à affronter le diable… D’ailleurs à la seconde où il apparut à la porte, la mère supérieure l’apostropha d’une voix peu amène :

– Terrence ! Que signifie ceci ?

Elle désignait, posée sur le bureau, une enveloppe décachetée sur laquelle l’adolescent reconnut l’écriture de sa mère. Son cœur bondit dans sa poitrine et il faillit se laisser déstabiliser par la vague d’émotions qui déferla en lui, enchevêtrement explosif de colère, de stupéfaction et d’exaltation qu’il eut bien du mal museler.

Il finit par relever les yeux vers son interlocutrice et frémit : celle-ci avait sans doute déjà pris connaissance du contenu de la missive qu’elle tenait avec une certaine répugnance entre deux doigts. Il eut toutes les peines du monde à ne pas la lui arracher des mains. Il lui fallait à tout prix feindre l’indifférence et il haussa les épaules.

– Je ne sais pas, fit-il d’une voix neutre. Une confirmation de l’indiscrétion dont vous savez faire preuve, peut-être… ?
– Ah ! Ne commencez pas, hein ! Vous savez parfaitement ce que je veux dire !
– Comment le saurais-je ?
– Vous savez très bien que le règlement interdit de recevoir ce genre de courrier ici ! fulmina la mère supérieure.

Elle lui secouait la feuille sous le nez sans manifester la moindre velléité de s’en dessaisir, mais Terry avait eu le temps de déchiffrer les quelques mots couchés au milieu de la page blanche :

Mon Chéri !
Je viendrai te voir cet été à Londres.
Je t’aime.



La lettre n’était pas signée et pouvait fort bien passer pour celle d’une des innombrables midinettes qui s’intéressaient à sa personne ou plutôt à ses prestigieuses origines. Il en était soulagé : moins le duc en saurait sur les projets de l’actrice et mieux son fils se porterait. Il fallait enfoncer le clou pour éviter que la vieille chouette n’en vienne à soupçonner la vérité.

– Que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne peux empêcher mes nombreuses admiratrices de vouloir me contacter… lâcha Terry avec une arrogante nonchalance qui masquait fort bien le mélange de désarroi, d’inquiétude et de colère dans lequel l’avait plongé le message et ce qu’il impliquait.
– V… Vous…

La religieuse sur le point de s’étrangler, s’interrompit pour reprendre sa respiration alors que son interlocuteur la dévisageait sans ciller.

– Sortez ! Sortez immédiatement !

Elle n’avait pas eu le temps de finir ses exclamations outrées que son infernal pensionnaire avait déjà disparu, la laissant furieuse et frustrée.

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Terry était revenu dans sa chambre les mains vides et l’esprit en ébullition. Il lâcha un ricanement amer : malgré son emploi du temps si chargé, la grande Éléonore Baker avait donc réussi à trouver un moment pour lui écrire… Un bref instant d’euphorie l’envahit, bien vite balayé par une flambée de cette douloureuse rancœur qui l’enserrait de ses griffes depuis ce jour maudit. Il eut l’impression de suffoquer alors que la scène des retrouvailles tournait en boucle dans son cerveau et se hâta d’ouvrir la porte-fenêtre pour laisser entrer un peu d’air frais. Comment sa mère pouvait-elle se permettre de lui envoyer ce genre de courrier après l’accueil qu’elle lui avait réservé à New-York ? Que croyait-elle ? Qu’il allait la recevoir à bras ouverts ? C’était tout à fait hors de question !

Il fouilla un moment dans ses tiroirs avant de mettre la main sur le carnet en cuir noir duquel il extirpa la photo de sa mère. Il contempla un moment le beau visage souriant avec un mélange de désespoir et de colère. Jamais il ne pourrait lui pardonner son abominable accueil ! Les mots qu’elle avait prononcés restaient plantés dans son cœur comme autant de dards empoisonnés. Elle ne voulait pas qu’on sache qu’il était son fils ? Eh bien, soit ! Puisque tel était son souhait, il allait y accéder sans plus d’états d’âme ! Désormais, il n’aurait plus de mère, non plus !!

Il s’empara de son stylo-plume pour inscrire sa rage en travers de l’image, en marmonnant « tu es morte… morte !!! »

Il saisit ensuite le cliché avec la ferme intention de se défaire de façon définitive de ce douloureux souvenir mais sa main s’attarda au-dessus de la corbeille à papier. Il hésitait soudain et, une grimace désabusée aux lèvres, finit par déposer à nouveau la photo griffonnée sur son bureau. Il verrait plus tard. Pour l’instant il ressentait le besoin urgent de se changer les idées. Et quoi de mieux que la magie d’un bon livre pour plonger dans une autre réalité ? Cela lui permettrait de faire disparaître au moins pour un moment, ce mal-être qui le rongeait depuis trop longtemps déjà… Il fronça les sourcils : le Roméo et Juliette de sa mère — seul ouvrage intéressant qu’il possédait dans sa chambre — n’était certes pas le choix idéal dans la situation actuelle. Pourquoi ne pas plutôt profiter de la bibliothèque et de sa réconfortante tranquillité ?

Alors qu’il longeait le couloir, il vit venir dans sa direction le cadet Cornwell en grande discussion avec un de ses camarades auquel il montrait quelque chose avec des airs de conspirateur. Celui-ci, enthousiasmé, s’exclama :

— Aaaah ! Elle est sublime sur cette photo. Tu en fais collection, toi aussi ?
— Oui, on en a des dizaines avec Stair…

Terry fronça les sourcils. Qu’est-ce qu’il était bruyant ce type ! Vraiment aucune classe…

— Oh ! Tu as de la chance ! continuait son camarade. Moi j’espère m’en faire dédicacer une, lorsqu’elle viendra à Londres cet été !
— Tu auras sans doute du mal à obtenir une dédicace. Elle ne se laisse pas vraiment approcher. On a déjà essayé de la voir plusieurs fois, sans jamais y parvenir. En tout cas nous, on a prévu d’assister à plusieurs de ses représentations !

Pour le coup, le fils du duc tiqua. Arrivé à leur hauteur, il ralentit le pas et considéra, sidéré, le cliché que le dandy tenait en main. Le ciel lui serait tombé sur la tête qu’il ne se serait pas senti plus ébranlé.

La colère et l’amertume qu’il ressentait déjà montèrent de plusieurs crans. Ainsi, tout un chacun pouvait se procurer les photos de sa mère ? Comment avait-il pu être assez naïf pour s’imaginer que celle qu’elle lui avait offerte était un exemplaire unique ? Quel âne bâté ! Sans compter qu’il semblait bien être le dernier informé de la venue de la « sublime actrice » de ce côté-ci de l’Atlantique… Certes, il n’était pas le genre à suivre avec passion la carrière de sa mère, surtout depuis ce désastreux voyage aux États-Unis. Malgré tout, que cette andouille endimanchée en sache plus long que lui à son sujet le mettait en rage.

Il eut bien du mal à réprimer son envie de l’envoyer à terre et pressa au contraire le pas, avant qu’un geste malheureux ne lui échappe, alors que les deux autres, trop absorbés par leur conversation, passaient à côté de lui sans se douter de ce qu’ils venaient d’éviter.

Le jeune Grandchester finit par arriver à la bibliothèque et souffla de frustration en trouvant porte close. À quoi pouvait-on s’attendre d’ailleurs à pareille heure ? Il était également inutile d’espérer se défouler au piano à présent que la nuit était tombée : la pièce serait sûrement plongée dans une complète obscurité… Restait Sheila. En temps normal, il évitait de monter sa jument si tard le soir, de peur qu’elle ne se blesse. Mais là, il se sentait sur le point d’exploser et n’était plus en état de se soucier de sécurité. Cette chevauchée nocturne lui était nécessaire, vitale même.

Il retourna au dortoir pour récupérer sa veste et quelques morceaux de sucre. Trop perdu dans ses pensées pour percevoir les bruits bizarres et le choc sourd qui émanaient de la chambre de ses voisins, il pénétra dans la sienne et entendit un « Oh ! » embarrassé. Le temps de refermer la porte, il se figea sur le seuil de la pièce, estomaqué par le tableau qui, l’espace d’un bref instant, s’offrit à lui : un éclair avait illuminé les lieux et dévoilé une présence incongrue et inopportune. Candy ?! Le saisissement qu’il éprouva, déclencha une brusque poussée d’adrénaline et il sentit son sang battre comme un torrent furieux dans ses tempes. Il attendit que ses yeux se réhabituent à l’obscurité alors que retentissait un violent coup de tonnerre. La jeune André n’avait pas bougé d’un pouce, sans doute pétrifiée par sa soudaine apparition et elle avait bien raison de craindre sa réaction : il n’avait jamais supporté qu’on s’immisce dans son intimité, et elle, pas plus qu’un autre, n’était autorisé à pénétrer son antre en toute impunité ! Contenant sa colère, il s’enquit :

— Candy, que faites-vous ici ?
— Oh… Oh…

Oh ? La belle intruse avait-elle définitivement perdu sa langue ? La contrariété de Terry était telle qu’il ne lui vint même pas à l’esprit de railler son vocabulaire apparemment restreint à cette seule onomatopée. Il s’avança vers elle et insista, la voix plus menaçante :

— Je vous ai demandé ce que vous faites ici !
— Euh… excusez-moi, je…

Devant le regard hostile qu’il lui lançait, Candy recula avec précipitation vers la porte-fenêtre tout en cherchant ses mots. Le cliché qu’elle tenait entre ses doigts tremblants lui échappa et tournoya lentement jusqu’au sol.

Lorsqu’il prit conscience de la signification de ce qui se déroulait sous ses yeux, le jeune Grandchester sentit la moutarde lui monter au nez. Ainsi, non contente de venir dans sa chambre, cette petite indiscrète ne s’était pas gênée pour fouiller dans ses affaires… Enfin, fouiller était un bien grand mot, vu qu’il avait laissé la photo traîner sur son bureau… Malgré tout, elle n’était pas obligée de s’en emparer !

Il réussit à maîtriser sa fureur et se pencha pour ramasser l’objet du délit. Pourquoi avoir hésité à s’en débarrasser, un peu plus tôt ? Quoique… même dans la corbeille à papier, Mademoiselle Fourre-son-Nez-Partout aurait été capable de le dénicher. Pas question de conserver plus longtemps cet embarrassant témoignage, ni de montrer à la jeune blonde à quel point il avait tenu à cette relique du passé. Il contempla une dernière fois le délicat visage à l’ovale parfait, relut la dédicace, avant de déchirer avec application et une feinte indifférence la photographie qui avait si souvent accompagné ses moments de dépression. Un nouvel éclair déchira la nuit et la petite voix de Candy lui parvint à peine, couverte par le fracas du tonnerre.

— Excusez-moi Terry, je… je me suis trompée de chambre, je vous le jure !

Un des battants de la porte-fenêtre claqua soudain alors qu’une rafale de vent s’engouffrait dans la pièce, soulevant les bouts de papier éparpillés au sol. Une boule au creux de la gorge, le fils du Duc les suivit du regard tandis qu’une nouvelle bourrasque en emportait une partie, ne laissant plus dans la pièce que quelques bribes de ce passé désormais révolu. Secouant la détresse qui menaçait de le suffoquer, Terry s’approcha de Candy et la saisit brutalement par les épaules.

— Ne parlez à personne de ce que vous avez vu. N’en parlez jamais ou je ferai de votre vie un enfer. C’est compris ?
— Terry…

Le regard débordant de compassion de la jeune blonde était plus qu’il ne pouvait en supporter et il se détourna, en proie à un enchevêtrement d’émotions où dominaient colère et confusion.

— Allez-vous en ! gronda-t-il.

Il y eut un silence, puis la voix feutrée de Candy s’éleva derrière lui :

— Terry, je n’en parlerai à personne je peux vous en donner ma parole, je ne dirai rien !

Ce n’était qu’un murmure, mais il emplit tout l’espace. Pourquoi s’attardait-elle ainsi ? Il avait besoin d’être seul à présent. Seul avec ce mal-être lancinant qui lui obscurcissait l’esprit. Ne pouvait-elle le comprendre ?

— Allez-vous en ! cracha-t-il.

Cette fois les légers craquements du parquet semblaient indiquer que Candy accédait enfin à son injonction. Son hypothèse se confirma lorsqu’il entendit la jeune fille répondre d’une voix joyeuse « Chuis là ! » aux appels anxieux d’Archibald. Il se retourna, un incompréhensible et désagréable sentiment de vide au creux de son être, et souffla, excédé. Il s’approcha à pas de loup de la fenêtre et les doigts tremblants, la referma sans bruit alors que sur le balcon voisin, un chimpanzé maladroit atterrissait sans grâce en poussant un cri de douleur qui lui tira un ricanement amer. Bien entendu, comme elle le lui avait assuré plus tôt, ce n’était pas lui qu’elle était venue voir…

Le matelas émit un léger chuintement lorsqu’il s’y affala sans force. Le jeune Grandchester ne s’était pas imaginé qu’en refluant, la vague d’adrénaline qui l’avait assailli un peu plus tôt, le laisserait dans un tel état d’épuisement. Il n’était plus question, dans l’immédiat, de cavalcade effrénée. Sans compter qu’avec l’orage qui s’annonçait, il lui aurait fallu être en pleine possession de ses moyens pour maîtriser sa jument… et lui se sentait vidé de toute énergie.

Il grimaça alors que lui parvenait à travers le mur, des éclats de voix et de rire. Il saisit son oreiller pour le plaquer contre son oreille avant de se recroqueviller en position fœtale. Il ne voulait plus rien entendre. Il voulait oublier que Mademoiselle Taches de Son était dans la pièce d’à côté, en train de discuter gaîment avec ses cousins. Il voulait oublier la façon dont il l’avait si ignominieusement traitée, alors qu’elle, au contraire, s’était donné beaucoup de mal pour lui apporter de l’aide lorsque leurs rôles étaient inversés. Parce qu’il était clair que, comme lui, elle avait atterri par mégarde dans sa chambre… Avoir retourné contre elle la colère qui le consumait, était non seulement pitoyable de sa part, mais aussi totalement improductif et n’avait, de fait, qu’exacerbé sa propre frustration.

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Le jeune Grandchester déambulait sans but, perdu dans ses pensées, et sursauta lorsqu’il entendit, derrière lui, quelqu’un l’apostropher d’une voix condescendante :

— Candy m’a dit que tu te faisais passer pour le fils d’Éléonore Baker ?

Terry, leva la tête et rencontra le regard dédaigneux du dandy. Abasourdi, autant par le ton que par teneur de la déclaration, il marqua un temps d’arrêt avant de lâcher un « Candy ? » effaré. Elle ne pouvait pas l’avoir trahi ainsi ?

La jeune fille, dont il venait de remarquer la présence auprès de son cousin, lui lança un regard noir qu’il avait sans doute bien mérité mais auquel, malgré tout, il ne s’attendait pas du tout. Il la dévisagea, désarçonné, tandis que le cadet Cornwell, poursuivait :

— Tu penses vraiment que quelqu’un ici, serait assez naïf pour croire qu’une star comme elle pourrait donner naissance à un type comme toi ?

Il brandissait une photo de l’actrice. Et pas n’importe laquelle ! Une copie conforme de celle qu’il conservait avec tant de soin dans son carnet noir. Signée, elle aussi, d’un « Pour Archie, avec tout mon amour ! » Comme Terry, en plein désarroi, restait sans voix, le jeune homme reprit goguenard :

— D’ailleurs, elle va arriver tout à l’heure. Avec Alistair on a réussi à la voir dans sa loge, hier, après sa pièce, et elle a accepté de venir au collège. On verra bien à ce moment-là ce qu’elle pense de tes allégations !

Sa mère allait venir ? Ici ? Aujourd’hui ? Mais c’était impensable ! Pas question de la croiser ! Il tourna les talons, stressé à l’idée d’une confrontation qu’il redoutait, et se retrouva face à la personne même à laquelle il tentait d’échapper. Entourée d’une foule en délire, elle arrivait du fond du couloir, le visage rayonnant, dans l’exacte tenue qu’elle portait lorsqu’il l’avait vue deux ans plus tôt à Londres. Une tenue à la fois simple et élégante qui mettait sa silhouette en valeur. Il s’aplatit contre le mur, espérant contre toute vraisemblance passer inaperçu, alors que derrière lui, Archibald Cornwell claironnait :

— Est-ce vrai que votre fils se trouve dans cet établissement ?

L’actrice eut un rire perlé et s’esclaffa :

— Mon fils ? Ah… Je vois que les rumeurs vont bon train, ici aussi ! Vous m’imaginez avec un fils ? C’est touchant et amusant… Mais… Non bien sûr ! Je n’ai pas le moindre héritier, ici ou ailleurs, et cela vaut bien mieux, car je ne pourrais trouver le moindre moment à lui consacrer !

Tout en s’exprimant avec légèreté, Éléonore Baker planta un court instant son regard bleu et perçant dans celui de Terry. Ce qu’il lisait dans les yeux de la comédienne était on ne peut plus clair : il n’avait pas intérêt à divulguer leur lien de parenté ! Cette menace implicite ainsi que le démenti formel qu’elle venait de formuler devant tout le monde, achevèrent de le dévaster. Il tenta d’extérioriser un semblant d’aplomb, avant de commencer à perdre pied, au propre comme au figuré, tandis que le ricanement triomphant du cousin de Candy se perdait dans le soudain vacarme de cloches carillonnant à toute volée.

Le brutal effort qu’il fit pour ne pas tomber alors qu’il se sentait vaciller, le réveilla en sursaut, la respiration hachée, le cœur battant la chamade. Il déglutit et laissa passer quelques secondes avant de s’asseoir sur le bord de son lit, les coudes sur les cuisses, une main fourrageant dans ses mèches en désordre. C’était le couvre-feu de dix heures qui l’avait tiré de cet absurde cauchemar dont il se souvenait avec trop d’acuité et dont les pénibles émotions continuaient à l’oppresser, même après le réveil.

C’était ridicule…

Il contempla avec un soupir les quelques fragments du portrait de sa mère qui traînaient encore au sol. Pourquoi ne l’ai-je pas déchiré plus tôt, puisqu’elle est morte pour moi ? s’interrogea-t-il, à la fois frustré et malheureux. J’aurais dû m’en défaire depuis si longtemps ! Et pourquoi avoir écrit ces trucs stupides dessus ? Elle a dû les lire…

Ses pensées dérivèrent vers la jolie blonde aux yeux émeraude. La colère qu’avait déclenché son intrusion dans son antre, était exagérée. La façon cavalière dont il s’était adressé à elle, aussi. Sans parler de la brutalité avec laquelle il l’avait saisie, puis congédiée… Il devait admettre qu’il était déjà furieux avant même d’ouvrir la porte et que la présence de Candy dans sa chambre n’avait sans doute été qu’un prétexte pour libérer la violente émotion qui le consumait.

La tête entre les mains, il culpabilisait, cherchant dans son esprit tourmenté des justifications à son comportement inique. Mais il n’y en avait pas…

Je ne peux pas lui reprocher de s’être trompée de chambre, ni d’avoir trouvé cette photo, posée bien en évidence sur le bureau... C’est à moi que j’en veux… Pourquoi n’ai-je pas, jusqu’à aujourd’hui, trouvé en moi le courage de m’en débarrasser ?

Et que lui avait-il pris de la menacer de la sorte ? Candy n’était pas du tout du genre à trahir un secret, il en aurait mis sa main à couper. Et elle était bien la seule personne dans ce collège pour qui il éprouvait… de la curiosité… Oui. Juste une saine curiosité. Comment allaient évoluer leurs relations, à présent qu’elle avait été témoin de la violence dont il savait faire preuve ? Il avait lu la peur dans ses yeux… Il poussa un long soupir. Que lui importait sa réaction, finalement ?

Tout cela, c’était de la faute de sa mère. Ou de la sienne peut-être. Sans doute… Pourquoi était-il allé la retrouver ? Qu’espérait-il trouver en elle ?

Je voulais seulement la voir… la voir… me serrer contre elle… et elle m’a presque repoussé !

Il refoula le sanglot qui était sur le point de monter dans sa gorge. Il ne pleurerait pas. Il ne pleurerait plus. D’ailleurs n’était-ce pas durant ce voyage qu’il avait pour la première fois rencontré Candy ? La jeune fille aux taches de son avait été un tel baume sur son âme meurtrie, alors que, sur le pont du bateau, son désespoir atteignait les abysses… Un demi-sourire éclaira brièvement son visage alors qu’il se remémorait la scène, la sollicitude de la belle, sa colère aussi, leurs chemins qui ne cessaient de se croiser depuis, ses moues et grimaces lorsqu’il la provoquait ou se moquait d’elle, ses lumineux yeux verts, ses rires qui dissipaient instantanément sa morosité… Que lui importait sa réaction ? Vraiment ? Il ricana. Il était tout à fait vain de s’imaginer qu’il ne serait pas affecté, si la relation si spéciale qu’il avait avec elle disparaissait du jour au lendemain.

Je lutte contre moi-même, songea-t-il, mais sa gentillesse m’est précieuse et me redonne espoir en l’existence. Pourtant…

Pourtant la vie n’avait pas été tendre avec lui, entre une mère qui l’avait abandonné et ne semblait pas le regretter, une belle-mère qui le détestait et le lui faisait sentir sans vergogne, sans parler de ses rejetons qui la singeaient en tout point… et un père… un père…

Terry s’était levé et contemplait la photo qui trônait sur son bureau : celle du duc, tout aussi impassible et froid sur le cliché que dans la vraie vie. Cet homme était un vrai mystère pour le jeune homme. Comment pouvait-il écouter avec une telle indifférence quelqu’un, fût-ce son épouse, dire autant de mal de son fils ? Terry se rappelait encore avec clarté la façon dont s’était terminé son dernier et court passage dans la demeure ancestrale. Sa rage un moment mise en veille, s’était à nouveau éveillée alors que défilaient dans son esprit les événements qui avaient conduit à son éviction du manoir. La duchesse avait finalement atteint son but : l’expulsion hors du domaine ducal de l’insupportable intrus qu’il était à ses yeux. Et ce, sans que son père n’y trouve rien à redire ! Il avait juste suffi à l’infâme mégère de déclarer « je ne peux plus le voir », pour que son père accède à ses désirs et décide de son exclusion du cercle familial…

— Moi non plus je ne peux plus voir personne, gronda le jeune Grandchester en balayant d’un geste hargneux le cliché de son père qui semblait le narguer du haut de sa cruelle indifférence.

La photo et son lourd cadre en bois entraînèrent dans leur chute le vase posé juste à côté et qui, tout comme la plaque de protection en verre, se brisa, répandant au sol son contenu. Mais le fils du duc s’était déjà détourné, sans un regard pour les roses jaunes, misérablement éparpillées dans la flaque d’eau qui s’étalait au milieu des tessons. Il arracha sa cape du porte-manteau tandis qu’un éclair illuminait brièvement la pièce. Le coup de tonnerre assourdissant qui suivit aussitôt couvrit le bruit qu’il fit en claquant la porte derrière lui, exaspéré. Fort heureusement d’ailleurs, car couvre-feu ou pas il avait besoin d’air et il aurait été fâcheux de croiser le chemin les sœurs…

Comme il pouvait s’y attendre, Sheila s’affolait dans sa stalle. Elle se cabrait à demi au moindre coup de tonnerre et multipliait coups de sabots et hennissements nerveux. Le moment était bien mal choisi pour la sortir. Mais le fils du duc n’en avait cure. Il devait se débarrasser de cette horrible pression qui lui obscurcissait le cerveau. Il plongea la main dans sa poche et pesta : il avait oublié de prendre les morceaux de sucre… Tant pis… La selle sur le bras, la bride à la main, il se glissa dans le box. Mais à l’intérieur de cet espace encore réduit par les bonds chaotiques de sa monture, sa présence, loin de la calmer, ne fit qu’exacerber l’agitation de la bête. Et si d’ordinaire le fils du duc avait l’art et la manière de d’apaiser sa monture, aujourd’hui, ses gestes impatients et trop heurtés alors qu’il tentait de la harnacher, sa voix trop tendue, presque irritée alors qu’elle piaffait et se dérobait, ne risquaient pas de la tranquilliser : elle percevait l’humeur sombre de son cavalier et roulait des yeux affolés. Aussi le calme qu’elle manifesta soudain, alors qu’il s’apprêtait à batailler pour la faire sortir de l’écurie, le prit de court. Seuls quelques frissons parcouraient encore son pelage lorsqu’il mit le pied à l’étrier. Il en était soulagé, car, vu l’état dans lequel il se trouvait, il n’aurait pas été capable de contrôler encore longtemps l’exaspération qui menaçait de le submerger. Il aurait fini par retourner sa frustration contre la jument et mis en péril leur relation de confiance.

Il leva les yeux vers le ciel où se succédaient les éclairs et fronça les sourcils en recevant sur la joue une première goutte d’eau. Ce n’était pas le moment idéal pour une balade, pourtant, sous ses cuisses, Sheila frémissait d’impatience et il en conclut qu’elle avait au moins autant besoin que lui de se libérer de la tension qui l’habitait. La lancer au galop ne lui demanda aucun effort : le formidable crépitement qui emplit soudain la nuit, la propulsa dans une course éperdue.

Presque couché sur son encolure, ses sombres préoccupations reléguées au second plan, Terry dut faire appel à tout son savoir-faire pour maîtriser sa monture sur le point de prendre le mors aux dents. Il n’était pas question de se laisser déborder ! Oubliés, rigidité et crispation… Le jeune Grandchester avait retrouvé ses automatismes et accompagnait à présent avec souplesse chacun des mouvements de l’animal. Ses doigts jouaient avec dextérité sur les rênes et il reprit petit à petit le contrôle, sans pour autant chercher à ralentir cette folle chevauchée qu’il avait appelée de ses vœux. Comme un écho aux roulements de sabots, de sinistres grondements éclataient alentours, provoquant invariablement des hennissements qui se mêlaient aux sifflements du vent. Un déferlement d’énergie et de puissance dans lesquelles Terry sentit sa fureur se diluer peu à peu alors qu’ils enchaînaient, dans leur course effrénée, les aller-retours d’un bout à l’autre bout du parc.

Après cette débauche d’énergie, Sheila aussi peinait à maintenir son allure et n’opposa aucune résistance lorsque son cavalier raccourcit les rênes. Ils purent ainsi glisser tous deux dans un galop plus posé, plus confortable. Une petite pluie fine était en train de remplacer les quelques gouttes éparses du début de nuit et risquait de s’intensifier : il était plus que temps de mettre fin à cette folle équipée qui s’était sans doute prolongée un peu plus que nécessaire… Ils regagneraient l’écurie au petit trot, puis au pas, histoire de récupérer. En passant non loin du bâtiment des filles, Terry se demanda si Miss Taches de Son avait pu retourner sans encombre dans sa chambre et se morigéna aussitôt de cette vaine curiosité. Il devait cesser de prêter tant d’attention à ce que faisait ou ne faisait pas la demoiselle.

Terrence Grandchester était bien loin de se douter de ce qui allait suivre, lorsqu’il perçut une espèce de glapissement qu’il ne put identifier immédiatement dans le vacarme conjugué des coups de tonnerre et du claquement des sabots. Intrigué, il jeta un regard en arrière et ce fut la tache claire qui dégringolait l’escalier de secours qui le mit en alerte plus que le cri qu’avait poussé la jeune fille en perdant l’équilibre. Le tout avait été si rapide qu’il n’avait pas eu le temps de réagir et voilà qu’elle gisait au sol en chemise de nuit, face contre terre, dans une effrayante immobilité, ses boucles blondes éparpillées autour d’elle. Était-ce… Candy ?!

Gagné par l’affolement, il poussa sa jument dans l’allée, la respiration coupée, le cœur battant à tout rompre. La spectaculaire culbute dont il venait d’être témoin, avait ravivé en lui le souvenir de ce lointain cousin de son père, mort d’une chute dans un banal escalier de quelques marches à peine. Non !! Il était impensable… Il était impossible que… Reléguant dans le coin le plus reculé de son esprit les macabres pensées qui le submergeaient, il mit pied à terre et se précipita vers la jeune fille, alors que du ciel s’abattait soudain une forte averse. « Candy ! » s’exclama-t-il en s’agenouillant auprès d’elle. Il la retourna avec délicatesse, glissa un bras sous ses épaules et lui redressa le buste. La terrible angoisse qui l’avait saisi se dissipa quelque peu lorsqu’il vit l’artère carotide qui pulsait tranquillement sous la peau délicate de son cou. « Candy ! Répondez-moi ! » insista-t-il à nouveau en fixant avec anxiété ce visage qui avait tendance à trop le hanter ces derniers temps. Il entendit un bruissement sur sa gauche, tourna la tête et aperçut un animal qui l’observait, son museau clair masqué de noir, pointé à travers les buissons. La petite bête sortit de l’ombre et s’approcha d’eux en quelques bonds avec des glapissements inquiets, confirmant l’impression de Terry. C’était bien un raton laveur. Sans aucun doute celui de sa Taches de Son. « C’est toi Capucin ?» s’enquit-il, déconcerté par la sensation de réconfort que lui apportait la simple présence de ce petit compagnon. Celui-ci émit quelques gémissements supplémentaires tandis que Terry plaçait son autre bras sous les genoux de la belle évanouie pour la soulever avec précaution. Avec ce vent glacial et cette pluie battante qui était en train de les tremper, la première chose à faire était de la ramener à l’intérieur… Puis il faudrait réveiller les sœurs… Le jeune Grandchester grimaça et laissa échapper un soupir.

Puis, son précieux fardeau entre les bras il se redressa. « Candy ! » répéta-t-il, d’un ton plus appuyé, dans l’espoir d’obtenir enfin une réaction. Et celle qui s’ensuivit en effet, le laissa en pleine déconfiture. Les sourcils froncés, il observa la figure juvénile qui s’était crispée de chagrin. Cela n’avait été qu’un filet de voix, mais il l’avait entendue murmurer à deux reprises « Anthony », sans même reprendre conscience, avec un accent douloureux qui lui avait déchiré le cœur. Qui était cet Anthony dont il n’avait jamais entendu parler ? Terry ferma les yeux et soupira. Ce n’était ni le lieu ni le moment pour ces interrogations… Il devait parer au plus pressé.

Se reprenant en main, il contempla l’escalier de secours avant de décider d’essayer plutôt l’accès principal qui se trouvait un peu plus loin. Si le bâtiment des filles était construit sur le modèle de celui des garçons, un local servant d’infirmerie devait se trouver au rez-de-chaussée. Inutile donc de se fatiguer en montant à l’étage : il y perdrait en outre un temps précieux… La porte d’entrée céda sans difficulté lorsqu’il la poussa d’un grand coup d’épaule. Capucin sur ses talons, il s’engagea dans le couloir à peine éclairé sans chercher à se faire discret. Plus vite les sœurs seraient prévenues, mieux ce serait. Il s’éclipserait ensuite dès que possible. Il espérait juste que la mère supérieure ne soit pas la première à pointer son nez. Une nouvelle confrontation avec la vieille chouette, très peu pour lui. Même si une telle éventualité lui paraissait plutôt improbable à cette heure avancée de la nuit.

L’infirmerie, qu’on avait fort heureusement oublié de fermer à clef, était bien là où il le supposait et il put déposer la jeune fille toujours inconsciente sur le matelas moelleux. Il prit le temps de l’installer du mieux qu’il le pouvait. Maintenant se posait la question de savoir s’il devait lui ôter ses vêtements humides ou s’il valait mieux s’en abstenir, pour éviter tout malentendu ? Un peu plus loin, les gonds d’une porte grincèrent, quelqu’un allait arriver. Inutile donc de risquer un scandale… il recouvrirait juste sa Taches de Son avec la couverture, histoire d’au moins la réchauffer un petit peu. Les sœurs sauront quoi faire, se dit Terry tout en la bordant. Il observa avec un demi-sourire le manège de Capucin qui, après avoir bondi sur le lit, flairait à petits coups et avec moult gémissements le visage de la belle au bois dormant.

Le raton laveur eut tout juste le temps de se réfugier sous le lit en poussant des cris apeurés lorsqu’un bruit de pas précipités résonna dans le couloir, suivi presque aussitôt de l’irruption dans la pièce de la religieuse de garde. Terry eut un soupir intérieur de soulagement en rencontrant le regard médusé de la sœur Margareth.

Trop accaparée par la présence du jeune Grandchester pour remarquer le lit et son occupante, la sœur s’était figée, sur le seuil de la porte. Que faisait-il ici et en pleine nuit ? S’était-il blessé lors d’une de ses trop nombreuses virées nocturnes ? Car bien entendu, elle était au courant des frasques du fils du duc, même si la plupart du temps, elle fermait les yeux... Non… Il avait l’air en pleine forme. Même si trempé comme il l’était, cela risquait de ne pas durer… Il n’était quand même pas venu se réfugier ici à cause de la pluie ? Le dortoir des garçons ne se trouvait qu’à peine à quelques centaines de mètres de là… À moins qu’il ne cherche à braver, une fois de plus l’autorité ? À court d’idées, elle finit par s’enquérir :

—Terrence !? Mais que se passe-t-il ?

Ce n’était pas la première fois que sœur Margareth le surprenait dans le dortoir des filles, et il devait reconnaître que la fois précédente il s’était montré particulièrement odieux avec elle. Il s’attendait donc à quelques remontrances. Dérouté de constater qu’elle n’était animée que par la seule curiosité, il se décala vers le lit sans répondre. Son mouvement fit dévier le regard de la religieuse qui découvrit avec effarement la cause de tout ce remue-ménage.

— Candy ! s’exclama-t-elle, abasourdie.
— Elle est tombée en descendant l’escalier de secours.
— Ah, mon Dieu !

Elle se pencha vers la jeune André, souleva la couverture pour la tâter et prendre son pouls avant de se redresser. Elle avait envisagé un instant de continuer à l’ausculter et d’envoyer son interlocuteur chercher la directrice du collège. Elle avait même ouvert la bouche pour lui expliquer comment s’y rendre, mais après avoir visualisé le jeune Terrence en train de parcourir les couloirs du dortoir des filles, elle s’était ravisée. Ce n’était pas la meilleure idée qui soit…

Terry la dévisageait d’un air mi-interrogatif, mi-anxieux et elle précisa : « Je pense que ce n’est rien de grave. Je vais prévenir la mère supérieure ! Attendez-moi ici ! » Puis elle quitta à la hâte la pièce.

La mère supérieure, la mère supérieure, marmonna Terry. Je sens que je ne vais pas m’attarder ici… La charge émotionnelle de ces dernières heures l’avait épuisé, et il n’avait aucune envie de l’affronter une deuxième fois, aujourd’hui. Maintenant que la jeune André était en sécurité, et qu’il avait pu exposer les circonstances de son accident, plus rien ne le retenait auprès d’elle. Il avisa la fenêtre : même si elle se trouvait un peu en hauteur, il devrait pouvoir sans trop d’efforts passer par là et disparaître avant que l’ennemi ne se pointe… Alors qu’il en était là dans ses élucubrations, il entendit la jeune fille murmurer « Anthony… Ne monte pas ce cheval… » et se tourna vers elle, à la fois inquiet et troublé.

Anthony ? Le nom quel a déjà prononcé deux fois, songea-t-il avant de se rapprocher d’elle et de fixer le petit visage tourmenté, dont les yeux toujours fermés s’emplissaient de larmes sur le point de déborder. Du bout des doigts, Terry en cueillit une, prête à rouler sur la joue pâle, puis éleva sa main au niveau de son regard pour contempler la goutte qui brillait à l’extrémité de son index. C’est pour lui qu’elle pleure… Cette seule constatation l’affectait plus qu’il ne voulait l’admettre.

Il sursauta presque lorsque la voix revêche de la mère supérieure le tira de ses pensées.

— Qu’a-t-elle encore fait ?
— Je n’en sais rien ma mère ! Mais Terrence Grandchester qui la ramenée nous donnera sûrement des détails…

Ce n’était plus le moment de rêvasser. Ni une, ni deux, il se hissa jusqu’au rebord de la fenêtre et d’un bond, se retrouva à l’extérieur. Capucin avait suivi le même chemin que lui et se laissa soulever sans opposer la moindre résistance lorsque Terry se baissa pour le prendre dans ses bras. Par chance la pluie avait cessé. À part quelques rares nuages avec lesquels la lune jouait à cache-cache, le ciel s’était dégagé et seuls le pétrichor et la terre détrempée attestaient de la réalité de l’orage qui avait éclaté un peu plus tôt. Il s’étonna lorsqu’un souffle d’air frais bienvenu caressa son visage moite et lui ébouriffa les cheveux : il ne s’était pas rendu compte à quel point il avait chaud après ce sauvetage impromptu…

À l’intérieur du bâtiment, les voix se rapprochaient petit à petit et le fils du duc commença à saisir les propos échangés.

— …Terrence ?
— À l’infirmerie auprès d’elle !
— Mais que dites-vous ? Il n’est pas là…
— Il est sans doute ressorti par la fenêtre ma mère…

Le jeune homme avait d’abord songé à rester dans les parages pour mieux épier ce qui allait se dire, mais la réflexion de sœur Margareth, le fit changer d’avis. Il ne tenait pas à se laisser surprendre au cas où l’une des religieuses aurait décidé de jeter un coup d’œil au dehors… Mieux valait se dissimuler un peu plus loin, par exemple derrière cet arbre, d’où il pouvait observer la fenêtre sans se faire repérer. Le raton laveur commençait à s’agiter et à pousser de petits gémissements entre ses bras et il caressa le pelage soyeux en chuchotant : « Ne t’inquiète pas Capucin, la sœur Margareth et la mère supérieure vont s’occuper d’elle et bien la soigner. »

Il se trouvait trop loin pour percevoir avec précision ce que disaient les deux femmes mais entendit sans problème le « Aïe » sonore de Candy et en déduisit qu’elle avait repris conscience. Quelques bribes de phrases lui parvenaient également, dont quelques-unes prononcées par la jolie blonde. Un léger sourire lui étira le coin des lèvres : Miss Tarzan-Taches de Son semblait tirée d’affaire.

Le soulagement du jeune aristocrate ne fut malgré tout complet que lorsqu’il la vit s’avancer le long du couloir, précédée par la sœur Margareth. Elle marchait avec aisance et rien n’aurait pu laisser deviner qu’elle venait de reprendre conscience après avoir chuté dans un escalier… Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes…

Capucin, sans doute aussi heureux que lui de voir sa petite maîtresse à nouveau remise sur pied, poussa quelques petits cris excités que Terry inquiet, essaya d’étouffer de la main. Candy les avait entendus et s’était retournée et arrêtée, mais fort heureusement, la sœur Margareth, sans se douter de quoi que ce soit, l’avait interpellée puis entraînée à sa suite.

« Elle devait sûrement avoir l’esprit troublé par je ne sais quoi, sinon elle ne se serait pas évanouie… » murmura le jeune Grandchester, tourmenté par le souvenir de la voix pleine de détresse, du visage chagriné, des paupières closes et gonflées de larmes. Il observa sa main et le doigt qui en avait recueillie une sur la joue de sa Taches de Son et poursuivit, perturbé : « Anthony… Que peut-il bien être pour elle, cet Anthony ? ». Et qu’est-ce que c’était que cette histoire de cheval qu’il ne devait pas monter ?

Il se frappa le front et lâcha une bordée de jurons bien peu dignes du futur duc qu’il était peut-être encore, lorsque se présenta à son esprit le souvenir de son propre cheval qui l’attendait, ou pas, de l’autre côté du bâtiment. Il abandonna sans façons Capucin, qui se retrouva au sol et poussa un grognement de protestation — sa petite maîtresse ne l’avait pas habitué à ces méthodes de sauvage— et il s’élança au pas de course le long de la bâtisse.
Bien entendu, la jument avait disparu lorsque Terry, essoufflé, arriva à l’endroit où il l’avait laissée. Le contraire aurait d’ailleurs défié le bon sens vu les claquements assourdissants qui n’avaient cessé de troubler la nuit. Il soupira puis jeta un coup d’œil circulaire. Où avait-elle pu passer ? Au loin une branche craqua et il se hâta dans cette direction. Une centaine de mètres plus loin, il s’immobilisa l’oreille aux aguets, mais pas moyen de repérer quoi que ce soit aux alentours et il pesta.
Après un certain nombre de tours et de détours, il finit par découvrir Sheila là où il aurait dû la chercher dès le début. Elle se tenait devant l’écurie et l’accueillit d’un hennissement faible, l’encolure basse. Des frissons lui parcouraient l’échine et les volutes de vapeur qui s’élevaient au-dessus d’elle, éclairées par la lune blafarde, lui donnaient un air fantomatique. Terry se précipita vers elle, saisit la bride qui pendouillait au sol et la débarrassa des branchages qui s’y était accrochés. « Pardon, pardon… » murmura-t-il le front posé sur l’encolure humide de la jument. « Je vais m’occuper de toi maintenant. »
Ce ne fut que bien plus tard, après avoir vérifié avec soin que sa jument ne s’était pas blessée et l’avoir bouchonnée avec vigueur, qu’il put enfin retourner au dortoir. Arrivé dans sa chambre, dont il s’était bien gardé d’allumer le plafonnier, il se rappela soudain l’état dans lequel il l’avait laissée, et évita de justesse de piétiner les débris de verre qui jonchaient le sol. Je m’occuperai de tout ça demain, pensa-t-il avec un bâillement, avant de se déshabiller comme un automate et de se laisser choir sur son lit, exténué.

Et pour une fois, Morphée l’accueillit dans ses bras à la seconde où il posa la tête sur l’oreiller.





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Edited by Nolwenn - 23/5/2023, 18:51
 
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view post Posted on 13/3/2023, 22:16
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merci Nolwenn, ravie que tu ais repris ta plume. C'est toujours aussi réussi, même si on connait l'histoire avec toi on a l'impression de la voir de l'autre côté du rideau. J'adore merci pour ce partage moi j'adore
 
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