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view post Posted: 28/11/2011, 11:54 Le coffret - Fanfics pour tous les âges

Le coffret




Seule dans sa chambre, assise devant le miroir de sa coiffeuse, Candy se regardait, perplexe. Pendant toutes ces années, elle s'était efforcée à éloigner l'idée même de ce grand jour, n'osant pas un seul instant espérer qu'il se concrétiserait. Pourtant, l'image féérique que son reflet lui renvoyait, témoignait de la réalité de l'évènement qui se préparait. Elle distinguait nettement dans son regard, l'émerveillement qui l'habitait, mais qui tout aussitôt se voilait d'un trouble qui ne portait en lui aucune tristesse, mais un émoi si vif qu'il lui faisait monter les larmes aux yeux. Elle allait se marier !!! Elle allait se marier avec... Lui ! Et malgré tout, elle peinait encore à croire à ce qu'elle était en train de vivre. Elle réajusta la couronne de fleurs qui tenait son voile, et qu'Annie avait précautionneusement posé sur sa tête, se rappelant au même moment qu'elle lui avait intimé l'ordre de ne plus y toucher jusqu'à la fin de la cérémonie.

Oups ! Si Annie m'avait surprise, elle m'aurait sérieusement houspillée ! - se dit-elle en riant intérieurement – Je crois qu'elle est encore plus nerveuse que moi !

Sur une échelle de 1 à 10, il était fort probable que son amie fisse exploser le compteur tant elle avait pris à coeur l'organisation du mariage de son amie. Dès qu'elle avait été informée de cette merveilleuse nouvelle, elle avait entrepris de tout préparer et avait interdit à quiconque de s'en occuper à sa place. C'était le mariage de Candy, et il fallait que tout soit parfait, à la hauteur de la relation fraternelle qui les liait.

La jeune femme s'approcha de la fenêtre entrouverte, et cachée derrière le rideau bercé d'une légère brise, se mit à observer les invités qui arrivaient peu à peu et qui se regroupaient dans le jardin de la Maison Pony. De son poste d'observation situé au deuxième étage de la nouvelle aile du bâtiment dont Albert avait financé la construction, elle pouvait tranquillement apprécier le déroulement de ce début d'après-midi de mois de mai. Malgré la distance, elle reconnaissait aisément les personnes présentes et se divertissait de leurs comportements : Annie, vêtue d'une sublime robe de soie rose cendrée évasée dans le dos et qui mettait en valeur sa fine silhouette, se hâtait dans tous les sens, la mine sévère, comme s'il eut s'agit d'une question de vie ou de mort. On pouvait la voir donner ses dernières recommandations aux domestiques, s'entretenir avec le chef cuisinier qu'elle avait fait venir tout spécialement de France pour de la réalisation du festin du soir, lequel lui montrait le menu définitif avec un maniérisme exagéré comme s'il lui présentait l'acte de naissance du petit Jésus. Patty, la demoiselle d'honneur en second, la suivait comme son ombre mais paraissait d'humeur plus légère, s'émerveillant des bouquets de roses Tendre Candy qu'on avait accrochés à la clôture tout autour de l'orphelinat, caressant la joue d'un enfant de Pony qui passait à côté d'elle, serrant ça et là des mains inconnues pour mieux les convier vers l'entrée de la chapelle, puis sursautait au rappel ferme d'Annie moins réceptive à l'atmosphère bucolique des lieux. La Grand Tante Elroy, dont la santé déclinait peu à peu, regardait d'un oeil absent ces allées-venues, assise un peu à l'écart dans un fauteuil roulant, à l'ombre d'un noisetier. Ses nièces, Sarah Legrand, la mère de Daniel et Eliza, et Janice, la mère d'Archibald lui tenaient compagnie en silence, ayant visiblement perdu la voix en découvrant la modestie de l'endroit où devait se dérouler les noces les plus célèbres et les plus convoitées de la région. Daniel et Eliza n'avaient pas été conviés au mariage. Pour des raisons qui lui étaient personnelles, IL avait imposé cette exigence et ne s'en était pas détourné malgré les supplications de Candy.

- Les parents Legrand, passe encore, bien que je ne les porte pas en grande estime. - s'était-IL écrié quand elle lui avait soumis la liste des invités - Mais leur funeste progéniture, il n'en est pas question !!!
- Sois un peu indulgent. Ils font partie de ma famille quoi qu'on en dise. Je ne peux pas leur faire cet affront !
- Je m'en fiche comme d'une guigne ! Je ne veux pas de ces vautours le plus beau jour de ma vie ! Je suis capable de faire un malheur si je les vois !
- Ne t'énerve pas, ils n'en valent pas la peine. - fit-elle en imaginant avec angoisse la scène - Nous ferons ce que tu veux...

Craignant par trop la réaction excessive de son futur époux, elle avait rayé d'un trait de plume les noms de Daniel et Eliza de la liste. La Grand Tante Elroy allait avoir certainement du mal à accepter cette décision mais il valait mieux risquer sa colère que d'assister à une bagarre au cours de la cérémonie. Candy avait pris néanmoins grand plaisir à effectuer cette tâche et s'y était appliquée avec grand soin.

Annie lui avait raconté un peu plus tard qu'Eliza avait manqué s'étouffer de rage en apprenant qu'elle n'était pas conviée au mariage.

- Quelle malchance ! Avec un petit effort, elle s'étranglait pour de bon ! - avait-elle lancé en gloussant.
- Oh, voyons Annie, ce n'est pas très charitable de ta part ! - s'était faussement offusquée Candy, l'oeil malicieux, en donnant un petit coup dans les côtes de son amie qui avait gloussé de plus belle. Manifestement, ce mariage transformait les gens, même les plus réservés.

Pendant un petit moment, elle chercha des yeux, les deux personnes très précieuses à son coeur, Soeur Maria et Melle Pony, sans parvenir à les trouver, ce qui la contraria. Elle les découvrit finalement de l'autre côté du jardin, occupées à discuter avec Mr Cartwright et Mr Steeve, le père adoptif de Tom. Un rayon de soleil venait taquiner les lunettes de la vieille femme qui souriait avec bienveillance. Se reflétant sur les verres en éclats de lumière, il s'amusait à éblouir l'entourage. Candy se dit que ce devait être les larmes de joie de Melle Pony, qui devaient briller aussi exagérément à travers ses lunettes.

Tsss ! Vous devriez mettre un chapeau, Melle Pony. Je ne voudrais pas que vous preniez une insolation. - se dit-elle, inquiète. C'est alors qu'elle aperçut Annie qui se faufilait parmi les invités, un chapeau de paille à la main, qu'elle déposa tendrement sur la tête de leur maman de coeur. Annie se révélait indéniablement une organisatrice hors pair, à l'affut de tout et de tout le monde, afin que tout se déroule dans les meilleures conditions.

C'est à ce moment là que Candy, mue par une sensation étrange, comme si on l'observait, tourna distraitement la tête vers la droite, et remarqua SA présence, au milieu d'un groupe de jeunes hommes du même âge. Vêtu d'un costume sombre qui tranchait avec la blancheur de sa chemise qu'il avait laissée entrouverte, son noeud de cravate dénoué, il paraissait détendu malgré la tension qui devait l'habiter. Archibald, vêtu du costume écossais aux couleurs de la famille André, lança une boutade qui firent s'esclaffer ses camarades. Tom, l'ami d'enfance de Candy, assena une bonne tape dans le dos de son bien-aimé, si bien qu'elle en déduisit facilement que la conversation pétillait de plaisanteries. Elle distinguait ses épaules, devenues plus larges avec la maturité, se secouer de rire, s'interrompre, puis reprendre leurs secousses, et elle se réjouit de cette franche complicité qui unissait le jeune homme qu'elle aimait et ses amis si chers à son coeur. Plongée dans ses pensées, elle ne remarqua pas tout de suite, qu'il s'était retourné et qu'il avait levé la tête vers sa fenêtre. Ses yeux d'un vert profond aux reflets turquoise perçaient à travers ses longues mèches rabattues sur son divin visage, et cherchaient à l'entrapercevoir. Comme hypnotisée, elle resta immobile, plongée dans ce regard magnétique qui lui faisait souvent perdre tous ses moyens. Son coeur battit plus vite, cognant dans sa poitrine comme un cheval au galop. Cachée derrière le rideau, la main posée contre le carreau, elle ferma les yeux. Elle savait qu'il ne pouvait pas la voir, mais il lui semblait sentir la chaleur de la paume de sa main à lui contre sa joue et elle pencha légèrement la tête sur le côté. Il lui semblait l'entendre murmurer des mots doux et tendres à son attention, des mots qu'il n'avait plus honte de lui dire. Lui, auparavant si peu enclin à exprimer ses sentiments, si réfractaire à la moindre démonstration d'émotion, savait à présent lui témoigner librement ce qu'il avait gardé secrètement pour lui pendant de longues années, protégeant ce qu'il considérait de plus cher au plus profond de son être.

Je t'aime aussi, mon amour... - bredouilla-t-elle, la gorge nouée par le trouble qui l'envahissait.

Une brise plus forte vint alors soulever légèrement le rideau et elle se réfugia immédiatement contre le mur.

Mon Dieu ! Il ne faut pas qu'il me voie ! Cela porte malheur d'apercevoir la future mariée avant ses noces !

Le coeur battant, elle opta quand même pour une dernière tentative, et jeta un coup d'oeil par la fenêtre pour vérifier s'il la regardait toujours. Pour toute réponse, elle remarqua SA bouche sensuelle se creuser en un sourire malicieux qui finit de l'achever. Décidément, le pouvoir qu'il avait sur elle présageait d'un avenir ensemble peu commun, et elle s'avoua, rougissante, être impatiente de le partager avec lui.

Une léger tapotement à la porte la soutira de ses pensées. Une silhouette raffinée et sophistiquée pénétra dans la pièce. C'était sa mère à lui, éblouissante de beauté malgré la cinquantaine, d'une beauté presque irréelle dont son fils avait généreusement hérité. Les mêmes yeux turquoise se posèrent sur Candy, et se plissèrent de joie.

- Mon enfant, pardonnez mon intrusion. Je ne voulais pas déranger vos derniers instants de jeune fille, mais je souhaitais vous confier un objet d'une grande valeur sentimentale.

Sur ces paroles, elle lui tendit un sac de velours pourpre dont le fond avait pris une forme rectangulaire. Candy hésita un instant puis prit le sac entre ses mains, l'entrouvrit, et dégagea l'objet qui se trouvait à l'intérieur. Visiblement surprise, elle releva la tête vers sa future belle-mère qui, les mains croisées, l'observait en silence.

- C'est une boite à bijoux ou à trésors, tout dépend de l'utilisation que vous vous voudrez en faire...
- C'est une pure merveille ! - s'écria Candy en portant la main à sa bouche pour cacher sa stupéfaction – Je ne peux pas accepter une telle splendeur !

Ses yeux écarquillés n'en revenaient pas d'une telle perfection. De la taille d'une boite à chaussures, le coffret, bâti de bois précieux, était percé d'incrustations de nacre, de perles grises et blanches, et de corail, sculptés de façon à former un paysage oriental, digne des mille et une nuits. La richesse et le soin apportés à la réalisation de cet objet témoignait de sa rareté, mais aussi de l'importance de son propriétaire. Un roi peut-être, ou un très haut dignitaire de la noblesse...

- C'est le père de mon fils qui me l'a donné il y a bien longtemps... - fit l'élégante dame sur un ton neutre, malgré un rictus grimaçant qui laissait déceler la profonde blessure que cela lui rappelait – C'est un objet qui remonte aux grandes croisades du moyen-âge et qui se transmet de père en fils...
Je ne suis donc pas la personne destinée à le recevoir... C'est à LUI qu'il appartient... - fit Candy en secouant négativement la tête. Elle fit quelques pas et alla poser la boite sur la commode à côté de son lit.

Une main affectueuse s'empara de son poignet et le serra fermement. Des yeux turquoise se plongèrent dans le vert océan des siens pour mieux retenir son attention.

- Plus à présent, mon enfant. Il a fortement insisté pour que je vous le donne. Vous êtes ce qu'il a de plus cher au monde, et il voulait que vous en soyez la gardienne, comme vous l'avez toujours été de son coeur...
- Madame Baker, je...
- Voyons Candy, vous pouvez m'appeler Eleonore. Cela fait si longtemps que nous nous connaissons, ne trouvez-vous pas ? Je me rappelle de vous, à peine sortie de l'adolescence, luttant farouchement pour LE sortir du désespoir. Je n'ai pas oublié les larmes que vous avez versées ni les sacrifices que vous avez du faire pour adoucir son existence. Je vous en suis et vous en serai éternellement reconnaissante. Quelle satisfaction pour une mère de savoir que son fils est aimé avec autant de noblesse d'âme. J'ai tant prié pour que la vie vous réunisse à nouveau, et je chéris ce jour tant attendu qui se présente à nous. Vous allez devenir ma fille dans quelques minutes, et je ne saurais exprimer correctement mon enchantement, tant IL ne pouvait faire meilleur choix que vous. Mon fils est le plus heureux des hommes grâce à vous.
- Et moi la plus heureuse des femmes – fit-elle en prenant la célèbre actrice dans ses bras, les yeux humides d'émotion – Merci d'avoir donné la vie à un être comme LUI.

Elle s'écarta un peu et remarqua le regard embué de larmes d'Eléonore. Elle bredouilla, retenant un sanglot :

- C'est toujours très pénible pour moi de repenser à cette période là... Mon existence n'avait plus aucun sens sans lui. Le perdre alors que nous nous retrouvions à peine me fut insupportable à vivre, une véritable déchirure, une perte incommensurable, un peu plus douloureuse chaque jour. Je n'aurais jamais pu le remplacer, vous savez ? Jamais !!!...

Eleonore serra un peu plus fort la main de Candy pour manifester sa compassion. Cette dernière poursuivit ses confidences face à une auditrice très attentive :

- Quand il est revenu à moi après toutes ces années, retranché derrière ses incertitudes à mon égard, j'ai cru que le fossé qui nous séparait, cette ligne invisible qui s'était construite entre nous, nous éloignerait de nouveau. Il était difficile pour nous d'accepter que nous pouvions baisser nos barrières, celles qui nous défendaient de nous aimer, cet amour que nous nous étions interdit, que nous avions banni de nos pensées, pour toujours. Pourtant, elles ont flanché l'une après l'autre, votre présence ici en est la preuve ultime. Malgré tout, je peine encore à croire que tout ceci n'est pas qu'un rêve merveilleux. J'ai si peur de me réveiller et de réaliser que tout cela n'a jamais existé !
- Vous ne rêvez pas Candy ! – répondit la célèbre comédienne en prenant le visage de la jeune femme entre ses mains – Ouvrez grand vos oreilles et lisez sur mes lèvres ! Vous allez devenir Madame TERRENCE GRAHAM GRANDCHESTER. Rien ne peut plus vous arriver à présent. Il ne vous reste plus qu'à dire Oui à monsieur le curé !

Bouleversée, Candy acquiesça en reniflant. Elle allait vraiment épouser Terry ! TERRYYYYYYYY !!! Comme elle aurait voulu pouvoir hurler son nom et libérer la joie extrême qui s'emparait d'elle. Spontanément, elle saisit Eleonore et la pressa contre son coeur, des larmes de joie roulant sur son joli visage.

L'intervention d'une autre personne dans la chambre vint interrompre ces émouvantes effusions. C'était Albert, vêtu lui aussi de son costume écossais, le même que portait le Prince de la colline, mais adapté à sa nouvelle stature d'homme fraîchement quarantenaire. La mère de Terry s'éclipsa à ce moment là et partit retrouver son fils qui l'attendait pour être mené à l'autel.

Visiblement troublé, Albert posait sur Candy des yeux admiratifs.

- Comme tu es belle, Candy !!! Je te savais d'une beauté affolante mais dans cette robe, tu es éblouissante !

Candy baissa les yeux en rougissant. Du coin de l'oeil, elle s'observa dans la psyché à côté d'elle. Il est vrai que la personne qui s'y reflétait ne manquait pas d'élégance, ni de grâce. La robe de mousseline de soie blanche de coupe Empire mettait en valeur son décolleté. Un ruban de satin bleu ceinturait le dessous de sa poitrine ainsi que les manches bouffantes que l'on avait percé de broderies de soie blanche pour donner un relief supplémentaire au tissu. Une couronne de fleurs ornait ses cheveux blonds, qu'elle avait coupés quelques années auparavant, et qui avaient manqué de faire évanouir Terry quand il l'avait revue. Mais il s'était bien rapidement habitué à cette nouvelle coiffure, et en avait même convenu qu'elle en était plus belle encore. Un bracelet d'or et d'argent, prêté par Annie, cerclait son poignet. De ravissantes boucles d'oreilles en perles d'Australie qui avaient appartenu à la mère d'Anthony, ornaient les délicats lobes de ses oreilles, rehaussant l'éclat de ses boucles dorées.

Son regard se voila en évoquant le souvenir d'Anthony, son amour de jeunesse, et son coeur se serra de tristesse. Pouvait-il la voir d'où il était ? Etait-il heureux autant qu'elle pouvait l'être ? Sans aucun doute, car le monde qui l'entourait ne pouvait être que merveilleux, libéré des vicissitudes de l'existence, gorgé de la joie d'avoir retrouvé sa mère. Il veillait sur elle à présent, elle ressentait cela chaque jour, et cela la rassurait. Il était devenu son ange gardien alors qu'elle entrait dans l'adolescence et n'avait jamais cessé de l'être. Comme il lui manquait, et comme lui manquait aussi Alistair ! Comme elle aurait souhaité les voir tous les deux avec Archibald en costume écossais, faisant vibrer leur cornemuse pour l'accueillir.

Une main réconfortante se posa sur son épaule, forte et rassurante, celle d'Albert.

- Ils me manquent à moi aussi – fit-il, devinant les raisons de sa soudaine détresse - Mais ils sont encore plus présents aujourd'hui, je puis te l'assurer. Les roses d'Anthony n'ont jamais été aussi belles et et n'ont jamais dégagé autant de parfum. Et les enfants sont parvenus à jouer avec la maquette d'avion téléguidée d'Alistair qui ne fonctionnait plus. Notre génie bricoleur a dû passer par là.

Candy opina, essuyant une larme, un sourire venant chasser son chagrin. On toqua une nouvelle fois à la porte. La voix d'Archibald retentit de l'autre côté.

- Le prêtre est là. Nous n'attendons plus que vous pour commencer.
- Nous arrivons dans une minute ! - fit Albert d'une voix puissante, puis il se tourna vers Candy.

Il prit ses mains si douces et fragiles entre les siennes, et soupira tristement.

- Je dois dire adieu à ma petite fille, à celle qui s'enfuyait dans une barque pour me retrouver, qui grimpait aux arbres et qui mettait des baffes à cet idiot de Daniel.

Candy haussa les épaules, se retenant de rire.

- Je dois dire adieu à la jeune fille qui a pris soin de moi durant mon amnésie, qui m'a rendu meilleur et fait prendre conscience de mes responsabilités. Sans ton exemple Candy, je n'aurais jamais réalisé la tâche importante qui m'incombait. Je serais peut-être encore un vagabond, errant d'un continent à un autre. Je suis heureux que nos chemins se soient un jour croisés, que je sois devenu ton protecteur. Si je devais avoir une fille, je voudrais qu'elle te ressemble car un père ne pourrait pas rêver mieux...
- Oh, Albert... - fit Candy, visiblement très émue par ces confidences.
- Mais à présent, je dois te confier à un autre, et bien que je ne me sois toujours pas accommodé de son mauvais caractère, je dois dire qu'il n'est pas meilleur gendre que je puisse espérer. Il a su raviver l'éclat qui brillait dans tes yeux et qui s'était éteint pendant des années, il a su ranimer la flamme de vie qui vacillait en toi, et je ne peux que le bénir pour cela. Sois heureuse ma chérie, prends sans partage ce que la vie te donne, vivez votre amour dans toute sa démesure, vous l'avez bien tous deux mérité. - ajouta-t-il en déposant un tendre baiser sur son front. Puis il lui tendit son bras, qu'elle accueillit toute tremblante d'émotion.
A présent, Melle Candy Neige André, laissez moi vous guider vers les pas de Madame Candy Graham Grandchester. Je connais quelqu'un qui doit être impatient de la revoir...

La porte s'ouvrit. Les chants religieux avaient débuté et remontaient jusqu'aux étages, mélodieux et bouleversants. Le ventre noué, Candy prit une forte inspiration, rabattit son voile sur son ravissant visage rosi d'émotion, et fit un pas sur le seuil de la porte, serrant très fort le bouquet de jonquilles qu'Annie avait préparé pour elle et laissé, dans un vase sur la commode en attendant le grand moment. Elle regarda une dernière fois sa chambre de jeune fille. Une page se tournait sur son passé, une nouvelle naissait avec LUI, vierge de tout, qui ne demandait qu'à être remplie du bonheur extatique qu'elle éprouvait. Elle leva la tête vers Albert qui lui renvoya un regard empreint de confiance et de tendresse. Puis elle s'avança, fébrile, vers les marches qui la menaient vers son nouveau destin...

FIN

© Leia mai 2011

view post Posted: 22/11/2011, 21:11 Confessions Intimes version 2011 - Fanfictions pour Adultes

Confessions Intimes




L'orage qui avait coutume en ces fins de journées d'été en Ecosse éclata. Terry et Candy coururent se réfugier dans le manoir du jeune homme. La pluie, gorgée de chaleur, était tiède, et les gouttes qui tombaient étaient si grosses et si lourdes qu'ils furent trempés avant d'arriver.

• Je suis gelée ! - fit Candy en entrant dans le salon obscur et glacé. Ces vieilles maisons avaient de l’allure, mais elles manquaient particulièrement de chaleur humaine.

Terry s'empressa d'allumer un feu dans la cheminée. Candy l’observait en plein travail. Accroupi devant l’âtre, occupé à choisir les meilleures buches, à souffler sur les braises pour attiser le feu, elle se dit qu’en fin de compte, sous ses grands airs d’aristocrate, il savait faire quelque chose de ses mains, qu’il avait habiles vraisemblablement, car le bois avait pris très rapidement. Quand il eut terminé, il se tourna vers elle, le nez noirci de suie, et ne comprit pas tout de suite pourquoi elle ricanait. Il s’aperçut finalement dans le miroir au dessus de la cheminée, et découvrant la raison de ses moqueries, décida de partager son triste sort avec elle. D’une main, il effleura l’intérieur de l’âtre, et les doigts enduis de poussière noire, se mit à poursuivre la jeune blonde pour tartiner à son tour son joli nez plissé de rire. Elle courait en riant dans toute la pièce, poussant des petits cris d’animal effrayé, bousculait une chaise pour lui barrer le passage, puis une autre, mais cela ne le ralentissait point. Il parvint à la rattraper alors qu’elle tentait de s’enfuir par la porte, et la bloqua contre cette dernière. Ses grands yeux verts le dévisageaient, plus rieurs qu’apeurés, secoués par la frénésie de sa respiration qui soulevait sa poitrine à un rythme endiablé. Les joues rosies par l’émotion, elle prenait l’apparence du fruit défendu, et se retenir d’y croquer dedans lui demandait un effort surhumain. Ne voulant pas lui dévoiler le trouble qui l’agitait, il s’écarta d’elle à regret.

• Je vais aller me changer et revêtir quelque chose de sec. Tu devrais toi aussi ôter ces vêtements mouillés - ajouta-t-il avec un sourire espiègle.

Candy lui adressa un regard interrogateur. Il lui montra d’un signe de tête un vêtement sur le dossier d’un fauteuil à côté d’eux.

• Ma mère a laissé cette robe de chambre pour toi. Il devrait t'aller. Vous avez presque la même taille - poursuivit-il innocemment.

Bouche bée, Candy ne pouvait émettre un mot, mais l'œil de reproche qu'elle lui lança était suffisamment explicite.

• Ne t'inquiète pas ! – finit-il par dire en riant - Je te laisse tranquille ! Mais ne t’approche pas trop quand même du trou de la serrure ! - ajouta-t-il en fermant la porte, son rire moqueur résonnant dans toute la maison.

"Quel voyou ! " pensa Candy en l’entendant s'éloigner. "Il ne changera jamais !"

En quête d'un peu de chaleur, elle s'approcha de l'âtre et ôta rapidement ses vêtements humides. Elle secoua ses jambes devant le feu afin de réchauffer son corps délicat refroidi par la différence de température. Puis elle s'habilla du peignoir rose pâle de la mère de Terry. Il avait conservé le parfum de d'une personne raffinée, une fragrance française certainement, peut-être parisienne ou du sud de ce pays, Grasse, cité des parfums, la Riviera, Monaco...., lieux évocateurs que Candy rêvait de visiter.

• Candy ? - fit une voix sur un ton étonnamment affectueux.

Elle se retourna et aperçut Terry, merveilleusement séduisant dans une chemise en lin qui lui donnait un air décontracté tout en renforçant le léger hâle de sa peau.

• Tu... Tu es si belle là-dedans ! - s'exclama-t-il ébloui par l'apparence de Candy, sans se rendre compte que les deux verres qu'il tenait dans ses mains étaient en train de se déverser sur son pantalon.
• Oh Flûte ! - s'écria-t-il en réalisant sa maladresse. Prestement, il posa les verres sur la table basse devant le canapé qui faisait face à la cheminée ancestrale.
• Tu veux un verre ? - proposa-t-il, embarrassé d'avoir affiché si ouvertement son trouble.
• Qu'est-ce que c'est ? - demanda Candy en grimaçant devant la boisson de couleur ocre qu'il lui tendait.
• C'est de l'hydromel, la boisson des dieux celtiques! C'est du miel qui en fermentant produit de l'alcool. Je l'ai réchauffé et j’y ai ajouté un peu de rhum. Cela va te réchauffer.

Candy but une gorgée et sourit.

• Tu as raison. C'est bon ! - fit-elle en continuant de boire - Je me sens mieux maintenant.

Il s'installèrent sur le sofa et sans rien dire, se mirent à regarder les flammes danser dans la cheminée.

• Pourquoi ta mère a laissé cette robe de chambre pour moi ? - demanda au bout d'un moment Candy.

Terry hésita un instant. Les pensées tourbillonnaient dans sa tête.

Parce que tu es merveilleuse… - voulait-il lui dire, mais il savait qu’il n’en aurait jamais le courage. Il avait trop peur de paraître ridicule.

• Et Bien, je crois qu'elle a pensé que c'était le moins que tu méritais – finit-il par répondre d’une voix douce - C'est bien grâce à toi si nous nous sommes réconciliés. Les reproches que tu m’avais faits l’autre jour m’ont permis de comprendre mes erreurs et m'ont libéré de cette stupide colère que je gardais envers elle. Ce vêtement a beaucoup de valeur à mes yeux car elle le portait avant de partir - ajouta-t-il en baissant la tête, les yeux rivés sur le feu.
• Que vous êtes-vous dit ? - demanda Candy, émue.
• Rien - répondit Terry, pensif - Nous ne nous sommes rien dit. J'étais... J'étais debout, appuyé contre le bord de la cheminée, et elle était là, assise à ta place. On n'osait même pas se regarder.... Parfois... - murmura-t-il en se tournant vers Candy - Quand on s'aime, le silence est plus éloquent que les mots....

Rougissante, Candy se leva et se déplaça vers la fenêtre. Le ciel s'était encore assombri et le vent venait s'écraser avec force contre les hauts et solides murs de la maison.

• J'aurais tellement voulu... – soupira-t-elle tristement - ...avoir une mère... comme tout le monde.
• Oh Candy, tu n'es pas seule, voyons... - fit Terry en s'approchant d'elle - Tu ne l'es plus... Je suis près de toi... Je le serai toujours...

Il posa ses mains sur ses épaules et l'obligea à le regarder.

Comme elle était belle et désirable avec ses cheveux encore humides de pluie dénoués sur ses épaules…

• Peux-tu encore ignorer l'intérêt que je te porte ? - demanda-t-il en lui relevant menton.
• Terry... - murmura-t-elle alors qu'il se rapprochait encore, son souffle venant la caresser comme une douce et légère brise.

Elle recula et buta contre le rebord de la fenêtre.

• Aurais-tu peur de moi ? – poursuivit-il avec un air malicieux tout en baissant un peu plus la tête vers elle.
• Bien sûr que non! - répondit-elle en secouant la sienne, incapable pourtant de contrôler les battements de son cœur qu'elle sentait sur le point d'exploser quand elle remarqua les lèvres de Terry si proches des siennes.
• Alors pourquoi trembles-tu comme un de ces horribles lévriers ? - lança-t-il moqueur.
• Oh !!! Quelle comparaison ! J... - riposta-t-elle mais il avait déjà saisi ses lèvres, laissant ses paroles s'étouffer sous son tendre mais déterminé baiser.

Candy tenta faiblement de le repousser mais dut rapidement s'avouer vaincue. C’était son premier baiser mais elle avait l'impression d'avoir toujours attendu ce moment, le contact des lèvres de Terry sur les siennes révélait à ses sens certaines sensations qu'elle n'aurait jamais imaginées auparavant. Sans s'interroger sur les probables effets de l'hydromel, elle se surprit à mettre ses bras autour du cou de Terry, le rapprochant d'elle, répondant à ses baisers avec une ardeur qui la fit encore un peu plus rougir, ses mains s'emmêlant avec empressement dans ses longs cheveux bruns.

• Candy ! - gémit-il contre son cou tout en caressant son corps voluptueux, ses mains effleurant sa poitrine, tandis qu'il cherchait à dénouer la ceinture de sa robe de chambre.
• TERRY! – s’écria-t-elle, les joues en feu - Je ne crois pas être encore prête pour cela...

Le jeune homme s'écarta, son regard trouble récupérant difficilement de ce moment d'égarement.

• Pardonne-moi - fit-il en baissant les yeux, l'air honteux - Je me suis laissé emporter. Je ne pouvais plus me contrôler. L'alcool doit en être la cause... Mais tu es une telle tentation! - ajouta-t-il, ayant déjà retrouvé toute sa verve sarcastique.
• Je ferais mieux de rentrer au collège! – dit-elle en allant à grandes enjambées chercher ses vêtements.
• Si j'étais toi, je resterais ici ! L'orage ne montre aucun signe d'apaisement.

Terry ne mentait pas. Les nuages noirs qui s’accumulaient dans le ciel annonçaient une forte tempête. Le jour, incapable de percer à travers les épais cumulus, avait cédé la place à la nuit, sombre, impénétrable, et le vent violent qui l’accompagnait, secouait de ses plaintes lancinantes les volets à demi-croisés.

• Oh non ! - gémit Candy, consciente du danger de rester plus longtemps à ses côtés.
• Ne t’inquiète pas. Il y a suffisamment de chambres ici pour accueillir tout un régiment. Je vais demander à la bonne de préparer la tienne, puis je ferai prévenir l’école que tu restes ici à cause de la tempête - dit-il en quittant la pièce.

Puis, se retournant, il ajouta en riant, remarquant la mine désemparée de la jeune fille :

- Je t'en prie Candy, ne fais pas cette tête! Je me tiendrai tranquille ! Promis ! - fit-il en posant une main contre son cœur - Ne suis-je pas un gentleman ?

Ses yeux brillèrent de malice alors qu'il fermait la porte derrière lui, laissant Candy médusée, livrée à ses préoccupations.

****************




Candy ne parvenait pas à trouver le sommeil. Terry occupait la moindre de ses pensées, le goût de ses lèvres, la douceur de ses mains, revenant à son esprit comme s'il l'avait ensorcelée. Elle rougit en pensant à ce qu'elle avait fait mais surtout à ce qu'elle aurait pu faire si elle n'avait pas finalement retrouvé sa raison. Son attirance envers Terry était si puissante qu'elle se demandait encore comment elle avait pu trouver la force de lui résister. Elle avait lutté et devait s’avouer vaincue. Elle était tombée amoureuse de lui, et ce sentiment qu’elle croyait mort à jamais, l’envahissait avec une telle force que cela en devenait presque douloureux.

Elle se sentit soulagée quand elle aperçut les premiers rayons de l'aube qui pointaient derrière les collines autour du lac. Elle décida d'aller récupérer ses vêtements qui étaient encore suspendus sur le rebord de la cheminée du salon, puis de partir pendant que tout le monde dormait. Elle descendit silencieusement l'escalier, avec l'espoir de ne réveiller personne, et entra dans la pièce. Un petit feu brûlait encore dans l'âtre, éclairant faiblement le salon, lui apportant ainsi une atmosphère intime, fascinante, au point d'avoir manqué devenir un piège quelques heures plus tôt. Heureusement, Terry était en haut, dans sa chambre, et dormait avec les anges !

Elle laissa tomber sa robe de chambre à ses pieds et prit ses vêtements secs, encore tièdes de la chaleur du feu. Soudain, elle entendit du bruit provenant du canapé et sursauta. Elle se retourna et aperçut dans la semi-obscurité une forme noire remuer.

• Je t'en prie Candy, continue ! - fit une voix familière - Fais comme si je n'étais pas là...
• Terry ! - s'exclama Candy, horrifiée, essayant de cacher sa nudité derrière ses vêtements - Tu m'espionnais !
• Pas du tout, ma chère ! - répondit-il en se levant et se rapprochant d’elle - Je ne pouvais pas dormir alors je suis descendu ici pour attendre le lever du soleil. Et il est arrivé ! - fit-il en posant des yeux plein de convoitise sur les délicieuses courbes de Candy.
• Tu aurais du m'avertir que tu me regardais ! - lui reprocha-t-elle avec colère, brandissant sa robe comme ultime protection.
• Tu ne m'en as pas laissé le temps ! Mais, dis donc, pourquoi es-tu debout de si bonne heure ? Tu ne pouvais pas dormir toi non plus ? – demanda-t-il, une pointe de malice dans la voix.
• Il faut que je retourne au collège ! – répondit-elle sèchement sans vraiment répondre à sa question. Elle le repoussa, incapable de retenir le feu qui lui montait aux joues - Je risque les foudres de la mère supérieure. Je n’ai aucune excuse d’avoir passé la nuit ici…
• Tu oublies la vilaine tempête… - murmura-t-il en respirant doucement le parfum de fleurs des champs de ses cheveux.
• Oui… Mais… Enfin… - bredouilla Candy, hypnotisée par le regard pénétrant de Terry.
• Je ne pouvais pas dormir à cause de toi Candy – lui avoua-t-il soudain d’une voix sourde, en s'emparant d'une de ses boucles blondes et l'enroulant autour de son doigt.
• Oh, s'il te plait Terry ! - l'implora-t-elle en essayant d'échapper de ses bras qu'il avait placés au-dessus d'elle pour mieux la retenir - Cesse de jouer avec moi !
• Pourquoi dis-tu cela ? - demanda-t-il, contrarié - Je ne joue pas du tout avec toi!
• Je ne sais jamais à quoi m'en tenir avec toi Terry ! – fit-elle, profitant de l'étonnement du jeune homme pour revêtir prestement sa robe - Par moment, tu peux être charmant, puis devenir un véritable mufle dans la seconde qui suit ! Comment veux-tu que je te fasse confiance ?
• Tu me reproches la façon dont je me suis comporté avec toi hier soir, c’est ça ? - demanda-t-il sur un ton empreint de gravité - Je t'ai embrassée... - poursuivit-il un peu plus bas - Je t'ai embrassée parce que les sentiments que j'éprouve à ton égard sont profonds et sincères... Ne vois-tu pas ? N’as-tu pas compris que je suis amoureux de toi, Candy ?... – bredouilla-t-il en plongeant son regard couleur lagon dans le sien.
• Terry... - gémit Candy, les larmes aux yeux.
• Je t'aime ! - répéta-t-il, la regardant plus tendrement qu'il ne l'avait jamais fait auparavant. Il semblait si vulnérable à ce moment là - Je t’aime depuis cette nuit sur ce bateau... A la seconde où nous nous sommes rencontrés, j'ai su... J'ai su que j'étais tombé follement amoureux de toi... Pour le restant de ma vie....

Candy se sentit sur le point de défaillir en le voyant s'approcher d'elle de nouveau. Elle était tellement troublée par l'aveu de Terry, qu'elle restait là, immobile, incapable du moindre geste, assourdie par le battement effréné de son cœur qui cognait à ses oreilles.

• Je suis certain que tu ressens la même chose que moi - dit-il en posant sa main sur sa joue - Je peux le voir dans tes yeux.
• Terry... - soupira Candy, libérant ses larmes et appuyant sa tête contre la paume de la main du jeune homme – Je… Je…

Il disait vrai. Elle l'aimait avec une telle force qu'elle pouvait facilement devenir déraisonnable. Elle avait combattu cet amour, l'avait tu au fond de son cœur, mais il était finalement parvenu à atteindre son âme, cet aristocrate associable et rebelle dont les yeux turquoise étaient capables de charmer un saint ! Mais le jeune homme qui l'enlaçait à présent n'était pas le mystérieux et distant Terrence Grandchester du Collège Saint Paul. Ce n'était que Terry qui avait renoncé à son arrogance, qui lui dévoilait son véritable visage, celui d'un jeune garçon éperdument amoureux d'elle.

Timidement, comme si cela était la première fois pour lui, il l'embrassa, goûtant la douceur de ses lèvres, les saisissant puis les libérant comme pour mieux les retrouver. Les bras de Candy s'ouvrirent pour immédiatement se refermer sur lui, découvrant des gestes nouveaux et grisants. Sans pouvoir encore vraiment y répondre, elle s'abandonnait sous la quête de sa bouche conquérante sur ses lèvres, sur son cou, sur ses épaules...

• Tu l'as remise pour rien - fit-il dans un sourire, dénouant lentement la robe de Candy
- Tu es si belle ! - s'exclama-t-il émerveillé, s'écartant pour mieux admirer les formes parfaitement arrondies de son corps.

Candy baissa les yeux, gênée. Elle avait froid, frissonnait. C'était la première fois qu'elle se tenait nue devant un garçon. Le bruit de vêtements tombant au sol la fit alors lever la tête.

• Nous sommes deux à présent – fit-il, ayant remarqué son embarras.

Nue contre sa peau nue, elle commença à percevoir ses caresses.

• Ne crains rien - chuchota-t-il à son oreille - Je veux seulement te réchauffer.

Terry semblait la découvrir comme un jeune homme qui découvre le corps d'une jeune fille dont il avait depuis longtemps rêvé. Il avait eu des expériences avec certaines bonnes "compréhensives" de son père, mais il se sentait si différent dans les bras de Candy. L'amour semblait lui avoir ôté toute assurance. Il tremblait. Elle était si impressionnante, et si attirante à la fois. Ses lèvres finirent par se coller aux siennes dans des baisers de plus en plus ardents.

Lentement, il la coucha sur le sol, leurs vêtements éparpillés les accueillant en un tapis improvisé. La respiration de Candy devint plus rapide, fébrile, ses yeux plus grands quand Terry se glissa avec précaution entre ses cuisses. Elle ne percevait que sa silhouette en contre-jour dont la lumière accentuait les fins contours de son corps. Elle avait l'impression que le fantôme de la maison venait la visiter. Tendrement troublé, il l'enveloppa de ses bras, l'attira à lui, et posa ses lèvres sur ses joues. Elle pouvait sentir le parfum de son souffle, ses longues mèches tombantes s'emmêlant sur leurs lèvres, et percevoir qu'il souriait sous ses baisers. Elle lui répondit à son tour par un sourire.

• Je t'aime ! Je t'aime ! - répéta-t-elle dans un rire ému, ses paroles s'évanouissant sous les lèvres de Terry.

Puis elle l'entoura de ses bras et l'attira à elle, cherchant par la soudaine frénésie de ses baisers à capturer son âme. Elle savait que ce qu'elle faisait n'était plus raisonnable, mais l'amour, la passion qui l'envahissaient ne pouvaient plus être maîtrisés. Lovée au creux des bras de Terry, elle ne voulait plus partir tant que le feu dévorant qui la consumait ne serait pas apaisé.

La douleur inattendue qu'elle ressentit quand il entra délicatement en elle disparut rapidement sous la force voluptueuse qui s’emparait de son corps inexpérimenté, chacune de ses expirations mourant dans une plainte de jouissance qui la surprenait. Elle était étonnée de cette étrange sensation qui avait pris le contrôle de son esprit et de sa chair, qui la rendait chaque fois plus requérante des caresses de Terry alors que les doux mouvements de son corps la poussaient vers un vertige étourdissant qu'elle ne soupçonnait pas.

Une bûche du feu endormi se rompit en morceaux, ravivant ainsi des fragments incandescents. Terry se redressa, surpris par la lumière indiscrète qui les surprenait. Il se tenait au-dessus d'elle, l'observant avec attention et une certaine curiosité. Elle pouvait distinguer l'éclat de ses yeux qui la contemplaient alors qu'elle s'abandonnait à l'enivrante félicité.

• Je t'en prie, ne t'arrête pas ! - semblait-elle réclamer.

Elle eut un mouvement vers lui et son impétueuse réponse lui procura tant de soulagement qu'elle l'enserra plus fortement comme pour mieux le retenir de ses bras. Il sentit ses doigts délicats glisser le long de ses flancs, de son dos, et il fut enchanté de son enthousiasme. En retour, il effleura sa gorge, puis s'attarda longuement en caresses et baisers sur sa poitrine. Chaque mouvement les balançaient vers la cime de leur réjouissance commune. Ils venaient de briser leurs dernières barrières, et découvraient par leur emportement à atteindre leur bonheur mutuel, que l'amour ne se formalisait pas de leur âge, leurs cœurs d'adolescents les ayant transformés en amants exaltés. Puis leurs regards troublés se mélangèrent, le bleu se changeant en vert et le vert devenant bleu, jusqu'à ce qu'une violente lame de fond les projette contres les rivages de la réalité, leurs corps bouleversés de convulsions libératrices, exquises et excitantes.

Terry s'allongea contre Candy, épuisé, sa longue chevelure brune couvrant un côté de sa poitrine. Candy leva une main et caressa doucement ses cheveux. Il leva les yeux et lui sourit tendrement.

• Je t'aime - murmura-t-il en traçant de ses doigts la courbe de ses lèvres - Je t'aimerai toujours... Ne l'oublie jamais.

Candy ferma les yeux, et soupira, l'air absente, une expression rêveuse se dessinant sur son visage. Dans les bras de Terry, elle pouvait tout oublier, même la colère des sœurs quand elle rentrerait en retard. En réalité, elle s'en moquait, encore plus quand Terry la fit pivoter vers lui. Lèvres contre lèvres, ils recommencèrent à s’enlacer, tandis que le soleil se levait, recouvrant de ses rayons bienveillants leur étreinte passionnée....

^_~
© Leia 1999-2011



Edited by Leia - 17/11/2013, 17:07
view post Posted: 22/11/2011, 20:57 Lettres à Juliette - Fanfics pour tous les âges

Chapitre 4




Assis dans la véranda de sa luxueuse demeure de Chicago, William Albert André reposa sa tasse de café sur la table nappée de blanc où l’attendait un copieux petit-déjeuner. Il ouvrit d'un claquement sec le journal du matin puis se mit à en tourner les pages. Il finit par s’arrêter sur une en particulier, et un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres. Cette fois, ce n’étaient pas les cours de la bourse qui l’intéressaient mais un article consacré à un certain jeune comédien qu’il avait très bien connu dans le passé. Ledit article titrait en très grosses lettres : « TERRENCE GRAHAM AMOUREUX !!! », suivi d’une photo de Terry prise sur le vif. La mine ahurie qu’il arborait ne laissait plus aucun doute sur la véracité de l’indiscrète révélation du journaliste. Albert exultait à la lecture du récit qui détaillait l’événement :

« Mesdames, mesdemoiselles, sortez vos voiles noirs et vos mouchoirs, le jeune comédien, la star de Broadway, celui qui fait se pâmer des centaines d’admiratrices à chacune de ses apparitions, Terrence Graham, est AMOUREUX !!! Hier, en fin de journée, sur le quai 88 de la gare maritime de Manhattan, alors que nous suivions pour notre journal les déplacements de la comtesse russe Anastasia Pavlovitch, le comportement inhabituel d’une personne dont le visage nous était familier, a retenu notre attention. Nous avons vite reconnu le célèbre artiste en cette personne qui courrait derrière le paquebot Le France et qui s’époumonait en adressant des signes désespérés vers une jeune inconnue, passagère du bateau. Sous nos yeux ébahis, nous avons assisté à un déploiement de larmes et de cris de joie, une véritable transformation à laquelle nous n’étions pas habitués. Nous pouvons en témoigner. « L’acteur-à-la-triste-figure » est capable d’éprouver des sentiments ! Il semblait si heureux qu’il n’a en aucune façon tenté de jeter nos appareils photo à l’eau. Nous avons essayé de lui poser quelques questions qu’il a éludées d’un sourire éloquent puis il a ensuite quitté la gare d’un pas allègre.

Nous avons bien sûr cherché à connaître l’identité de cette demoiselle « Candy » dont il avait à plusieurs reprises hurlé le nom. Nous soupçonnions qu'elle était la même personne qu’il avait évoquée quelques semaines auparavant lors de sa visite au collège Nightingale-Bradford, visite qui avait tourné au scandale et entraîné le départ subit du jeune acteur. (lire notre article du..) Après consultation auprès du bureau de la compagnie maritime, nous n’avons pas trouvé de personne prénommée Candy, mais une certaine Candice Neige André, héritière d’une riche famille de Chicago. Nous avons pu contacter un membre de sa famille qui habite New-York, sa cousine, Elisa Legrand, épouse du richissime marchand d’armes Auguste Withmore. Cette dernière semble avoir une opinion très tranchée sur sa parente :

« Mademoiselle André est une coureuse de dot ! Elle a séduit M. Graham durant leurs études en Angleterre, puis s’est amourachée de mon frère Daniel, qui heureusement, a eu le bon sens d’annuler leurs fiançailles avant qu’il ne soit trop tard. C’est une intrigante qui a su s’attirer les faveurs de notre Grand-Oncle William qui l’a adoptée. Je déplore que Terrence Graham soit retombé dans le piège amoureux qu’elle lui a tendu. Il le regrettera amèrement. Elle sème le malheur partout où elle passe. Elle est d’ailleurs à l’origine du décès de mon jeune cousin, Anthony Brown et elle… »


C’en était trop !!! Albert, fou de rage, jeta le journal par terre. Cette Elisa ne perdait rien pour attendre. Cette fille était vraiment une plaie, une source inépuisable de méchanceté ! Elle n’avait pu s’empêcher de verser son fiel sur Candy, de mentir honteusement à son propos ! Il avait toujours éprouvé peu d’estime pour sa personne, mais il devait bien admettre que ce n’était plus du mépris qu’il ressentait pour elle à présent, mais une véritable aversion, un dégoût pour tout ce qu’elle représentait : sa médiocrité d’esprit, sa lâcheté, sa vanité, que son âme perverse entretenait narcissiquement au point de laisser derrière elle une fange nauséabonde qui le révulsait et dont il avait honte. Honte surtout de n’avoir pas mis plus tôt un terme à ses malfaisances. Lui qui avait toujours essayé de maintenir l’équilibre au sein de la famille, réalisait, un peu tard peut-être, la nature irrécupérable de sa cousine. Il lui avait à plusieurs reprises donné sa chance, mais ce qu'il venait de lire dans cet entretien journalistique avait scellé son sort.

L’appétit coupé, il abandonna son petit-déjeuner et prit le chemin de son bureau avec la ferme intention de téléphoner à sa jeune cousine un peu trop zélée. Il était grand temps de lui faire comprendre qu’elle devait laisser Candy tranquille si elle ne voulait pas subir ses foudres. Il était même disposé au châtiment suprême : l’exclusion définitive de la famille ! La grand-tante pourrait s’en étrangler de rage, il en avait cure. Candy ne méritait pas ce genre de traitement. Les Legrand et consorts devraient s’y résoudre ou renoncer à leurs privilèges. Sa décision était sans appel !

Il aurait dû néanmoins s’attendre à une réaction aussi violente d’Elisa qui avait toujours eu un faible pour Terry. Elle avait dû étouffer de jalousie quand le journaliste lui avait appris les retrouvailles des deux amoureux, elle qui avait tout fait à Saint-Paul pour les séparer. Il regrettait que l’honneur de Candy soit sali par une personne aussi mal intentionnée et il se reprocha son manque de vigilance. Avec l’aide d’Annie et de Patty, il s’était donné tellement de mal à préparer au mieux ces retrouvailles qu’il avait complètement occulté cette empoisonneuse d’Elisa. Elle n’était en tout cas pas prête de se remettre de l’explication sérieuse qu’il était désireux d'avoir avec elle !...

A côté de cela, il restait très satisfait de ce qu’il avait accompli, et ce, grâce à la collaboration de nombreuses personnes. Le résultat était digne d’une organisation des services secrets :

Tout d’abord Annie, qui lui avait apporté des conseils bien utiles. Puis Patty, qui malgré son extrême timidité, était parvenue à affronter Terry et à le faire fléchir. Puis ce chauffeur irlandais, Douglas, dont il connaissait la loyauté. Sans le mettre précisément dans la confidence, il lui avait fait comprendre que sa mission allait lui paraître incongrue, mais qu’il allait devoir la mener à bien jusqu’au bout. La réussite de son plan dépendait beaucoup de lui. Ce dernier avait accompli sa tâche à la perfection sans que Candy se doutât de quoi que ce soit. Cette visite approfondie de New-York avait été imaginée pour que cela éveille en elle, au fur et à mesure, des sentiments enfouis et provoquer un électrochoc, pour aboutir à une conclusion très satisfaisante. Mais cela n’aurait jamais pu se réaliser sans l’aide d’une dernière personne : Mademoiselle Denise, la gouvernante de Terry. Albert savait, grâce à ses informateurs, que cette dernière était très attachée à son maître et qu’elle se désespérait de le savoir si malheureux. Il était alors allé à sa rencontre un matin tandis qu’elle sortait faire ses courses. Il s’était présenté à elle, puis devant une tasse de café dans le restaurant italien d’à côté, il lui avait exposé la situation :

- Dans quelques jours, en fin d’après-midi, une jeune et ravissante demoiselle blonde va se présenter à vous. Elle se prénomme Candice Neige André. Si vous désirez le bonheur de monsieur Graham, il serait judicieux d’être très aimable avec elle. Arrangez-vous habilement pour lui faire découvrir le lieu où il vit, c’est indispensable. Mais surtout, veillez à ce qu’il ne soit pas présent. Pensez-vous qu’il vous sera possible de l’éloigner de chez lui ?
- Monsieur Graham est en répétition en ce moment et il rentre tard. Cela ne devrait poser aucun problème.
- Voilà qui est parfait ! Cette jeune femme doit prendre le bateau pour l’Europe ce jour-là et il faudrait que Ter… enfin, monsieur Graham, apprenne sa venue par hasard pour éviter qu’il se doute de quelque chose. Puis laissez-le agir. Je veux qu’il se batte pour la reconquérir et je suis sûr que c’est ce qu’il fera.

La gouvernante, incrédule, avait scruté son interlocuteur, cherchant la faille qui l’amènerait à rejeter son projet. Mais le regard franc et bienveillant d’Albert l’avait rassurée.

- Monsieur, j’assiste, impuissante, au calvaire de ce jeune homme depuis des années. Si vous me promettez que c’est le bonheur que vous lui offrez, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que tout ceci se réalise.
- Je n’ai pas besoin de vous le promettre, chère mademoiselle. J’en ai la certitude ! Ces deux êtres s’aiment profondément. Ils sont nés pour vivre ensemble et il est grand temps qu’ils le comprennent !

Ils avaient discuté un long moment encore sur des détails d’organisation, puis ils s’étaient séparés en se souhaitant bonne chance. Albert était convaincu que la chance n’avait rien à voir dans cela, il suffisait juste de forcer le destin. Le résultat obtenu avait dépassé toutes ses espérances! Il savait que Candy n’aurait jamais pu résister à la tentation de s’approcher de sa demeure et que cela n’aurait pas manqué de la remuer intérieurement. Quant à Terry, il l’avait bien imaginé rentrant le soir chez lui et découvrant la visite de Candy, mais il n’avait jamais pensé qu’il aurait eu le temps de la retrouver au port. Il exultait ! Le contact entre ses deux protégés était renoué, il ne leur restait plus qu’à faire un pas l’un vers l’autre. Ils n’avaient plus besoin de lui pour cela. Il devinait qu’à présent, ils feraient tout pour être réunis.

Il soupira d’allégresse en poussant la porte de son cabinet de travail. Georges, un sourire complice au coin des lèvres, se tenait debout à côté du bureau, le combiné du téléphone à la main.

- Un appel pour vous, monsieur. C’est monsieur Terrence Graham…

**********



Douglas O’ Loughlin quitta précipitamment l’appartement de sa petite amie. Il avait passé une mauvaise nuit. Les évènements de la journée lui avaient passablement perturbé le sommeil, et il ne s’était endormi qu’au petit matin. Martha qui dormait d’un sommeil de plomb ne s’était pas non plus réveillée et les bruits de la ville se manifestaient déjà vivement sous leur fenêtre quand ils avaient enfin ouvert les yeux. Réalisant l’heure avancée de la matinée, il avait sauté du lit en un éclair, effectué une rapide toilette, s’était habillé à la même vitesse, et était parti comme une flèche, non sans avoir déposé un baiser sur les lèvres pulpeuses de sa bien-aimée, alanguie sur leur couche.

Parvenu dans la rue, il courut vers sa voiture en espérant qu’au bureau on ne lui tiendrait pas rigueur de son retard. En l’absence d’Albert, il devenait alors le chauffeur de certains hauts cadres de la société malheureusement moins indulgents que son original patron. Il traversa la ville à vive allure, frôlant l’accident à plusieurs reprises et s’arrêta enfin dans le quartier de Wall Street, devant l’immeuble qui abritait les bureaux de la Andrew Cornwell and Brown Corporation. Il monta les marches quatre à quatre et se dirigea immédiatement vers le bureau de la secrétaire qui gérait son emploi du temps.

- Bonjour Maggie, désolé pour le retard – fit-il tout essoufflé - Des missions pour moi ce matin ?

Absorbée par la lecture d’un journal, la jeune brune aux cheveux courts et permanentés ne répondit pas.

- Maggie ?

La secrétaire finit par lever la tête, et essuya avec un mouchoir une grosse larme qui perlait sous ses lunettes à triple foyers.

- Mais que vous arrive-t-il ? – s’enquit le chauffeur, inquiet devant la détresse de sa collègue de travail.

Pour toute réponse, elle redoubla de pleurs et s’enfuit aux toilettes. Interloqué, il se pencha par dessus le bureau, prit le journal et chercha l’article qui troublait si profondément la pauvre Maggie. A la lecture du titre, il laissa échapper un soupir de soulagement.

- Il vous a retrouvée, mademoiselle ! – se dit-il, une chaleur réconfortante lui enveloppant le cœur.

Il s’était tellement inquiété pour sa jolie passagère de la veille que cette heureuse nouvelle le remplissait de joie. Maîtrisant difficilement son euphorie, il ne put retenir un sourire béat qui croisa malheureusement le visage grimaçant de la secrétaire qui était revenue. Remarquant son contentement, elle gémit de plus belle et repartit dans sa cachette. Il resta quelques secondes interdit, puis s’installa confortablement dans un des fauteuils qui faisaient face au bureau, et attendit patiemment que l’orage passât. La lecture d’un certain article l’aiderait à passer le temps, et c’est avec une réelle satisfaction du travail accompli qu’il s’y replongea avec délectation…

*******



Terry fulminait de rage. Renseignements pris auprès de la compagnie maritime, il venait d’apprendre que le prochain bateau pour l’Europe ne partait pas avant deux jours, et cela le désolait. Il avait quitté Candy la veille et l’idée de perdre le moindre jour pour la retrouver, lui était insupportable. Quoi qu’il fît, il devait pourtant se résoudre à l’évidence : elle aurait toujours de l’avance sur lui, et c’était à lui d’essayer de raccourcir la distance qui les séparait.

Ce matin même, il avait contacté Albert et l’avait supplié de lui dire où se rendait Candy. Ce dernier l’avait chaleureusement accueilli, mais s’était aussi empressé de l’avertir : retrouver Candy ne serait pas une mince affaire et il n’avait pas l’intention de lui faciliter la tâche.

- Il faut que tu comprennes, Terry, que Candy a trop souffert pour que je prenne le risque d’une nouvelle désillusion. Tu vas devoir te bagarrer pour la retrouver. Elle est comme un bijou ; précieux, mais fragile, un trésor qui se mérite. Je vais juste te donner un nom : Venise. Si tu l’aimes vraiment, tu la retrouveras. Mais surtout… Ne me déçois pas !...

Surpris, le jeune homme avait marmonné quelques mots de remerciements et avait raccroché. Un étrange sentiment mêlé d’angoisse et de colère l’avait envahi. L’angoisse, car il se sentait perdu devant si peu d’indices qui devaient le mener à Candy, et la colère d’avoir à prouver la sincérité de ses sentiments. Comment Albert pouvait-il ainsi douter de sa bonne foi alors que sa vie n’était que désespoir et désolation depuis leur séparation ? Comment pouvait-il le laisser partir ainsi à l’aventure, avec pour tout bagage, le nom d’une ville dans laquelle il n’était jamais allé ? Venise, la ville des amoureux… Bien étrange destination que celle-ci mais qui laissait présager une heureuse conclusion : leurs retrouvailles ! Il n’avait aucun doute là-dessus et il prouverait à Albert ce dont il était capable - dût-il passer sa vie à la chercher.

Mais pour l’instant, malgré toute la conviction dont il pouvait faire preuve, la situation fâcheuse dans laquelle il se trouvait, compliquait sa bonne volonté. Appuyé sur le parapet de sa terrasse, il regardait avec détachement vers la rivière Hudson qui coulait au loin et qui se jetait dans la baie de Manhattan. La sirène d’un bateau-cargo lui parvint alors et une idée de génie lui traversa l’esprit. Si un bateau de croisière ne partait pas aujourd’hui pour l’Europe, il en était certainement autre chose pour les cargos de marchandises ! Encore fallait-il en convaincre un d’accepter de le prendre à bord… Mais il avait des muscles sous sa silhouette élancée. Il savait aussi jurer à faire rougir un chœur de bonnes soeurs, fumer comme un sapeur et boire comme un trou si nécessaire. Ni une, ni deux, il prépara son paquetage, puis rédigea une lettre à l’attention de sa mère qui se trouvait en tournée dans le pays, et une autre pour Robert Hathaway, le directeur de la compagnie théâtrale, pour expliquer les raisons de son départ précipité. Il espérait que ce dernier ne lui tiendrait pas rigueur de l’abandonner en pleine préparation de leur prochain spectacle et qu’il ne le renverrait pas de la troupe, mais il était prêt à prendre ce risque. Tout était devenu dérisoire depuis qu’il avait revu Candy, et si cela signifiait renoncer à sa carrière, il y était tout disposé, pourvu qu’il retrouvât sa bien-aimée au plus vite !

Au moment de partir, il remit les lettres entre les mains de sa gouvernante, laquelle insista pour qu’il prenne un sac en papier qui contenait un repas qu’elle lui avait préparé.

- Il faut garder vos forces pour la retrouver, monsieur. – fit-elle d’une voix chevrotante, en enfouissant le sac dans son paquetage.
- Merci, Denise. Vous êtes un ange. – fit Terry, tout aussi troublé.

Il esquissa une main tendue vers elle qu’elle saisit timidement. Mais au moment où il allait passer le seuil de la porte, elle l’attira à elle et le pressa très fort contre son cœur, comme elle l’eut fait avec son propre enfant. Elle s’écarta enfin, les yeux pleins de larmes.

- Prenez soin de vous, monsieur. Je prierai pour que votre voyage se passe sans anicroche et pour que vous soyez réunis au plus vite. Bonne chance !

Emu, Terry la remercia une dernière fois et disparut dans l’ascenseur. Il s’appuya contre la paroi et ferma les yeux en soupirant. Il partait vers l’inconnu, il ne savait pas encore très bien comment il allait s’y prendre, mais il se réjouissait d’être sur le chemin qui le menait vers Candy, libéré des fers qui l’entravaient. Comme il avait hâte de vivre ce jour béni qui les réunirait. Il n’en avait pas dormi de la nuit et savait déjà à l’avance qu’il aurait le sommeil léger tout le long. Le bonheur était enfin à sa portée et il avait l’intention d’en apprécier les moindres instants.

Parvenu dans la rue, il héla un taxi qui le conduisit jusqu’au port de marchandises. Et c’est muni de tout son courage, prenant une profonde inspiration, qu’il remonta le quai, le cœur plein d’espoir.

*****



Un marin, assis sur une borne d’amarrage, achevait de fumer sa cigarette.

- Vous devriez aller voir au troquet derrière vous – marmonna l’homme en crachant un bout de feuille de tabac - C’est là que se négocie ce genre de transactions. Si vous avez de l’argent, vous trouverez quelqu’un sans problème.

Le lieu était passablement enfumé. De nombreuses personnes se tenaient attablées, occupées à boire une bière, à lire un journal ou à jouer aux cartes. Elles levèrent les yeux au moment où le jeune acteur entra et quelques ricanements fusèrent. Bien qu’il eût pris soin de se vêtir simplement, il n’avait pas à l’évidence l’allure d’un marin. Il n’avait pas la peau tannée par le soleil et les embruns, ni les mains calleuses d’avoir trop tiré sur les cordages, ni les ongles noircis par le cambouis. Mal à l’aise, il se dirigea vers le comptoir et expliqua sa situation au barman. Tout en continuant à essuyer des verres, ce dernier lui indiqua d’un signe de tête une table de quatre personnes, à la mine peu encourageante, en pleine partie de cartes. Avec appréhension, il s’approcha d’eux.

- Excusez-moi…
- Tu vois pas que tu nous déranges, mon gars ?!... – grogna l’un des joueurs en arquant du sourcil tout en poursuivant sa partie. Les autres autour de la table continuaient de jouer comme si de rien n’était et l’ignoraient. Ce n’était pas très engageant comme entrée en matière, mais Terry ne se laissa pas décourager.
- Je me permets d’insister ! – fit-il sur un ton plus affirmé. Ils étaient visiblement en train de le tester et il avait bien l’intention de leur faire comprendre qu’ils n’avaient pas affaire à un snobinard qui cherchait à faire le mariole sur les docks. De toute façon, la castagne, ça le connaissait. Il ne l’avait pas pratiquée depuis longtemps, mais il ne voyait pas d’inconvénient à une bonne bagarre, cela lui rappellerait le bon vieux temps.
- Je crois qu’on s’est pas bien compris !... – fit le marin excédé, en reposant ses cartes sur le tapis de jeu. Il se leva en bombant sa massive carrure, surplombant d’une tête le jeune acteur, ce qui ne le troubla point. Son amour pour Candy lui donnait du courage à revendre!
- Nous nous sommes très bien compris, au contraire ! Et si vous voulez que nous en discutions à l’extérieur, je suis votre homme !
- Pas besoin d’aller dehors, moustique ! – s’écria le colosse en lui décochant un uppercut qui le fit basculer de quelques mètres en arrière, renversant une table sur son passage.

Les poings fièrement sur les hanches, il le toisait en gloussant d’un rire gras et grinçant qui témoignait du mauvais état de ses poumons encrassés. Sonné, secouant la tête pour reprendre ses esprits, Terry se releva, et se mit péniblement en position de combat. Mais il se rendit bien vite compte qu’il avait un peu trop présumé de ses capacités. Malgré tout son courage, venir à bout de cette montagne de muscles semblait peu probable. Un seul coup de poing l’avait déjà à demi assommé, le prochain avait toutes les chances de lui être fatal. Autant alors affronter son destin avec panache ! Nombre de ses ancêtres étaient morts au combat, il n’allait pas faillir à la coutume. Poings en avant, jambes écartées, il fit face à son gigantesque adversaire qui s’approchait dangereusement de lui, grognant comme une bête féroce.

- Une taloche ne t’a pas suffi, on dirait !... – s’écria-t-il en levant sa main menaçante, large comme un battoir.

Elle allait s’abattre sur lui quand une voix venue du fond de la pièce, l’interrompit dans son élan.

- Si j’étais toi, Youri, j’arrêterais tout de suite !...
- Hein ? Quoi ??? – mugit le géant hongrois en cherchant dans tous les sens l’imprudent importun. Il l’aperçut finalement, dissimulé dans l’obscurité, assis sur une chaise adossée à demi contre le mur, une casquette lui cachant le visage. – De quoi tu te mêles, toi ??? – rugit-il en trainant ses grands pieds d’ogre jusqu’à lui.

Le téméraire ou inconscient personnage ne se formalisa pas, souleva la visière de sa casquette avec son index et poursuivit.

- Je te dis simplement, brute sans cervelle, que si tu veux être maudit le restant de tes jours par celle dont les photos tapissent ta cabine, je t’en prie, continue de casser la figure à son fils !!!

A ces mots, le poing du forcené retomba aussi rapidement qu’il s’était levé. Ce dernier se tourna vers Terry, l’air ahuri. Il revint vers le jeune acteur qui, par réflexe de survie, recula aussitôt. Il le dévisagea pendant quelques secondes, planta son gros nez aviné devant le sien - qu’il avait esthétiquement parfait.

- Il dit vrai mon copain, là-bas ? Tu es le fils d’Eléonore Baker ???
- En… En effet, monsieur, je suis bien son fils. – s’entendit bredouiller Terry tout en se demandant s’il n’était pas tombé chez les fous.

Du coin de l’oeil, il essayait de distinguer le visage de l’homme à la casquette, mais n’en percevait pas grand-chose. C’est alors que le Hongrois lui assena une forte tape dans le dos qui le fit culbuter trois mètres plus loin.

- Hahaha !!! Ma parole !!! Le fils d’Eléonore Baker !!! C’est pas croyable !!!

Le visage du malabar s’était éclairé d’un large sourire qui faisait remonter la large cicatrice qui lui barrait l’œil droit. Sa voix se fit plus doucereuse.

- Vous ne pouviez pas nous le dire en arrivant ???
- Dire quoi ? – fit Terry, plié en deux, les mains sur ses cuisses, cherchant à retrouver sa respiration – « Bonjour, je suis le fils d’Eléonore Baker ! ». Croyez-vous que c’est comme cela que j’ai l’habitude de me présenter ???

L’armoire à glace ne l’écoutait plus. Une seule pensée l’obsédait : Eléonore Baker, l’actrice la plus populaire d’Amérique, celle qui lui avait fait chavirer le cœur dès que son regard s’était posé sur une de ses affiches, bien des années auparavant.

- Si vous saviez !!! – fit-il en prenant la main de Terry et en la secouant à lui en déboiter l’épaule. Il la serrait si fort que le jeune homme ne put retenir un hurlement - Je suis un grand admirateur de votre mère ! Je suis même allé la voir à Broadway !

Terry resta pétrifié de stupéfaction. Cinq minutes auparavant, ce sauvage se jetait sur lui, déterminé à le mettre en pièces, et il se tenait à présent devant lui, doux comme un agneau, le vouvoyant, roucoulant, et battant des cils.

- Croyez-vous que vous pourriez m’obtenir un autographe de votre mère, monsieur Baker ? – demanda-t-il d’un air suppliant.
- B… Bien entendu… Dès que je la reverrai... - bredouilla Terry, ne comprenant pas encore très bien ce revirement de situation.

Il était d’autant plus surpris qu’on l’appelle par le nom de sa mère. Lui qui avait choisi le nom de Graham pour qu’on ne lui reproche pas sa filiation avec ses parents, trouvait cela cocasse. Mais il ne voulait pas prendre le risque de le contredire.

- Oh merci, merci !!! – s’écria le molosse en serrant son nouvel ami contre lui, sautillant sur place à en faire craquer le plancher et trembler le mobilier. Puis il enroula amicalement son large bras autour des épaules du jeune homme et l’invita à s’asseoir à sa table.

- J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir été taquin avec vous – fit-il en gloussant d’embarras, tout en faisant signe au barman de leur amener des bières - Mon sens de l’humour à la hussarde est parfois mal interprété…
- Certes, l’humour hongrois ne m’est pas très familier… - répondit Terry, consterné.

Taquin !… Il avait manqué lui fracasser le crâne, et il ose appeler cela de la taquinerie ???

- Alors buvons le verre de la paix, monsieur Baker ! – s’écria Youri en levant vers lui sa chopine remplie de bière.

Terry hésita un instant, puis finit par se rallier à l’invitation. Les deux hommes trinquèrent, rejoints par toute la tablée. Le chahut ambiant avait repris le dessus sur le silence pesant qui s’était installé pendant la bagarre. Terry but quelques gorgées en souriant nerveusement. Une chose l’obnubilait : l’identité de l’homme à la casquette.

N’y tenant plus, il s’excusa auprès de Youri et de ses amis, se leva et se dirigea vers l’intriguant personnage qui n’avait pas quitté le fond de la pièce. Parvenu devant lui, il l’observa quelques secondes, cherchant le moindre indice qui lui permettrait de l’identifier. Il avait l’air jeune, de taille moyenne, mais il lui était toujours autant inconnu alors que ce dernier semblait en savoir beaucoup sur son compte. Agacé, il lui demanda :

- Vous avez l’air de très bien me connaître, monsieur. Puis-je savoir à mon tour votre identité ?
- Hahahaha!!! – ricana l’inconnu en se secouant sur sa chaise – T’as pas changé mon vieux ! Toujours tes grands airs d’aristo!
- Je ne vous permets pas de vous adresser ainsi à ma personne, monsieur ! – s’écria Terry offusqué devant tant de familiarité.

Furieux, il lui arracha sa casquette. Il voulait voir le visage de celui qui se moquait si outrageusement de lui. Découvrant les traits de son interlocuteur, il resta pantois. Ces grands yeux noirs qui le fixaient avec malice, ce sourire goguenard, ces cheveux roux, tout cela lui rappelait un jeune garçon qu’il avait rencontré dans une autre vie, sur les quais du port de Southampton, le jour où il avait quitté Saint-Paul pour partir en Amérique. Peu à peu, la mémoire lui revint.

- Dieu du ciel !!! Cookie !!!
- Tu en as mis du temps à me reconnaître, dis-donc !!! – s’exclama le jeune marin en éclatant de rire - Ah Terry, je n’aurais jamais imaginé te rencontrer ici !

Les deux jeunes hommes s’empoignèrent chaleureusement en s’esclaffant, sous les yeux ahuris des clients du bar.

- Tu as bien changé dis-moi ! J’avais quitté un gamin et je retrouve un homme ! – s’écria Terry en s’écartant un peu pour mieux détailler son ami.
- Ma foi, quand nous nous sommes rencontrés, tu n’étais pas beaucoup plus âgé que moi, tu sais. J’avais déjà quinze ans !
- C’est vrai ???... Tu as raison… Je n’étais pas beaucoup plus vieux, en effet. Pfiouuuuu ! On était de bien jeunes aventuriers !
- Et on s’en est bien sorti finalement, non ? Tu es devenu une grande vedette et moi, je parcours les mers comme j’en ai toujours rêvé. Nous avons réussi nos vies on dirait !

Terry opina tristement avec un sourire désabusé. Comment lui dire que sa vie n’était pas aussi parfaite qu’elle le paraissait ?...

- Mais dis-moi, Terry. Que fais-tu ici ? Tu n’es pas venu sur le port uniquement pour te battre comme un chiffonnier ?
- A vrai dire, non… - répondit-il en frottant son menton encore douloureux – Je voudrais prendre un bateau pour l’Europe au plus vite.
- Bah !... Tu n’es pas allé voir auprès de la compagnie maritime ?
- Si fait, mais le prochain bateau ne part que dans deux jours, et je ne peux pas attendre aussi longtemps.

Cookie le regardait sans comprendre. Puis soudain, un sourire espiègle fendit son visage.

- Toi, mon ami, tu dois avoir une bonne raison pour être aussi pressé de partir. Et je ne serais pas vraiment surpris d’apprendre qu’il y ait une fille là-dessous…
- C’est un peu ça, oui… - fit le jeune acteur en rougissant, se frottant la nuque d’embarras.
- Ne me dis pas que c’est encore pour cette jolie blonde dont tu étais fou amoureux à l’époque ? Attends… Candy, c’est bien ça ?
- Oui, en effet, c’est bien elle ! Tu as une sacrée bonne mémoire, dis donc !
- C’était un bien joli brin de fille, j’en conviens…
- Je te l’avais si bien décrite que ça?
- Oh oui, et pendant toute la soirée ! – répondit-il en riant – Mais j’en ai été beaucoup plus persuadé quand je l’ai vue en chair et en os !...

Terry le regardait, bouche bée, les yeux arrondis de surprise. Le jeune marin, quant à lui, prenait un malin plaisir à faire planer le mystère.

- Explique-toi Cookie ! Comment connais-tu Candy ???

Le jeune homme attendit quelques secondes pour répondre, se divertissant de la mine stupéfaite de son ami.

- Le monde est petit, n’est-ce pas ? Figure-toi que nous nous sommes rencontrés sur le port de Southampton, quelques jours après ton départ. Tout comme moi, elle cherchait à aller en Amérique, et comme nous étions tous les deux sans le sou, nous avons voyagé clandestinement.
- Clandestinement ??? – s’écria Terry, un frisson d’angoisse lui parcourant tout le corps - J’ignorais que Candy avait pris de tels risques pour rentrer en Amérique !
- Cette fille a de la ressource ! Elle m’a épaté à plusieurs reprises !

Cela paraît insensé, mais cela lui ressemble tellement ! Rien ne l’a jamais effrayée, ni fait reculer, quitte à voyager à fond de cale ! Moi qui croyais que tu étais rentrée en même temps que tes cousins. Ah Candy, mon aimée, de quoi ne serais-tu pas capable pour arriver à tes fins ?

Cookie secoua le bras de son ami, qui, un sourire absent sur les lèvres, rêvassait comme un bienheureux.

- Je vois qu’elle t’a vraiment ensorcelé! – fit-il en ricanant tout en singeant son sourire béat. Terry acquiesça en gloussant d’un air candide.
- Ensorcelé et rendu idiot! – poursuivit Cookie malicieusement.

Contre toute attente, Terry haussa les épaules. Il n’avait pas l’intention de le contredire. Aimer Candy le rendait euphorique, et si cela pouvait être pris pour de la folie, il s’en fichait. Cela avait même valeur de compliment à ses yeux.

Deux places s’étaient libérées au bar et Cookie l’invita d’un signe de tête à le suivre. Ils s’assirent chacun sur un tabouret, et commandèrent une bière au tenancier qui leur servit une belle chope bien mousseuse. Terry trinqua pour la seconde fois en quelques minutes. Les deux chopes tintèrent joyeusement et un peu de bière bascula par-dessus bord. Il porta le breuvage sombre et épais à ses lèvres, une irlandaise, aux forts arômes caramélisés, du nom de Guinness. Bien qu’amateur de bières écossaises grosses et maltées, il ne pouvait nier ses qualités gustatives, mais se garda bien de le dire, par pur chauvinisme écossais. Cookie avala la sienne comme s’il eut été d’un simple verre d’eau, puis la reposa sur le comptoir en zinc avec un rot de satisfaction. Il s’était visiblement très bien adapté aux mœurs maritimes et les appliquait consciencieusement. Désaltéré, il reprit le cours de leur conversation.

- Je te sais très discret, Terry, mais tu ne peux rien me cacher. Comment se fait-il que tu veuilles partir en Europe ? J’étais sûr que vous vous étiez finalement retrouvés. C’était pour cela qu’elle partait elle aussi en Amérique. Que s’est-il donc passé, mon ami ?
- C’est une longue histoire !... – soupira tristement Terry tout en jouant machinalement avec une petite boite d’allumettes – Nos chemins se sont croisés à plusieurs reprises, mais nous n’avons jamais pu être réunis. Un événement dramatique nous en a empêchés…
- Cela a dû être vraiment terrible pour que cela parvienne à vous séparer. Elle t’aimait tant !

La gorge nouée, Terry baissa la tête et fixa le contenu de sa bière pour cacher les larmes qui vacillaient au bord de ses yeux. Evoquer cette période lui était toujours aussi douloureux. Malgré les années, il ne s’y était toujours pas habitué. Il avait vécu toutes ces années sans elle comme une véritable torture. Tous ses espoirs de bonheur ruinés en une seconde… Il aurait tant préféré à ce moment-là être mort sous la chute de ce projecteur plutôt que d’avoir à vivre tout ce temps sans elle, aux côtés d’une personne pour laquelle il n’éprouvait rien, si ce n’est de l’indifférence !... Elle était morte à présent. Paix à son âme… Mais il n’en était pas plus guéri de ses blessures. Etait-il vraiment fait pour le bonheur, lui, que le malheur poursuivait en permanence ? Seul un ange pouvait mettre un terme à cette malédiction, un ange blond au nez parsemé de taches de rousseur et qui grimpait aux arbres comme un écureuil.

- Candy… - murmura-t-il en soupirant tristement.

Une main réconfortante vint se poser sur son épaule.

- Tu la retrouveras, Terry. Aie confiance… Dans quelques jours, tu seras auprès d’elle. Un peu de patience. Que sont quelques jours par rapport aux années perdues loin d’elle ?
- Je ne sais même pas où la trouver… - gémit-il en prenant sa tête entre ses mains – Je n’ai que le nom d’une ville et je dois m’arranger avec cela. Venise…
- Venise ? Ma foi, c’est plus romantique que Le Havre ! J’aimerais bien avoir l’occasion de chercher ma dulcinée dans les ruelles de cette belle ville ! Mais il faudrait avant tout que j’en aie une… Trêve de plaisanterie, pour l’instant, concentrons-nous sur ton cas… Tu vois, l’homme qui fume la pipe à la table de Youri, et bien c’est le capitaine du bateau sur lequel je travaille. Tu as de la chance, nous partons ce soir pour l’Europe, enfin, pour l’Angleterre. Ce n’est pas l’Italie, mais cela t'en rapprochera.
- Je pourrai peut-être attendre un autre bateau… - proposa Terry, contrarié d’user de tant de malchance.
- Tu le pourrais bien sûr, mais à ma connaissance, le prochain pour l’Italie ne part pas avant plusieurs jours. Tandis que dès notre arrivée à Southampton, tu pourras prendre une navette qui te conduira en France, et de là, tu pourras prendre le premier train vers le sud. Tu seras à Venise plus tôt que tu ne le crois.

Terry l’écoutait en silence, d’un air sceptique.

- Je voudrais tellement te croire – fit Terry en soupirant – Mais le sort s’acharne contre moi et je serais prêt à parier qu’il me prépare encore quelque chose pour m’empêcher de la retrouver.
- Impossible tant que tu restes avec ton pote Cookie !!! Les copains ici me surnomment Lucky, c’est pas pour rien !

Terry esquissa un demi-sourire devant les efforts de conviction déployés par son ami.

- Crois-tu alors que ton capitaine acceptera de me prendre à bord ? J’ai de quoi payer, tu sais.
- Je ne vois pas le capitaine refuser quelques billets… Mais nous avons surtout besoin de bras, et un peu d’exercice en mer te fera le plus grand bien. Tu es bien pâlichon et bien maigrichon… Si Candy te voit avec cette mine, elle va s’enfuir en courant !
- Je vais donc tout faire pour la retenir !... – répondit Terry en riant – Je n’ai pas peur de travailler Cookie, et je serais ravi de vous aider pendant cette traversée.
- A la bonne heure, moussaillon ! Allons conclure tout cela avec le capitaine ! Dis-toi que dès à présent tu fais partie de l’équipage de l’Epaulard. Mais évite de contrarier Youri, c’est un sanguin !...

Malgré le clin d’œil que Cookie lui adressait, Terry eut un haut le cœur. Savoir qu’il devrait côtoyer Youri-le-terrible pendant plusieurs jours ne l’enchantait guère, mais s’il fallait en passer par là pour retrouver plus rapidement sa jolie Candy, il acceptait son sort sans rechigner. Il avait hâte de partir, hâte de sentir la houle balancer le bateau, hâte de voguer vers Candy et de la rejoindre à la Cité des Doges, l’écrin italien qui assisterait à leurs retrouvailles. Il se demanda néanmoins, quand il sentit la grosse main de Youri venue gentiment lui fracasser le dos, comment il allait pouvoir arriver à destination sans être éclopé ou défiguré. Le sourire carnassier de la grosse brute ne le rassura point, mais il lui rendit son sourire en retenant un cri de douleur, sous les yeux amusés de son traitre d’ami, qui se retenait d’exploser de rire.

********



La première nuit fut agitée pour Candy. Elle avait du mal à s’habituer au tangage et au roulis. Mais en réalité, elle ne pouvait fermer l’œil, trop obsédée par ce qu’elle venait de vivre.

Terry !….

Elle avait revu Terry ! Et malgré la certitude d’avoir bel et bien vécu ce merveilleux moment, elle ne pouvait s’empêcher d’en douter. Durant toutes ces années, elle s’était efforcée de l’oublier, efforcée de rester loin de lui. Et voilà qu’en une journée tout basculait ! Il jaillissait à travers la foule, hurlait son nom, courrait derrière le bateau qui l'emmenait ! C’était comme si en un instant, cette longue et douloureuse période sans lui avait disparu, comme si elle n’avait jamais existé, comme s’ils ne s’étaient jamais quittés… Elle n’avait qu’à fermer les yeux et elle revoyait son merveilleux sourire, ses ensorcelants yeux aigue-marine, son beau visage resplendissant de joie, une expression si peu commune chez lui qu’elle en restait encore tout émue. Terry avait fait le déplacement jusqu’au port pour elle. Pouvait-elle alors espérer qu’il tenait encore un peu à elle ? Malgré l’évidence, elle persistait dans ses doutes, et maintenait cette inconstance en omettant volontairement d’en parler à Patty. En dépit de la joie intense qui l’habitait, elle s’était refusée à lui raconter ce qui s’était passé. A quoi bon l’ennuyer avec une histoire qui ne connaîtrait peut-être aucune suite ? Pour tout dire, il était possible que Terry se fut trouvé accidentellement sur le port et que sa présence n’ait rien à voir avec elle… Une nouvelle fois, le doute la submergeait et elle soupira tristement en espérant que le sommeil viendrait enfin la soulager de ces pensées négatives qui la harcelaient.

Elle ne s’endormit d’épuisement qu’au petit matin, mais son repos fut de courte durée. Le bateau se réveillait au rythme du lever du soleil, avec ses bruits de machines et son personnel qui arpentait les couloirs. Puis, peu à peu, des portes de chambres commencèrent à claquer, des cris d’enfants se propager, achevant de la tirer de son sommeil. Engourdie, elle alla tirer les rideaux qui cachaient le large hublot de sa chambre et reçut en plein visage la lumière aveuglante d’un soleil ardent. Elle ferma les yeux et resta un moment sous la chaleur revigorante, mais quand elle les rouvrit pour regarder l’océan, elle dût se résoudre à tourner la tête car le mouvement des vagues à travers cette ouverture lui donnait une impression de malaise jusqu’à en perdre l’équilibre. Elle avait surtout le ventre creux, n’ayant rien pu avaler la veille. Un bon petit déjeuner allait la revigorer. S’il y avait bien une chose qui restait constante chez elle, c’était son estomac qui avait la faculté de gérer ses émotions. Mais cette fois, cela lui serait plus difficile car ce n’était pas la faim qui la tenaillait. Cette boule dans le ventre qui remuait n’avait rien à voir avec son appétit. Elle se doutait que cette sensation étrange et désagréable l’accompagnerait tant qu’elle n’aurait pas mis de l’ordre dans son esprit. Mais comment rester sereine alors que tout son être brûlait de revoir Terry ? Elle avait fait son calcul. Le voyage jusqu’au Havre devait durer six jours et même si elle repartait sans attendre, elle ne serait pas de retour avant deux semaines. De plus, elle ne pouvait pas abandonner Patty qui comptait sur elle. Non, décidément, elle devait se résoudre à attendre six semaines pour le revoir et devait prendre son mal en patience. C’était une raison supplémentaire pour ne pas lui en parler sinon elle culpabiliserait et la forcerait à repartir. Elle devait dès à présent se consacrer à son amie, apprécier la chance qu’elle avait d’être heureuse dans son cœur, et comblée en amitié. Pour la première fois depuis très longtemps, Candy éprouvait une joie sincère, réconfortante, dégagée de tout faux-semblant. Elle n’avait plus besoin de simuler. Elle était vraiment heureuse et comptait bien en apprécier les frissons jusqu’à son retour en Amérique.

*******



La traversée s’était déroulée parfaitement jusqu’à présent. « L’Epaulard », favorisé par le temps clément, naviguait à un bon rythme si bien que les prédictions de Cookie semblaient se réaliser. Si la météo se maintenait ainsi, ils devraient apercevoir très bientôt les côtes de l’Angleterre, et Terry avait du mal à cacher son impatience. On ne pouvait pourtant pas dire qu’il s’ennuyait sur le bateau. N’étant pas marin de métier, on lui avait assigné les tâches d’entretien de la coque, c'est-à-dire poncer, nettoyer, fixer, recouvrir de peinture la rouille pernicieuse qui rongeait sans arrêt le métal. Chaque matin, dès l’aurore, après le petit déjeuner, vêtu de sa combinaison de travail, il montait les vingt mètres d’escaliers extérieurs qui le séparaient de sa cabine, puis se mettait à travailler pour ne s’arrêter que lorsque le cuisinier sonnait la cloche du repas. Le soir, ils dinaient tous ensemble à la cantine, riant et partageant des histoires de leur vie, souvent passionnantes et émouvantes. Youri-le-mélomane se mettait alors à chanter des chansons de son pays, son accent slave, fort et lyrique, les emportait en l’espace de quelques notes, vers des contrées lointaines, fières et sauvages. Finalement, Youri n’était pas un mauvais bougre et Terry avait fini par l’apprécier, tout comme il s’était attaché à tous ses compagnons de voyage, de rudes et braves gaillards qui n’avaient pas de vie facile. Ils ne rentraient que deux fois par an dans leur famille, et passaient le reste du temps sur le bateau. Durant cette traversée, au contact de ces hommes qui ne se lamentaient jamais, Terry avait compris l’existence privilégiée dont il bénéficiait et se promit de ne plus jamais se plaindre sur son sort. Son métier n’était pourtant pas, contrairement aux apparences, des plus faciles, car il demandait beaucoup de travail, de concentration, de perfection, mais les récompenses qu’il recevait en retour lui semblaient exagérées, à la limite de l’indécence par rapport à ce dont il pouvait être témoin ici. Jamais ces hommes ne seraient adulés, glorifiés à leur arrivée au port alors qu’ils auraient traversé la mer, affronté des tempêtes pour rapporter des marchandises qu’on attendait impatiemment. Tandis qu’on le payait des sommes astronomiques pour apparaître sur scène et réciter un texte, avec beaucoup de talent certes, mais cela méritait-il une telle vénération ? Il enviait ces hommes qui se serraient les coudes, se soutenaient quand l’un d’entre eux allait mal, alors qu’il n’était entouré que de personnes qui rêvaient de prendre sa place, qui le jalousaient, le critiquaient, à un tel point qu’il se sentait en situation permanente de compétition, comme s’il devait faire ses preuves à chaque apparition. Mais au fond de lui-même, il savait qu’il ne voudrait changer cela pour rien au monde car son amour pour le théâtre dépassait toutes ces sournoiseries. Cette passion qui l’habitait avait été sa meilleure amie tout le long de ces années sordides qu’il avait traversées. Elle l’avait aidé à continuer à vivre bien qu’il en ait perdu le goût, l’avait accompagné, fidèle et discrète, et il se demandait ce qu’il serait devenu s’il ne l’avait pas eue. Mais pour la première fois ici, il ne se sentait plus seul, il se rendait compte qu’il était capable de se faire des amis, de bons copains qui ne voyaient pas en lui l’artiste célèbre, mais un simple jeune homme qui s’était forgé une armure pour mieux se protéger des tragédies de sa vie, et qui peu à peu, faisait tomber ses dernières défenses et laissait de côté son arrogance. Cookie partageait sa cabine avec lui et bien souvent, avant de s’endormir, ils se racontaient des moments de leur vie. Paradoxalement, Terry, peu loquace d’habitude, aimait se confier à lui, et ne tarissait pas d’histoires sur Saint-Paul et sur les moments grandioses où il avait fait enrager Candy. Cookie partait alors dans de grands éclats de rire qu’il étouffait rapidement quand on cognait rageusement contre leur cloison à cause du bruit qu’ils faisaient. Mais la plupart du temps, ils s’endormaient en pleine conversation, écrasés de fatigue.

La vie de Terry sur le cargo s’écoulait donc paisiblement. Par sécurité, certains endroits lui avaient été interdits, comme le pont d’amarrage au départ et à l’arrivée. Cookie lui avait d’ailleurs rapporté quelques anecdotes effrayantes, comme cet ancien collègue qui avait eu la jambe coupée par un revers brutal de la corde d’amarrage, ou cet autre qui avait eu l’extrémité du doigt tranchée, pris dans une des lourdes portes du navire. En de rares occasions, il se rendait à la timonerie d’où on avait la meilleure vue de tout le bateau. Les machines de contrôle étaient encore assez rudimentaires, mais cela n’empêchait pas de le passionner, admiratif devant le savoir-faire du capitaine et de son officier, capables de se situer dans la mer avec de simples cartes, papiers, crayons et compas. Parfois, il parvenait à avoir un moment de pause, et il aimait aller chercher l’air du grand large et pour cela, il devait emprunter une passerelle étroite au-dessus du vide et retrouver la passerelle extérieure. De là, il dominait la cargaison et l’horizon. Il aimait venir se placer à l’avant. De là, il recevait le vent en pleine figure, ses longues mèches brunes lui fouettant le visage qui avait perdu sa pâleur et acquis une jolie couleur dorée qui faisait ressortir l’éclat de ses grands yeux turquoise. Mais ce qu’il aimait surtout, c’était le spectacle qui l’attendait à cet endroit : le ballet des peintres, suspendus en l’air sur des balançoires reliées à des cordes elles-mêmes attachées au bastingage, qui remettaient une couche de peinture sur la coque du cargo. Cela lui rappelait les ouvriers new-yorkais qui construisaient les gratte-ciels, qui outre être de bons ouvriers devaient surtout être de bons grimpeurs et de bons équilibristes. Terry, par manque d’expérience, n’avait pas le droit de participer à ces travaux, mais il enviait ces marins qui pouvaient se balancer librement le long de la coque, rafraîchis par les embruns et accompagnés par les oiseaux de mer.

Mais ce soir là, la mer voulait les impressionner. Le soleil s’était enfui, le ciel s’était rapidement couvert, l’air s’était rafraîchi et l’horizon rétrécissait peu à peu.

- Hummmmmm… Nous allons avoir une belle tempête ! – lui dit Cookie alors qu’ils rentraient à l’intérieur.

Les lèvres recouvertes du sel que rejetait l’air marin, ce sel poisseux qui collait aux chaussures et qui se faufilait partout sur le navire, Terry alla vite se doucher et revêtir une tenue propre avant qu’il ne lui soit plus possible de tenir debout à cause des remous. Quand il rejoignit ses camarades à la cantine qui servait à la fois de salle à manger et de salle de repos, les ondulations de la houle se faisaient plus vigoureuses, le bateau tremblait. Il s’assit dans un coin et essaya de lire un livre, mais il dut vite abandonner, le tangage lui soulevant l’estomac. A l’extérieur, il faisait à présent nuit noire, on ne distinguait plus rien au loin. Le vent violent cinglait par rafales la coque et les vitres du cargo, renforcé par une pluie diluvienne qui s’écrasait avec fracas sur les parois. Le bateau suivait les mouvements des vagues, devenues gigantesques, faisant des piqués de plusieurs mètres en descente, si bien qu’il fallait s’accrocher à ce qu’on pouvait pour ne pas tomber et rouler dans la pièce, au risque de se blesser en se cognant. Soudain, une vague fut plus forte que les autres et secoua le navire comme s’il eut été d’un fétu de paille. Tout le monde dans la salle fut projeté dans tous les sens et quand Terry se releva, il se frotta la tête de douleur. Mais il n’eut pas le temps de vérifier si sa blessure était profonde car un homme noir de suie ouvrit la porte précipitamment en hurlant :

- Au feu !!!! Il y a le feu dans la salle des machines !!!!

Tout l’équipage se rua alors tant bien que mal vers les sous-sols. Déjà, une fumée acre et noire remontait et envahissait les étroits couloirs. La sirène d’alerte avait été actionnée et un vacarme assourdissant emplit le bateau. Cela hurlait de toute part et les consignes se mélangeaient aux ordres paniqués des supérieurs. Youri le baraqué était remonté sur le pont pour mettre en marche la pompe à eau tandis qu’en bas, on croisait les tuyaux chargés d’eau de mer pour arroser les flammes. On distinguait difficilement se qui se passait dans la salle des machines tant la fumée était épaisse. Cookie se mit alors en tête de se rapprocher du feu qui léchait les engins à vapeur pour mieux le circonscrire. Muni d’un simple foulard autour de la bouche et de sa lance à incendie, sourd aux appels de ses congénères qui lui intimaient de revenir, il pénétra dans la fournaise et disparut dans les nuages opaques. C’est à ce moment-là qu’une explosion retentit et ébranla fortement le navire. Terry, comme d’autres marins, subit de plein fouet le souffle de l’explosion, et se retrouva plusieurs mètres en arrière. Sonné par le choc, il peina à reprendre ses esprits. Le feu persistait dans la salle des machines, mais le pire venait d’arriver. L’explosion avait créé une brèche dans la coque et de l’eau commençait à s’infiltrer.

- Nous allons couler !!!! – s’écria quelqu’un derrière lui – Préparez les canots de sauvetage et lancez un SOS radio !!!

C’était la voix du capitaine, ferme et assurée, malgré le caractère tragique de la situation. Il fallait agir et sauver l’équipage avant tout. Le feu menaçait de tout faire exploser et il fallait quitter les lieux au plus vite. Mais au moment où il allait partir lui à son tour, Terry réalisa que Cookie n’était pas ressorti du brasier.

- Cookie !!!! – s’écria-t-il en repartant vers l’entrée de la salle des machines. Mais une poigne puissante le retint d’aller plus loin.
- C’est trop tard mon ami. Avec cette explosion, il ne doit malheureusement pas rester grand chose de Lucky – fit le marin en secouant tristement la tête - Il n’y a plus rien à faire sauf essayer de sauver notre peau. Dépêche-toi, viens !!!

Mais le jeune homme ne l’écoutait pas. Cookie était son ami, il ne pouvait pas l’abandonner ainsi. Il était en danger et il fallait qu’il aille à son secours !

Se dégageant vivement de l’étreinte du marin, il courut vers l’entrée de la chaufferie, et sans aucune hésitation, pénétra dans les flammes qui l’avalèrent tout entier, sous les yeux horrifiés du matelot.

*********



Cette nuit là, Candy se réveilla en sursaut. Elle était en larmes. Les images horribles de Terry cerné par les flammes qu’elle venait de voir en rêve lui semblaient si réelles qu’elle avait envie de hurler. Elle se leva, et alla, pantelante, se servir un grand verre d’eau à la salle de bains. Elle avait aussi très mal à la tête et avala un cachet d'aspirine. Elle aperçut sa mine défaite dans le miroir et passa la main dans ses cheveux emmêlés et moites. Elle savait qu’elle serait incapable de retrouver le sommeil après ce cauchemar. Alors, elle prit une douche et laissa couler longuement l’eau chaude sur ses jolies courbes, en espérant que cela l’apaiserait. Mais les images angoissantes et terrifiantes continuaient à la hanter. Elle avait besoin d’air frais et décida d’aller marcher sur le pont. Elle s’habilla rapidement, revêtit sa plus chaude veste et quitta sa chambre. En cette heure tardive de la nuit, elle ne croisa personne en chemin, longea la coursive puis poussa la première porte qui donnait sur le pont. Le ciel était bien dégagé et accueillait une lune presque pleine dont le halo argenté baignait d’une lumière laiteuse la promenade et la rendait facilement praticable. Candy sentit tout de suite l’air marin sur son visage et en gonfla ses poumons. On lui avait toujours dit que de respirer profondément et lentement était un excellent remède contre l’anxiété, mais au bout de quelques minutes de respiration appliquée, elle se dit que celui qui avait inventé ce précepte était soit un fieffé menteur, soit un incompétent de première, tant le résultat attendu se montrait contraire aux prescriptions. Pétrie d’inquiétude, tremblotante, elle se chercha une chaise longue sur laquelle elle pourrait s’installer. Elle en choisit une à l’abri du vent avec une vue plongeante sur le pont inférieur et sur la mer ondoyante à l’horizon. Elle prit la couverture qui était posée dessus, s’en recouvrit et s’allongea sur la chaise. La lune se reflétait sur les vagues comme dans un miroir, se déformait au gré des ondulations, silencieusement, comme pour ne déranger personne. Seul perçait dans la nuit, le léger frottement du navire sur les flots.

Peu à peu, le cœur de Candy battit moins fort et sa respiration prit un rythme plus régulier. L’atmosphère sereine des lieux opérait plus efficacement que ses efforts personnels. Elle essaya alors de se raisonner. Ce n’était qu’un mauvais rêve comme bien d’autres qu’elle avait eus auparavant. Et même si cela semblait réel, Terry ne pouvait pas se trouver dans une telle situation, entouré de machines en feu. Il était bien évidemment en sécurité à New York, à répéter une de ses pièces de théâtre. Ce mauvais rêve n’était qu’une représentation de sa crainte de le perdre de nouveau alors qu’elle venait de l’avoir retrouvé. Comme elle s’éloignait physiquement de lui, bien qu’elle eût ardemment souhaité être près de lui, tous ses doutes, toutes ses appréhensions se traduisaient de cette manière, et il fallait qu’elle chasse ces terribles images qui n’étaient que le fruit de son imagination. Pour se changer les idées, elle essaya de repenser à la traversée qui était sur le point de s’achever et sur les moments agréables qu’elle venait de passer. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas pris de vraies vacances. Etonnamment, son travail à la clinique du Dr Martin ne lui manquait pas et elle n’y pensait que rarement. Albert lui avait assuré que son remplacement était planifié de longue date, très bien organisé et qu’elle n’avait à s’inquiéter de rien. Alors, elle s’en était remis à ses bons conseils et avait pris la décision de profiter pleinement de ces semaines de repos. Patty était une compagne de voyage charmante. Elles s’amusaient beaucoup ensemble et participaient à de nombreuses activités proposées sur le bateau : baignades dans la piscine, parties de ping-pong, de deck-tennis, puis épuisées par leurs activités, elles s’accordaient de longs moments de lecture ou de paresse sur les transats, puis reprenaient des forces dans le grand salon autour de délicieux cocktails et de parties de bridge. Le soir, elles dinaient à la table du capitaine qui aimait s’entourer de jolies filles et de personnes fortunées. Elles avaient d’ailleurs choqué les convives quand elles avaient évoqué leurs métiers respectifs.

- Comment ??? – s’était offusquée la comtesse Pavlovitch – Vous travaillez ? Des gens de votre condition ???
- Et nous gagnons même notre vie grâce à cela… - avait répondu Patty, vexée, prenant plaisir à déconcerter l’aristocrate russe.
- Rassurez-vous, nous ne faisons cela que pour l’argent… - avait malicieusement renchéri Candy – Mais je dois vous avouer que je suis heureuse d’avoir été adoptée car malgré mon salaire, je n’aurais jamais pu m’offrir une aussi belle croisière !
- A… Adoptée ??? – s’était étranglée la comtesse.
- Oui, j’ai grandi dans un orphelinat, puis monsieur William André m’a adoptée à l’âge de treize ans alors que j’étais domestique chez ses cousins…

Un silence pesant s’était abattu sur la table, chacun fixant, gêné, son assiette. Mais soudain, pendant qu’un ange passait, un éclat de rire retentissant avait jailli à l’autre bout de la table. C’était Madame Margaret Brown alias Molly Brown, une richissime veuve, qui, bien qu’ayant réchappé du naufrage du Titanic, continuait à apprécier les croisières en bateau.

- Hohoho !!! Comme vous êtes amusantes toutes les deux ! Vous me rappelez la jeune femme que j’étais au même âge !

Candy et Patty s’étaient regardées, étonnées et ravies de ce soutien inattendu.

- Continuez ainsi mesdemoiselles ! Ne comptez que sur vous même et ne faîtes pas comme certains ou certaines ici qui vivent dans un passé révolu.

La comtesse avait tressailli devant l’allusion à peine voilée de la riche américaine.

- Et oui, madame, le monde change ! – avait poursuivi Mrs Brown, en insistant sur chaque syllabe - Les femmes travaillent, ont le droit de vote, et n’ont plus besoin d’un mari pour être autonome. Cette liberté vous fait-elle peur, comtesse ?

Embarrassée d’être aussi franchement interpellée, l’aristocrate ne lui avait point répondu et avait profité de l’arrivée providentielle des desserts pour détourner la conversation sur le thème de la gastronomie. Les autres invités s’étaient jetés hypocritement sur le sujet, ce qui avait accentué le malaise ambiant.

- Je parie qu’elle ne sait même pas se servir un verre de lait !... – avait marmonné Molly Brown en haussant les épaules.

Les regards de Candy, de Patty et de leur nouvelle amie s’étaient croisés, et elles avaient pouffé de rire comme des bienheureuses. Usant d'une vague excuse, elles avaient du reste précipité leur départ, et poursuivi leur conversation, à l’écart dans le petit salon, devant une tasse d’espresso bien chaud.

- Quelle bande de snobinards ! – s’était écrié Molly en secouant rageusement son éventail – Que connaissent-ils de la vie pour vous juger de la sorte ??? Ils ne sont bons qu’à compter leurs billets verts alors qu’ils n’ont aucune idée de ce que ça coûte de les gagner !
- Rassurez-vous Mrs Brown, ce genre de comportement ne m’est pas inconnu, mais il a cessé de me blesser depuis bien longtemps. – avait répondu Candy en souriant – J’ai eu de la chance d’être élevée par deux merveilleuses dames qui m’ont appris les vraies valeurs de l’existence et cela m’a beaucoup aidée par la suite. Ces gens sont plus à plaindre qu’à mépriser car ils ne seront plus rien sans leur fortune, alors que si je perdais tout, je sais qu’il me resterait des amis fidèles et sincères et un but dans la vie. J’ai aussi la chance d’avoir un père adoptif qui comprend et partage mes aspirations. Que pourrais-je demander de plus pour être heureuse ?
- Un fiancé peut-être ? – avait lancé Molly, l’œil brillant de malice – Vous n’en avez curieusement pas parlé. Jolie comme vous êtes, Candy, je suis prête à parier que vous avez l’embarras du choix et que vous vous faites désirer…

Le visage de Candy s’était soudainement assombri et elle avait baissé la tête, gênée. Remarquant son trouble, Mrs Brown s’était agitée sur son siège en soupirant, regrettant sa maladresse.

Quelque chose de terrible avait dû lui arriver pour qu’elle réagisse ainsi…

- Pardonnez-moi Candy, je ne voulais pas vous blesser – avait-elle bredouillé en posant une main réconfortante sur la sienne – Vous êtes si jeune, si jolie, que je n’aurais jamais imaginé que vous puissiez déjà souffrir des affres de l’amour. Il était soldat, c’est cela ? Il est mort à la guerre ?
- Fort heureusement non !… Mais toutes ces années sans lui furent comme si cela s’était passé ainsi… - avait tristement répondu Candy.
- S’était ???? – avait sursauté Patty en écarquillant les yeux, le cœur battant.
- Oh Patty ! – s’était exclamée Candy en se tournant vers elle, la voix chancelante et les larmes aux yeux – Je ne voulais pas t’en parler car cela ne veut peut-être rien dire mais… J… Je l’ai vu… Je l’ai vu sur le quai au moment où notre bateau quittait le port !!!
- Mon Dieu !!! – avait crié Patty, portant d’émotion ses mains à la bouche – Mais que faisait-il là ???
- Je crois… J’espère que c’est suite à ma visite chez lui peu de temps avant…
- Ta visite chez lui ? – l’interrompit Patty, dévorée de curiosité – Je t’en prie, Candy, Explique-toi ! Raconte-moi, raconte-nous tout ! Tu ne quitteras pas cette pièce avant de m’avoir, de nous avoir tout raconté !
- En effet, Candy, et je m’en assurerai ! – avait ajouté Mrs Brown, un sourire diabolique fendant son visage replet – Prenez votre temps mon enfant, mais surtout, n’oubliez aucun détail…

Candy avait obtempéré en gloussant. Elle avait d’abord expliqué grossièrement les raisons de sa séparation à Molly, puis s’était lancée dans son récit. Fébrile, elle avait décrit la découverte de l’endroit où Terry habitait, puis sa rencontre avec la gouvernante qui l’avait conviée à entrer chez lui, la visite de son appartement puis cette pièce avec le piano et surtout le tableau qui l’avait bouleversée au point de la pousser à s’enfuir. Et enfin, contre toute attente, la présence de Terry sur le quai, la joie des retrouvailles, les larmes versées, les regards échangés, alors que le bateau s’éloignait et les séparait une nouvelle fois…

Patty, toute tremblante, avait laissé couler des larmes de joie.

- Mon dieu, Candy ! Comme je suis heureuse pour toi ! Dès que nous arriverons au Havre, tu prendras le premier bateau et tu iras le retrouver au plus vite !!!
- C’est aussi pour cela que je ne voulais pas t’en parler, Patty. Il n’est pas question que je te laisse finir ce voyage seule ! Je tiens beaucoup à t’accompagner. Nous sommes parties ensemble, et nous reviendrons ensemble !
- Mais voyons, Candy ! N’es-tu pas impatiente de le retrouver après toutes ces années ???
- Je suis d’accord avec vous, Candy – était intervenue Mrs Brown, visiblement très émue par le récit de la jeune blonde – Il n’y a pas de raison pour que vous changiez vos projets. Il ne faut pas trop faciliter les choses à ce jeune homme. Il faut qu’il vous attende, qu’il compte impatiemment chaque jour avant vos retrouvailles. Elles n’en seront que meilleures, car croyez moi, ce garçon n’était pas sur le port par hasard, il n’était là que pour vous, ma belle ! Tout indique qu’il vous aime encore éperdument. Pourquoi garderait-il si précieusement tant de souvenirs de vous si ce n’était pas le cas? Arrêtez de douter et concentrez-vous plutôt sur ce merveilleux jour qui vous réunira bientôt.

Candy avait opiné sans rien dire, se contentant de sourire, d’un air rêveur. Son cœur s’était mis à battre plus vite, ses joues avaient rosi. Mais Molly, curieuse comme une pie, avait rapidement mis un terme à ses rêveries.

- Mais dîtes-moi, Candy. Quel est le prénom de ce mystérieux jeune homme ?
- Terry… Enfin... Terrence… - avait-elle répondu en rougissant.
- Terrence ?... Tiens, tiens… Cela me rappelle ce jeune comédien qui joue si divinement au théâtre et que j’ai vu plusieurs fois à Broadway !

Les joues de Candy s’étaient d’un coup enflammées et ses yeux s’étaient mis à briller de mille étoiles. La bouche de Molly Brown s’était aussitôt arrondie et ses yeux agrandis de stupéfaction.

- Oh mon dieu, Candy !!! Parlons-nous de la même personne ??? – s’était-elle écriée en riant nerveusement – Oh, comme je vous comprends à présent ! Haaaa ! Si j’avais votre âge, dieu m’est témoin que je serais folle de lui !

Et elle était partie dans un rire sonore qui avait attiré le regard désapprobateur des clients du salon. Les joues de Candy avaient viré au cramoisi tandis que de la buée s’était formée sur les lunettes de Patty, bouleversée par les révélations de son amie.

- J’adore les belles histoires d’amour ! La votre est si délicieuse qu’elle mérite d’être fêtée avec les honneurs ! Alors, champagne !!! – s’était exclamée la riche américaine en faisant un signe au serveur qui arriva quelques minutes plus tard les bras chargés d’un seau de glace et d’une belle bouteille à bouchon doré à l’intérieur.

La soirée s’était terminée dans les larmes, les fous rires et les bulles. Patty et Candy, peu habituées à boire de l’alcool, s’étaient vite retrouvées pompettes et avaient dû rapidement rejoindre leur cabine avant de perdre toute contenance. Elles étaient peut-être jeunes et célibataires, elles n’en restaient pas moins des Ladies, et Candy n’était pas certaine que la famille André eût apprécié de voir leur nom en grosses lettres dans la rubrique à scandale des journaux. Mrs Brown, quant à elle, encore très en forme, avait prolongé la soirée devant une partie de poker en compagnie de compatriotes, de riches industriels du Colorado.

Tout ceci venait de se dérouler quelques heures auparavant, et Candy rit intérieurement au souvenir de cette étonnante soirée. Mrs Brown était vraiment une femme très attachante, qui n’avait pas renié ses origines populaires malgré sa réussite sociale. Elle aimait choquer, remuer l’ordre établi et elle les avait fait bien rire avec ses remarques acides sur la haute société. C’était aussi une femme qui savait lever le coude et Candy s’étonnait encore d’avoir été si facilement entraînée. Il faut dire, à sa décharge, que le champagne était de grande qualité, du Cristal de chez Louis Roederer, qui avait été élaboré à l’origine pour le Tsar Alexandre II de Russie. Un vrai nectar, vineux, fin et fruité, dont une coupe avait suffi à lui faire perdre la tête ainsi que celle de Patty. Candy comprit alors que l’alcool qu’elle avait bu avait probablement eu une action sur ses rêves. Dans une situation normale, les hoquets qu’elle émettait encore par intermittence auraient dû la déranger. Cette fois-ci, bien au contraire, ils la rassuraient. Elle savait que même le meilleur des champagnes pouvait perturber le sommeil et entraîner des cauchemars. Elle trouvait ainsi une réponse à ses inquiétudes et cela la tranquillisa. Elle ferma les yeux, bercée par le roulis du bateau. Allongée sur le transat, bien lovée sous sa couverture, elle s’endormit tout doucement, sans rêves cette fois, mais définitivement apaisée.

*********



Le bruit de cris et de plongeons dans la piscine de l’étage inférieur la soutira de son sommeil. Elle ouvrit les yeux. Il faisait jour, des gens se promenaient déjà sur le pont, des enfants jouaient, le personnel et les officiers allaient et venaient à leurs occupations. Elle s’étira longuement puis se leva lentement. Sa tête lui faisait encore mal. Elle avait besoin d’une nouvelle aspirine et retourna dans sa chambre. En arrivant, elle remarqua que la porte de celle de Patty était ouverte et que la femme de chambre était en train d’y faire le ménage. Elle se servit un verre d'eau, avala rapidement son cachet, puis se mit en quête de son amie, qu’elle chercha d’abord dans la salle de restaurant où l’on achevait de servir le petit déjeuner, puis dans le salon de lecture, ensuite à l’extérieur sur le pont, mais ne la trouva point. Au bout de longues minutes de recherche, alors qu’elle parcourait pour la énième fois la promenade, elle devina, en voyant les côtes françaises grossir au loin, le lieu où devait se trouver son amie. Elle finit par l’apercevoir à l’écart, du côté de la proue du bateau qu'une haute et large cheminée dissimulait en partie. Appuyée contre la rampe, elle fixait l’horizon.

- Ah, Patty ! Je te cherchais partout !

La jeune enseignante se retourna et lui sourit tristement.

- J’espère que tu auras mieux dormi que moi cette nuit. Ce champagne a fait bien du dégât dans ma petite cervelle ! Ouille ! – fit Candy en se massant les tempes.

Mais Patty restait silencieuse, fixant la mer. Candy posa une main réconfortante sur son épaule.

- Patty… Je sais pourquoi tu es là… Si tu veux rester seule, dis-le moi, et je m’en irai, sinon, je veux bien te tenir compagnie en ce douloureux moment.
- Excuse-moi, Candy – répondit la jeune brune en soupirant – Je ne voulais pas me cacher de toi… Je voulais juste être ici, avec lui…

C’est donc ici que son avion s’est écrasé… C’est au-dessus de ces flots qu’Alistair est mort au combat, que son corps inerte a été englouti et repose…

Le cœur serré, Candy balaya d’un œil nouveau le paysage marin qui s’offrait à elle. Elle déplaça sa main vers celle de Patty appuyée sur la rampe et la pressa avec émotion.

- Je sais que les mots ne sont pas d’un grand soutien dans ces circonstances, Patty, mais je voulais que tu saches que je partage ta peine. Alistair me manque tellement à moi aussi !...

Contre toute attente, Patty lui renvoya un visage serein.

- Rassure-toi, Candy, j’attends ce moment depuis si longtemps ! Peux-tu imaginer ce que c’est que de ne pas pouvoir se recueillir sur la tombe de celui qu’on aime ? Je n’ai jamais eu envie de retourner sur celle où il est censé se trouver à Lakewood. Qu’irais-je faire là-bas alors que je sais que cette tombe est vide ? Même si je veux croire que son âme m’accompagne, même si parfois je le sens si proche que j’ai presque la sensation de pouvoir le toucher, j’aurais vraiment voulu voir où il repose. Et maintenant, je le sais… J’ignore pourquoi mais j’avais toujours imaginé cet endroit sombre, plongé dans les ténèbres, comme un gouffre infini, et je le découvre aujourd’hui scintillant sous le soleil et nuancé de couleurs sans cesse en mouvement. Tout comme ce qu’il était dans la vie, un être solaire qui illuminait nos existences par son esprit vif et sa gentillesse. Pendant toutes ces années, je n’ai jamais trouvé la force de venir jusqu’ici, mais avec toi, cette fois à mes côtés, j’ai senti que je pourrai le faire. Je n’ai qu’à te regarder, Candy, et je peux espérer que l’on se remet de tout, que l’on sort grandie de ses épreuves. Tu es la preuve vivante que l’on peut être meurtrie par la vie sans jamais cesser de l’aimer. Je voulais donc te dire que ma présence ici a pour ambition de me rapprocher d’Alistair mais aussi… d’en faire le deuil…
- Patty… - murmura Candy, les yeux troublés de larmes.
- Ne pleure pas Candy… Sois heureuse pour moi… - répondit Patty, la gorge nouée par l’émotion – Dieu sait combien j’aime Alistair ! Je l’aimerai jusqu’à la fin de mes jours ! Mais en m’approchant de ces côtes, de ces falaises qui l’ont vu tomber, mon cœur au lieu de se serrer, s’est allégé. Je me suis sentie rassurée, et l’angoisse, le chagrin qui me possédaient au début, se sont peu à peu envolés. J’ai eu l’impression qu’Alistair voulait me faire comprendre que je n’avais plus à m’inquiéter pour lui, que tout irait bien pour lui, tout comme pour moi. C’est comme si le voile noir qui ternissait ma vie s’était déchiré et que je redécouvrais les subtiles teintes de l’existence. J’ai l’impression de sortir d’un long sommeil, de voir et d’entendre de nouveau, comme une renaissance !
- Oh, Patty !!!! – s’écria Candy en la pressant contre son cœur – Tu ne peux pas imaginer la joie que tu me procures en disant tout cela ! J’ai tellement prié pour un jour entendre ces mots sortir de ta bouche !

Serrant plus fort son amie contre elle, elle sanglotait à la fois de joie et de tristesse. De joie, car elle n’aurait jamais espéré voir Patty renaître à la vie, et de tristesse aussi, car la perte d’Alistair avait laissé un vide incommensurable en elle, vide difficile à combler. Alistair… Son compagnon des mauvais jours, qui avait toujours trouvé l’invention ou le bon mot pour la dérider. Elle avait conservé précieusement la boite à musique qu’il lui avait donnée sur le quai de la gare avant qu’elle parte rejoindre Terry à New-York. Cette jolie musique qui, dès qu’elle l’entendait, la réconfortait, la consolait comme il savait si bien le faire quand il était là, près d’elle. Etrangement, il lui sembla entendre distinctement cette mélodie à travers le vent léger qui caressait son visage. Elle se redressa. Au même moment, une mouette passa au-dessus d’elles, les frôlant presque, et laissa échapper quelque chose qui tomba en virevoltant aux pieds de Patty. Elle se baissa pour le ramasser. C’était une fleur blanche à cinq pétales avec en son centre un pistil de forme curieuse. Et un sourire ému se dessina sur ses lèvres.

- C’est une fleur d’orchidée… - bredouilla-t-elle en la montrant d’une main tremblante à Candy – C’est ma fleur préférée… Alistair m’en offrait souvent car il savait que je les adorais.
- Les orchidées ne poussent pas en pleine mer et certainement pas le long des côtes françaises, Patty… - observa Candy, toute frissonnante du phénomène surnaturel qui se déroulait sous ses yeux.
- En effet… Oui… - murmura Patty en tournant la tête vers la côte, tout en portant la fleur à son cœur.

Candy se rapprocha d’elle et posa affectueusement son bras autour de ses épaules. Fixant à son tour l’horizon, sa tête posée contre la sienne, elle lui dit d’une voix détendue :

- Tu peux avoir le cœur en paix à présent, Patty. Tu viens de recevoir le plus beau des messages d’amour, ne crois-tu pas ?

Une larme brulante roula sur la joue de la jeune brune qui acquiesça, le menton tremblotant.

- O… Oui… Je sais désormais qu’il est heureux là où il est… C’est ce qui compte pour moi…
- Tu vas pouvoir penser à toi maintenant, mon amie. Je suis sûre que c’est ce que veut Alistair. Par je ne sais quel miracle, il est parvenu à te faire un signe. Tu es bénie des dieux, Patty !!!
- Je me demande… Je me demande pourquoi il… Pourquoi il ne s’est pas manifesté avant ?
- Parce que tu n’étais pas prête. Parce que peut-être, il n’en était pas à son premier essai mais que tu ne l’entendais pas… Quand on sombre dans le chagrin, on devient sourd et aveugle, on perd ses repères, tout ce qui nous relie à la réalité. Et quand on retrouve tout cela, qu’on retourne à la lumière, on est ébloui par cet afflux de sensations, d’impressions qu’on avait oubliées. Mais quelle joie de pouvoir savoir qu’on n’a pas été abandonnée !...

Candy lui raconta alors ce qui s’était passé en Ecosse avec Terry, quand ce dernier l’avait obligée à monter à cheval alors qu’elle en éprouvait une peur épouvantable depuis l’accident d’Anthony. Pendant de longues minutes, elle avait hurlé sa terreur, hurlé le nom d’Anthony, puis peu à peu, elle s’était mise à écouter la voix devenue tendre de Terry, à sentir les battements de son cœur contre son corps, à ressentir la vie qui était en lui. Il sentait l’herbe fraîchement coupée. Sa poitrine était brûlante. Ses paroles raisonnaient à ses oreilles comme si c’était hier.

- Ouvre les yeux, Candy ! Ouvre les yeux tout grand. Ne regarde plus vers le passé, regarde devant toi !

Et quand elle les avait rouverts et constaté la vie autour d’elle, il avait conclu :

- Anthony est mort, mais nous, nous sommes là Candy. La vie est la plus forte et les souvenirs doivent laisser place à la réalité. Et la réalité, c’est toi et moi…

En entendant ces mots, elle avait senti renaître l’espoir, un espoir qu’elle avait cru à jamais perdu. Mais le plus merveilleux dans tout cela, c’est qu’en regardant un peu mieux les arbres qui l’entouraient, elle avait aperçu, mêlé aux lumières qui traversaient le feuillage, le doux visage d’Anthony. Un visage souriant et serein qui voulait lui dire que tout irait bien désormais. En s’ouvrant de nouveau à la vie, elle était parvenue à entendre et à voir ce dont elle avait été incapable auparavant, quand elle était murée dans son désespoir. Patty faisait à présent la similaire expérience et elle se réjouissait d’avoir été présente à ce moment là, car elle pourrait toujours la rassurer en cas de doute, et lui certifier que ce qu’elle venait de vivre était bien réel.

Cette dernière eut alors une phrase qui la décontenança.

- Je pense que toi aussi, tu es prête, à présent… - fit-elle en lui remettant une enveloppe qu’elle venait de sortir de la poche de sa veste.
- Qu… Qu’est-ce que c’est ? – bredouilla Candy, chancelante, en reconnaissant toute de suite l’écriture raffinée de Terry.
- Il me l’a confiée il y a quelques semaines de cela. Pardonne-moi de ne pas te l’avoir donnée plus tôt… Mais il voulait que je m’assure que tu étais bien prête pour cela. Il ne voulait pas que tu te sentes obligée envers lui. Tu semblais si indifférente que je ne voulais pas t’influencer en quoi que ce soit. Mais ce que tu nous as raconté hier m’a rassurée et a conforté ma décision.
- Une lettre de Terry… - fit Candy à haute voix comme pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Les larmes brouillaient sa vue et elle serra plus fort la lettre entre ses doigts de peur de la laisser tomber et qu'elle soit emportée par la brise – J’ai tant espéré au fond de mon cœur qu’il m’écrierait un jour. Je n’ai jamais eu le courage de lui envoyer la mienne. Oh, Patty ! J’ai l’impression de rêver !…
- On non, Candy, tu ne rêves pas ! Je suis si heureuse d’être son messager ! Voir ton visage s’illuminer, t’entendre prononcer son nom sans que ta voix s’étrangle de chagrin, est la plus belle des récompenses. Dépêche-toi, Candy ! Dépêche-toi d’aller lire cette lettre ! Que fais-tu encore plantée là, allons ???

Candy déposa rapidement un baiser reconnaissant sur la joue de son amie et s’enfuit en courant vers sa cabine. Son cœur battait à tout rompre, il lui semblait qu’il allait éclater ! Elle courait dans les coursives sans les reconnaître, l’esprit vidé de toute pensée. Arrivée devant la porte de sa suite, elle mit un long moment à insérer la clé dans la serrure tant sa main tremblait. Elle entra enfin et ouvrit tout en grand la baie-vitrée. L’air frais pénétra dans la pièce et l’aida à émerger de sa torpeur. Elle ouvrit le tiroir de son secrétaire et en sortit un coupe-papier en ivoire, usant de sa lame pour déchirer le repli de l’enveloppe. Une feuille d’un jaune pâle se trouvait à l’intérieur, une seule page dont la couleur rappelait les jonquilles du parc de Saint-Paul, ce carré de fleurs sur lequel elle avait trébuché en tombant sur Terry qui s’y était allongé.

- Eh bien, je sais que je te plais beaucoup mais je n’imaginais pas que tu essaierais de me séduire de cette façon !... – lui avait-il lancé, moqueur, tout en entourant sa taille de ses bras.

Rougissante, elle l’avait repoussé brutalement.

- J’ai failli te marcher dessus, Terry !!! Tu es comme les pierres, tu te mets n’importe où !!!!
- Les pierres ne sont pas sensibles au parfum des jonquilles…

Candy soupira de mélancolie en se remémorant ce délicieux souvenir.

Terry parmi les fleurs… Quel spectacle cocasse !

Ses yeux se posèrent une nouvelle fois sur la lettre. Fébrilement, elle sortit la feuille de l’enveloppe. Son cœur se remit à battre furieusement, assénant douloureusement ses coups contre sa poitrine. Une peur incontrôlable la retenait de lire le contenu de la lettre, comme si en le faisant, elle allait rompre l’enchantement. Il lui avait tellement manqué !... Un seul geste d’elle à présent et cette absence s’évanouirait. Cela lui semblait irréel ! Enfin, réunissant tout son courage, elle prit la lettre entre ses mains et ce qu’elle en découvrit la remua jusqu’au fond de son être.

"Chère Candy,

Comment vas-tu ?

Je voulais attendre pour t'écrire qu'un an se soit écoulé après la mort de Suzanne... Puis, pris de doutes, j’ai encore laissé passer six mois.

Mais à présent, muni de tout mon courage, je t'envoie cette lettre pour te dire que pour moi, rien n’a changé.

Je ne sais pas si tu liras un jour ces mots, mais je voulais à tout prix que tu le saches.

T.G.


Candy resta un long moment pétrifiée sur le bord de son lit, incapable de penser correctement. En lisant ces lignes, il lui avait semblé qu’il était assis à côté d’elle et qu’elle entendait sa voix grave et profonde lui murmurer tendrement ces mots. Il lui avait semblé si proche qu’elle pouvait sentir un parfum léger de jonquilles l’envelopper. Elle soupira de contentement.

- Oh, Terry !... Moi non plus, je n’ai pas changé… Ta lettre est très courte mais je n’ai pas besoin que tu m'écrives de longues lignes pour comprendre ce que tu veux me dire. Terry, mon amour… Tu hésitais, tout comme moi… Pourquoi avons-nous si peur l’un de l’autre ? Pourquoi ne sommes-nous pas capables de faire un pas l’un vers l’autre ? Crains-tu autant que moi que cet espoir soit réduit à néant, comme il l’a déjà été une fois ? Oh Terry, j’aimerais tant être près de toi et briser cette fatalité qui nous a trop longtemps éloignés. J’aimerais tant, Terry !....

Elle bascula en arrière et se laissa choir sur le lit, les bras en croix. Etourdie, ivre d’émotions nouvelles, elle ferma les yeux sur le plafond qui tournoyait au-dessus d’elle, et se laissa aller à rire, timidement au début, puis de bon cœur ensuite. Elle s’émerveillait des sons qui sortaient de sa gorge, empreints d’une gaieté, d’une légèreté qu’elle n’avait plus entendues ni ressenties depuis une éternité. Elle était amoureuse et n’avait jamais autant éprouvé de joie d’être dans cet état…

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Le lendemain, au petit matin, un train quittait la gare du Havre, avec à son bord deux jeunes et aventureuses américaines. Dans quelques heures, après un voyage de plus de deux cent kilomètres, elles arriveraient à Paris pour prendre l’Orient-Express qui devait les mener à Venise. Confortablement installées dans leur compartiment personnel, elles regardaient le paysage défiler à travers la fenêtre. Le littoral normand s’était effacé pour des terres blondes, des bocages vallonnés, des forêts de hêtres et de pins. Le tracé du chemin de fer suivait la Seine et traversait plusieurs fois le fleuve, ce qui avait nécessité la construction de viaducs dont le plus long atteignait cinq cent vingt mètres. Les deux amies se divertissaient à chaque passage sur l’un de ces ouvrages d’art d’où elles avaient une vue dominante sur la large rivière qui serpentait des dizaines de mètres plus bas.

Balancée par le roulis du train, la tête appuyée contre la vitre, Candy somnolait. Depuis son départ de New-York, elle dormait très mal, trop excitée qu’elle était par le regain d’espoir que cela avait suscité en elle de revoir Terry, espoir décuplé après la lecture de sa lettre. Sur le moment, elle avait pensé plier bagages et rebrousser chemin jusqu’à l’ile de Manhattan. Mais elle s’était rapidement ravisée. Comment aurait-elle pu se rendre chez Terry et sonner à sa porte, avec pour tout prétexte de brèves retrouvailles sur le quai d’un port, et quelques lignes sur une feuille de papier ? Bien entendu, au fond d’elle-même, cela suffisait amplement pour qu’elle courût le rejoindre, mais elle n’avait pas oublié que ce n’était pas de cette façon que devait se comporter une vraie Lady. Car avec les années, c’était bien ce qu’elle était devenue : une magnifique jeune femme au maintien et à l’élocution parfaite, et qui, loin d’avoir renié ses origines, en avait retiré le meilleur pour l’intégrer aux exigences de sa condition d’héritière des André. Elle était la fille unique d’Albert et avait su s’en montrer digne, en observant, écoutant, apprenant et appliquant à la lettre les leçons de conduite qu’on lui avait enseignées. Faisant fi des mauvaises langues, elle s’était rapidement adaptée à ses nouvelles obligations tout en y apportant une grâce qu’elle n’aurait jamais soupçonnée, une grâce naturelle qui ne demandait qu’à être révélée.

Pourtant, Terry s’était moqué d’elle en Ecosse quand elle lui avait dit qu’elle avait l’intention de devenir une Lady pour faire honneur au grand-oncle William.

- Toi, une Lady ? Cela ne t’irait pas du tout ! – lui avait-il rétorqué le plus naturellement du monde.

Il ne s’était pas rendu compte à quel point il l’avait blessée en disant cela. Lui, comme tout le monde autour d’elle, avait bénéficié d’une excellente instruction, d’une connaissance parfaite des bonnes manières et elle avait souffert régulièrement de ces lacunes car elles avaient été bien souvent source de malentendus. Malgré cela, elle avait charmé Terry, mais elle voulait qu’il connût d’elle cette qualité qu’elle avait développée, améliorée avec le temps. Elle voulait qu’il soit fier d’être à ses côtés et non pas qu’on lui rappelât en permanence ses origines modestes. Elle se demanda néanmoins s’il saurait apprécier ce changement qui s’était opéré en elle. Elle n’était plus cette élève de Saint-Paul qui faisait le mur à la nuit tombée et qui grimpait aux arbres comme un chimpanzé. Presque dix ans s’étaient écoulés depuis cette période. Elle avait acquis depuis une certaine maturité, qu’elle exerçait à travers son métier d’infirmière, mais elle était aussi un membre important d’une famille de la haute- société de Chicago, respectée et honorée. Saurait-il retrouver la vraie Candy dans tout cela ?

Et Terry, avait-il changé lui aussi ? Il prétendait le contraire dans sa lettre mais la tragédie qu’ils avaient connue tous deux avait certainement laissé des cicatrices. Aimerait-elle ce qu’elle découvrirait de lui ? Tout ceci exigeait une longue réflexion. C’est pourquoi elle appréciait ce voyage avec Patty. Cette dernière avait pourtant insisté pour qu’elle reparte tout de suite, mais Candy lui avait affirmé sa détermination. Elle voulait tirer profit de ces quelques semaines, loin de tout ce qui pourrait lui rappeler Terry, pour réfléchir sur sa situation. Elle voulait ardemment le revoir, mais pas dans ces conditions. Mrs Molly Brown lui avait bien fait entendre que la précipitation était mère de bien des déconvenues et elle savait qu’elle avait raison. La patience allait devenir sa meilleure conseillère jusqu’à son retour en Amérique, mais elle admit intérieurement qu’il lui en faudrait une bonne dose tant la seule évocation de Terry la rendait vulnérable à toutes les tentations.

Elle posa affectueusement les yeux sur Patty, calmement penchée sur son ouvrage de broderie : un bavoir pour le futur bébé d’Annie. Elle se dit que ce n’était pas une mauvaise idée d’occuper ses mains. Un peu d'activité manuelle libèrerait son esprit tourmenté. Elle fouilla dans ses affaires et retira une ébauche de tricot qu’elle avait, elle aussi, commencée en prévision de la naissance prochaine. Elle tendit à la lumière du jour ce qui était censé ressembler à un gilet et se désola du résultat : à défaut de symétrie, il serait très aéré pour les chaudes journées d’été, considérant la largeur de certaines mailles qui laissaient passer aisément un doigt ou deux. Elle approcha le tricot de son visage et s’amusa à regarder à travers l’un des orifices. Se faisant, elle croisa le regard de Patty qui venait de lever la tête. Les yeux de cette dernière s’agrandirent de surprise et elle éclata de rire. Candy se mit à rire à son tour, emporté par les tressautements d’épaules de son amie. Elles riaient si fort qu’on pouvait les entendre dans tout le wagon si bien qu’elles ne remarquèrent pas les sifflets de la locomotive qui annonçaient leur arrivée prochaine à la gare de Paris-Saint-Lazare…

*******



Quand Terry ouvrit les yeux, son corps lui faisait si mal qu’il lui sembla qu’un immeuble de dix étages s’était écroulé sur lui. Il était allongé sur un lit et une odeur désagréable de pharmacie flottait dans la pièce. Sa vision était trouble et il ne discernait que de vagues formes qui se détachaient dans la lumière du jour. Une silhouette s’approcha de lui, vêtue d’une blouse blanche et chapeauté d’une coiffe de même couleur qui retombait sur sa nuque.

- Candy… - murmura-t-il d’une voix presque inaudible.

La silhouette sursauta, s’approcha un peu plus et s’écria en se redressant :

- Il se réveille ! Il se réveille ! Vite ! Allez en informer Monsieur !!!!

Le jeune homme entendit alors des pas précipités dans le couloir, puis quelques instants plus tard, le son d’une voix familière, qui le fit tressaillir malgré son engourdissement.

- Comment va-t-il ? - s'enquit la voix, fébrile.
- Il vient tout juste de se réveiller, Monsieur…

Terry tourna la tête vers la voix et, malgré la confusion qui ralentissait ses pensées, il parvint peu à peu à en distinguer les traits : un costume sombre, un port altier, des cheveux grisonnants contrastant avec la fine moustache noire qui recouvrait une lèvre supérieure de grand séducteur, lui conféraient une allure hautement aristocratique et distante, reconnaissable entre toute.

- Père… - gémit Terry dans un souffle.
- Terrence… Mon fils… - répondit le Duc de Grandchester.

Le manque de sommeil avait creusé les traits de son visage et veiné de rouge son regard sévère. Il posa une main affectueuse sur le bras de Terry, qui frissonna d’étonnement.

- Bienvenue Terrence, bienvenue dans le monde des vivants…

Fin du chapitre 4



Edited by Leia - 4/3/2016, 16:32
view post Posted: 22/11/2011, 19:42 Lettres à Juliette - Fanfics pour tous les âges

Lettres à Juliette

Chapitre 3



Patricia O'Brien ouvrit les yeux. La lumière du jour filtrait généreusement par les volets entrouverts de la fenêtre de sa chambre et laissait deviner l'heure avancée de la matinée. La jeune femme se redressa dans son lit, un peu honteuse de ne pas s'être réveillée plus tôt. Le lit de Candy à côté d'elle était vide et bien ordonné. Cette dernière était certainement partie dès l'aube à la clinique du docteur Martin et avait pris soin de ne pas réveiller son amie en quittant la pièce. Patty regrettait que Candy n’eût pas pris plus de temps libre pour le passer en sa compagnie mais elle comprenait très bien l'intérêt qu'elle portait à son travail. Elle se doutait qu'il avait dû être d'un grand soutien quand des pensées sombres hantaient son esprit, tout comme son métier d'enseignante avait donné un sens à sa propre vie après le décès d'Alistair. Elle dirigea son regard vers le tiroir de sa table de chevet et soupira de consternation. C'était son dernier jour à la maison Pony, et elle n'avait toujours pas trouvé le bon moment pour lui remettre la lettre de Terry. Force était de constater que la jeune blonde était très entourée. Dès qu'elle rentrait de la clinique en fin de journée, les enfants l'assaillaient de questions sur son travail, et elle y répondait patiemment :

– Non, il n'y avait pas eu d'oeil crevé ou de bras arraché, ni de sang giclant sur les murs. Non, le docteur Martin n'amputait pas de membres et ne faisait pas d'expériences sur des cadavres. Oui, elle faisait des piqures et quand elle faisait des prises de sang, l'aiguille ne traversait pas le bras du patient...

Le premier soir, Patty avait pâli devant la curiosité morbide de ces chères têtes d'ange, mais Candy l'avait rassurée en lui expliquant que c'était un âge où ils aimaient se faire peur, que c'était leur façon à eux d’évacuer leurs angoisses, et qu'ils étaient très doués pour passer d'un sujet à un autre. Pour preuve, leur goût pour l'hémoglobine s'était aussitôt évaporé quand un des plus angéliques de tous avait évoqué le doux thème des crottes de biques et du pipi de chat, sujet éloquent, source inépuisable d'expressions poétiques et raffinées, jusqu'à ce que Soeur Maria passât la tête à la fenêtre et, tapant des mains, mît un terme définitif à leur enthousiasme... jusqu'au jour suivant. Candy observait tout ceci avec un sourire en coin qui laissait deviner la tendre complicité qui la liait à ces enfants. Devant l'air effaré de son amie, elle n'avait pas hésité à lui assener malicieusement le coup de grâce en lui révélant qu'au même âge, elle s'était échappée une journée avec Annie, avait chipé la bouteille de vin de mademoiselle Pony et avait connu son premier état d'ivresse ! Patty en était restée muette de stupéfaction et n'avait retrouvé la parole qu'après un long moment. Candy en avait ri toute la soirée.

Le séjour s’était écoulé ainsi tranquillement. Candy partait travailler chaque matin et rentrait le soir, fatiguée de sa journée, mais toujours de bonne humeur, disponible pour son amie, ses deux maîtresses et les enfants. Pour mieux se rapprocher d'elle, Patty l'avait accompagnée un jour à la clinique, mais elle s'était vite rendue compte que la seule vue d'une goutte de sang mêlée à l'odeur des produits pharmaceutiques, lui chamboulaient l'estomac au point de lui donner des nausées et des maux de tête qui l'empêchaient de faire quoi que ce soit. C'est pourquoi elle avait renoncé à réitérer l'expérience, ne voulant pas être une charge inutile. Elle se contentait donc de prendre du bon temps à la Maison Pony, de se promener aux alentours, d'aider dans leurs tâches quotidiennes Soeur Maria et Mademoiselle Pony, en attendant le retour de Candy. Le temps était passé si vite et elle en avait partagé finalement si peu avec Candy, qu'elle en était arrivée à la conclusion que ce n'était peut-être pas le bon moment pour lui remettre la lettre de Terry. A vrai dire, elle l'avait trouvée si enjouée, si gaie, que la description sinistre que lui en avaient fait Annie et Albert ne lui avait pas semblé si évidente. Lui parler de Terry, au risque de mettre en péril tout son équilibre, lui paraissait inapproprié tant qu'elle ne serait pas parvenue à connaître le fond de sa pensée. Tout bien réfléchi, peut-être que Candy était plus heureuse sans lui ? De retour chez Pony, elle s'était bâti une forteresse infranchissable, un refuge éloigné de tout ce qui pouvait lui rappeler de douloureux moments. Avait-elle, avaient-ils, Annie, Albert, et elle-même, le droit de décider de son sort ? Etait-ce une si bonne idée que cela de vouloir les réunir alors que les deux intéressés n'en avaient pas manifesté le désir ? Voilà ce qui taraudait Patty et qui troublait son sommeil.

Mais dans moins de deux mois, elles partiraient ensemble en voyage, seules, sans personne pour s'interposer entre elles ou distraire Candy de ses pensées, et à ce moment là, elle pourrait mieux la sonder et se prononcer. Que représentaient quelques semaines supplémentaires face aux années qui s'étaient écoulées d'autant plus qu'elle était ignorante de ce qui se tramait ? Oui, tout compte fait, elle venait de prendre la bonne décision : attendre encore un peu, ne pas se précipiter pour le bien de Candy, et pour son bonheur peut-être...

Elle se déplaça vers la petite table de l'autre côté de la chambre qui servait de bureau à Candy, et rédigea une lettre à l'attention d'Annie et d'Albert dans laquelle elle expliquait son choix. Le facteur n'allait pas tarder à faire une halte à l'orphelinat. Sa lettre terminée, elle se leva et s'approcha de la fenêtre. Soeur Maria était en train de faire la classe aux enfants dans le pré qui jouxtait la maison, un cours de sciences naturelles visiblement tant les enfants semblaient passionnés à remuer la terre, à ramasser des cailloux, des feuilles, et des petites bêtes. Tout à coup, Soeur Maria se figea, l'oeil noir et le sourcil froncé, et se dirigea à grandes enjambées vers Robbie, un petit sacripant de sept ans, qui s'amusait à agiter un énorme ver de terre sous le nez de la petite Violette qui hurlait de frayeur. Le pauvre Robbie termina la leçon à côté de soeur Maria, l'oreille gauche un peu plus rouge que celle de droite... Patty ne put se retenir de rire cette scène amusante et admit intérieurement que le petit monde de Pony méritait l'affection, la quasi-adoration que Candy lui portait. Ici, il ne pouvait rien vous arriver de grave, si ce n'est... de se faire tirer l'oreille par Soeur Maria...

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Le train au départ de Chicago entra en gare Grand Central1 de New-York et le coeur de Candy se serra d'émotion. Combien d'années s'étaient écoulées depuis la dernière fois où elle avait venue dans cette ville ? Sept ans, huit ans, peut-être ? Elle avait décidé de ne plus les compter depuis fort longtemps... N'avait-elle pas d'ailleurs émis le souhait de ne plus revenir ici tant l'évocation de ces lieux lui était pénible même après tout ce temps ? Pourtant, en la regardant, personne n'aurait pu deviner la profonde tristesse qui l'habitait. Pour ne pas inquiéter son entourage, et surtout pour qu'on cessât de lui parler de lui, elle avait dissimulé ses sentiments, tu ses émotions, affichant une mine toujours joviale, parfois forcée mais sous contrôle. Evoquer Terry lui était encore et toujours insoutenable, même avec ses amis, et elle leur était reconnaissante de respecter son mutisme le concernant. Pourtant, elle se trouvait à présent bel et bien à New-York et elle allait devoir y faire front. On n'avait pas encore trouvé le moyen de déplacer l'océan atlantique jusqu'à Chicago et elle devrait bien s'accommoder du port de Manhattan pour embarquer vers le vieux continent.

Le convoi ralentit peu à peu, annonçant son arrivée à grands coups de sifflets, puis plus brutalement, sous un concert de mortellement de pistons, de crissements de freins, et de jets stridents de vapeur. C'était l'effervescence au milieu de la fumée âcre des briquettes de charbon de la grande cheminée de la locomotive. Candy se leva et passa la tête par la fenêtre entrouverte de sa luxueuse cabine. Les nuages de vapeur l'empêchaient de distinguer précisément les silhouettes sur le quai. Elle devait retrouver Patty directement au bateau, mais Albert l'avait informée qu'il enverrait un des employés de son bureau New-Yorkais pour l'accueillir à la gare et la conduire jusqu'au port.

Elle fit descendre ses bagages et tandis qu'on les empilait sur un chariot (Annie lui avait fait dévaliser tous les magasins de mode de Chicago...), elle balaya du regard l'interminable quai, s'attendant à ce qu'un visage inconnu s'adressât à elle. Comme personne ne venait, elle s'avança vers le hall central, le préposé aux bagages sur ses talons. Eblouie par l'ampleur des lieux, elle emprunta un des imposants escaliers qui menaient au premier étage où se trouvaient de nombreux restaurants et cafés pour les passagers en attente de leur train. Puis, dressée sur la pointe des pieds, sa frêle silhouette en appui sur la rambarde du balcon qui surplombait le coeur de la gare, elle se mit à observer la foule en bas qui se dispersait par petits paquets vers les galeries qui bordaient le hall principal et menaient aux différents quais.

Elle pouvait apercevoir à côté des guichets l'employé de gare qui l'attendait patiemment avec son chariot à bagages. De son point de vue, elle ne pouvait résister à la majesté des lieux. Comment avait-elle pu la dernière fois, passer à côté de ce magnifique bâtiment ? Comment avait-elle pu négliger la pendule en cuivre à quatre faces qui trônait sur le comptoir d'information, au centre du hall, et qui interpellait chaque passant par son originalité ? Puis, en levant la tête, le majestueux plafond qui représentait les constellations du zodiaque, peint par un artiste français ? Sur les hauteurs, d'impressionnantes fenêtres en forme d'arche, laissaient entrer la lumière du jour qui se répandait jusqu'au sol en rais gigantesques dont les fines pellicules de poussière sous le soleil brillaient de mille éclats. On avait l'impression que de gigantesques épées célestes transperçaient les murs pour s'abattre sur les dalles de granit qui recouvraient le sol.

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Vraiment, comment avait-elle pu être indifférente à la majesté de ces lieux ?...

Parce-que ce jour là, alors qu'elle traversait la gare, le coeur battant, la seule pensée qui occupait son esprit était celle de le revoir, lui, enfin, après plus d'un an de séparation. Les yeux embués de larmes, les jambes flageolantes, son coeur cognait si fort dans sa poitrine, qu'elle n'aurait pas pu remarquer, malgré tous ses efforts, le bijou architectural dans lequel elle se trouvait. Et quand enfin elle l'avait retrouvé, lui, toute l'agitation qui l'entourait s'était envolée. Il n'y avait plus de train, plus de vacarme, plus de voyageurs qui la bousculaient en passant un peu trop près d'elle. Il ne restait que sa longue silhouette à lui et ses yeux turquoise qui la dévisageaient, brillants de lumière.

A cet instant, il lui semblait revivre la scène. Elle, serrant ses poings contre son coeur, se retenant, par pudeur, de se jeter à son cou alors qu'elle mourrait d’envie de le faire, et lui, paralysé par l'émotion, qui prononçait son nom, doucement, avec tendresse, sur un ton qu'il n'employait que pour elle et elle seule…

Une main se posa alors sur son épaule et elle sursauta, surprise. Tirée de ses pensées nostalgiques, elle peina un court instant à reprendre ses esprits. Un jeune homme aux cheveux roux, vêtu d’un élégant costume sombre, se tenait devant elle, une casquette de chauffeur à la main.

– Mademoiselle André, je suppose ? - demanda le jeune homme tandis qu'elle opinait de la tête – Je suis Douglas, le chauffeur de Monsieur William André. Je regrette, mais un accident à quelques pâtés de maisons d'ici a perturbé le trafic et m'a empêché d'arriver à temps pour vous accueillir. Veuillez bien vouloir m’excuser pour ce retard.
– Je vous en prie, Douglas, - fit Candy en souriant - Grâce à vous, j'ai pu prendre le temps d'admirer la beauté des lieux. Je n'imaginais pas qu'une gare pût réunir tant de finesse.
– J'en suis bien aise, mademoiselle et je vous remercie pour votre indulgence. J'ai croisé en bas le bagagiste et je lui ai demandé de faire suivre vos valises au bateau. Vous les retrouverez dans votre suite en arrivant. Par ailleurs, comme nous avons quelques heures devant nous avant votre départ, je vous propose de vous faire visiter les rues de New-York. C'est une ville magnifique par ce temps radieux !
– Ma foi, plutôt que d'attendre tristement dans une cabine... J'accepte avec plaisir votre compagnie, Douglas !
– Vous m'en voyez très flatté, mademoiselle. Je vous promets une promenade inoubliable !
– Dois-je vous prendre au mot, Douglas? - fit-elle en éclatant de rire – Vous mettez la barre très haut, savez-vous ? Allons donc, guidez-moi dans la féérie New-Yorkaise !
– Si vous voulez bien me suivre, mademoiselle – fit le chauffeur avec une révérence – votre carrosse vous attend à quelques mètres d'ici.

Ils sortirent de la gare du côté de Park Avenue et Candy s'émerveilla une nouvelle fois devant le gigantisme des lieux. La large rue, bordée de gratte-ciels, se perdait en droite ligne vers l'horizon. La jeune femme se sentait minuscule au milieu de ces immeubles dont le sommet semblait disparaître dans les nuages. Des taxis en enfilade se regroupaient devant l'entrée, attendant patiemment leur tour puis s'échappant rapidement avec à leur bord un nouveau client. Au bout de quelques mètres, Douglas s'arrêta devant une voiture, une jolie décapotable qui détonnait avec l’allure classique du jeune conducteur.

– J'ai pensé qu'avec le soleil éclatant qui baigne la ville cet après-midi, vous apprécieriez d'être à découvert plutôt qu'enfermée dans une limousine... - dit-il en l’aidant à s’assoir sur le siège passager.

Candy acquiesça en souriant et ils partirent, le vrombissement de leur véhicule de sport se fondant allègrement dans la cacophonie de la circulation. La jeune femme ferma les yeux et se décontracta, accueillant avec plaisir le doux contact de l'air contre son joli visage. Il faisait bon, pas trop chaud, juste ce qu'il fallait pour apprécier, capote relevée, cette promenade en voiture. Retenant d'une main son ravissant chapeau cloche qui glissait perfidement de sa tête, elle s'assit plus confortablement et ouvrit de grands yeux d'enfant sur le paysage urbain qui s'offrait à ses vertes prunelles. Le circuit de la visite n'avait rien de très académique. On passait aisément de la cathédrale Saint-Patrick et sa façade néo-gothique, au quartier financier de Wall Street et sa statue de George Washington qui tournait le dos au Federal Hall. Puis on contournait la grande bibliothèque municipale avec ses immenses salles de lecture et on bifurquait vers le pont de Brooklyn. On ralentissait devant le Woolworth building, l'immeuble le plus haut du monde avec ses soixante étages, réduisant un peu plus loin l'hôtel Plaza sur la 5th avenue à la taille d’une maquette réduite.

Tout à coup, Candy reconnut un quartier qu'elle avait arpenté quelques années auparavant, un endroit débordant de façades colorées et illuminées croulant sous le poids de dizaines d’enseignes publicitaires fixées sur leurs toits. Un panneau à un croisement de rues indiquait Broadway street, Broadway, lieu mythique, lieu où exerçait Terry... Tandis que les théâtres défilaient lentement devant ses yeux le coeur de la jeune André se glaça. Le Palais Royal, le Warner's Theatre, le Ziegfield theatre et ses Folies, le Winter Garden, le Maxine Elliott's, le Casino, tous ces noms lui donnaient le tournis. Elle ferma les yeux, craignant d'apercevoir le visage de Terry sur une des affiches de spectacle. Il était devenu une immense vedette à New-York, et cela ne l'aurait pas surprise de voir son nom en toutes lettres scintillant sur une façade d'un de ces théâtres. Elle connaissait, par les journaux, son ascension remarquable, mais elle ignorait tout de sa vie personnelle. Pendant de longs mois, elle avait attendu, espéré un signe de lui, mais elle n'en avait jamais reçu. Elle le savait ravagé par le décès de Suzanne Marlowe, la jeune actrice pour laquelle ils s'étaient séparés, ce qui donnait une bonne raison à son silence. Après toutes ces années passées à s'occuper d'elle puis à l'accompagner dans sa lutte contre la maladie, il avait dû s'attacher à elle et créer des liens que la mort elle-même ne pouvait rompre. Revenir vers son amour de jeunesse, après toutes ces années devait lui paraître grotesque tant ils n'avaient plus rien en commun, si ce n'est quelques mois passés ensemble à Saint-Paul et quelques lettres échangées quand elle était élève-infirmière. Leur contenu, si pudique, aurait pu laisser croire, si il avait été lu par un étranger, que ces lettres s'adressaient à deux bons amis qui se racontaient leurs journées. Finalement, elle avait dû rêver cet amour qui les unissait, et les larmes qu'ils avaient versées tous deux sur les marches de l'hôpital général de New-York, ne pouvaient être que l'expression d'un malentendu regrettable. Il est toujours difficile et douloureux de se séparer, d'autant plus quand on a été si bons amis. Et ils l'avaient manifesté de cette façon, par excès de sensibilité surement...

Amis, en effet, ils l'avaient certainement été, mais avaient-ils été réellement amoureux ? Du moins, Terry l'avait-il jamais été ? Elle avait, de son côté, su le dire, le hurler, sur le quai de Southampton qui avait vu partir le bateau du jeune homme vers l'Amérique, puis elle avait su l'écrire, le clamer dans son journal intime qu'elle avait confié à Albert en quittant Saint-Paul. Mais elle n'avait jamais entendu ces paroles de sa bouche à lui. Jamais il ne lui avait murmuré ces mots tendres alors qu'elle aurait juré en ce temps là, qu'un lien vraiment particulier, un lien unique les unissait. Il n'y avait plus aucun doute à présent sur ses erreurs de jugement. A l'évidence, Terry avait depuis longtemps tourné la page sur elle, sur leur éphémère relation de jeunesse, et elle devait désormais faire de même et cesser de vivre dans le passé. Une larme d'amertume roula sur sa joue rosie d'air frais, qu'elle essuya d'une main leste pour cacher son trouble. Remarquant le subit abattement de sa passagère, le chauffeur appuya sur l'accélérateur et prit la direction de Central Park. Décidément, la mission que lui avait confiée son employeur n'était pas si agréable qu'elle le paraissait.

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Quand il l'avait aperçue à la gare, il avait d'abord été ébloui par la grâce et la beauté qui se dégageaient d'elle. Ce n'était pas tant l'élégance de la tenue qu'elle portait (une robe chemisier Chanel en jersey beige, nouée aux hanches par un foulard coordonné, rehaussé par un gilet à manches longues, arborant à la boutonnière une fleur en tulle de couleur rose cendrée) qui le fascinait, mais l'aura extraordinaire qui s'échappait de sa petite personne, perchée sur de ravissants souliers à talons bobine, une sorte de séduction naturelle dont elle ne semblait pas consciente. Son sourire solaire et ses yeux verts, aux couleurs des prairies d'Irlande de son enfance à lui, avaient achevé de l'ensorceler, et il espérait en son for intérieur qu'elle ne soupçonnerait pas l'émoi qu'elle suscitait en lui. Il trouvait insupportable d'avoir à la faire souffrir ainsi, mais Monsieur William André, pour une raison qui lui était inconnue, avait bien insisté pour que Candy traversât, à "allure très modérée", le quartier de Broadway. D'un autre côté, il ne comprenait pas ce qui pouvait bouleverser à ce point la jeune demoiselle. Etait-ce un passé sulfureux qu'elle souhaitait dissimuler qui remontait à la surface, ou une tragédie survenue en ces lieux où le scandale et les revers de fortune côtoyaient communément le triomphe et la gloire ? Il en savait trop peu sur la fille adoptive de son patron pour se lancer dans des affirmations définitives si bien qu'il ne pouvait empêcher son imagination d'élaborer toutes sortes d'hypothèses. Il était certain néanmoins d'une chose : Broadway l'avait déstabilisée et c'était malheureusement l'effet qui était escompté.

Le circuit élaboré par Albert n'était pas encore terminé, et le jeune irlandais se demandait s'il pourrait continuer à être témoin de cette détresse sans réagir. Il se rappela alors la forte somme d'argent qu'on lui avait promise pour ce travail, et les dettes qu'il allait pouvoir régler avec cela, et poursuivit à regret sa tâche. Après tout, une balade en voiture n'avait jamais fait de mal à personne !...

Ils passèrent devant le Muséum d'histoire naturelle et puis roulèrent encore quelques rues vers le sud jusqu'à la 66ème. La décapotable s'arrêta devant l'entrée du parc, toutes grilles ouvertes sur les promeneurs en quête de fraîcheur.

– Que diriez-vous d'une petite marche dans le parc afin de nous dégourdir les jambes ? - s'enquit Douglas alors que Candy restait silencieuse, l'esprit retenu par ses pensées nostalgiques.

Il sortit de la voiture et alla ouvrir la portière à la jeune pensive.

- Et le dernier arrivé à la fontaine Bethesda offrira une glace à l'autre ! – s'enhardit-il pour la faire réagir, redoutant une riposte cinglante devant son audace.

Elle leva des yeux interrogatifs vers lui, mais contre toute attente, elle lui répondit par un large sourire qui le déconcerta. Elle était manifestement très douée pour dissimuler en un éclair ses états d'âme...

- Bonne idée, Douglas ! - fit-elle sur un ton des plus jovial - Cette balade en voiture m'a creusé l'estomac ! Je sais déjà que j'aurai le grand privilège de vous offrir cette glace car je n'ai pas les chaussures adéquates pour vous coiffer au poteau !
- Que nenni, ce sera moi l'heureux élu car de toute façon, je n'aurais jamais permis qu'une demoiselle de votre condition courût les sentiers comme une vulgaire roturière ! C'était gagné d'avance !
- Vous êtes un malin, Douglas ! – répliqua-t-elle, l'oeil malicieux – Mais détrompez-vous, ma condition, comme vous dîtes, ne m'empêche pas de continuer à grimper aux arbres ni de manier le lasso. Je suis peut-être une André avec toutes ses obligations, mais je suis avant tout une fille du Michigan, une fermière avec un peu plus d'éducation. Je porte très bien la salopette, savez-vous ?
- Vous me faîtes marcher, mademoiselle et ce n'est pas bien de vous moquer de moi ! - fit le chauffeur en éclatant de rire, très sceptique sur les propos de la jolie blonde.
- Pas du tout, Douglas, ce que je vous raconte est la stricte vérité !
- Hahaha ! Vous en seriez presque convaincante ! Allons, cessez de me taquiner, mademoiselle André, et partons à la recherche d'un marchand de glaces.

Vexée, Candy tapa le sol d'un pied rageur et s'empressa de rejoindre le jeune homme à grandes enjambées. Il n'était pas question qu'il la prît pour une menteuse ! Parvenue à sa hauteur, elle le regarda droit dans les yeux et commença à lui raconter l'histoire de sa vie, sans aller dans les détails mais de façon suffisamment explicite pour qu'il ne puisse plus nier l'évidence. A la fin, le chauffeur en savait peut-être plus sur la vie de l'héritière des André que les journaux à potins pourtant bien informés. Il l'observait en silence, toute occupée à son récit, et peinait encore à croire que la créature divine qui marchait à ses côtés avait grandi dans un orphelinat, puis avait été demoiselle de compagnie pour des enfants tyranniques en mal de souffre-douleur, pour finir adoptée par un grand oncle William qui l'avait envoyée en Angleterre poursuivre des études secondaires, qu'elle avait conclues par une formation d'infirmière dès son retour au pays. Coi d'admiration, il réalisait que sous l'apparence sophistiquée de son interlocutrice se cachait un esprit frondeur et indépendant qui avait su affronter avec courage chaque écueil de sa vie jusqu'à en détourner la nature tragique et la transformer en expérience positive. Sans s’en rendre compte, elle était en train de lui donner une leçon de vie et il en était d'autant plus admiratif. Il ne parvenait pas, malgré tout, à comprendre comment une telle force de caractère avait si facilement flanché quelques minutes auparavant ? Quoi donc, QUI donc avait tant marqué son existence pour que la carapace qu'elle s'était si bien forgée se craquelât aussi aisément ?

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Tout en discutant, ils s'enfoncèrent plus profondément dans le parc, puis remontèrent le Mall, une longue allée bordée d'arbres où se croisaient sagement des cabriolets avec à leur bord de riches promeneurs qui venaient profiter du panorama sans avoir à se mêler aux passants de statut inférieur. Les carrioles s'alignaient en bout d'allée autour de la Bethesda Terrace, un endroit considéré comme l'un des plus romantiques de cet immense espace de verdure.

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Cette petite merveille architecturale était bâtie sur deux niveaux : le premier, offrait une vue époustouflante sur le lac et les bois qui l'entouraient, ainsi que sur les impressionnants gratte-ciels qui bordaient le parc. On accédait au rez-de-chaussée par deux escaliers en granit, construits de par et d'autre de la terrasse, pour atteindre sur une place circulaire pavée de briquettes, avec en son centre, une fontaine coiffée d'une statue en bronze : l'Ange des eaux avec ses quatre chérubins qui représentaient la tempérance, la pureté, la prospérité et la paix. Candy contemplait avec ravissement les lieux, se divertissant du jeu de plusieurs enfants autour de la fontaine qui plongeaient leurs mains dans l'eau glacée pour se rafraîchir de la chaleur. D'autres tournaient autour d'un marchand de ballons, interpellant avec force cris leurs parents pour céder à leur requête. Non loin de là, était installé un marchand de glaces assaillis de gourmands qui attendaient leur tour en trépignant d'impatience. Candy se rappela alors la proposition de son chauffeur et s'avança vers le commerçant ambulant mais Douglas l'avait déjà devancée et il lui barra le passage en brandissant deux énormes cornets de glace.

– Vanille ou chocolat ? - fit-il, un sourire malicieux au coin des lèvres.
– Ooooh ! Vous avez réveillé la grande gourmande qui dort en moi, Douglas ! Mon oncle ne sera pas content si je grossis à cause vous – répondit-elle en feignant l'indignation.
– Permettez que j'en prenne le risque !... - répondit-il en élargissant son sourire, dévoilant ainsi une double rangée de dents blanches. Candy rit intérieurement. Elle n'avait pas remarqué qu'il avait les dents supérieures écartées : les dents du bonheur... Elle trouvait ça charmant.

Devant l'insistance du jeune homme, elle haussa les épaules en ricanant et tendit la main vers le cornet au chocolat, qu'elle porta avec gourmandise à sa bouche. La crème glacée était délicieuse, avec à l'intérieur des pépites de chocolat qui croquaient sous la dent. Un vrai régal !
Tandis qu'ils empruntaient un chemin qui longeait le lac sur lequel des barques sillonnaient paisiblement, l'humeur nostalgique de Candy s'effaçait peu à peu devant le plaisir que prenait son estomac. Elle se rappela une phrase que Mademoiselle Pony répétait sans cesse et qui témoignait dans le cas présent de son bon sens : « Quoi qu'il arrive, il faut se remplir le ventre. Cela permet d’estimer les choses différemment par la suite... » Le précepte ne durerait peut-être pas indéfiniment mais il avait indéniablement une action revigorante. La jeune femme tourna un visage réjoui vers son compagnon de promenade qui ouvrit des yeux grands comme des soucoupes et éclata de rire.

– Je dois vous avouer, mademoiselle André, que le port de la moustache n'est pas à votre avantage !... - dit-il, hilare, en lui offrant un mouchoir.

Rouge de confusion, elle s'empressa de s'essuyer la bouche puis de vérifier le résultat au moyen d'un petit miroir enfoui au fond de son sac. Elle corrigea une ou deux traces de chocolat rebelles, maugréant contre sa gloutonnerie qui lui faisait perdre toute bonne manière. Si la grand-tante Elroy avait été présente, elle n'aurait pas manqué de la moquer ouvertement. « On ne fait pas d'un âne un cheval de course ! » - l'avait-elle entendue dire à son encontre alors qu'on lui imposait son adoption. Cette remarque acide l'avait blessée profondément.

Elle avait accompli d’énormes progrès depuis tout ce temps, mais le naturel, parfois, reprenait le dessus. Heureusement, Douglas ne semblait pas s'en familiariser et sa bonne humeur contagieuse la rassura.

– L'après-midi s'achève et vous allez devoir bientôt rejoindre votre bateau. Mais il nous reste encore suffisamment de temps pour que je vous montre un dernier endroit bien sympathique, qu'en dites-vous ?

Candy n'avait pas vu le temps passer ! Cette exploration de New-York l'avait enthousiasmée et elle n'était pas contre une dernière découverte.

– Avec grand plaisir, Douglas ! Vous avez su jusqu'ici vous montrer un guide très instructif. Je suis curieuse de faire connaissance avec ce dernier lieu qui me semble, selon vos dires, très prometteur.

Curieusement, le chauffeur ne répondit pas, se contentant de la conduire vers le chemin qui les ramenait à leur voiture. Les mains dans les poches, il fixait le sol pour cacher son embarras. Il était parfois bien difficile d'obéir aux ordres de son patron...

******************

Alors qu'ils roulaient depuis un petit moment, Candy s'étonna du changement d'aspect des rues qu'ils traversaient, peu régulières et étroites. Les gratte-ciels avaient peu à peu cédé la place à des immeubles de trois étages en briques rouges. L'atmosphère résidentielle des lieux était très éloignée de tout ce qu'elle avait observé de New-York depuis son arrivée.

– Ne vous fiez pas aux apparences, mademoiselle ! - lui répondit Douglas alors qu'elle lui posait la question – Nous nous trouvons dans un des quartiers les plus rebelles de Manhattan, du moins, du point de vue culturel. Nous sommes au coeur du quartier de Greenwich Village, qui est considéré ici comme étant un des bastions de la culture artistique et d'un certain mode de vie que nous pourrions qualifier de bohème. Beaucoup d'artistes viennent vivre ici car ils y trouvent un état d'esprit qui leur ressemble, un certain esprit de liberté. Pour preuve, peu de rues ont gardé leur numéro et préfèrent porter un nom, ce qui complique la vie du pauvre new-yorkais qui vient s'aventurer ici. Nombreux sont ceux qui ont du mal à retrouver leur chemin.
– Et vous, Douglas, ne craignez-vous pas de vous perdre ? - s'enquit Candy, un peu inquiète, désireuse de ne pas manquer le départ du bateau.
– Aucune chance, mademoiselle ! Je connais le coin comme ma poche car... ma petite amie habite ici ! – s'exclama-t-il en lui adressant un clin d'oeil complice – Je viens la voir chaque soir au cabaret, le Greenwich Village Follies. Elle est danseuse, vous savez, et elle est vraiment très douée.

Tout en discutant, ils passèrent devant le Washington Square Park et son arche triomphale blanche dédiée à George Washington. C'était un lieu réputé de joueurs d'échecs qui se rassemblaient régulièrement dans le parc pour jouer sur des tables de jeu qu'on avait fixées à demeure. Candy en aperçut quelques uns en pleine réflexion, assis à l'ombre des arbres et trouva cela très pittoresque.

La voiture s'engagea alors à droite dans une rue en direction du nord. Le chemin fourmillait de galeries d'art, bistrots et théâtres de vaudeville. Douglas lui confia que des artistes comme le musicien Cole Porter2, ou la poétesse Edna St Vincent Millay vivaient dans le quartier. Candy avait lu certains poèmes subversifs de cette dernière et admit intérieurement que le village recelait vraiment des personnages hauts en couleurs. Curieusement, le chauffeur s'arrêta le long d'un petit square, à l'angle d’Horatio Street et de la huitième. Il pointa du doigt un petit immeuble au pied duquel se trouvait un restaurant italien, le Napoli.

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– Tenez mademoiselle, je peux bien vous faire cette confidence. Voyez-vous cette fenêtre à gauche, au troisième étage ? Et bien, c'est la fenêtre de l'appartement de ma petite amie, de ma chère Martha, Martha Graham .
– Graham ? - fit Candy en se raidissant.
– Oui, Graham ! - gloussa-t-il - Mais je vous rassure, elle n'a aucun lien de parenté avec le célèbre acteur, Terrence Graham, bien que je lui souhaite une aussi belle carrière ! L'ironie du sort a voulu qu'il s'installe dans l’immeuble juste à côté du sien, celui-là que vous voyez, le très grand à gauche, en briques rouges et marron avec des moulures greco-antique à chaque étage. N'est-ce pas un drôle de hasard ?
– En effet... - murmura Candy, paralysée par la surprise d'une telle nouvelle. Sans le savoir, elle se trouvait devant l'immeuble de Terry dont la façade art-déco s'étendait à l'angle d'une autre rue, la rue Horatio.


Horacio, l'ami du prince Hamlet, le héros de Shakespeare...

Le choix du lieu lui parut tout à coup évident. C'était bien la demeure de Terry ! Il vivait bien là, dans cet immeuble devant lequel ils étaient stationnés. Elle ne pouvait quitter des yeux le bâtiment. Un portier se tenait devant l’entrée, les mains croisées derrière le dos. En levant un peu plus la tête, elle remarqua que l’immeuble était coiffé d'une terrasse. Elle était prête à parier que c'était l’étage où Terry habitait. Il n'était pas du genre à vivre enfermé entre quatre murs. Il lui fallait de l'espace. Il avait besoin de se sentir libre. Elle l'imaginait aisément, appuyé sur la rampe de sa terrasse et admirant l'horizon. Peut-être pouvait-il de son point de vue apercevoir la rivière Hudson vers laquelle la rue Horatio conduisait ? Peut-être qu'il se remémorait son passé dans ces moments là, et peut-être alors qu'il pensait à…

Le fort accent irlandais de Douglas la soutira de ses pensées.

- Je vous aurais bien présenté Martha mais elle doit être en train de répéter aux Follies. De toute façon, nous ne devons plus tarder à présent si nous ne voulons pas manquer le bateau.

Tout en disant cela, il relança d’un coup d’accélérateur le moteur qui se mit à ronfler bruyamment et ils s'engagèrent dans la rue. Tout doucement, ils tournèrent autour du square pour reprendre la 8th qui redescendait vers le sud de Manhattan. L'immeuble de Terry se mit à rapetisser, comme s'il s'enfonçait en terre. Les arbres et la fontaine du square le dissimulèrent à leur tour, puis un angle de la 8th vint s’ajouter à son champ de vision. Tandis qu'ils s'éloignaient, elle n'osait se retourner carrément si bien qu'elle s'en tordait le cou. Dans quelques secondes, elle ne distinguerait plus rien, le bâtiment deviendrait un point de fuite sur une ligne d'horizon, un point parmi des milliers d'autres...

Terry... Si proche...
Encore un instant, et ce ne serait plus…


Poussée par une force irrésistible, elle posa la main sur le volant et s'écria :

– Arrêtez-vous !!!

Douglas tourna la tête vers elle, les yeux écarquillés d'étonnement.

– Je vous en prie, arrêtez-vous ! - lui ordonna-t-elle de nouveau, le ton plaintif de sa voix trahissant sa vive émotion.

Le chauffeur obéit en soupirant et elle sortit précipitamment de la voiture. Retenant d'une main son chapeau sur sa tête, elle parcourut en courant la quelque centaine qui la séparait de la résidence de Terry. Elle ralentit, tout essoufflée, devant l'entrée du square de l'autre côté du trottoir, réalisant soudain ce qu'elle était en train de faire.

Quelle folie s'était emparée d'elle ? Que faisait-elle plantée devant cette entrée, comme une jeune admiratrice énamourée ? Comme elle devait avoir l'air stupide et ridicule !...

Elle s'imaginait sonnant à la porte de Terry et lui disant en souriant et sautillant bêtement :

- Bonjour Terry, c'est moi Candyyyy !

Le portier, les bras toujours croisés derrière son bel uniforme jaune pâle, la regardait du coin de l’œil en train de parler toute seule, et semblait visiblement disposé à la chasser si elle faisait un pas de plus. Rouge de honte, elle allait repartir sur ses pas quand elle aperçut la porte d’entrée s'ouvrir. Elle traversa la rue. Sur le moment, elle pensa qu'elle allait s'évanouir, car l'espace d'un instant, elle avait cru discerner la silhouette du célèbre comédien dans l'encadrement. La gorge serrée, incapable de respirer, elle réalisa que c’était seulement une dame d'une soixantaine d’années, de petite taille et d’assez forte corpulence, un cabas à commissions suspendu à son bras replié. Elle la regardait d'un air soupçonneux.

– Mademoiselle ? Puis-je vous aider ? - demanda-t-elle en se dirigeant vers elle.

Les joues de Candy s’enflammèrent. Piquant du nez vers ses pieds comme une voleuse prise sur le fait, elle balbutia péniblement.

– Exc... Excusez-moi, madame. Permettez-moi de me présenter. Mon nom est Candy… Candice Neige André. Je... Je suis une amie d'un locataire de cet immeuble. Terr..., enfin, je veux dire, monsieur Terrence Graham. Nous avons fait nos études ensemble au Collège Saint-Paul de Londres.

La vieille dame ne dit rien, se contentant d'observer Candy en silence. De plus en plus mal à l'aise, cette dernière poursuivit, tout en esquissant un pas de côté pour s'esquiver au plus vite.

– Je me promenais dans le quartier avant de prendre le bateau ce soir pour l'Europe et… et le hasard a voulu que je me retrouve devant la maison de Terr..., enfin, de monsieur Graham.
– Je suis la gouvernante de Monsieur Terrence ! Il n'est pas encore rentré de ses répétitions - répondit froidement la vieille dame.
– Oh, mais de toute façon, je n'avais pas l'intention de le déranger, vous savez ! J’ignore d'ailleurs ce qui m'a pris de venir jusqu'ici... Cela… Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes pas revus…

Elle secoua la tête en baissant les yeux d'embarras. Elle se sentait si ridicule à dire tout haut ce qui lui passait par la tête. Cette pauvre femme devait vraiment la prendre pour une folle !

- Veuillez me pardonner, madame – fit-elle d'une voix lasse - Je n'ai rien à faire ici. Excusez-moi...

Sans plus attendre, étouffant de honte, Candy pivota dans la direction opposée avec la ferme intention de fuir au plus vite cette situation très embarrassante. C'est alors que la gouvernante l'interpella.

– Attendez, s'il vous plaît !

Candy se figea dans son élan, stupéfaite, et se retourna. Cette fois, la vieille femme la regardait avec bienveillance.

– Vous m'avez l'air bien désemparée. Que diriez-vous d'une tasse de thé ?
– C'est que... - bredouilla Candy, de plus en plus embarrassée – Comme je vous l'ai dit, je ne devrais pas être ici... Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête...
– C'est la raison pour laquelle une tasse de thé vous fera le plus grand bien. Il n'y a pas meilleur remède pour remettre de l'ordre dans l’esprit de quelqu’un. Ne soyez pas timide, allons, venez...

La vieille dame la prit par le bras et s'adressa au portier d'un signe de tête pour qu'il leur ouvre la porte. Comme dans un état second, Candy acquiesça et se laissa guider à l’intérieur.

Contrairement aux apparences, le hall d'entrée était étroit et alambiqué. Néanmoins, le marbre et les dorures qui l'habillaient témoignaient de la fortune des occupants. Passant devant la loge de la concierge, la porte de celle-ci s'ouvrit brutalement, laissant entrevoir dans l'ouverture la tête d'une femme d'une cinquantaine d'années, les cheveux relevés en chignon d'où quelques mèches rebelles s'échappaient.

- Déjà de retour, mademoiselle Denise ? - s'écria la curieuse avec un fort accent polonais tout en détaillant Candy de haut en bas.
- Comme vous pouvez le constater, madame Adamski. Quelle perspicacité ! J'ai rencontré en sortant ma jeune nièce et lui ai proposé de monter boire le thé...
- Votre nièce ? - fit la gardienne, d'un air inquisiteur, en redressant son balai sur lequel elle avait pris appui.
- Oui, la fille de ma sœur qui vit à Brooklyn.
- Votre sœur ? Je ne savais pas que vous aviez une sœur...

Le ton de la concierge prenait un aspect de plus en plus soupçonneux.

- Hé bien vous le savez maintenant !... - rétorqua la gouvernante, dissimulant son agacement à travers un sourire forcé tout en poussant Candy vers l'ascenseur.
- Mais... Mais monsieur Graham n'est pas là... - les interrompit la curieuse.
- En effet, c'est pourquoi j'en profite pour inviter ma nièce ! - ricana mademoiselle Denise - Vous savez combien monsieur Graham déteste les visites ! Je compte d'ailleurs sur votre discrétion...
- Bien entendu, mademoiselle Denise ! - fit la concierge d'une voix doucereuse avec un clin d'oeil de connivence – Bien entendu ! Je serai muette comme une tombe !
- Je savais que je pouvais compter sur vous, madame Adamski.
- Oh, je vous en prie, mademoiselle Denise. Passez donc une bonne fin d'après-midi !

Les deux femmes se saluèrent puis la concierge referma sa porte. Aussitôt, le rideau de sa fenêtre se mit à remuer légèrement. Elle continuait à les observer, convaincue qu'elles ne l'avaient pas remarquée.

Mademoiselle Denise courut vers l'ascenseur et appuya énergiquement sur le bouton d'appel.

- Maudite fouine ! - grommela-t-elle quand la porte de l'ascenseur se fut refermée sur elles – J'ai menti sur votre identité, mademoiselle, sinon tous les journaux à scandale auraient dans la seconde été au courant que qu'une jeune femme rendait visite à monsieur Graham !

Candy opina avec un sourire entendu.

Monsieur Graham... Monsieur Graham...

Elle était bel et bien dans l'immeuble de Terry, et elle frissonna de nervosité.

– Vous comprenez, les journalistes lui causent suffisamment de problèmes comme cela ! – poursuivait la gouvernante tandis que l’ascenseur entamait son ascension – Depuis le décès de mademoiselle Marlowe, ils ne lui laissent aucun répit. Ils sont à l'affut de ses moindres faits et gestes !

Le cœur de Candy se serra à l'évocation des persécutions qu'on faisait subir à Terry. Elle avait naïvement pensé qu'il serait plus tranquille après la mort de Suzanne et découvrait brutalement qu'il en était rien. Elle se sentait impuissante et démunie et ragea intérieurement de ne pas pouvoir l'aider.

- Vous êtes à son service depuis longtemps ? - finit-elle par lui demander pour chasser de son esprit les pensées négatives qui l'envahissaient.

- Je travaillais auparavant pour madame Marlowe. Mais après le décès de sa fille, j'ai préféré me mettre au service de monsieur. Sous ses airs bourrus, il est très attachant, et... beaucoup plus aimable que madame Marlowe...

Candy hocha la tête en rougissant. Elle avait gardé de la mère de Suzanne le souvenir d'une personne autoritaire et désagréable. Elle comprenait très aisément que la gouvernante l'ait quittée pour Terry.

– Et il a grand besoin qu'on s'occupe de lui ! - ajouta-t-elle – Si je n'étais pas là, il mangerait n'importe quoi ou serait capable au contraire d'oublier de se nourrir ! Heureusement que je veille au grain ! Je suis celle qui fais ses courses, comme vous pouvez le constater – dit-elle en lui montrant fièrement son cabas. Je ne veux pas que ce soit les domestiques, ils achèteraient n'importe quoi. Et je surveille aussi la cuisine afin qu'on lui prépare de bons petits plats. Au moins, s'il ne grossit pas, il ne maigrit pas !

Candy ne put se retenir de rire. Elle imaginait Terry attablé sous la surveillance de mère Denise, le sermonnant s'il ne mangeait pas assez. Cela devait être très comique à observer.

L'ascenseur s'immobilisa au dixième étage. La grille de sécurité s'écarta devant la seule et unique porte du palier. Il n'y avait pas de sonnette. On aurait dit que celui qui habitait cet étage voulait se faire le plus discret possible, ce qui caractérisait tout à fait Terry et sa phobie des intrus. La gouvernante toqua à la porte. On entendit un bruit de pas. La porte s'ouvrit et la tête d’une domestique apparut dans l’entrebâillement.

– Ah, Agatha ! Je vous présente mademoiselle André, une amie de monsieur Terrence. – s’écria Denise en lui tendant son cabas. Merci de bien vouloir la conduire au salon pendant que je vais me mettre un peu plus à l'aise. Ensuite, vous irez nous préparer du thé, du Earl Grey, s'il vous plait.

La bonne acquiesça en silence et fit signe à Candy de la suivre. Elles traversèrent le vestibule et longèrent un couloir qui desservait les pièces à vivre. Elles passèrent devant une salle à manger dont le dossier très allongé des chaises alignées tout autour de la grande table rectangulaire, rappelait le style Mackintosh, un architecte anglais contemporain, apprécié pour ses mélanges d’angles droits et de courbes florales propres à l’Art Nouveau. Puis elles pénétrèrent dans le salon qu’une cloison coulissante d’inspiration japonisante séparait de la pièce précédente. Les jambes tremblantes, la jeune femme fit quelques pas, contemplant les lieux sans vraiment les regarder tant elle était troublée. Deux baies vitrées, séparées par une large cheminée en marbre de carrare, s’ouvraient sur la terrasse, la terrasse qu’elle avait aperçue de la rue. Elle ne s’était donc pas trompée sur les goûts de Terry…

Un tapis persan aux couleurs verdoyantes reposait devant la cheminée au milieu duquel trônait une table basse de forme épurée en bois massif. Quelques livres de voyages et de décoration s’empilaient sur le côté de la table. Au dessus de la cheminée, était accroché un tableau d’un peintre peu connu, un certain Pablo Picasso. L’huile sur toile d’un mètre de hauteur environ représentait un garçon tenant une pipe dans sa main gauche et portant une couronne de fleurs sur la tête. Candy observait le tableau avec perplexité.

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- Mettez-vous à l'aise mademoiselle André. Mademoiselle Denise ne tardera pas à vous rejoindre…

Candy remercia la domestique et prit place dans le canapé en cuir derrière elle. Elle posa sur la table basse son chapeau cloche qui l’embarrassait et se mit en position d'attente, mains croisées sur ses genoux. Mais au bout d’une minute déjà, ses jambes avaient la bougeotte. L'absurdité de la situation la mettait mal à l'aise, et elle se demanda ce qu’elle faisait en ces lieux. Comment réagirait-elle si Terry surgissait devant elle ? Que serait-elle capable de lui dire ? Quelle raison invoquerait-elle pour expliquer sa présence chez lui ? Il serait certainement très embarrassé de la revoir et elle n'avait pas du tout envie de faire l’expérience de cette humiliation. De toute façon, s’il avait vraiment voulu la voir, il aurait agi en conséquence depuis bien longtemps. Elle n’avait vraiment pas sa place ici.

N’y tenant plus, elle se leva, décidée à fuir cet endroit. Mais au moment où elle quittait le salon, elle s’arrêta, intriguée par une forme familière à sa gauche qu’elle distinguait par une porte entrouverte au fond du couloir.

Non, ce ne pouvait être…

Elle s’approcha le cœur battant et aperçut l’extrémité d’un piano à queue, un piano laqué de noir reconnaissable entre tous par la bordure en ivoire qui l’ourlait en ses quatre coins. Terry lui avait expliqué que c’était une pièce unique, un cadeau de son père à sa mère et qu'elle lui avait retourné après leur séparation. Il lui avait fait cette confidence en Ecosse, lors des vacances d’été, l’un des plus heureux moments de sa vie. Elle se rappelait la leçon de piano qu’il avait entrepris de lui donner et les taquineries empreintes d’affection qu’il lui avait infligées. C’était ce jour là qu’elle avait réalisé combien elle l’aimait, que ces sentiments qu’elle croyait à jamais éteints après la mort d’Anthony pouvaient renaître, peut-être encore plus forts, grâce à lui et seulement pour lui…

Terrence avait dû faire venir ce piano d’Ecosse. Pour quelle raison ? Une petite voix intérieure lui soufflait une explication mais elle refusait de l’entendre, repoussant obstinément le risque de se fourvoyer. Poussée par un élan de curiosité empreint de nostalgie, elle écarta un peu plus la porte et pénétra dans la pièce qui était presque aussi vaste que le salon et qui s’ouvrait elle aussi sur la terrasse baignée de lueurs d’un soleil fatigué de fin d’après-midi. Les rideaux de la porte-fenêtre, doublés en velours clair, avaient été tirés pour protéger le mobilier mais laissaient encore passer quelques rayons de lumière, ce qui conférait à la pièce une atmosphère à la fois mystérieuse et sereine. Candy s’assit sur le tabouret du piano, souleva le couvercle qui recouvrait le clavier et fit glisser ses doigts sur les touches, faisant vibrer les cordes. Quelques notes s'échappèrent et le souvenir du morceau de musique que Terry avait composé à la gloire de mademoiselle "Tarzan tâches de son" lui revint en mémoire. Candy se mit à rire à cette évocation et aperçut son visage rieur qui se reflétait sur le couvercle vernissé. L'espace d'un instant, il lui sembla que Terry était assis à côté d’elle, son épaule frôlant la sienne, mais elle réalisa bien vite que ce n’était que le fruit de son imagination. Désireuse de chasser de son esprit ces visions dérangeantes, elle s’écarta du piano et parcourut la pièce du regard : devant elle, contre le mur du fond, une bibliothèque en bois sombre d’allure imposante abritait toute une variété de livres anciens recouverts de cuir et dorés à l’or fin. Blottis dans le coin, une bergère et un repose-pied en tissu brun escortés d'un guéridon surmonté d’une lampe. De l'autre côté, un secrétaire entrouvert. Ce devait être le bureau de Terry, le bureau sur lequel il écrivait ses lettres et peut-être même ses pièces, car elle ne l’imaginait pas se contentant d’exercer son art à travers le talent d’un autre. Terry était un créatif et elle n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’un jour on jouât ses propres oeuvres.

Plongée dans l’intimité du célèbre acteur, elle voulut soulever un peu plus le rideau à lamelles de bois du secrétaire mais se ravisa. Ce n’était pas son genre d’être aussi curieuse et elle s’en voulut aussitôt d’user d’aussi mauvaises manières. Elle se retourna et s'adossa au meuble. Elle leva les yeux vers la bergère, et ce qu’elle vit au dessus, et qu’elle n’avait pas distingué quand elle était près du piano, manqua de la faire s’évanouir. Elle s’en approcha, titubante, les battements de son cœur flagellant douloureusement sa poitrine. Ce qui la troublait aussi intensément se trouvait être un tableau, un tableau qui décrivait un paysage champêtre, un endroit qu’elle connaissait parfaitement pour y avoir vécu, pour y avoir grandi : c’était la maison Pony !!! Portant la main à la bouche pour étouffer un cri, elle ne put empêcher des larmes brûlantes trop longtemps contenues de rouler en ruisseau sur ses joues. Tremblante, elle passa les doigts sur la peinture pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. C’était bien une représentation de la Maison Pony, avec sa chapelle et son clocher dressé vers le ciel, dont le vitrail multicolore étincelait de la lumière d’un soleil d’été. On pouvait même distinguer sur le seuil les silhouettes de Mademoiselle Pony et de Sœur Maria, côte à côte, comme deux hôtes bienveillantes.

Comment ce tableau avait-il pu arriver là ? Qui donc avait peint la Maison Pony ? Elle scruta l'oeuvre, et remarqua dans un coin, en bas, à droite, une signature dont elle ne déchiffrait que le prénom : John. Etait-ce le petit John avec lequel elle avait grandi, celui qui faisait pipi au lit ? Quelque temps après qu'elle soit partie vivre chez les Legrand, il avait été adopté par une famille anglaise qui par la suite était repartie vivre à Londres. Etait-ce dans cette ville que Terry s’était procuré cette peinture ? Pourquoi une représentation de l’endroit le plus cher à son coeur se trouvait-elle chez lui, dans la pièce la plus intime de son appartement ? Etait-il possible qu’il ne l’ait pas oubliée ? Elle en était convaincue jusqu’à présent, et pourtant, en découvrant les signes sans ambiguïté que recelait cet endroit, elle ne pouvait plus nier l’évidence. Pourquoi alors ne lui avait-il jamais donné de nouvelles ? S’il tenait encore à elle, pourquoi ce silence ? Les questions se mélangeaient dans son esprit sans lui apporter de réponse.

Une voix féminine vint brutalement mettre un terme à ses interrogations.

- Souhaitez-vous un nuage de lait dans votre thé, mademoiselle André ?

Surprise, Candy sursauta, honteuse d’être découverte dans cette pièce alors qu’elle était supposée attendre dans le salon. Elle se retourna, dévoilant un visage bouleversé et baigné de larmes vers la gouvernante qui se tenait derrière elle, l’air innocent, une tasse de thé à la main.

- J… Je regrette, madame ! – bégaya-t-elle, livide – Je ne devrais pas être ici… Ma curiosité m’a ôté tout sens des convenances. Je dois vous paraître bien mal élevée, pardonnez-moi. Mais… Mais quand j’ai aperçu ce piano, je n’ai pas pu m’empêcher de m’en approcher. Il me rappelle tant de bons souvenirs… Il…

Mais elle ne put terminer sa phrase, brisée par un violent sanglot. Cachant son visage entre ses mains, elle se précipita vers le couloir, Mademoiselle Denise sur ses talons. Déjà la fugitive atteignait la porte d’entrée et l’ouvrait prestement.

- Ne partez pas ainsi voyons ! - s’écria la gouvernante en essayant de la retenir par le bras - Vous allez manquer monsieur Graham ! Il ne va pas tarder, vous savez !
- Je… Je suis vraiment désolée, c’est au dessus de mes forces ! - gémit-elle en secouant la tête. Au… Au revoir, madame… - ajouta-t-elle en se retournant une dernière fois – Pardonnez-moi !

Puis elle s’engouffra dans l’ascenseur, appuyant comme une forcenée sur l’interrupteur. La machine se mit en branle et entreprit doucement sa descente. Mademoiselle Denise penchée par-dessus la cage d’escalier, regarda Candy disparaître sous ses yeux, le dos courbé, secouée de sanglots. Parvenu au rez-de-chaussée, elle entendit la porte de l'ascenseur s'ouvrir et le bruit des pas précipités de la jeune femme s’évanouir dans le hall. Contre toute attente, un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres. Elle retourna dans le bureau de Terry et se dirigea vers la bibliothèque. Elle cherchait manifestement un livre en particulier et finit par retirer de l’étagère une édition rarissime de la célèbre pièce de Shakespeare, Roméo et Juliette. Elle le feuilleta rapidement puis s’arrêta sur une page qui avait retenu son attention quelques semaines auparavant. Le hasard avait voulu ce jour là qu’elle décidât de ranger ce livre qui traînait sur la table du salon, avant que les domestiques ne l’endommagent ou l’égarent en faisant le ménage. En voulant le remettre à sa place, il s’était entrouvert et avait laissé tomber un article de journal qu’elle avait ramassé. Cette article, vieux de quelques années, relatait l’entrée dans le monde d’une jeune héritière de Chicago, une certaine Candice N. André, et la photo qui la représentait ne laissait plus aucun doute sur l’identité de la jeune femme qu’elle avait accueillie en ces murs, quelques minutes auparavant. D’un œil ému, la vieille femme contempla une nouvelle fois la photo de l’article puis la remit avec précaution dans sa cachette. Elle soupira d’aise. Elle avait enfin l’explication à toutes ses questions.

**************



Terrence Graham poussa la porte de son appartement avec lassitude. Il salua Agatha, venue à sa rencontre pour le débarrasser de sa veste et de son canotier, puis se dirigea vers le salon. Un bon whisky lui ferait du bien. Ces répétitions l’avaient fourbu !

Il versa deux doigts du liquide ambré dans un verre, en avala une gorgée, régla la radio sur une station de jazz et se laissa choir sur le canapé, le bras ballant, la tête et les pieds reposant sur les accoudoirs. Il ferma les yeux un instant, écoutant la musique entraînante qui sortait des haut-parleurs, puis se redressa pour boire une nouvelle gorgée de whisky. C’est à ce moment là qu’il remarqua un objet sur la table basse, devant lui. De sa main libre, il prit le chapeau et le regarda d'un peu plus près.

- Tiens, la nièce de mademoiselle Denise a oublié son couvre-chef ! – se dit-il. Madame Admaski n'avait pas perdu de temps pour l'informer de cette étrange visite pendant son absence. Contre toute attente, il n'en avait pas paru contrarié et ce fut avec une grimace de désappointement qu'elle était retournée dans sa loge. Mais il se ravisa aussitôt au moment où ses narines entrèrent en contact avec la douce effluve qui en émanait : un parfum familier mais très spécial, aux senteurs de violettes et de fleurs des champs. Un parfum qu’il n’avait pas eu le plaisir de respirer depuis des années… Saisi d’angoisse, le cœur palpitant à la limite de l’explosion, il se leva brutalement, laissant tomber dans sa panique le verre de whisky qui se fracassa sur le sol de marbre. Attirée par le bruit, la gouvernante entra précipitamment dans le salon, et se raidit dans le même temps en découvrant le visage blême du maître des lieux, le chapeau de Candy à la main.

- Qui donc est venu ici ??? – s’écria-t-il d’une voix tremblante, brandissant l’objet qui réveillait en lui tout un flot d’émotions.

La gouvernante ouvrit la bouche, hésitante.

- Répondez !!! – gronda-t-il, perdant patience.

Elle sursauta devant l’impulsivité de sa réaction et répondit tout de go.

- Une jeune femme s’est présentée tout à l’heure… Elle disait être une de vos anciennes camarades de collège. Elle… Elle m’avait l’air si fragile, si émue, que je l’ai invitée à vous attendre ici.
- Son nom ! – rugit-il, les dents serrées – Comment s’appelait-elle ???
- Can… Candice Neige André, monsieur…

Candy ! Candy était ici !...

- Je regrette monsieur de vous avoir froissé par mon initiative. Mais elle ne ressemblait pas à ces admiratrices hystériques qui rodent autour de l’immeuble parfois. Elle me semblait si sincère dans ses propos à votre égard…

Les oreilles bourdonnantes, jambes et mains tremblantes, il ferma les yeux pour ne plus voir le plafond qui tournoyait au dessus de sa tête. Son corps le trahissait et il ne pouvait plus le maîtriser.

- Pourquoi n’est-elle donc plus là ? Que s’est-il passé ??? – parvint-il péniblement à prononcer.

- Je l’avais laissée seule quelques minutes dans le salon. Quand je suis revenue, elle n’y était plus. Je l’ai surprise dans votre bureau. Elle m’a dit que c’était le piano qui l’avait attirée car elle le reconnaissait…

Le piano du manoir de mon père en Ecosse… Le piano sur lequel je lui ai appris quelques notes… Elle n’a pas oublié…

- Elle pleurait à chaudes larmes ! Elle était manifestement très bouleversée. J’ai vite compris que ce n’était pas le piano qui la mettait dans cet état, mais ce petit tableau champêtre qui se trouve à côté de la bibliothèque.

Les yeux de Terry s’écarquillèrent de stupeur.

Le tableau de la maison Pony. Le tableau que j’ai acheté dans une galerie à Londres, lors de ma dernière visite à mon père au cours de laquelle je lui annonçais ma décision de renoncer au nom des Grandchester. Je n’en croyais pas mes yeux, ce matin là, en le découvrant, alors que je repartais vers le port de Southampton ! La maison Pony en Angleterre, chez un marchand d’arts de la capitale !!! C’était inouï !!! Puis ma rencontre avec ce jeune peintre, John, l’auteur du tableau, qui me confia avoir vécu à l’orphelinat et avoir très bien connu Candy ! Quelle émotion ! Quelle joie !

Oh Candy, quelles pensées t’ont traversée quand tu as découvert mon secret ? Qu’as-tu ressenti en voyant chez moi cette peinture de la Maison Pony, l’endroit qui t’a vue grandir, le lieu que j’avais ardemment souhaité connaître dès mon arrivée en Amérique ? J’avais besoin de ressentir cette émotion, cette impression d’être avec toi et je l’ai entretenue à travers ce tableau. J’imagine ton trouble et les sentiments contradictoires qui ont dû t’envahir. Savoir que je continuais de penser à toi sans pour autant aller vers toi. Oh Candy, pardonne-moi !...

- Où est-elle à présent ? – demanda-t-il d’une voix blanche – Elle devrait être là et je ne la vois pas. Où est-elle partie ???
- J’ai bien essayé de la retenir mais c’était sans issue – soupira la gouvernante - Entre deux sanglots elle est parvenue à me dire qu’elle n’avait pas la force de rester et elle a disparu.
- Mais elle ne vous a rien dit d’autre ??? - s’écria-t-il en la secouant par les épaules - Vous n'avez pas une idée de l’endroit où elle a pu aller ??? Je vous en prie, essayez de vous souvenir !!!!

La vieille dame réfléchit un instant puis son visage s’illumina.

- En se présentant, elle m’a dit qu’elle devait partir ce soir pour l’Europe !…
- Pour l’Europe ?
- Oui, elle doit prendre un bateau. J’ai lu dans le journal de ce matin que le paquebot France était à quai, au Pier 88, et qu’il partait ce soir.
- Au Pier 88, vous dîtes ?
- Si mes souvenirs sont bons, oui. Avec un peu de chance, vous pourriez y arriver avant l’embarq….

Mademoiselle Denise s’interrompit, interdite. De Terry, il ne restait plus qu’un courant d’air provoqué par l’ouverture tout en grand de la porte d’entrée, suivi du bruit de ses pas précipités dans l’escalier.

***************



Tout le long du chemin qui menait à la gare maritime, Candy resta murée dans un silence pesant, le visage tourné dans la direction opposée, le regard perdu dans le vide. Quand Douglas l’avait vue surgir du bâtiment, en larmes et suffocante, il n’avait posé aucune question et s’était contenté d’appuyer sur l’accélérateur et de quitter les lieux au plus vite. Dieu qu’il en voulait à son patron de lui avoir confié une telle mission ! Jusqu’au bout, il avait appliqué à la lettre le plan de route qui devait s’achever expressément dans ce quartier jusqu’à signaler la présence du comédien en ces lieux. Il comprenait à présent l’émoi qui agitait sa passagère, celui qu’il avait deviné depuis Broadway jusqu’ici. Cela devait avoir une relation avec ce jeune homme. D’où le connaissait-elle ? Ils devaient certainement être très proches pour provoquer chez elle une telle confusion. Pourquoi s’était-elle enfuie si vite de chez lui alors ? Que lui avait-on fait pour la mettre dans cet état là ?

La colère s’empara de lui et il se mit à maudire tous ceux qui avaient entraîné cette jolie blonde dans ce guet-apens. Quel était le but de tout cela à moins de vouloir la faire souffrir ? Quelle réaction attendait-on d’elle si ce n’est une profonde détresse et des pleurs interminables ? Pourquoi avoir provoqué cette rencontre pour la laisser ensuite en plein désarroi ? Il avait beau chercher, il ne trouvait aucune réponse à ses interrogations, et c’est avec un sentiment profond d’impuissance qu’il la déposa devant l’embarcadère qui accueillait l‘impressionnant et luxueux paquebot français.

- Vous voilà arrivée, mademoiselle – fit-il en simulant l’enthousiasme.

Candy ne répondit pas, toujours plongée dans ses pensées. Douglas sortit lui ouvrir la porte et elle descendit de la voiture sans réfléchir, comme un automate.

- Je sais que cela ne me regarde pas – s'enhardit-il à dire en se positionnant bien face à elle pour capturer son regard – Mais vous me semblez si désespérée que si je puis faire quelque chose pour vous aider, je vous en prie, n’hésitez pas. Je ferai n’importe quoi pour soulager votre peine.

Candy leva vers lui des yeux rougis de trop de larmes et balbutia :

- Vous êtes bien aimable, Douglas. Je regrette de vous avoir inquiété par cette démonstration d’émotivité quelque peu excessive.
- Mademoiselle André, voyons…
- Ne vous en faîtes pas ! – renchérit-elle en relevant fièrement le menton - Ces larmes vont vite sécher. Elles ne sont que la conséquence de souvenirs douloureux que je croyais avoir oubliés. Vous voyez, ce n’était rien !...

A ces mots, elle esquissa une grimace qui se voulait un sourire mais qui ne laissait pas dupe le jeune irlandais.

Cette fille est vraiment très courageuse et dotée d’une grande volonté !

Il pouvait en témoigner. Il l’avait vue quelques secondes auparavant, ébranlée, à la limite de l’effondrement, et elle s’efforçait à présent de lui afficher un visage heureux, comme si le drame qui s’était déroulé précédemment n’avait jamais existé. Quelle vie difficile elle avait dû connaître pour s’acharner ainsi à dissimuler ses faiblesses !... Il aurait voulu lui dire qu’il était terriblement désolé pour elle, qu’elle pouvait se laisser aller devant lui, que c’était naturel de pleurer, que cela lui ferait du bien, mais il opta finalement pour la politique de l’autruche. A quoi bon la contrarier dans sa volonté alors qu’il allait la quitter dans quelques minutes sur ce port, dès qu’il l’aurait confiée à un membre du personnel d’accueil du bateau. Lui rendant son sourire, il répondit :

- Aaaah ! Ce sourire vous va à ravir, mademoiselle ! Ne vous a-t-on jamais dit que vous étiez beaucoup plus jolie quand vous souriiez ?

Le regard de Candy se troubla une nouvelle fois. Remarquant son émoi, il s’en voulut pour la bévue qu’il venait innocemment de commettre et prit la décision de ne plus ouvrir la bouche afin de ne plus risquer de la blesser sans le vouloir.

- En effet, on me l’a dit à plusieurs occasions… - hoqueta-t-elle dans un triste sourire – Et comme vous n’êtes pas le premier, je vais finir par le croire…

Le ton malicieux sur lequel elle avait achevé sa phrase le désarçonna. Et tandis qu’il la conduisait vers la passerelle réservée aux passagers de première classe, son embarras persista. Elle remit son billet à l’officier en poste devant la plate-forme puis se tourna vers celui qui avait été son chaperon toute l’après-midi, et lui tendit la main.

- Cher Douglas, je vous remercie pour cette excellente après-midi passée en votre compagnie. J’espère que nous nous reverrons bientôt et que vous me présenterez alors votre douce Martha.
- Chère Mademoiselle – répondit-il, en recouvrant de sa main libre sa fine main gantée. Il avait du mal à cacher son émotion – Ce fut un grand privilège de faire votre connaissance. Je vous souhaite un excellent voyage.
- Merci Douglas, vous êtes bien aimable. A très bientôt, j'espère...

Elle pivota sur ses talons et s’apprêtait à traverser la passerelle quand l’accent chantant du chauffeur la rappela. En deux enjambées, il était auprès d’elle. Il joignit ses mains fragiles aux siennes les siennes, qu’il avait larges et puissantes.

- Mademoiselle, vous allez me trouver bien audacieux mais veuillez bien accepter ce conseil venant d’un être simple comme moi mais qui, je crois, a su garder tout son bon sens… Je tenais à vous dire que… que si deux êtres sont faits l’un pour l’autre, le jour viendra où le destin les réunira. L’amour peut venir à bout de tous les obstacles. Gardez confiance, ne renoncez pas ! Promettez-le moi !

Candy écarquilla les yeux d’étonnement. Cela faisait si longtemps que l’on n’avait pas évoqué si directement ses sentiments et ses souffrances. Très rapidement, son regard s’embua.

- O… Oui, je vous le promets Douglas. – murmura-t-elle, le menton tremblotant – Merci pour votre attention. C’est très touchant.
- Entre nous, il serait vraiment le roi des idiots s’il vous laissait partir ainsi, non ? – ajouta-t-il spontanément, emporté dans son élan.

Candy se retint de rire devant la remarque espiègle de son interlocuteur. Ce Douglas, avec ses maladresses, lui plaisait beaucoup et lui rappelait sa propre nature.

- Vous avez raison, mon ami, il mériterait la plus belle des couronnes ! – gloussa-t-elle, ravalant ses larmes.

Elle le salua une dernière fois, puis se retira définitivement, hâtant le pas pour ne pas risquer un nouveau rappel. Arrivée devant l’entrée du hall, elle se retourna et aperçut Douglas de l’autre côté, agitant sa casquette en guise d’adieu. Elle baissa la tête, respira profondément, puis se redressa, adressant au portier son plus beau sourire et disparut dans le ventre du navire.

****************



- Plus vite, voyons, plus viiiiiiite !!! – s'égosillait Terry à l’oreille du chauffeur de taxi.

Le pauvre homme roulait à tombeau ouvert dans les rues de New York mais cela semblait toujours trop lent pour son passager. Marcello avait eu tort d’accepter cette course malgré le triplement de la somme que le jeune acteur lui avait proposé car il se trouvait à présent à risquer la mort à chaque carrefour, ou pire, une malencontreuse rencontre avec des policiers qui pourraient lui retirer sur le champ sa licence, et sa licence, il en avait bien besoin. Arrivé d’Italie quelques années auparavant, il s’était trouvé bien fortuné de pouvoir accéder à ce métier, laborieux, pénible, mais qui payait pas trop mal, et qui surtout, allait lui permettre de faire venir sa petite famille qui était restée au pays. Pas facile de faire ce sacrifice, mais quand on crève de faim et qu’une chance s’offre à vous, même très loin, il faut savoir la saisir. Sa chère Anna, le petit Massimo et sa sœur Maria seraient bientôt auprès de lui, à condition qu’il ne se soit pas tué avant à cause de ce fou furieux de client !... Par chance, la circulation était assez fluide en cette fin de journée, et il espérait que la sainte mère qui pendouillait à son rétroviseur veillerait sur lui plus que de coutume. Il pouvait sentir le jeune-homme s’agiter sur la banquette arrière. Il l’entendait pester, jurer comme un charretier. Quelle mouche l’avait donc piqué pour être aussi affolé ? Il n’allait pas s’envoler ce fichu bateau !

- Patty a dû lui remettre ma lettre… – se disait Terry, cherchant des réponses aux questions qui l’assaillaient - C’est pour cela qu’elle est venue. Mais pourquoi s’est-elle enfuie alors ??? Ah, si j’étais arrivé plus tôt, si… Encore une fois, nous nous sommes manqués ! Pourvu que je n’arrive pas trop tard !!!

Il appuya la tête en soupirant contre la vitre et regarda défiler les rues qui n’en finissaient pas. Il se sentait nauséeux, oppressé. Il espérait ne pas s’être trompé de navire. Il avait si souvent joué de malchance qu’il s’attendait encore une fois au pire… Il avait tellement peur, tellement peur de ne pas la trouver !

Je t’en prie, Candy, attends-moi !...

Enfin, les immenses hangars de la gare maritime s'élevèrent l’horizon et le chauffeur de taxi se remit à respirer. Pier 92… 90… 88 ! Ils étaient à destination ! Terry lui remit en hâte une poignée de billets et sortit de la voiture sans prendre le temps de fermer la porte derrière lui. Ceci fait, le taxi repartit en trombe, fuyant le plus loin possible cet échappé de l’asile avant qu’il ne changeât d’avis…

*****************



Assise sur son lit, Candy s’ennuyait mortellement. Comme pour toute passagère de première classe, ses bagages avaient déjà été déballés et leur contenu méticuleusement rangé. Elle avait finalement rien à faire et cela la contrariait d’autant plus que Patty n’était toujours pas arrivée. Elle qui croyait être la retardataire, il semblait que son amie fut plus zélée qu’elle. Elle aurait bien aimé la trouver en arrivant. Cela lui aurait évité d’avoir à penser. Encore secouée par ce qu’elle venait de vivre, il lui semblait émerger d’une torpeur qui s’éternisait. Groggy, son esprit avait des difficultés à se reconnecter à la réalité. L’intensité du moment dont elle venait de faire l’expérience la ramenait des années en arrière, et l’ivresse éprouvée n’effaçait pas le goût amer qui en restait. Découvrir que Terry n’avait pas guéri de ses blessures ne l’empêchait pas de douter sur les sentiments qu’il éprouvait pour elle. Peut-être était-il nostalgique d’un passé qui n’était plus tout en refusant le présent avec elle de peur de briser la part de rêve qui lui restait et dont il s’était accommodé ? Peut-être que tout simplement, il gardait tous ces souvenirs de leur passé comme des reliques d’un bonheur qui s’en était allé, pour pouvoir s’y réfugier quand il le souhaitait, et ne pas avoir à affronter la réalité, cette réalité dont elle faisait partie. Il avait manifestement renoncé à elle depuis longtemps. Elle n’était plus qu’une pièce d’un musée qu’il avait rangée soigneusement, avec l’intention de ne plus y toucher.

La gorge nouée, secouant la tête pour chasser de nouvelles larmes qui bordaient ses jolis yeux, elle se leva. Elle étouffait, elle avait besoin d’air !

Elle allait quitter sa luxueuse cabine quand elle entendit toquer à la porte qui communiquait avec la chambre de Patty.

- Candy, es-tu là ? Puis-je entrer ?

La jeune femme se précipita vers la porte et l’ouvrit tout en grand. Une Patty toute échevelée l’accueillit à bras ouvert.

- Oh, ma chère Candy ! J’ai bien cru ne jamais arriver !!!! – s’écria-t-elle entre deux effusions – Figure-toi que le directeur m’a retenue jusqu’au dernier moment ! J’avais beau lui expliquer que nous étions depuis plus de deux heures en vacances et que nous avions deux mois devant nous pour réfléchir à la rentrée scolaire, il n’en démordait et trouvait toujours un prétexte pour m’empêcher de partir ! Il savait pourtant bien que j’avais un bateau à prendre, mais je le soupçonne d’avoir vicieusement et volontairement ralenti mon départ. Je l’ai toujours trouvé suspect mais là, il a dépassé toutes mes espérances !!!
- Tu es là, c’est le principal ! Oublie cet affreux bonhomme et viens avec moi sur le pont. Au bruit que font les moteurs, je crois que le bateau ne va pas tarder à quitter le port.

Patty soupira en plongeant la main dans les cheveux.

- Avance-toi, je te rejoindrai dans quelques instants. Ce fut une telle course pour venir ici que je suis en nage. Je vais faire un brin de toilette et changer de tenue. Cela ne t’embête pas ?
- En aucune façon, mon amie. Nous avons tout le temps d’être ensemble à présent. Ne tarde pas trop quand même car tu risques de manquer l’appareillage, ce qui doit être une vraie merveille sous ce soleil couchant.
- Je te promets de faire vite ! A tout de suite ! – répondit-elle en refermant la porte.

Candy prit dans l’armoire une étole de soie rose dont elle entoura ses épaules en prévision de la fraîcheur sur la promenade du pont supérieur et quitta sa chambre. Regarder s’éloigner les gigantesques silhouettes de Manhattan devait être un sacré spectacle ! Déjà des dizaines de personnes s’agglutinaient sur le bastingage et se préparaient à la cérémonie des mouchoirs qui voulait qu’on les agitât au moment du départ. Candy se faufila dans la foule et finit par se trouver une petite place sur le pont arrière du bateau.

L’air marin sentait la peinture fraîche et le cambouis mélangés. Le plancher venait d’être nettoyé. Tout était prêt pour la traversée. Elle prit appui sur le garde-corps et regarda vers le bas avec une sensation délicieuse de vertige. Les gens semblaient si petits sur la terre ferme mais elle parvenait quand même à distinguer clairement, comme cette femme qu’elle devinait en pleurs, serrant fort contre son cœur son marin de mari qui s’apprêtait à monter à bord. Comme ils avaient l’air de s’aimer tous les deux et comme ils avaient l’air triste de se séparer ! Comme elle les enviait !

Soudain, les passerelles se retirèrent. Le navire frémit, secoué de vibrations étouffées. L’eau se mit à bouillonner, l’écume qui en émanait s’écrasant contre le ventre d’acier. Les cheminées exhalaient des bouquets de nuages de vapeur sous le cri strident du sifflet. Amarres larguées, Le France commença à s’éloigner doucement du quai. Les bras et les mouchoirs s’agitèrent alors mêlés aux cris d’adieu. On s’envoyait des baisers, se hurlait des « au revoir » qui se perdaient en écho dans la cacophonie ambiante. Elle ressentit un pincement au cœur devant tant d’allégresse qu’il lui était impossible de partager et serra un peu plus fort son étole autour de ses épaules. Indifférente aux appels de la foule en bas, elle concentra son intérêt sur le bandeau de gratte-ciels qui commençait à se découper en ombre chinoise sous le soleil couchant. Etrangement, il lui sembla alors entendre son propre nom. Elle tendit l’oreille convaincue d’avoir mal entendu. Mais cela se renouvela, puis une autre fois, et encore une fois. Intriguée, elle se pencha un peu plus et ce qu’elle vit lui coupa tout net la respiration…

***************



Au moment où Terry descendit du taxi, il entendit les sifflets du navire qui annonçaient son départ imminent et l’angoisse le saisit. Le hall d’embarquement était immense, le bateau l’était tout autant. C’était chercher une aiguille dans une botte de foin sur ce quai long de plusieurs centaines de mètres !

Les passerelles venaient d’être larguées, les énormes ancres remontées, seules restaient sur le débarcadère les familles qui échangeaient leurs adieux larmoyants avec les passagers massés sur les ponts. Il leva la tête et essaya d’apercevoir parmi tous ces visages inconnus, celui de celle qui avait tant hanté ses pensées toutes ces années. Il chercha longuement, son cœur sursautant à plusieurs reprises alors qu’il pensait l’avoir reconnue. Mais ce n’était jamais elle et il commençait à se décourager. Il avait tant espéré, tant prié pour arriver à temps, qu’il ne comprenait pas pourquoi le destin s’acharnait à vouloir l’empêcher de la retrouver alors qu’il était si proche d’y parvenir.

Arriva le moment fatal où les moteurs se mirent bruyamment en route. Délovant ses liens des amarres, le paquebot entama son déhalage. Imperceptiblement, il se mouvait, longeant le flanc du quai pour s’éloigner un peu plus chaque seconde du sol New-Yorkais.

Seigneur Dieu !!! Cela ne pouvait pas se passer comme cela ! Non, cela ne pouvait pas !...

Tournant la tête dans tous les sens, scrutant chaque pont du bateau, Candy restait introuvable, et une vague de désespoir le submergea. Le bateau poursuivait son chemin, irrémédiablement, jusqu’à dépasser le malheureux jeune acteur, effondré, lui exhibant sa colossale poupe comme un point final à sa quête. Sur le point de renoncer, il leva une dernière fois les yeux, lesquels s’attardèrent une seconde sur une frêle silhouette qui se tenait en bout de pont, et qu’il n’aurait jamais remarquée si le bateau ne l’avait pas dépassé.

Dieu du ciel, Candy !!!

Elle avait coupé ses cheveux, elle se tenait plusieurs mètres au dessus de lui, mais il était capable de la reconnaître entre toutes, parmi des centaines d’autres… Sans plus réfléchir, il se mit à hurler de toutes ses forces son nom, réitérant ses appels à chaque profonde respiration. D’interminables secondes s’écoulèrent et puis, comme il l’espérait, elle tourna la tête vers lui. Il la sentit vaciller puis se ressaisir, sa main se lever timidement pour le saluer. Paralysé par l’émotion, les yeux embués de larmes, il resta un long moment sans bouger jusqu’à ce qu’il réalisât que le paquebot s’était éloigné et qu’il accélérait la cadence.

Terry ! Terryyyyyyyyyy !!! – s’écria-t-elle en agitant plus énergiquement le bras.

Comme le son de sa voix était doux à ses oreilles, comme il était merveilleux de pouvoir l’entendre de nouveau ! Il ne l’avait jamais vraiment quittée, il l’avait bien souvent entendue en rêve, mais cette fois, il pouvait en savourer les délices et en palper la réalité. Elle se trouvait vraiment sur ce bateau, il pouvait la voir, distinguer ses magnifiques yeux couleur émeraude qui le dévisageaient, et deviner ses larmes mêlées aux embruns. Il espérait qu’elle pouvait voir les siennes, mais contrairement à celles qu’il avait versées ce terrible soir d’hiver, presque dix ans auparavant, celles-ci exprimaient la joie, le bonheur intense, à la limite de l’euphorie. Il voulait lui parler, prononcer autre chose que son prénom, mais les mots restaient muets dans sa gorge. Il se trouvait incapable d’émettre autre chose que des gargouillis incompréhensibles.

Elle n’a pas changé ! Comme elle est belle ! Et comme les cheveux courts lui vont bien !!!
Ma petite Tarzan tâches de son… Je n’arrive pas à croire que tu es là, devant moi ! Tu m’as tant manqué ! J’aimerais voler vers toi comme ces oiseaux de mer qui tournoient au dessus de toi et te serrer dans mes bras, sentir la chaleur de ton corps contre le mien, et te retenir à jamais…


Le France continuait son avancée vers la mer et dépasserait bientôt la jetée. Terry suivit le bateau en courant, profitant de la centaine de mètres qu’il lui restait, soutenant le regard de Candy dont il ne voulait rien perdre. Regards si mêlés et si proches, mais que l’océan allait une nouvelle fois séparer. Il lui fallut pourtant s’arrêter, la mer s’interposant entre eux, ramenant ses vagues contre la berge jusqu’à tremper le bas de son pantalon. A bout de souffle, il regarda la silhouette de Candy disparaître peu à peu, hurla une dernière fois son nom. Il lui sembla l’entendre lui répondre mais le son lui parvint à demi étouffé par les sifflets du bateau. Celui qui partait, celui qui restait… Nouvelle séparation mais qui ne laissait pas ce désagréable goût d’amertume car il savait qu’ils n’avaient à l’instant jamais été aussi proches et qu’ils feraient très bientôt route ensemble. Il ne la laisserait pas encore lui échapper. Il s’en faisait la promesse et rien cette fois ne pourrait l’en détourner.

Un flash crépita soudain derrière lui. Il se retourna et en reçut un autre en pleine figure. Aveuglé, il avança d'un pas et remarqua deux hommes qui l'encerclaient de leurs appareils photo.

Ces vautours de photographes ne le laisseraient donc jamais tranquille ??? L'envie ne lui manquait pas de les jeter à l'eau. Il devinait qu'il ferait la une des journaux le lendemain, avec en prime la photo de son visage bouleversé. Mais étrangement cette fois, le plus heureux des hommes n'en avait que faire !...

**************

Terry ! Mon dieu, c’est Terry !!! – se dit Candy en se retenant à la rampe, ses jambes l’abandonnant. C’était bien lui qui courait derrière le bateau et qui l’appelait ! Elle n’en croyait pas ses yeux ! Que faisait-il là ? Comment l’avait-il retrouvée ???

Malgré la hauteur, elle pouvait distinguer ses yeux couleur de lagon qui la fixaient, ce regard ensorcelant qui lui faisait perdre toute maîtrise. Elle esquissa un geste vers lui, timidement comme si elle craignait qu’il s’évanouît sous ses yeux. Elle reçut en retour son désarmant sourire et des larmes brulantes de joie roulèrent immédiatement sur ses joues. Secouée de sanglots, elle observait sa longiligne silhouette poursuivre sa course au rythme de l’irrémédiable progression du navire. Il n’avait pas vraiment changé. Il avait gardé son beau visage plein de grâce bonifiée par la maturité. Ses épaules s’étaient élargies, il avait l’air d’avoir grandi. L’adolescent qu’elle avait connu et aimé était devenu un homme, et cette nouvelle apparence de lui l’émerveillait. Comme elle aurait voulu se lover au creux de ses épaules rassurantes, sentir ses mèches brunes caresser son visage, écouter les battements de son cœur contre sa poitrine. Battait-il aussi vite que le sien, douloureusement, intensément, follement ?...

Terry ! Terryyyyyy ! - s’écria-t-elle en agitant plus énergiquement le bras.

Regards mêlés, mains si proches, il lui semblait qu’en tendant un peu plus le bras elle pourrait le toucher, sentir le doux contact de sa peau contre la pulpe de ses doigts.

Oh, Terry, mon amour, tu ne m’as donc pas oubliée ? Quelle souffrance de te savoir si près et si loin à la fois ! Quand cessera-t-on de nous torturer ainsi ? Sommes-nous éternellement voués à nous retrouver et à nous séparer ? Dis-moi que tout ceci n’est pas qu’un beau rêve et qu’en me réveillant, je serai rassurée sur la réalité de cet instant !...

Le bateau quitta définitivement le quai, indifférent et implacable, obligeant le jeune homme à interrompre sa course. Elle aurait voulu arrêter le temps pour le retenir encore un instant. Elle ne voulait pas être séparée de lui, pas comme ça, si vite !

Celui qui partait, celui qui restait… Les rôles s’inversaient étrangement. Celui qui se tenait cette fois debout sur la berge, c’était lui. Il hurla son nom une dernière fois lequel lui parvint assourdi par le haut vent des terres et les cris des matelots. Elle l’appela à son tour mais le cri strident du sifflet en réduisit en grande partie la portée. Elle regarda dans sa direction jusqu’à ce que la distance effaçât son aristocratique profil et qu’il ne devînt plus qu’un point infime dans l’horizon, qu’elle fixa durant de longues minutes, jusqu’à ce qu’elle réalisât qu’ils avaient quitté la baie et qu’ils abordaient la pleine mer. La nuit était à présent tombée et les lumières de la ville scintillaient au loin comme des étoiles dans l'obscurité. Curieusement un sentiment de calme et de sérénité l’envahit. Elle savait au fond d’elle-même que ce n’était qu’un au revoir, que les mains déliées se renoueraient et que les regards se mêleraient de nouveau l’un à l’autre. Un jour prochain. Un jour très prochain…

La voix grelotante de Patty derrière elle, la ramena à la réalité.

- Brrrr ! J’aurais dû faire comme toi et mettre une petite laine avant de venir ici ! Je n’imaginais pas que l’on eût si vite froid en pleine mer !

Candy offrit à son amie un regard perdu dans le vague. Quelques minutes auparavant, elle était noyée dans celui de Terry. Elle avait du mal à reprendre ses esprits.

- Pardonne-moi de ne pas t’avoir rejointe plus tôt. J’étais si bien à me prélasser, loin des exigences de mon odieux directeur, que je n’ai pas vu le temps passer… Mais, dis-moi, tu m’as l’air bien pensive ! Ce départ était si extraordinaire que cela ?

Un sourire sibyllin se dessina sur les lèvres de la jeune blonde.

- Tu n’as pas idée à quel point il l'était, ma chère Patty ! Vraiment pas idée...


Fin du chapitre 3




Notes :

La gare Grand Central : Normalement, Candy aurait dû arriver à une autre gare car Grand Central ne desservait que New-York et ses environs, mais j’ai fait le choix de faire une petite entorse à la vérité historique car je trouve cette gare trop belle et je voulais vous la faire découvrir ainsi qu’à Candy… ^^

Cole Porter : Célèbre compositeur, notamment de la chanson « Night and Day »

Martha Graham : Danseuse et chorégraphe américaine. Elle est considérée comme l’une des plus grandes innovatrices de la danse moderne.

Le France : était un paquebot transatlantique français de la Compagnie générale transatlantique mis en service en 1912 et qui assura la ligne Le Havre - New York. C'est le seul navire français à avoir arboré quatre cheminées.

Edited by Leia - 21/5/2017, 08:25
view post Posted: 22/11/2011, 18:57 Lettres à Juliette - Fanfics pour tous les âges

Lettres à Juliette




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(Main street) Rue principale de La Porte, Indiana




Chapitre 1





On éteignit les lampions et Mademoiselle Pony apparut sur le perron, un large sourire aux lèvres. Elle tenait entre les mains un énorme gâteau aux fraises débordant de crème, sur lequel brulaient vingt-six bougies. La famille et les amis proches, assis autour de la grande table rectangulaire que l'on avait installée pour l'occasion dans le pré de l'orphelinat, se mirent à entonner le célèbre chant de circonstance :

Bon anniversaire
Nos vœux les plus sincères
Que ces quelques fleurs
Vous apportent le bonheur
Que l'année entière
Vous soit douce et légère
Et que l'an fini
Nous soyons tous réunis
Pour chanter en chœur
Bon anniversaire



La vieille femme posa le plat devant Candy qui examinait le dessert avec gourmandise. Les flammes des bougies dansaient devant son joli visage, l'éclairant d'une lueur fauve nuancée de bleu qui accentuait l'éclat de ses yeux.

– Vas-y, souffle ! - fit l'un des petits pensionnaires de l'orphelinat, impatient d’avoir un morceau de gâteau dans son assiette.

La jeune blonde se leva en souriant et d'un signe de la main, convia Annie, sa meilleure amie, à l'accompagner dans cette tâche. N'avaient-elles pas été trouvées le même jour sur le seuil de la Maison Pony ? Personne ne connaissant la date exacte de leur naissance, il avait été décidé que le jour de leur découverte deviendrait leur date d'anniversaire, date que Candy avait toujours conservée mais que les parents d'Annie avaient préféré modifier après l'avoir adoptée. Ils avaient ainsi reculé cette date de quelques semaines, probablement dans le but de la différencier de sa soeur de coeur. Annie célébrait donc depuis ce jour son anniversaire en avril, mais continuait de le fêter dans son coeur le même jour que Candy. Ce fut donc sans hésitation qu'elle rejoignit son amie qui l’attendait en bout de table.

Penchées au dessus du gâteau, toutes deux en appui sur leurs mains, elles prirent une profonde inspiration et soufflèrent sur les bougies, faisant vaciller les flammes mais sans parvenir à les éteindre.

- Nous ne sommes vraiment pas très douées, n'est-ce pas, Annie ? - fit Candy en adressant un clin d'oeil complice à son amie - Peut-être que si nos petits camarades venaient nous aider nous parviendrions à éteindre ces bougies récalcitrantes ?

Ni une, ni deux, les enfants se postèrent autour d'elles en sautillant de joie et s'exécutèrent, mettant un terme, avec une redoutable efficacité, à cette infinie attente : manger le gâteau !

On ralluma les lampions et l'atmosphère de guinguette qui avait accompagné le repas reprit son cours. Il faisait très doux en cette soirée de mercredi 7 mai 1924. Un agréable parfum de roses, celui des rosiers d'Anthony que Candy avait fait planter tout autour du jardin quelques années auparavant, flottait dans l'air, tandis qu'invisibles dans l'herbe, les grillons participaient eux aussi à la fête en chantant joyeusement.

Cela faisait déjà plusieurs années que Candy était revenue vivre à la maison Pony. Le docteur Martin avec lequel elle avait travaillé à Chicago, avait ouvert une clinique à La Porte, petite ville de vingt mille âmes située à quelques kilomètres de l'orphelinat. Les travaux d'agrandissement qu’Albert avait généreusement financés avaient permis d'accueillir un nombre plus important d'enfants, augmentant par conséquent le nombre de petits malades. Devant les difficultés que rencontraient Mademoiselle Pony et Soeur Maria à soigner tout ce petit monde, l'idée de proposer au docteur Martin de s'installer dans les environs lui avait traversé l'esprit. Albert lui avait alors cédé pour un prix dérisoire un terrain que la famille André possédait en périphérie de la ville, et avait aussi, pour faciliter la mise en route de cette entreprise, investi une somme importante dans le capital de départ. Il savait que le docteur Martin n'était pas bien fortuné et il n'avait pas voulu lui donner l'impression de lui faire la charité. C'est pourquoi, ce système d'association en affaires avait très bien convenu aux deux hommes : l'un pouvant construire sa clinique sans soucis d'argent, tandis que le second permettait à Candy de se rapprocher de la maison Pony.

Ce fut donc sans grand regret que Candy avait quitté son poste d'infirmière à Chicago pour celui d'assistante du docteur à La Porte. Le quotidien rural avait rapidement conquis ses moeurs de citadine, ce qui avait laissé Annie perplexe. Cette dernière se demandait encore, même après tout ce temps, comment elle pouvait se priver aussi facilement de l'excitation de la ville, de ses bruits, de sa foule, de ses immeubles qui frôlaient le ciel, de ses boutiques de mode et de ses restaurants français. Candy lui répondait alors qu'elle appréciait la ville, mais que le calme de la campagne lui convenait mieux, qu'elle s'y sentait davantage dans son élément et que c'était le seul moyen pour elle de se ressourcer. Elle savait que cela impliquait un sacrifice, celui de vivre éloignée de personnes qu'elle aimait tendrement, mais ce soir, elle était comblée car, pour la première fois depuis des années, étaient rassemblées autour d'elle pour son anniversaire, toutes les personnes chères à son coeur : Annie et Archibald, Albert, Tom et sa jeune épouse, et aussi Patty, avaient fait le déplacement pour cet heureux jour. Cette dernière, était professeur de littérature anglaise dans un des collèges les plus huppés de New-York, et avait dû négocier ferme auprès du directeur pour obtenir quelques jours d'absence en dehors des vacances scolaires. Elle était tellement heureuse de pouvoir faire la surprise de sa venue à Candy.

La jeune infirmière rayonnait de joie. Avoir tous ses amis réunis à l'orphelinat représentait le plus beau des présents. Certains chers à son coeur lui manquaient pourtant cruellement mais elle pouvait sentir leur présence réconfortante tout près elle, comme une main invisible et rassurante posée sur son épaule.

- Alistair, ce grand gourmand, n'aurait jamais manqué ce moment – se dit-elle en ricanant intérieurement – Et Anthony… Anthony n'est jamais bien loin de toute façon… - ajouta-t-elle en clignant des yeux pour chasser les larmes perfides qui piquaient ses yeux. Arborant alors son plus beau sourire, elle brandit un gros couteau qu'elle planta sans aucune hésitation dans le moelleux gâteau.

Tandis qu'elle était occupée à couper des parts et à en faire la distribution, Soeur Maria revint de l'intérieur de la maison avec un panier débordant de papiers et de boites de toutes les couleurs qu'elle déposa aux pieds de Candy avec un clin d'œil complice. La jeune femme se hâta de servir tout le monde puis, un demi-sourire aux lèvres, entreprit l'ouverture de ses paquets, sous le regard empreint de curiosité des invités. Elle débuta par les cadeaux des enfants qui consistaient en des dessins, des petites sculptures en terre, des colliers, des bracelets de fleurs, une multitude de ravissantes et attendrissantes choses qu'elle rangerait plus tard bien précieusement dans le coffre de sa chambre. Elle les remercia les uns après les autres, serrant leurs bonnes joues entre ses mains, et les couvrant de baisers sonores.

Il restait encore deux cadeaux au fond du panier. Le premier 2TAIT un parfum à la violette de Toulouse, une fragrance fabriquée dans ladite ville aux briques roses du sud-ouest de la France. Un petit mot affectueux de Soeur Maria et Mademoiselle Pony l'accompagnait. Candy appréciait énormément le geste mais ne put s'empêcher de les gronder pour avoir dépensé une petite fortune dans l'achat dudit ce parfum. Emue, elle ouvrit le flacon, et la fraîche odeur de fleurs s'empara de ses narines, une odeur délicate et raffinée qui correspondait merveilleusement à la jeune et belle femme qu'elle était devenue. Du bout du majeur, elle en recueillit quelques gouttes et s'en caressa le creux de la gorge, enchantée par le doux effluve qui se diffusait sur sa peau. Elle ferma les yeux un instant pour mieux le savourer, puis referma le flacon et le rangea avec précaution dans sa boite, non sans gratifier les deux maîtresses de maison d'un large sourire plein de reconnaissance.

Le dernier cadeau avait une étrange allure. Ce n’était pas une boite recouverte de papier argenté, ni nouée de rubans. C'était une simple enveloppe de taille moyenne mais d'une épaisseur certaine. Intriguée, Candy déchira l'un des côtés de l'enveloppe et en retira une série de documents : une réservation pour le premier juillet en première classe sur le paquebot Le France au départ de New-York vers Le Havre, puis un billet de train pour Le Havre-Paris, et enfin, un billet sur l'Orient Express à destination de Venise en Italie. Elle leva des yeux stupéfaits vers ses amis qui l’observaient d’un air très satisfait.

– Mais qu'est ce que ?... Mais c'est trop !... Enfin... Je... - bredouilla-t-elle, cherchant dans leur regard une explication.
– Ma chère Candy… - fit Albert, de sa voix chaude et rassurante - Nous avons pensé que tu travaillais beaucoup trop et qu'un petit séjour en Europe te ferait du bien.
– Mais vous n'y pensez pas ! Je ne peux pas... – s’écria Candy en secouant la tête – Je ne peux pas quitter la clinique comme cela, on a besoin de moi !
– Ne te fais aucun souci pour cela. Je me suis arrangé avec le docteur Martin pour qu’il te donne six semaines de congés.
– Six semaines, mais c'est de la folie !!!

Elle porta la main à son front comme si elle venait de prendre un coup de massue, roulant des yeux dans tous les sens. Les épaules d’Albert se secouèrent de rire.

–Voyons Candy !... Il te faudra bien cela si tu veux pouvoir profiter de ton séjour. Parvenir à destination ne se fera pas en deux jours !...

Il s'attendait à la réaction négative de sa jeune protégée et avait tout prévu pour neutraliser la moindre de ses dérobades. Il avait néanmoins volontairement omis de lui dire que la décision de l'envoyer si loin de La Porte procédait en grande partie de la mine sombre qu'elle affichait depuis des mois et de l'inquiétude que cela suscitait auprès de son entourage. Annie s'en était confiée à lui quelques semaines auparavant alors qu'il était venu lui rendre visite un dimanche après-midi, dans la somptueuse demeure d'été qui appartenait à ses parents. Située à mi-chemin de la Porte et de la maison Pony, le jeune couple Cornwell avait coutume de s’y rendre le week-end, ce qui permettait à Annie de veiller discrètement sur son amie.

C'était une vieille bâtisse d'architecture Victorienne qui avait conservé toute sa prestance. En arrivant, Albert avait ressenti un pincement au cœur au souvenir des quelques fois où il s'y était rendu avec sa sœur quand ils étaient enfants. Sa tendre sœur ainée, partie si jeune et laissant ce pauvre Anthony bien seul et bien solitaire... Avec le recul, il s'en voulait de n'avoir pas été plus présent auprès de lui. Il aurait dû cesser de fuir ses obligations familiales et aurait dû renoncer à sa vie de vagabond à ce moment là. Mais Anthony semblait si heureux en compagnie de ses cousins qu'il s'était senti rassuré et s'était contenté de l'observer de loin. Jamais il n'aurait imaginé le funeste destin qui l'attendait...

– Je croyais que Candy devait se joindre à nous... - avait-il fait remarquer en acceptant gracieusement la tasse de thé qu'un valet de la jeune épouse Cornwell lui tendait.
– Elle le devait en effet... - avait répondu Annie en soupirant.

Les jambes élégamment rassemblées sur le côté, elle était assise en face de lui sur une banquette de style empire dont le tissu pourpre contrastait étroitement avec la blancheur nacrée de sa robe.

– Mais elle s'est décommandée au dernier moment sous prétexte d'un travail urgent... – avait-elle poursuivi avec une moue dubitative, agitant d'une main nerveuse le long collier de perles qui pendait à son cou gracieux.
– Elle prend manifestement son métier à coeur, c'est très louable de sa part mais...
– ...Mais se tuer au travail ne l'aidera pas à chasser les idées sombres qui hantent son esprit – l'avait-elle interrompu, cherchant l'approbation dans son regard. Ce dernier, sans mot dire, avait reposé sa tasse de thé sur la table basse devant lui, patienté jusqu'au départ du domestique, puis avait déclaré, en regardant sa jeune hôtesse droit dans les yeux.
– Je crois que nous partageons la même opinion sur Candy... Et sur la source de ses tourments...

Annie s'était redressée dans un vif élan, portant la main à son coeur.

– Oh Albert ! Je suis tellement soulagée de savoir que vous êtes de mon avis ! J'ai bien souvent essayé d'en discuter avec Archibald, mais il devient incontrôlable quand il s'agit de... de Terry !... Vous voyez, même devant vous, je peine à prononcer son nom tant le sujet est sensible ! Candy ne m'a pas mieux facilité la tâche sur ce point. Pendant toutes ces années, je l'ai vue afficher une joie de vivre que je trouvais bien des fois excessive, et qui cachait un mal-être qu'elle refusait elle-même de concevoir. Je ne compte plus le nombre de jeunes hommes charmants qui lui ont été présentés et qu'elle a repoussés. J'avais pourtant eu grand espoir avec ce jeune médecin qui était parvenu à lui arracher un troisième rendez-vous, mais il m'avait confié quelques temps plus tard, avoir fini par renoncer à se battre contre un fantôme, un fantôme dont il ignorait l'identité mais dont la présence envahissante lui avait révélé l'impossibilité de construire un jour quelque chose avec elle. Je pensais alors que l'annonce du décès de Suzanne Marlowe lui aurait permis de considérer l'avenir sous de nouveaux auspices. Je croyais innocemment qu'elle se précipiterait auprès de Terry. Mais, contrairement à ce que je pensais, elle se contenta d'accueillir la nouvelle avec une complète indifférence. Elle ne prononça aucun mot sur lui mais s'empressa de s'apitoyer sur le sort de cette fille qui avait brisé leur vie ! Il est des moments où je ne la comprendrai jamais ! Elle trouve des excuses à tout le monde, même à ses pires ennemis !
– En effet, l'indulgence de Candy, une de ses grandes qualités, peut aussi devenir son plus grand défaut – avait opiné Albert en souriant, ravi de découvrir une facette inconnue de son interlocutrice. L'indignation lui colorait les joues et exaltait le ton de sa voix, si neutre de coutume. S'était-elle jamais mise en colère ? L'état de Candy semait manifestement la révolte dans son coeur, et le patriarche de la famille André en était intérieurement satisfait. Il était bon de savoir que sa fille d'adoption pouvait compter sur une amie fidèle et dévouée.
– Toutes ces années à taire son chagrin – se lamentait cette dernière - à refuser le bonheur qui s'offrait à elle, comme une veuve fidèle à sa promesse. Toutes ces années dédiées entièrement à son travail, à ses patients, comme si eux seuls méritaient que l'on prenne soin d'eux. Je la soupçonne d'être convaincue de ne pas être digne d'être heureuse, que ce genre de condition ne lui est pas destiné.
– On ne pourrait pas lui en vouloir. Chaque personne qu'elle a aimée lui a été enlevée... Cela ne favorise pas l'estime de soi...
– Elle est pourtant si combattive pour les autres ! Pourquoi ne l'est-elle pas autant pour elle ?
– Tout bonnement parce-que, comme nous venons de l'évoquer, elle ne veut plus souffrir. Faire un geste vers Terry reviendrait à prendre le risque d'être une nouvelle fois déçue...
– A ce propos… Pourquoi ne lui a-t-il toujours pas écrit ? Après tout ce temps, c’est quand même incroyable ! Plus d'un an s'est écoulé depuis le décès de Suzanne et il ne lui a pas encore donné signe de vie ! Je vois Candy sombrer un peu plus chaque jour dans la morosité et je persiste à croire que c'est à cause de lui. Je la soupçonne d’avoir nourri le secret espoir qu'il la contacterait. Son silence la ronge à petit feu !
– Je crains malheureusement qu'il ne fasse rien pour la revoir. Ces deux êtres sont si semblables : l'un est convaincu de porter malheur, l'autre de ne pas mériter le bonheur. Quand bien même s'ouvrirait un boulevard devant eux, ils ne feraient pas un pas l'un vers l'autre...
– Que pouvons-nous faire alors ??? – s'était-elle écriée dans un trémolo, les yeux embués de larmes – Allons-nous rester ainsi sans rien faire et la laisser malheureuse toute sa vie ?
– Non, bien entendu – avait répondu Albert en étirant ses longues jambes, un mystérieux sourire s'esquissant sur ses lèvres – Je crois qu'il est grand temps d'agir pour le bien de notre chère Candy.
– Nous en avons que trop perdu ! - s'était-elle exclamée en sautillant dans son fauteuil, les mains jointes de contentement – Dites-moi, comment allons-nous nous y prendre ?
– Je dois t'avouer que j'y réfléchis depuis un moment déjà et que j'ai ma petite idée sur le sujet. Je dois encore m'assurer de quelques détails mais je crois que Candy ne sera pas au bout de ses surprises...
– Nous ne serons pas trop de deux pour cela. Je suis impatiente de commencer à vous aider !
– Je parierais que Patty, elle aussi, ne dirait pas non à cette initiative, qu'en dis-tu ? N'habite-t-elle pas New-York ? - avait-il fait remarquer, une pointe d'ironie dans la voix.

Il n'avait pas achevé sa phrase qu'Annie se précipitait déjà vers son téléphone pour indiquer à l’opératrice le numéro de Patty…

************



Candy regardait les billets avec circonspection. Repartir vers l'Europe, après toutes ces années, lui semblait incongru et inapproprié. On avait beaucoup plus besoin d'elle ici.

– Je regrette, je ne peux pas accepter !... - déclara-t-elle, persistant dans son entêtement.
– Je crois que c'est un peu tard pour refuser – fit Patty en s'approchant d'elle. Ses yeux riaient sous ses lunettes – car j'ai moi aussi réservé mes billets pour ce voyage ! Tu ne veux pas me laisser tomber, n'est-ce pas ?
– Tu... Tu veux dire que nous partons ensemble ????
– En effet, oui !... J'ai toujours rêvé de visiter l'Italie et je... Nous avons pensé que tu serais de très bonne compagnie.
– C'est une véritable conspiration, on dirait ! - dit en riant Candy, encore étourdie par ce qu'on lui proposait.
– Un véritable complot, auquel nous avons tous joyeusement participé ! - fit Annie en venant lui prendre affectueusement la main – Cela te fera le plus grand bien de découvrir de nouveaux horizons...
– Mais Soeur Maria, Mademoiselle Pony, êtes-vous sûres que... ? - fit-elle en adressant un regard perplexe à ses deux mamans.
– Si tu m’y obliges, je te ferai moi-même monter dans ce train pour New-York ! - l'interrompit la religieuse en fronçant les sourcils – Ne te fais aucun souci. Nous nous sommes organisées en conséquence.
– Mais...
– Il suffit !!! Ce que tu peux être têtue parfois ! – s’écria-t-elle visiblement agacée, sa coiffe tremblotant sur sa tête – Je ne veux plus d'objections. Tu partiras en Europe et je compte sur toi pour nous envoyer de jolies cartes postales de là-bas !

Le ton sévère employé par la bonne soeur tua dans l'oeuf les dernières tentatives de dérobade de la jeune infirmière. Elle haussa les épaules en signe de capitulation.

– Bon, c'est d'accord, mais elles risquent d'arriver après mon retour ! - gloussa-t-elle – Je vous promets néanmoins de vous en envoyer d'un peu partout !
– Voilà enfin une sage décision de prise ! - s'écria Soeur Maria en soupirant d'aise. Puis la prenant par l'épaule et déposant un tendre baiser sur sa tête – Je suis si heureuse pour toi mon enfant ! Quelle chance tu as de faire un si beau voyage !

Candy opina en souriant de gratitude.

– Vous avez raison. J'ai bien de la chance d'avoir une famille et des amis aussi généreux. Je me réjouis aussi à la pensée que Patty m'accompagnera.

Elle hésita une seconde puis se tourna vers Annie.

– Mais toi, Annie ? L'Italie ne t'inspire-t-elle pas ??? Comment se fait-il que tu ne te joignes pas à nous ?
– C'est à dire que... - bredouilla cette dernière en jetant un regard complice vers son époux – C'était en projet à l'origine... Jusqu'à ce que...
– Jusqu'à ce que nous apprenions que nous allions être parents !... - l'interrompit fièrement Archibald, bombant le torse comme s'il était l'auteur de la huitième merveille du monde. Un murmure de surprise et d'approbation se répandit parmi les invités renforçant la fierté du futur père. Pourtant, dix ans auparavant, il n'aurait pas parié un cents sur sa relation avec Annie. Il était encore trop amoureux de Candy. Mais avec le temps, il avait réalisé que ses espoirs étaient vains et qu'elle ne verrait jamais rien d'autre en lui qu'un ami. Il s'était alors tourné vers Annie, qui l'attendait, patiemment, et surtout, sans aucun jugement. Et peu à peu, cette tendre affection qu'il éprouvait pour elle s'était transformée en un amour sincère pour se conclure enfin par la venue d'un enfant…

– Un bébé ??? - s'écria Candy, stupéfaite – Vous allez avoir un bébé ???
– Oui… - fit Annie en rougissant, posant immédiatement une main tendre sur son ventre légèrement rebondi – Je suis enceinte de quatre mois, et tu comprends, je ne veux pas prendre de risque en partant si loin...
– Un bébé, Annie ! Tu vas avoir un bébé ! - ne cessait de répéter la jeune blonde – Je vais être tante !!!
– Quelle merveilleuse nouvelle ! - s'exclamèrent en choeur Soeur Maria et mademoiselle Pony, au bord des larmes - Mais dépêche-toi de t'assoir ! Il ne faut pas te fatiguer ! - ajouta la vieille femme en se précipitant pour lui rapprocher une chaise.
– Oh mais ce n'est pas une maladie ! - s'écria Annie en riant – Je crois bien n'avoir jamais été aussi en forme. Ce qui me permet de te dire ma chère Candy que j'aurais suffisamment de force pour t'emmener avec moi faire les boutiques et changer de garde robe. Une demoiselle de ta condition ne doit pas partir avec pour tout bagage, une salopette en denim et une robe vieille de dix ans ! Les européennes sont si élégantes que l'on te refoulerait à la frontière !
– Il est vrai que j'ai oublié le jour où nous avons pu admirer Candy dans une tenue autre qu'une blouse d'infirmière ou qu'un pantalon – renchérit Archibald, sarcastique.
– Cela devait être le jour de notre mariage, my love... Elle ne pouvait pas faire autrement puisqu’elle était ma demoiselle d'honneur...

L'ensemble des invités éclata de rire tandis qu'Albert posait une main compatissante sur l'épaule de sa fille adoptive. L'ancien vagabond qui dormait à la belle étoile en compagnie d'animaux sauvages pouvait aisément comprendre le peu d'entrain qu'elle témoignait pour ce genre de futilités. Qu'aurait-elle fait de jolies robes à l'orphelinat ou à la clinique, qu'elle aurait salies ou abîmées ? Comment aurait-elle pu travailler confortablement, coiffée d'un bibi et chaussées de talons ? Décidément, les gens de la ville oubliaient tout leur bon sens quand il s'agissait d'établir des priorités. Elle admettait néanmoins qu'évoluer dans la haute société nécessitait l'application de certains codes vestimentaires qu'elle pouvait se permettre d'éviter dans sa campagne éloignée. Albert ne suivait-il pas par obligation ces principes ? Elle admettait néanmoins que le costume lui seyait à merveille et qu'elle était loin de lui reprocher de s'être débarrassé de sa veste élimée de baroudeur. Vaincue, elle s'adressa à ses amis, feignant la contrariété :

– Assez, assez de moqueries ! - fit-elle en agitant une serviette blanche pour manifester sa reddition – J'ai compris le message. C'est d'accord. Je viendrai en ville avec toi, Annie, et tu pourras jouer à la poupée sur moi.
– Avec joie ! J’ai hâte de m’amuser avec toi ! - s'exclama son amie en ramenant ses mains graciles contre son coeur, tout en sautillant sur place comme un petit oiseau – Que dis-tu de partir à Chicago ce week-end ? Je connais une boutique qui vient de recevoir les dernières créations en provenance de France : Mariano Fortuny, Paul Poiret, Chanel... De véritables merveilles !
– Ma foi, tu ne perds pas de temps ! - pouffa Candy devant l'enthousiasme de son amie.
– Tu ne le regretteras pas ! Notre chauffeur viendra te chercher de bonne heure samedi matin. Tâche d’être prête !
– Bien mon général ! - fit Candy en claquant des talons avec un salut militaire. Annie leva les yeux au ciel en riant.

Ne pouvant plus retenir les gargouillis de son ventre, la jeune blonde jeta alors un oeil vers la table :

– Me permets-tu de goûter à ce délicieux gâteau qui me fait des appels depuis tout à l'heure ?
– Soit ! - opina Annie en souriant – Mais pas plus d'une portion. Je ne voudrais pas que nous ayons à réaliser quelques retouches sur tes vêtements avant ton départ.

Candy haussa les épaules en pouffant et engouffra goulument le morceau de gâteau qui se trouvait dans son assiette. Les émotions de la soirée ne lui avaient apparemment pas coupé l'appétit, tant et si bien que l'incorrigible gourmande s'arrangea pour dissimuler une part supplémentaire dans sa serviette, en prévision d'un encas nocturne... Patty remarqua du coin de l'oeil son petit manège et s'en divertit intérieurement. Ces vacances avec Candy promettaient d'être originales, par la personnalité de son amie d'une part, mais aussi par la surprise qu'on lui destinait...

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Patty chaussa ses lunettes et regarda son réveil que les rayons de la lune à travers les rideaux de la chambre éclairaient légèrement. Distinguant l'heure avancée de la nuit, elle soupira de contrariété. Cela faisait déjà deux heures qu'elle essayait de dormir sans y parvenir. Mais comment trouver le sommeil dans ces conditions, avec Candy qui dormait dans le lit contigu au sien, en sachant ce qu'elle lui cachait depuis son arrivée ? Elle pouvait entendre sa respiration paisible et se demandait pour la centième fois, s'il fallait prendre le risque de lui confier ce qu'elle savait. Elle tira le plus discrètement possible sur le tiroir de sa table de chevet et s'assura que ce qu'il contenait était toujours présent, et le repoussa tout doucement. N'y tenant plus, elle se leva, quitta silencieusement la chambre, longea le long couloir et poussa la porte de la cuisine. Tout était silencieux Bien que les restes aient été rangés à l'abri dans les placards, cela sentait encore la bonne odeur du repas d'anniversaire. Patty comprenait à présent les raisons de l'appétit d'ogre qui habitait Candy. On mangeait si bien à la maison Pony ! Cela changeait du réfectoire de la très huppée Nightingale-Bamford School, dans l'Upper East Side, un quartier chic de Manhattan, où elle enseignait aux jeunes filles de très bonne famille. Elle n'était pas un fin cordon bleu non plus et cela lui manquait le soir quand elle rentrait dans son petit appartement, situé non loin de l'école. Il y avait encore un an de cela, c'était sa tendre grand-mère qui lui mitonnait de bons petits plats, mais depuis son décès, le contenu des assiettes se résumait à un choix limité de boites de conserves. Elle se dit qu'il serait peut-être temps qu'elle apprenne quelques rudiments culinaires si elle ne voulait pas mourir de faim. La perte de sa grand-mère l'avait particulièrement déstabilisée, et une nouvelle fois fragilisée. Elle représentait le seul et unique soutien affectif qui lui avait permis de garder la tête hors de l'eau après la mort d'Alistair, elle avait été son point d'ancrage qui lui avait évité de partir à la dérive. Que pouvait-elle attendre à présent de ses parents qui s'étaient toujours désintéressés d'elle et qui voyageaient continuellement ? C'est pourquoi elle espérait beaucoup de ce séjour en Europe en compagnie de Candy. Qui d'autre qu'elle, après tout ce qu'elle avait traversé, pouvait comprendre le bouleversement intérieur qui l'animait, ses doutes et ses craintes, cette tristesse infinie qui ne lui laissait aucun répit ? Elle éprouvait le vif désir de se prendre en main et de tourner une nouvelle page de sa vie. Qu'en était-il du côté de son amie ? Et qu'en serait-il quand elle lui ferait part de ce qu'elle savait ?

Tout à ses pensées, elle remplit une théière d'eau bouillante, y versa quelques cuillères à café de feuilles de thé et se mit à attendre devant la théière que l'infusion s'opère. Il n'y avait pas un bruit dans la cuisine si ce n'est le tic-tac du balancier de l'horloge comtoise qui rythmait les secondes à une cadence régulière. Au bout de quelques minutes, elle remplit une grande tasse du brûlant breuvage et s'approcha de la fenêtre, la tasse à la main. La lune presque pleine recouvrait le jardin d'une pâleur bleutée qui lui donnait des airs de contes fantastiques. Elle remarqua une couverture sur le rocking-chair de Mademoiselle Pony devant la cheminée, le posa sur ses épaules, et sortit de la maison.

Dehors, l'air était frais mais supportable. Emmitouflée dans sa couverture, les mains réchauffées par la tasse de thé, elle s'allongea sur une des chaises longues du jardin et leva les yeux vers le ciel sombre parsemé d'étoiles. Elle soupira une nouvelle fois pour tenter d'évacuer la sensation oppressante qui la tenaillait depuis son arrivée et se mit à repenser aux raisons qui la mettaient dans cet état d'angoisse...

Lorsque quelques semaines auparavant, Annie et Albert lui avaient fait part de la mission qu'ils lui confiaient, elle n'imaginait pas l'embarras dans lequel elle allait se plonger. Bien entendu, l'idée de participer au projet de réunir Candy et le garçon qu'elle aimait l'enchantait, mais elle était loin de se douter de la responsabilité que cela incombait. Sur le moment, elle n'avait considéré que le bonheur de Candy, mais à présent qu'elle se trouvait en sa compagnie, l'observant dans son petit univers à l'intérieur duquel elle avait bâti une forteresse infranchissable, elle se demandait s'ils avaient pris la bonne décision.

Elle se revoyait en train de se munir de sa plus belle plume et d'écrire une lettre à cet être irritant et désobligeant qu'était Terry, lettre dont le contenu restait imprégné indélébilement dans sa mémoire tant elle en avait réalisé des ébauches avant de lui envoyer celle qu'elle considérait la bonne, malgré quelques incertitudes, et la crainte qu'elle soit jetée à la poubelle dès sa lecture. Après moult brouillons jonchant le sol, elle avait fait le choix d'aller à l'essentiel. Connaissant l'énergumène, elle se doutait bien que ce ne serait pas sa prose qui attirerait son attention mais plutôt le message qu'elle voulait lui faire passer :

« Terrence Graham Grandchester,
Compagnie théâtrale Stratford,
10 West 45th St. Broadway
New York

New-York, le 12 mars 1924,



Cher Terry,

Tu dois être bien surpris de recevoir une lettre de ma part. J'avoue en être étonnée moi-même mais cela fait un certain temps déjà que je songe à entrer en relation avec toi. Je profite de la fin récente de ta tournée et de ta présence à New-York pour te faire part d'une requête à la fois personnelle et professionnelle à laquelle tu accepteras, je l'espère, d’accéder.

J'enseigne depuis quelques années la littérature anglaise au Nightingale-Bamford School, et dans le cadre du programme sur les grands auteurs britanniques, j'ai pris à coeur de faire découvrir l'oeuvre de Shakespeare à mes jeunes élèves. La tâche est plutôt ardue en cet âge ingrat où les classiques de la littérature les effraient plutôt qu'ils ne les séduisent. J'ai donc pensé que le grand comédien shakespearien que tu es pourrait m'aider dans l'art d'apprivoiser ces jeunes demoiselles afin de les ramener vers des chemins plus vertueux. Je ne doute pas de ton talent ni de ton charme, ni de ton aptitude à leur révéler les richesses de cet auteur. Tu es le seul capable de réussir cette prouesse. Tu parvenais déjà à captiver l'assistance à Saint-Paul, ce sera un jeu d'enfants pour toi devant ces jeunes oies blanches.

Inutile de dire que je compte vraiment sur toi sur cet épineux cas.
En souvenir du bon vieux temps, Terry...

Bien à toi,

Patty

Patricia O'Brien
Département de littérature anglaise
Nightingale-Bamford School
20 East 92nd Street
New York, NY 10128 »


Priant le ciel d'avoir été convaincante, elle avait posté la lettre le jour même et attendu sans grande conviction un signe du rebelle aristocrate. Deux semaines s’écoulèrent sans qu'elle reçût la moindre missive de sa part, si bien qu'elle s'était résignée à l'échec de sa tentative. Mais un après-midi, alors qu'elle était de permanence dans son bureau, un appel téléphonique avait manqué de la faire s'étrangler et l’avait paralysée tout entière. A l'autre bout du fil ricanait une voix familière qu'elle n'avait pas entendue depuis des années, une voix qui avait pris en maturité et en gravité mais qu'elle reconnaissait sans aucune équivoque...

– Alors, « Têtard-à-lunettes », il me semble avoir compris que tu avais besoin de mon aide ?

Fin du chapitre 1




1 : Le France est un paquebot transatlantique français de la Compagnie générale transatlantique mis en service en 1912 et qui assura la ligne Le Havre - New York. C'est le seul navire français à avoir arboré quatre cheminées.

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Chapitre 2




Au moment où Patty poussa la porte du bureau du directeur de la Nightingale-Bamford School, un frisson désagréable lui parcourut l'échine. Malgré les années, elle était restée au fond d'elle-même la jeune lycéenne terrorisée en présence de Terry, et les moqueries de sa part dont elle avait bien souvent fait l'objet restaient ancrées dans sa mémoire. Les appels téléphoniques qu'ils avaient échangés au cours de ces dernières semaines avaient confirmé ces craintes. Il était resté le même : arrogant, sarcastique et moqueur, avec cet indécrottable besoin de s'adresser à elle en usant des surnoms aussi stupides que vexants. Elle s'était toujours interrogée sur le pouvoir de séduction qu'il avait sur Candy, pouvoir qui la laissait dubitative tellement elle le trouvait insupportable ! Plusieurs fois, il lui avait fait faux bond au dernier moment, et elle avait failli renoncer à son projet tant il lui témoignait peu de bonne volonté. Elle avait l'impression qu'il voulait lui faire payer cette idée saugrenue qu'elle avait eue de remuer le passé, et il savait y mettre les formes ! Mais elle avait tenu bon, et finalement, était parvenue à se mettre d'accord avec lui sur une date bien précise, vers la fin du mois d'avril.

Ce jour là, alors que les heures défilaient et que quinze heures à l'horloge allaient bientôt sonner, l'angoisse tenaillait son estomac, non pas par crainte qu'il ne vienne pas au rendez-vous, mais bien au contraire, par peur qu'il soit bel et bien présent. La responsabilité qui lui incombait pesait sur ses épaules comme un lourd fardeau car elle craignait par dessus tout d’échouer dans la tâche qu'on lui avait attribuée, d’autant plus qu’elle était d’une timidité maladive et dépourvue de toute confiance en elle. Elle avait fait cependant un grand pas en parvenant à le faire se déplacer jusqu'à l'école. Mais le plus dur restait encore à faire...

Elle prit une profonde inspiration et entra dans la pièce. Henry Wragg, le directeur, se leva en l'apercevant, contourna son bureau et alla à sa rencontre.

- Ah, ma chère Patricia, vous voilà ! Approchez-vous, je vous en prie, afin que je vous présente monsieur Graham...

Le large fauteuil qui lui tournait le dos remua en grinçant et une silhouette élancée en émergea. Terry se tenait devant elle, son regard acier perçant à travers ses mèches brunes qu'il avait raccourcies de quelque peu. Il était vêtu d'un élégant costume en tweed clair et tenait un canotier qu'il posa sur le bureau. Il lui tendit la main, un sourire narquois au coin des lèvres.

- Mademoiselle O'Brien, ravi de vous revoir après tout ce temps...

Patty, liquéfiée, répondit par une main mollassonne. Il fallait qu'elle se ressaisisse à tout prix ! Faisant fi de l'émoi qui rosissait ses joues, elle affronta l'ennemi, cette fois, d'une voix plus ferme.

- Monsieur Graham, le plaisir est partagé...
- Vous... Vous vous connaissez ? - demanda le directeur, les yeux écarquillés de surprise.
- Nous avons fait nos études dans le même collège en Angleterre – répondit Terry, réjoui du trouble qu'il voyait naître en Patty.
- En effet. Nous avions aussi de nombreux amis communs... - ajouta-telle avec une inattendue malice.

Blessé par la pique, le sourire goguenard de Terry s'évanouit et laissa place à de l'interrogation. Visiblement, Patty voulait autre chose de lui. Ce qu'il soupçonnait depuis le début commençait à se vérifier et il avait bien l’intention d’obtenir une explication, dusse-t-il la lui arracher de force !

- Quelle cachotière vous faîtes, mademoiselle O'Brien ! - ricana nerveusement le directeur - Vous ne m'aviez jamais dit que vous étiez amie avec monsieur Graham ! Je comprends à présent la facilité avec laquelle vous êtes parvenue à le convaincre de participer à notre petite conférence sur Shakespeare.
- Facilité, c'est vite dit ! - se dit Patty en repensant à la patience dont elle avait dû faire preuve pour ne pas craquer et tout abandonner. Puis se tournant vers à Terry, elle répondit :
- Monsieur Graham a immédiatement accepté notre invitation et je lui en suis très reconnaissante. Que n'aurait-il pas fait pour une ancienne amie de collège…

Comprenant la perfidie de l'insinuation, le jeune homme lança un regard noir à la jeune enseignante, serrant si fort le poing que les jointures de ses doigts en perdirent toute couleur.

- Soyez-en remercié une nouvelle fois ! - fit le directeur en se frottant les mains de contentement – Il est bon de voir que de grands comédiens prennent encore plaisir à partager leur passion avec les simples mortels que nous sommes.
- Je vous en prie – répondit Terry avec fausse modestie – Patricia me l'a si gentiment demandé que je n'ai pas pu le lui refuser...

Patty leva les yeux au ciel en soupirant. Décidément, il lui tapait sur les nerfs ! Mais que pouvait donc lui trouver Candy ? Il était si exaspérant ! Elle se rappelait leurs disputes mémorables et se demandait encore comment ils avaient pu tomber amoureux l'un de l'autre. Elle se souvint alors qu'il avait suffi que son front et celui d'Alistair s'entrechoquassent et qu'ils en perdissent leurs lunettes pour que la flèche de Cupidon les transperçât. L'amour était-il donc si simple que cela ?... Elle se souvint aussi de l'indulgence que le maladroit inventeur avait toujours eue pour Terry et de cette phrase qu'il avait un jour prononcée à son égard alors qu'Archibald médisait sur sa personne :

- Tu te trompes sur son compte. Il mérite d'être mieux connu... Il n'est pas aussi mauvais que ce que l’on croit...

Patty secoua discrètement la tête pour faire fuir les larmes qui bordaient ses yeux couleur d'automne et se dit que si son Alistair était capable d'autant de compréhension, elle pouvait bien faire un petit effort à son tour. Finalement, prétextant l'heure qui avançait, elle mit un terme à l'atmosphère ambiante qui devenait de plus en plus pesante.

- Terry, es-tu prêt à te jeter dans la fosse aux lions ?
- Plus que jamais, très chère !
- Alors, je vous en prie !... - fit Henry Wragg en lui ouvrant la porte – Après vous.

Tous trois sortirent du bureau, empruntèrent un escalier qui menait au rez-de-chaussée, sur une cour ceinturée par une galerie bordée de colonnes en pierre finement sculptées. C'était un cloître, visiblement d’époque romane, vestige d'un voyage en Europe d'un richissime bienfaiteur de l'école. Terry arqua un sourcil désapprobateur en traversant l'enceinte, navré d'un tel pillage. Qui donc avait pu laisser partir une telle richesse artistique et culturelle ? Qui s’intéressait encore ici à l'histoire de cet endroit, à sa raison d'être ? Autrefois lieu de contemplation et de prières, il n'était à présent qu'un simple lieu de passage sur lequel on posait un regard empreint d'indifférence et d'ignorance. Un graffiti sur un pilier, représentant un cœur et des initiales, acheva de le consterner et c'est avec un grand soupir de désappointement qu'il rejoignit l'angle opposé de la galerie, en direction d'un long et sombre couloir.

Cela n'en finit pas... - se dit-il, de plus en plus de mauvaise humeur.

Seul le bruit de leurs pas résonnait sur le sol de terre cuite et ce silence pesant accentuait son malaise. Le jeune acteur réalisa que c'était la première fois qu'il revenait dans un collège depuis qu'il avait quitté Saint-Paul, presque dix ans auparavant. Avec Patty à ses côtés qui ne pipait mot, il avait l’impression de se retrouver soudain plongé dans un passé qui n’était pas si lointain. Des bruits, des odeurs commencèrent à refaire surface. Une porte s'ouvrit à leur droite au moment où ils passaient et il tressaillit, croyant un instant voir surgir la mère supérieure. Mais ce n'était que le vieux comptable de l'école, chargé de livres de comptes, qui les salua sans vraiment les regarder.

- Tout va bien ? - demanda Patty qui avait remarqué son embarras.
- Oui, oui... - répondit-il d'une faible voix tout en pestant intérieurement sur la folie qui l'avait mené ici.

La jeune femme poursuivit son chemin à côté de lui, un léger sourire aux lèvres. Finalement, la carapace commençait à céder...

Ils parvinrent enfin à destination. Les portes de l'auditorium s'ouvrirent en grand, révélant une salle immense sur laquelle étaient alignées plusieurs dizaines de rangées de fauteuils. Elle était traversée en son centre et sur les côtés par des marches qui descendaient en pente douce jusqu'à la scène, sur laquelle deux fauteuils semblaient attendre patiemment qu'on veuille bien les occuper.

Terry n’avait pas fait un pas dans la pièce que des cris, des applaudissements et des sifflets jaillirent de toute part. La salle était remplie de jeunes collégiennes en uniforme, mais aussi de personnes plus âgées, des professeurs certainement et des membres du personnel de l'école. Tout le monde voulait voir le grand acteur Terrence Graham. Peu coutumier au trac quand il s'agissait de rencontrer ses admirateurs, il se sentit pourtant saisi d'une angoisse irrépressible qui le paralysa. Il lui semblait, à travers cette nuée de jeunes filles en col bleu et blouse blanche, qu'elle apparaissait de toute part. Elle, dont il avait banni jusqu'au nom mais dont le souvenir jaillissait au moindre prétexte. Peu importait ses efforts, tout et n'importe quoi la lui rappelaient. Transformé en statue de sel par l'émotion, il sursauta au contact du bras de Patty venu à la rencontre du sien.

- Viens, Shakespeare s'impatiente... – lui chuchota-t-elle en posant sur lui un regard bienveillant qui le remit en confiance – Tout va bien se passer...

Terry se laissa docilement conduire jusqu'à la scène. Patty se tenait debout à côté de lui et l'applaudissait, encouragée par les acclamations de l'assistance qu'il salua. Peu à peu, le coeur de ce dernier se calma. L'éclairage vif qui recouvrait la scène l'empêchait de voir distinctement les personnes en face de lui et cela le rassura. Reprenant contrôle sur lui-même, il s'efforça de se concentrer sur la raison de sa présence ici : Shakespeare... Il respira profondément, leva fièrement la tête et s’adressa à son public qui venait de faire silence pour l’écouter.

Ainsi, pendant plus d’une heure, il évoqua, à sa manière, cet auteur de génie, s'attardant sur la modernité du style, des thèmes, sur la richesse de ses oeuvres, sur son influence sur le théâtre et en littérature. Usant d'exemples, jouant parfois des extraits de scènes, citant des anecdotes, son éloquence croissait au rythme des minutes qui s'écoulaient. Narré par Terry, Shakespeare devenait un jeu, un divertissement, un personnage contemporain plus qu'un auteur classique barbant. On l'écoutait dans un silence religieux. Plongé dans son récit, arpentant de long en large la scène de sa longiligne silhouette, son port de tête se redressait peu à peu, ses yeux verts éteints du début brillaient d'un nouvel éclat, sa voix grave s'égayait, ses gestes se libéraient avec grâce. Le vrai Terrence, le Terry de Candy se révélait aux yeux d'un public définitivement acquis et d'une Patty troublée. Elle comprenait, elle comprenait à présent ce qui avait charmé ce garçon-manqué qu’était son amie. Sous ses grands airs arrogants, il savait se montrer un être à sa mesure, qui cachait à travers ses boutades et ses moqueries, une âme sensible, une fragilité qui le rendait d'autant plus envoutant. Candy était de cette trempe. Elle avait su voir au-delà des apparences, avait deviné avant tout autre la part de lumière qui était en lui, et la passion qui l'habitait.

Quand il eut terminé, Patty fut la première à se lever et à l'applaudir avec un enthousiasme non dissimulé. Elle aurait voulu lui sauter au cou pour le remercier du moment extraordinaire qu'il venait de leur faire passer mais se ravisa, rougissante. Une chose était certaine : les librairies allaient crouler sous les commandes d'oeuvres de Shakespeare, et les représentations théâtrales de Terrence Graham continueraient à jouer à guichets fermés.

Au bout de quelques minutes, quand les acclamations s'espacèrent, la jeune enseignante l'invita à s'assoir dans le fauteuil derrière lui tandis qu'elle prenait place dans l'autre siège en face du sien. Il croisa ses longues jambes et prit une position confortable, bras posés sur les accoudoirs.

- Cher Terrence, avant de nous séparer, nous souhaiterions que vous participiez à un petit test que nous avons coutume de faire passer à nos invités.
- Soit, tant que vous ne me posez pas de questions trop personnelles... - ricana-t-il, un brin nerveux.

Le visage de Patty resta impassible.

- C'est le questionnaire de Proust que nos élèves ont adapté. Il peut varier en fonction des invités que nous accueillons ici. Mais avant tout, mettons-nous d'accord sur un point. Si vous acceptez de faire ce test, vous ne pourrez plus vous rétracter. Il vous faudra répondre à toutes les questions que l'on vous posera.
- Comme je vous l'ai dit, tant que vous ne dépassez pas les limites...
- Est-ce oui ou est-ce non ?!!!

Il hésita un instant puis répondit :

- Je vais vous dire oui !

L'éclairage sur la scène se déplaça vers la salle et Terry put cette fois distinguer le public qu'il avait en face de lui. La boule d'angoisse qui l'avait quitté précédemment recommença à se former dans son estomac.

Une jeune élève au premier rang se leva et se mit à lire en tremblotant le bout de papier qu'elle tenait entre les mains.

- Monsieur Graham, pouvez-vous nous dire quel est le principal trait de votre caractère ?
- L'impulsivité.
- La qualité que vous préférez chez un homme ? - poursuivit une autre.
- Sa vulnérabilité.
- Et chez une femme ?
- Sa force de caractère.
- La qualité que vous appréciez le plus chez vos amis ? - s'enquit une autre.
- Je n'ai pas d'amis...

Un murmure embarrassé se propagea dans l'assistance puis le questionnaire reprit comme si de rien n'était, passant de jeune fille en jeune fille.

- Votre principal défaut ?
- Ne pas savoir dire non quand il faut...
- Votre occupation préférée ?
- Jouer au théâtre !
- Votre rêve de bonheur ?
- Ce n'est malheureusement qu'un rêve...
- Quel serait votre plus grand malheur ?
- Il a déjà frappé...
- Ce que vous voudriez être ?
- Libre dans ma tête...
- Votre couleur préférée ?
- Le vert émeraude...
- La fleur que vous aimez ?
- La jonquille.
- Votre auteur préféré ?
- Vous osez encore me poser la question ? - gloussa-t-il.
- Votre poète préféré ?
- Arthur Rimbaud
- Le don que vous aimeriez avoir ?
- Celui de pouvoir remonter le temps...
- Les fautes qui vous inspirent le plus d'indulgence ?
- Celles des autres...
- Comment aimeriez-vous mourir ?
- Dans les bras de quelqu’un que j’.... Ecoutez, je crois avoir suffisamment répondu à vos questions, non ? - s'écria-t-il, visiblement agacé.

Ce questionnaire prenait des allures d'inquisition !

Il m'en reste une dernière ! - fit une petite voix au troisième rang.
- Si vous me promettez que ce sera bien la dernière... - répondit Terry, contrarié, sans pouvoir distinguer correctement son interlocutrice. Il devinait une frêle silhouette, de petite taille, dont la coiffure lui rappelait étrangement une certaine peste qu'il avait eu le malheur de fréquenter dans sa jeunesse. Il savait bien que cela ne pouvait être Elisa, mais cela le mit d'autant plus mal à l'aise. La jeune élève posa enfin sa question :

- Je voulais savoir si vous aviez déjà été amoureux ? Je veux dire... Je vous ai vu interpréter Roméo à Broadway et vous jouiez si bien que j'en ai conclu que pour exprimer aussi parfaitement ce genre de sentiments, il vous avait fallu en faire personnellement l'expérience, n'est-ce pas ?
- C'est que... - bredouilla-t-il, visiblement décontenancé. Il se tourna vers Patty qui affichait une mine des plus innocentes – C'est que... Voyons... Je suis un acteur avant tout et mon travail consiste à faire semblant. Si je devais incarner un assassin, devrais-je avoir tué quelqu'un pour autant pour être crédible ?
- Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question.
- Si fait !
- Non... Je regrette... Vous avez promis de répondre à toutes les questions...
- Ecoutez... Je... - fit-il se tortillant d'embarras sur son fauteuil. Du coin de l'oeil, il aperçut la porte de sortie et éprouva l'irrésistible envie de s’y précipiter.
- Je vous écoute, Monsieur Graham. Avez-vous déjà été amoureux ?

Le jeune acteur se tourna une nouvelle fois vers Patty, le regard incandescent de colère. Dans quel piège l'avait-elle entraîné ? C'était la dernière question de toute façon… Ses épaules s'affaissèrent, et tête baissée, il répondit en soupirant de lassitude.

- Oui, j'ai déjà été amoureux, il y a de cela bien longtemps. Etes-vous satisfaite à présent ???
- Amoureux ??? Mais de qui ??? - s'écria une autre jeune élève au bord de l'évanouissement.
- Qui est-elle ? - demanda une autre voix dans un cri hystérique ?
- Etait-ce Suzanne Marlowe ?
- Pourquoi ne l'avez-vous pas épousée ?
- Etait-ce à cause de cet amour secret ?
- Où vit-elle ?
- L'avez-vous revue ?
- Que fait-elle dans la vie ?
- Quel est son nom ?
- Est-elle belle ?

Les questions fusaient de toutes parts. Puis soudain, un flash d'appareil photo crépita, l'éblouissant à moitié.

- Qu'est-ce donc ? Un de ces charognards ? Ici ??? – se dit-il en se protégeant les yeux de la main.

Il imaginait déjà la une des journaux à scandales du lendemain avec en photo sa face d'ahuri pour harmoniser le sinistre tableau :

« Le célèbre comédien Terrence Graham bousculé par de jeunes et innocentes lycéennes ! Qu'en est-il de la vie amoureuse du jeune acteur ? Qui est donc la mystérieuse jeune femme qui lui a brisé le coeur ? Un an après le décès de la comédienne Suzanne Marlowe, le voilà de nouveau disponible ! Terrence Graham est un coeur à prendre !!! »

Excédé, il quitta la scène à grandes enjambées sans prendre la peine de dire au revoir, et se dirigea prestement vers la sortie, laissant le directeur de l'école médusé, bras ballants. Patty, paniquée, courut à sa poursuite.

- Terry, arrête-toi, je t'en prie ! - s'écria-t-elle en essayant de le retenir alors qu'il défonçait chaque porte sur son chemin pour finalement déboucher sur une ruelle qui jouxtait l'arrière-cour de l'établissement. Hésitant, il chercha du regard la direction qu'il devait prendre pour s'échapper de ce lieu maudit.
- Tu m'as bien eu !!! - hurla-t-il en pointant un index furibond vers le visage blême de la jeune femme qui venait de le rejoindre, toute essoufflée.

Elle avait toujours détesté le voir en colère. Il était vraiment effrayant. Toute tremblante, elle esquissa un geste d'apaisement vers lui qu'il repoussa violemment.

- Quelle folie t'a prise de m'entraîner dans ce traquenard ??? Es-tu satisfaite de toi à présent ???
- Mon dieu, Terry, calme-toi ! Je n'ai jamais voulu ça ! Je voulais juste te faire réagir, je n'aurais jamais imaginé que cela prendrait cette tournure. Il faut que tu me croies !
- Te croire ??? Alors que tu m'as tranquillement poignardé dans le dos ? Dire que tu prétendais être mon amie !...

Il avait dit cela sur un ton tellement méprisant qu'elle en avait presque ressenti le crachat.

- Crois-moi, il n'y a pas plus grande preuve d'amitié que celle dont je viens de te témoigner... Je voulais que tu viennes ici car je savais que cela te rappellerait des souvenirs et je voulais que tu les affrontes au lieu de les fuir comme tu le fais depuis toutes ces années...
- De quoi te mêles-tu ? Est-ce que je me permets de te juger alors que tu pleures encore ton soldat mort au combat??? Tu es pathétique !
- Juger ? Tu viens de le faire à l'instant et bien cruellement !... - répondit-elle en se mordant la lèvre de contrariété.

Terry regretta aussitôt ses paroles et soupçonna des larmes qui perlaient sous les lunettes de son amie.

- Excuse-moi... - fit-il d'une voix lasse, baissant la tête, le dos courbé – Je perds tout contrôle dès qu'on évoque son sujet... Tu n'avais pas le droit de me faire ça...
- Oh que oui, je l'avais ce droit ! - fit-elle en faisant un pas vers lui – Je l'avais, car je t'ai vu vaciller quand on a fait référence à elle. Je sais que tu l'aimes encore et je ne comprends pas pourquoi tu ne lui as toujours pas écrit, ni même cherché à la revoir depuis le décès de Suzanne. Un an, plus d'un an que cette fille est morte et tu n'as toujours pas esquissé un geste vers Candy ???
- Elle est bien mieux sans moi... - murmura-t-il d'une voix morte.
- Détrompe-toi, elle est loin de l'être ! Elle est toujours amoureuse de toi, tu sais ?...
- Vr… Vraiment ?... J'étais convaincu qu'elle m'avait oublié... Qu'elle était passé à autre chose...
- Pourquoi crois-tu qu'elle travaille dans une modeste clinique proche de la Maison Pony alors qu'une carrière brillante s'ouvrait à elle à Chicago ? Parce que c'est le seul et unique endroit qui soit capable de soigner ses plaies à l'âme, c'est son refuge, son équilibre. Elle n'a pas pour autant guérie car le remède, c'est toi qui le détiens.
- Je... C'est trop tard ! - fit-il en secouant la tête – Je ne veux pas gâcher sa vie une nouvelle fois...
- Mon dieu, Terry !!! Quand cesseras-tu de refuser ce bonheur qui te tend les bras ????

Elle s'arrêta un instant, une vague de désespoir se déversant soudain sur elle, la laissant chancelante.

- Si je pouvais – prononça-t-elle dans un sanglot étranglé en grimaçant de douleur – Si je pouvais revoir Alistair, ne serait-ce qu'une fois, je donnerais mon âme pour cela ! Je serai capable de souffrir les enfers pour lui ! Mais mon « petit soldat » comme tu dis est mort, il est MORT, tu comprends !!! Je n'aurais jamais la chance que vous avez de le retrouver alors que cette deuxième chance s'offre à vous !!! Tu la repousses par excès d'orgueil et parce qu'au fond de toi, tu as la frousse, la frousse de risquer son refus. Dieu du ciel, Terry, vous avez la chance de vous aimer et d'être vivants ! Maintenant que tu es libéré de tes chaînes, que te faut-il de plus pour ne pas tout tenter pour la récupérer ???
- Je ne veux pas... Je ne veux pas la faire souffrir une nouvelle fois !!! - répondit-il en se débattant – Je ne veux plus entendre ses pleurs, ni voir son visage bouleversé. C'est la dernière image que j'ai d'elle, vois-tu ? Et je me maudis chaque jour pour cela !
- Il ne tient qu'à toi de changer le cours des choses... Je t'en supplie Terry, écris-lui ! Tu feras son bonheur et le tien... Qu'attends-tu pour être enfin heureux ?

Terry resta pensif de longues minutes. Maintes fois il avait éprouvé la tentation de prendre sa plume et d'écrire à Candy, mais il s'était ravisé à chaque tentative. Il avait trop honte de ce qu'il lui avait fait. Il avait honte de ne pas avoir eu le courage d'affronter Suzanne et sa mère alors que Candy et lui venaient tout juste de se retrouver. Comment avait-il pu la laisser partir ce soir là ??? Il était si jeune et le poids de la culpabilité si lourd à porter, qu'il n'avait pas eu la force de repousser la jeune actrice et de lui proposer de prendre soin d'elle sans pour autant sacrifier son amour pour Candy. Que restait-il de tout cela à présent ? Des années obscures à subir ses larmes, ses caprices, et l’omniprésence de sa mère qui, tel un cerbère, surveillait ses moindres faits et gestes. Puis quand étaient apparus la maladie et son terrible diagnostic, il avait espéré qu'elle prendrait conscience de la précarité des choses de la vie, qu'elle aurait compris que son obstination à l'obliger à vivre à ses côtés l'avait chaque jour un peu plus éloigné d'elle tandis que son amour pour Candy avait résisté, s'était renforcé, jusqu'à occuper tous ses jours et toutes ses nuits. Mais elle avait persisté dans son fantasme jusqu'au bout... Parfois, en rêve, il se revoyait sur les marches de cet escalier, ceinturant la taille fine de son aimée, sentant la douce chaleur de sa peau à travers l'étoffe de sa robe, mais cette fois, il l'obligeait à se retourner, il la serrait contre lui, et la retenait pour ne plus jamais la laisser repartir... Il se réveillait alors en nage, sanglotant, et il lui fallait des heures pour se remettre de ce merveilleux mais insoutenable rêve. La triste réalité voulait qu'il vive séparé d'elle et il s'y était habitué. Il s'était accoutumé au malheur. Candy était la seule personne à lui avoir apporté sa part de bonheur et on la lui avait retirée car il n'était pas doué pour cela. Il se tourna vers Patty et les paroles déchirantes qu'elle avait eues lui revenaient en écho. Il la regarda toute frêle, tremblotante, cachant son immense chagrin sous de verres épais, et n'hésitant pas malgré tout à l'affronter et à lui démontrer l'aberration de son comportement. Contrairement à elle, le coeur de l'être qu'il aimait plus que tout au monde battait encore, et il se payait pourtant le luxe de refuser la chance qui s'offrait à lui, la chance de lui faire un signe, et de pouvoir enfin lui révéler la profondeur de ses sentiments. Quel sombre idiot il était ! Et il fallait que ce soit cette « Tétard-à-lunettes » qui le ramène à la raison. Candy savait manifestement choisir ses amies !

- Soit, je lui écrirai... - laissa-t-il finalement échapper d'une voix presque inaudible.

Craignant que ses oreilles soient en train de lui jouer un tour, Patty s'approcha de lui, cherchant à sonder son regard.

- Tu me le promets ?
- Je te le promets !
- Je pars dans une semaine chez elle pour fêter son anniversaire. J'espère que ta lettre sera arrivée d'ici là sinon gare à toi !
- Fichtre, tu es effrayante quand tu es menaçante ! - s'écria-t-il, retrouvant sa morgue.

Il était décidément horripilant !

- Tu ne crois pas si bien dire ! - répondit-elle, imperturbable – Rentre chez toi à présent et écris cette lettre. Tu as promis, n'oublie pas !
- Je tiens toujours mes promesses.
- C'est ce que nous verrons...

Terry hocha la tête et tourna les talons pour rejoindre la rue principale et héler un taxi. Il s'arrêta à mi-chemin et se retourna vers Patty.

- Excuse-moi encore une fois pour les mots durs que j'ai eus envers Alistair. C'était un mec bien, un chic type ! J'ai été très peiné par sa mort et j'espère que tu arriveras un jour à en faire le deuil...

La jeune femme se raidit de surprise. C'était la première fois que Terry lui témoignait de l'empathie, et les mots qu'il venait d'avoir pour Alistair achevèrent de l'ébranler.

- Merci Terry... Il avait de l’estime pour toi, tu sais... - répondit-elle, n'essayant plus de contenir ses larmes.

Terry esquissa un léger sourire et reprit son chemin, les mains enfouies dans les poches de sa veste. Patty le regarda s'éloigner, tétanisée par l'émotion. Ce qu'elle venait de vivre était si intense qu'elle se demandait encore comment elle avait pu réussir ce qui semblait depuis le début voué à l'échec. Après un petit moment, elle parvint à retrouver ses esprits et rejoignit sa classe. Ses élèves l'attendaient, frisant l'hystérie. Elle prétexta que le départ subit du séduisant acteur relevait d'une urgence professionnelle. Les élèves ne furent pas dupes mais elle maintint son affirmation. Les maîtriser s'avéra plus ardu que de dompter ce diable de Terrence Grandchester !...

Quand elle rentra plus tard chez elle, épuisée, elle repensa aux évènements de la journée et pria fortement pour que Terry ne changeât pas d'avis. Elle restait néanmoins très optimiste. Le bouleversement qu'elle avait lu dans ses yeux témoignait de sa détermination. Ce n'était plus qu'une question de temps pour qu'il écrive à Candy.

Le lendemain matin, à la première heure, on sonna à sa porte. L'esprit encore embrumé de sommeil, elle regarda par le Judas. C'était un coursier qui venait lui remettre un pli. A l'intérieur se trouvait une lettre destinée à Candy, suivie d'un petit mot de Terry à son attention :

« Chère Patty,

Comme tu peux le constater, je tiens mes promesses ! Je t'avoue qu'elle est une des plus aisées que j'aie eu à tenir. Voici donc ma lettre pour Candy. Je te la confie afin que tu la lui remettes en mains propres. Je te demanderai seulement de bien réfléchir avant de la lui donner. Assure-toi qu'elle soit bien prête pour cela, et si ce n'est pas le cas, je t'en prie, abstiens-toi. Je ne souhaite que son bonheur et si un geste de moi revenait à ruiner son équilibre, je ne le supporterais pas. Je m'en remets donc à ta sagesse et t'en suis éternellement reconnaissant.

Amicalement,

Terrence »


Un sourire de satisfaction sur les lèvres, Patty rangea l'enveloppe dans sa commode, similaire mode de rangement qu'elle occupera plus tard, au fond du tiroir de la table de chevet d'une chambre à la Maison Pony...

Fin du chapitre 2



Edited by Leia - 30/9/2017, 13:42
view post Posted: 22/11/2011, 18:50 Un passé trop présent - chapitre 8 - Fanfics pour tous les âges

Chapitre 8




Incapable de réagir, Albert regarda Candy s'éloigner sans pouvoir effectuer le moindre geste. Paralysé par l'émotion, glacé de part en part, assourdi par les battements de son coeur qui explosaient contre ses tympans, il lui semblait chuter dans un gouffre sans fin. Au bout de quelques minutes, il parvint enfin à retrouver une respiration à peu près normale, légèrement vacillante. La scène cauchemardesque qui venait de se dérouler sous ses yeux revenait sans cesse à son esprit : ces deux corps puissamment enlacés, le bruit du froissement de leurs vêtements écrasés l'un contre l'autre, l'empressement de leurs gestes, leurs soupirs étouffés mêlés aux baisers qu'ils échangeaient, leurs plaintes, leurs cris, et le regard enfiévré d'amour de Candy vers cet autre, cet être contre lequel il savait depuis toujours qu'il ne pouvait lutter.

Un profond sentiment de désespoir s'empara de lui car il savait au fond de son coeur qu'il l'avait définitivement perdue, que plus jamais il ne pourrait la ramener vers lui. La désolante scène à laquelle il venait d'assister était trop éloquente. Elle aimait Terry, l'avait toujours aimé et ne cesserait jamais de l'aimer. C'était une évidence à laquelle il devait se résoudre s'il ne voulait pas perdre la raison.

Pouvait-il espérer que Terry n'aimât pas Candy en retour ?!!! Malheureusement, le sort en était jeté. Ce qu'Albert avait vu ne laissait aucun doute sur les sentiments du jeune homme. Lui qui croyait naïvement être le seul en ce monde à pouvoir aimer Candy aussi intensément, ne pouvait nier la force de l'amour qui animait le bel aristocrate. Tout comme lui quand il tenait sa femme dans ses bras, il avait distingué la même hésitation dans ses gestes, le tremblement infime de ses mouvements, comme si le doux contact de Candy contre lui l'intimidait, foudroyé par le choc émotionnel que sa présence provoquait. Il reconnaissait trop bien ce genre de réactions pour les avoir éprouvées des centaines de fois, dès qu'elle s'alanguissait contre lui. Tout comme lui, il avait ressenti cette chaleur intense qui prenait possession de tout son corps, l'emballement de son coeur dans sa poitrine, s'élançant avec fureur et douleur contre sa cage thoracique, à la limite de l'implosion. Tout cela parce qu'elle venait de poser simplement son regard émeraude sur lui... Mais cette fois, il n'avait pas reconnu son regard. Il semblait le même, mais pourvu d'un éclat différent, comme une lumière céleste. Le regard d'une femme devant celui qu'elle aime, qu'elle aime vraiment...

Le dos courbé, sa haute stature affaissée sous le poids de l'émotion, Albert réprima un sanglot. Puis terrassé par le flot de sentiments contradictoires qui l'assaillaient, mêlés de colère et de chagrin, il se laissa choir contre le mur de pierres qui se trouvait derrière lui. D'une main lasse, il voulut relever une mèche de ses cheveux dorés qui lui barrait la vue, mais réalisa bien vite que c'était des larmes irrépressibles qui l'aveuglaient, brulantes et vives, creusant des sillons comme des plaies sur son visage ravagé de douleur.

Il resta ainsi un long moment, insensible aux rayons du soleil qui essayaient de réchauffer ses membres glacés. L'astre lumineux se tenait à présent gracieusement suspendu au dessus de l'horizon, allègrement détaché du mur qui ceinturait le jardin. La matinée était visiblement bien avancée. Soudain, un bruit venant de l'allée fit sursauter l'héritier des André. C'était le jardinier qui, muni de ses outils, venait réparer les dégâts de la nuit. Surpris, Albert s'accroupit, faisant frémir dans sa hâte quelques branches de la haie qui le cachait. Intrigué, le jardinier tourna la tête dans sa direction, scrutant les lieux d'un air inquisiteur. Puis comme rien ne se passait, il haussa les épaules et poursuivit sa tâche. Occupé à gratter le sol de son râteau pour rassembler les feuilles et branchages éparpillés, il ne remarqua point la silhouette sombre qui s'éloignait tout doucement jusqu'à réapparaître au bout de l'allée, disparaissant sans bruit par une porte de service. Albert ne voulait croiser personne qui puisse informer sa femme de sa présence dans ses murs. Il hâta le pas, se faufilant dans les couloirs avec la souplesse d'un chat. Il retint son souffle jusqu'à ce qu'il atteigne la sortie. Parvenu dans la rue, il rejoignit son chauffeur qui l'attendait patiemment dans la rue en contrebas, s'engouffra dans la voiture comme si on le poursuivait et disparut en direction de la demeure familiale.

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Toute la matinée, Candy se consacra aux blessés que l'on avait envoyés à la clinique, faute de place dans les hôpitaux de la ville. En majeure partie, cela se résumait à des cas de brûlures et de fractures. Rien de bien méchant en comparaison aux images terribles auxquelles elle avait assisté la veille. Concentrée sur les soins qu'elle prodiguait, elle éprouvait cependant l'angoisse de croiser Terry dans un des couloirs. Malgré ses bonnes résolutions, elle n'en restait pas moins bouleversée par ce qu'elle avait ressenti auprès de lui, ainsi que par l'audace dont elle avait fait preuve quand elle s'était trouvée lovée dans ses bras. Elle rougit un peu à cette évocation et secoua la tête en signe de désapprobation. Elle se doutait que Terry ferait preuve de discrétion et qu'il l'éviterait de son mieux. N'était-il pas cocasse de constater combien le hasard aimait à les réunir alors qu'ils se trouvaient à des centaines de kilomètres l'un de l'autre, et que tout était fait à présent pour les éloigner alors que de simples cloisons les séparaient ?

Peu avant midi, elle put enfin se réfugier dans son bureau. Profitant de ce répit, elle appela chez elle pour prendre des nouvelles de son époux et de leur fils, revenu depuis peu de la maison Pony pour la rentrée scolaire. Elle souhaitait les rassurer au cas où l'annonce du triste événement de la nuit était parvenu jusqu'à eux. On l'informa que le petit Arthur se trouvait en classe et qu'Albert était en grande discussion avec Georges. Elle raccrocha, soulagée, puis leva les yeux vers Flanny qui venait d'entrer. Celle-ci tenait à lui apprendre que Terry avait passé de longues heures à veiller son épouse et qu'il venait de quitter la clinique. Il allait rester un jour de plus en ville afin d'achever les formalités de transport de la dépouille de Suzanna puis il repartirait pour New-York, en compagnie de sa fille qu'il avait laissée à la nurserie de la clinique, et d'une nourrice qu'on lui avait conseillée et qu'il venait d'engager. Candy voulut dire quelque chose mais sa collègue ne lui en laissa pas le temps.

- N'aie pas d'inquiétude, je m'occupe de tout. - dit Flanny.

Mal à l'aise, Candy resta silencieuse. Elle opina finalement de la tête en signe de remerciement. Tout aussi avare de paroles, Flanny quitta la pièce en refermant la porte derrière elle. Elle avait bien remarqué la mine défaite de son amie et n'avait pas besoin d'aller chercher très loin les raisons de cette affliction, tout au moins LA raison, qui semblait écrite en grosses lettres sur le front de la directrice des lieux. Le nom de Terrence Grandchester clignotant de toutes ses lumières sur la façade du Broadway Theatre ne lui aurait pas fait concurrence ! Dieu qu'il était barbant d'assister aux dégâts que ce stupide sentiment amoureux pouvait entraîner chez des êtres normalement sains d'esprit !!! Il était plus que temps que ce Don Juan des planches quitte la scène avant de détruire le peu de bon sens qui restait dans le cerveau de cette tête de linotte. Mademoiselle Mary Jane avait trouvé le surnom adéquat pour caractériser Candy, ayant parfaitement cerné chez elle son caractère à la fois spontané et impétueux, si souvent source de maladresses et de malentendus. D'ordinaire, son bon coeur et son dévouement résolvaient les problèmes, mais celui de Terrence Grandchester s'avérait plus complexe, voire impossible à résoudre... Il fallait faire vite ! Si nécessaire, elle le pousserait elle-même dans le train demain ! Il devait à tout prix sortir de la vie de Candy !!!

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Parvenu à destination, Albert se rua vers sa salle de bains pour prendre une douche. Il lui fallait nettoyer cette souillure qui l'enveloppait, purifier tout son corps, comme si tout ce qu'il avait vécu ces dernières heures allait disparaître avec l'eau qui s'enfuyait dans les canalisations. Il resta un long moment sous l'eau chaude, puis ayant retrouvé quelques forces, s'enroula dans une grande serviette et s'habilla d'une tenue propre. Il observa son reflet dans le miroir et ne put que constater de l'inefficacité de sa prescription. Les traits tirés, il affichait une mine désastreuse. Il se rasa rapidement et descendit au rez-de-chaussée en direction de la véranda qui se trouvait à l'autre bout de la vaste maison. Croisant une domestique, il lui demanda qu'on lui apporte là-bas le petit-déjeuner et d'informer Georges qu'il l'y attendrait.

Pénétrant dans la verdoyante pièce aménagée de mobiliers et de plantes exotiques, il chaussa sa paire de lunettes de soleil fétiche dont il ne se séparait jamais . Sous prétexte de la forte luminosité des lieux, il n'aurait pas à affronter ainsi le regard de Georges qui savait lire en lui comme dans un livre ouvert. Il s'enfonça dans un confortable fauteuil en rotin, essayant de prendre une position naturelle, croisant et décroisant nerveusement ses longues jambes. Son regard azur se perdit un instant vers les hauteurs des peupliers qui se dressaient dans le vaste jardin qui entourait la maison, et sur lesquels les fenêtres parfaitement nettoyées de la véranda s'ouvraient en vue panoramique. Une brise légère bousculaient doucement le sommet des arbres, dérangeant quelques oiseaux qui s'y étaient posés. Une envie soudaine de s'évader, de déployer ses ailes et de s'envoler au-dessus des cimes par delà les gratte-ciels de la ville, le saisit. Comme il aurait souhaité se sentir libre en ce moment, libre de ses pensées horribles qui le tenaillaient, qui s'infiltraient insidieusement en lui sans lui laisser aucun répit. Comme il aurait souhaité pouvoir revenir quelques heures en arrière et n'avoir pas entendu cette information tragique à la radio, alors qu'il travaillait tard dans son bureau! Comme il aurait souhaité ne pas prendre son téléphone, ni demander à la standardiste qu'on lui passât l'hôpital où se trouvait encore sa femme ! Comme il aurait souhaité qu'on ne lui répondit pas qu'elle était partie sur les lieux de l'accident, à la merci d'un incendie ou d'une explosion ! Comme il aurait souhaité ne pas avoir craint pour sa vie, et ne pas avoir réveillé son chauffeur en pleine nuit pour se rendre sur les lieux du déraillement ! Pourquoi la traversée de Chicago avait-elle duré autant de temps ? Des secondes, des minutes de trop, qui l'avaient conduit à destination trop tard ! Candy était déjà repartie... Et au moment de remonter en voiture, il avait entendu des cris et s'était porté au secours d'une blessée. Il lui avait semblé retomber dans le chaos de cette période de sa vie en Europe où tout n'était que cris, sang et larmes. Le vacarme des sirènes d'ambulances, les plaintes des blessés, le va-et-vient des secours lui rappelaient comme une plaie rouverte, ce sentiment de désespoir et d'impuissance qui l'avaient habité à ces moments là. S'il avait été égoïste, il n'aurait pas fait l'erreur d'aider des blessés, et il aurait peut-être pu... pu éviter tout ce... tout ce gâchis ! Il ne l'aurait pas surprise dans les bras d'un autre alors qu'il était parti à sa recherche dans les couloirs de la clinique. Le personnel trop occupé à s'occuper des blessés ne l'avait même pas remarqué. D'autant plus qu'il était méconnaissable avec son visage marbré de sang et de suie, et son costume taché des mêmes attributs. Qui donc aurait pu soupçonner la présence de William Albert André à ce moment là ? Puis il avait poussé la porte qui donnait sur le jardin, guidé par une sorte d'appréhension qui le dérangeait. Il s'était approché du kiosque à musique et avait distingué alors, cachées dans la pénombre, deux silhouettes dont il ne percevait qu'un faible murmure. Et ce dont il avait été le témoin par la suite fut comme si un gouffre s'ouvrait sous ses pieds !

Il secoua la tête en soupirant, expirant l'air par soubresauts, en sanglots contenus. « Maudit Terry !... » - murmura-t-il - « Pourquoi faut-il que tu te places toujours sur notre chemin ?... »

Albert réalisa bien vite l'erreur de son jugement. N'était-il pas lui-même responsable de cette situation ? N'était-il pas celui qui était à l'origine de leurs retrouvailles ? N'avait-il pas souhaité revenir vivre en Amérique alors qu'ils menaient une existence paisible en France ? N'avait-il pas pêché par excès de confiance en lui-même en prenant cette décision alors que son rival de toujours avait une carrière florissante aux Etats-Unis, qu'il était devenu une célébrité, glorifiée dans les salons mondains, chacune de ses apparitions frisant l'émeute. On le disait sombre et inaccessible, porté sur la bouteille et sur les nymphettes d'une nuit. Loin de ternir son image, cela ne faisait qu'accentuer le mystère qui l'entourait. Pourquoi semblait-il porter toute la misère du monde sur ses épaules alors que tout lui souriait ? Etait-ce ce mariage arrangé avec l'actrice Suzanne Marlowe qui l'étouffait ou un secret bien caché qui le hantait ? Albert connaissait trop bien la réponse, et il se sentait bien misérable présentement d'en faire si douloureusement la constatation.

Du coin de l'oeil, il aperçut le journal du matin posé sur un guéridon à côté de lui. Il s'en saisit et découvrit, publié en première page, un article relatant l'évènement de la nuit. «Tragique accident ferroviaire sur la ligne Detroit-Chicago! Des dizaines de morts et de blessés sont à déplorer. »

Tout en parcourant l'article, quelques lignes attirèrent plus particulièrement son attention : « Il semblerait que le célèbre comédien, Terrence Grandchester, se soit trouvé dans ce train en compagnie de son épouse. Nous ne possédons pas pour l'instant d'informations sur leur état de santé mais nous espérons en recueillir au plus vite afin de rassurer ses admiratrices. » De rage, Albert chiffonna le journal et le jeta par terre. Il était bien placé pour donner des nouvelles du « célèbre comédien » !!!

La double-porte de la véranda s'ouvrit brutalement et le fit sursauter. Une domestique entra, poussant le chariot du petit-déjeuner, suivie de près par Georges. Ce dernier salua Albert et prit place en face de lui. Alors que la servante s'éloignait après avoir effectué son service, Albert souleva sa tasse de café, en but une gorgée, puis s'assurant qu'ils étaient seuls dans la pièce, il s'adressa à son homme de confiance :

Dîtes-moi mon ami, vous y connaissez-vous en divorce ?

***********

Quand Candy pénétra dans la bibliothèque, Albert simula la surprise alors que cela faisait des heures qu'il l'attendait en faisant les cent pas. Il reposa le livre qu'il avait feint d'ouvrir en l'attendant arriver et se leva vers elle. Elle avait vraiment l'air épuisée. Elle se jeta dans ses bras en quête d'un peu de réconfort.

- Comment vas-tu mon aimée ? - fit-il en lui caressant d'une main hésitante les cheveux - J'ai appris dans le journal le terrible accident qui a eu lieu. On m'a dit que vous aviez dû accueillir de nombreux blessés...
- Oh Albert ! C'était terrible ! - gémit Candy en enfouissant un peu plus sa tête contre la poitrine de son époux – Tous ces morts qui gisaient, ces blessés qui criaient à l'aide. On aurait dit un champ de bataille !

Il s'écarta d'elle, la fit assoir dans un confortable fauteuil club de cuir sombre et alla lui servir un petit verre de whisky.

- Tiens, bois cela. Cela te revigorera après toutes ces émotions, tu en as bien besoin !

Candy opina en le remerciant et but une gorgée d'alcool. Elle toussota au contact du liquide dans sa gorge mais en apprécia néanmoins le goût. Peu amatrice pourtant d'alcools forts, la chaleur qui se rependait à présent dans son estomac la ranimait. Elle leva un regard reconnaissant vers Albert qui l'observait en silence. Finalement, il laissa échapper cette phrase qui la fit se raidir et manquer de s'étrangler.

- J'ai aussi appris que... que Terry était dans ce train avec Suzanne...
- Tu es venu à la clinique ??? - s'écria-telle en écarquillant les yeux.
- Ah ? Tu veux dire que vous vous êtes occupés d'eux à la clinique ? - fit-il faussement surpris. Non, j'ai lu cela dans les journaux...

Embarrassée, Candy baissa les yeux. Elle sentait le regard inquisiteur de son mari posé sur elle. Elle avait l'impression que la pièce rétrécissait et elle peinait à respirer. Réunissant toutes ces forces, elle l'affronta, s'efforçant de cacher son embarras.

Nous les avons découverts en queue de wagons. Suzanne gisait sous un amas de ferrailles, grièvement blessée. Elle est morte en couche, en laissant une petite fille... Une petite Juliette...

Choqué, Albert prit appui contre la bibliothèque. Il ignorait que Suzanne était décédée. Trop occupé à maudire Terry, il ne lui était pas venu à l'esprit de s'enquérir de l'état de Suzanne. Pauvre Suzanne, quel tragique destin !...

- Quelle tristesse !... Pauvre Suzanne !... - fit-il en soupirant tristement. Et T... Terry ? Comment va-t-il ? - parvint-il à demander bien qu'il connaisse déjà la réponse.
- Physiquement, il va bien mais il est très affecté moralement. La mort de Suzanne l'a beaucoup touché, et la naissance au même moment de son enfant, l'a passablement déstabilisé.... - répondit Candy de plus en plus gênée par l'incongruité de leur discussion.

Assise dans le fauteuil, les mains crispées autour de son verre, elle fixait le sol sans oser lever les yeux vers son époux. Il était vraiment la dernière personne avec laquelle elle aurait souhaité parler de Terry, cet homme qui au lever du jour, l'avait tenue dans ses bras, auquel elle avoué son amour, donné son âme. Cet homme qui n'était pas son époux, lequel se tenait, silencieux, tout près d'elle, si près qu'elle pouvait entendre sa respiration. Que pouvait-il penser à cet instant ? Pouvait-il lire sur son visage le combat intérieur qui l'habitait? Pouvait-il entrevoir le sentiment de culpabilité qui l'oppressait, cette émotion dérangeante par son ambiguïté car elle restait heureuse de ce qu'elle avait vécu un court instant avec Terry, un moment d'extase éphémère qui la poursuivrait quotidiennement, à chaque geste tendre, à chaque regard échangé avec Albert? Comment pourrait-elle continuer à lui mentir ainsi même si elle éprouvait encore des sentiments profonds et sincères envers lui ? Comment pourrait-elle se comporter comme avant, comme au temps où Terry n'avait pas surgi dans sa vie et réveillé tout l'amour qu'elle ressentait pour lui ?

Elle y parviendrait, se dit-elle, parce-que c'est ce qu'ils avaient décidé tous deux, quelques heures auparavant, au pied de ce kiosque à musique. Parce-qu'ils savaient que leur destin n'était pas de vivre ensemble, qu'elle était liée à un autre, un homme qu'elle respectait et qu'elle aimait aussi, différemment, mais sincèrement.

A bout de résistance, elle posa le verre vide sur la table basse en face d'elle, se leva et se dirigea vers la porte.

- Je voudrais prendre un bain et me reposer un peu avant le dîner, si cela ne te dérange pas. - fit-elle sans enthousiasme.
- Je t'en prie, mon amour. - répondit Albert avec une étonnante indifférence - Tu as besoin de te détendre. Si tu es trop fatiguée, je peux demander à ce qu'on te porte ton repas à la chambre ?

Candy acquiesça, reconnaissante. Elle tourna la poignée, entrouvrit la porte mais retint un pied dans l'ouverture. Elle recula d'un pas et se retourna une dernière fois vers son époux.

- Si cela peut te rassurer, il repart demain pour New-York... - fit-elle en baissant la tête, comme une petite fille fautive.
- Je n'ai aucune inquiétude, ma chérie. J'ai une entière confiance en toi... - répondit-il, son regard ne laissant filtrer aucune émotion.

Candy frissonna. Le visage impassible d'Albert tranchait avec le ton doucereux de sa voix. Décontenancée, elle quitta la pièce avec l'impression désagréable d'avoir été jugée et condamnée...

***********

Sur le chemin qui les menait à Lakewood, Annie regardait par la fenêtre, songeuse. Il lui tardait de revoir Candy, et de pouvoir se retrouver quelques minutes seules ensemble. Le temps était passé si vite ces dernières semaines à suivre Archibald dans ses voyages d'affaires, qu'elle n'avait pas encore eu l'occasion de discuter avec son amie. Elle devinait que d'avoir revu Terry à Détroit l'avait bouleversée au point de fragiliser son mariage, mais elle s'était sentie rassurée en apprenant son rapide retour à Chicago. Mais ce qu'elle avait lu dernièrement dans les journaux avait attisé son inquiétude : le terrible accident de train, la mort de Suzanne, la présence de Terry et de son enfant à la clinique Anthony Brown, l'enterrement de la jeune actrice dans sa ville natale, et le portrait ravagé du jeune homme publié à la une des gazettes, ne laissaient aucun doute sur le drame qui devait se nouer. Comment Candy pouvait-elle gérer tout cela sans laisser transparaître les émotions contradictoires qui devaient l'habiter ? Pendant toutes ces années, elle avait cherché la sécurité, le réconfort auprès d'un homme qui avait toujours su la rassurer, et qui débordait d'amour pour elle. Mais à présent que Terry était veuf, libre de pouvoir la rejoindre, qu'en était-il des sentiments de cette dernière pour son époux ?

Elle tourna son doux visage vers son mari, assis à côté d'elle sur la banquette arrière de leur Rolls, et admira le profil aristocratique de ses traits. Jamais elle n'avait cessé de l'aimer et de l'admirer malgré la distance qu'il lui avait toujours manifestée. Comme elle l'avait écrit une fois à Candy, elle espérait encore et toujours qu'il voit en elle autre chose qu'une compagne, qu'un prénom d'épouse rajouté au sien. Bien des fois, elle avait voulu partir pour ne plus avoir à subir son regard absent quand elle lui parlait, et bien des fois elle s'était ravisée au dernier moment, retenue par cet amour fou qu'elle éprouvait pour lui, cet amour qui lui faisait perdre toute fierté. Elle maudissait sa faiblesse qui ne faisait que l'éloigner chaque jour un peu plus de lui. Comment pourrait-il estimer une femme qui attendait l'impossible de lui? Elle n'était pas Elle, et malgré tous ses efforts, ne le pourrait jamais.

Elle avait pensé qu'un enfant aurait pu les rapprocher, mais le peu de relations intimes qu'il lui prodiguait, brèves et mécaniques, n'avaient pas permis cette éventualité. Elle soupira tristement sur la médiocrité de leur existence, et voulut prendre la main de son compagnon, sentir la chaleur de sa peau dans sa paume. Il ne la refusa point mais elle distingua un froncement de sourcil chez lui qui témoignait de son agacement. Le coeur gros, elle ramena sa main sur son genou et regarda de nouveau à travers la fenêtre pour cacher à sa vue les larmes brûlantes qui roulaient sur ses joues.

***********

En ce début d'automne, le paysage autour de Lakewood commençait à revêtir ses couleurs de saison et se préparait au grand sommeil. Comme le voulait la coutume, toute la famille se réunissait à la propriété le premier dimanche d'octobre, pour ne plus y revenir avant le début du printemps. Pour l'occasion, on organisait une fête pour célébrer la fin de l'été et la nature qui allait peu à peu s'endormir. Les domestiques s'affairaient pour que tout soit parfait, et monsieur Durosier, bien qu'à la retraite, était venu superviser les derniers détails dans l'aménagement du parc. On y avait dressé de grandes tentes blanches, non pas pour se protéger du mauvais temps, mais pour abriter les convives de l'atmosphère étouffante de cette fin de matinée. Comme souvent en cette période, l'été retardait son départ et laissait présager une journée très ensoleillée.

Vêtu d'un costume en prince de galles qui lui donnait une élégance folle, Albert accueillait ses hôtes sur le perron, secondé par Candy qui se tenait à côté de lui. Très élégante elle aussi, vêtue d'une robe droite en soie de couleur taupe, brodée au décolleté, elle serrait chaleureusement les mains, prononçait un mot gentil pour chacun, les guidant vers un domestique qui se chargeait de les conduire dans le parc. L'accueil s'avéra un peu plus glacial à l'arrivée de la Grand-tante Elroy, suivie de près par Elisa et sa famille, collée à l'aïeule comme une tique sur un brave toutou. A dire vrai, l'aspect débonnaire de la vieille femme, avec son chapeau à plumes et son ombrelle, s'évanouit dès qu'elle posa son regard sévère sur Candy.

- Tu aurais au moins pu te coiffer ! - grogna-t-elle en montrant d'un oeil critique le chignon parfaitement réalisé de la jeune femme qui lui avait coûté tant de temps à fixer – Encore un peu et tu nous accueillais avec ton « costume » d'infirmière! - ajouta-t-elle en haussant les épaules.

- Quelle joie de vous revoir ma tante ! - fit Candy pour toute réponse, feignant d'ignorer cette attaque injustifiée relayée par le rire de hyène d'Elisa qui lui faisait perdre tout contrôle. Dieu qu'elle aurait aimé lui en claquer une belle sur ses joues trop maquillées ! Comme elle détestait cette fille et ses minauderies ! Heureusement, elle se consolait de savoir en son for intérieur que son statut d'épouse de William Albert André, chef de famille, la rendait folle à s'étrangler. Il était regrettable qu'elle n'y soit jamais parvenue !... Son croque-mort d'époux se tenait derrière elle, retenant à chaque main sa prestigieuse et ingérable progéniture. Le fils comme la fille avaient hérité des grandes oreilles de leur père et de la moue dédaigneuse de leur mère, traits caractéristiques qu'Arthur aimait parodier à la moindre occasion. Candy espérait seulement qu'il éviterait ses moqueries devant eux afin de ne pas provoquer de crise diplomatique.

Daniel finit par arriver à son tour, arborant à son bras une cocotte endimanchée qu'il avait dû ramener d'un de ses tripots qu'il aimait fréquenter. Paradoxalement, la Grand-tante ne grimaça point à la vue de ce couple hétéroclite. Elle sourit à son neveu et tendit une main polie à la jeune femme qui manqua se tordre la cheville en effectuant une révérence. Devant sa maladresse, elle laissa échapper une grossièreté qui fit sursauter la vieille femme. Réalisant sa bourde, elle se ressaisit, la main sur la bouche, les épaules secouées d'un rire gras et sonore, à la hauteur de sa vulgarité naturelle. Candy poussa un petit cri jouissif devant ce spectacle affligeant et redoubla de politesses et de bonnes manières envers eux, lesquelles, tel un crucifix face à un possédé, eurent pour effet de les faire fuir un peu plus rapidement.

Annie et Archibald furent les derniers à se présenter. Les deux amies se jetèrent dans les bras l'une de l'autre, indifférentes aux regards de connivence qui s'échangeaient parmi les invités. Les deux orphelines de Pony se retrouvaient, et malgré la bonne éducation qu'elles avaient reçue, elles restaient pour l'assemblée deux enfants abandonnées, dont on ignorait l'identité des parents, source de commérages chez les bien-pensants de la bonne société. N'ayant pu empêcher le mariage de Candy et d'Albert, la grand-tante Elroy s'était bien démenée pour annuler celui d'Annie et d'Archibald. Quel pouvoir de sorcellerie possédaient donc ces deux filles pour envouter chaque homme de la famille ? Vaincue par l'obstination du jeune-homme, elle avait fini par renoncer à se battre ce qui ne signifiait pas pour autant qu'elle acceptait de bon coeur Annie. Tout comme Candy, elle resterait à ses yeux une opportuniste, une chercheuse de dot, quand bien même elle ne faillirait jamais à la condition qui était la sienne.

Toute la famille André se trouvait à présent au complet : les Legrand, les Cornwell, les Brighton, les André, et quelques relations de voisinage. Seul Monsieur Brown, le père d'Anthony était absent, ce dernier s'étant depuis fort longtemps éloigné des André, ayant par trop souffert que ses origines modestes l'aient empêché d'être parfaitement accepté par la famille, plus précisément par la Grand-Tante. La mort d'Anthony n'avait fait que mettre un terme à ce lien familial qui n'avait jamais réellement existé. Candy se rappelait très bien les mots de réconfort qu'il avait prononcés à son encontre alors qu'elle se trouvait plongée dans un désarroi profond après la mort de son fils. Elle aurait vraiment souhaité sa présence parmi eux pour pouvoir lui dire que ces quelques paroles de sa part l'avaient beaucoup aidée et qu'il pouvait être très fier d'avoir eu un fils aussi merveilleux qu'Anthony.

Albert entama la célébration par un petit discours de bienvenue puis leva son verre à l'attention de ses hôtes. Un orchestre prit le relais et les invités commencèrent à s'attrouper autour des tables où des mets alléchants attendaient dévorés par des mains impatientes et gourmandes. Des tables rondes nappées de blanc avaient été disposées dans le jardin ainsi que sous les tentes pour ceux qui ne supporteraient pas le soleil. Candy avait demandé à ce que des bouquets de roses soient placées au centre de chacune. Bien que ce ne fut pas la saison, Monsieur Durosier parvenait à faire pousser des fleurs en serres, et plus particulièrement celles chères à Candy. Par ce moyen, l'esprit d'Anthony participait aux festivités, ce qui importait beaucoup à la jeune épouse André.

La fête prenait peu à peu une tournure plus décontractée, encouragée par les bulles de champagne et le whisky de la maison. Certains convives se promenaient tout en discutant, leur assiette débordante de nourriture à la main, tandis que d'autres préféraient être confortablement attablés. Candy avait fini par rejoindre son amie à une table, abritée sous un arbre. Archibald venait de la délaisser pour suivre Albert et parler affaires. Les deux hommes, debouts à quelques mètres d'elles, une verre de champagne à la main, délestés de leur veste, leur noeud de cravate desserré, semblaient très inspirés par leur conversation. En les observant, Candy remarqua leur ressemblance physique qui, avec la maturité, devenait évidente : même stature, même détermination dans le regard, même grâce dans les gestes, qui les différenciaient des autres hommes présents, au point de créer une certaine distance, un certain respect qui s'imposait naturellement. Albert tourna la tête vers elle à ce moment là, explosant de beauté sous les ombres mêlées de lumière solaire qui transperçait les branches feuillues de l'érable déployé au-dessus d'eux. Le regard mélancolique qu'il lui renvoya, rehaussé par le teint éternellement hâlé de sa peau, l'ébranla. Elle devinait dans le bleu profond de ses yeux, une tristesse, une blessure qu'il ne parvenait à dissimuler. Leur travail à chacun les avait éloignés ces dernières semaines. Elle, trop occupée à gérer le surplus de travail engendré par l'accident de train, lui, plongé dans ses affaires, rentrant si tard qu'elle était bien souvent endormie. Elle réalisa qu'un mur invisible s'était dressé entre eux sans qu'elle s'en rende compte. Bouleversée par les évènements récents, elle avait inconsciemment cherché à se protéger de lui et n'avait pas compris le vide qu'elle creusait entre eux. Son coeur se serra à cette évocation, et quand elle releva les yeux vers lui, il se mit à battre un peu plus vite, un flot de tendresse venant secouer tout son être. Elle se rendit compte qu'elle l'aimait vraiment, sincèrement, et qu'elle mourait d'envie de courir se blottir contre lui, de sentir la chaleur de sa poitrine contre la sienne, d'effleurer sa joue, et de baiser ses lèvres. Il n'était pas trop tard pour eux, et elle était impatiente que les heures défilent pour pouvoir se retrouver seule avec lui et lui prouver tout l'amour éprouvait pour lui... Une question d'Annie vint démolir toutes ses convictions.

- J'ai su par les journaux que Terry était dans ce train avec Suzanne, et qu'ils avaient été pris en charge dans ta clinique. Cela a dû être difficile à vivre pour vous deux...
- Terry a été très choqué par le décès de Suzanne, en effet... – fit Candy d'une voix sèche qui surprit son amie.
- Excuse-moi... Je ne voulais pas te remémorer de douloureux souvenirs, mais j'ai pensé, sachant tout ce que vous aviez traversé, que peut-être... Vous auriez pu évoquer le sujet...
- Quel sujet aurions-nous dû évoquer ??? - fit Candy sur la défensive.
- Eh bien... - répondit Annie hésitante, de plus en plus embarrassée – Vous... Vous avez été si... proches que... Suzanne étant décédée, Terry se retrouve libre... Vous...
- Vous quoi ??? Tu me prends pour qui, Annie ???? - fit-elle en serrant les dents, essayant de garder un ton neutre pour ne pas se faire remarquer du voisinage – Vas-tu cesser de fantasmer sur ma vie amoureuse ??? Tu devrais plutôt te concentrer sur ton mari qui te fuit comme la peste !!!

Candy n'avait pas prononcé ces mots qu'elle les regrettait déjà. Le visage d'Annie s'assombrit. Les yeux pleins de larmes, mordant nerveusement sa lèvre inférieure qui tremblait, elle se leva, sans un mot, et quitta la table. Candy voulut la retenir, mais une des invitée vint à sa rencontre pour lui raconter les derniers potins locaux. Elle la regardait sans l'écouter, trop occupée qu'elle était à suivre du coin de l'oeil son amie s'éloigner prestement vers le fond du parc. A bout de patience, elle laissa choir la mauvaise langue en prétextant une urgence aux cuisines et partit discrètement à la recherche d'Annie. Comment avait-elle pu lui parler comme cela ? Elle ne se reconnaissait pas ! Il fallait qu'elle la retrouve au plus vite et qu'elle lui fasse des excuses. Annie ne méritait pas d'être traitée ainsi !

Elle finit par la retrouver le long de la rivière, en bordure de la forêt, cette même rivière qui avait assisté à leurs retrouvailles au moment du décès d'Anthony. Appuyée contre un bouleau, Annie pleurait à chaudes larmes. Un vent léger s'était levé et faisait flotter autour de son visage quelques mèches de ses longs cheveux bruns.

- Annie... - fit-elle en posant une main sur son épaule.

La jeune femme se retourna, affichant des yeux rougis et humides.

- Je t'en prie, pardonne-moi – fit Candy en lui prenant la main et en la serrant très fort – Mes paroles ont dépassé ma pensée. Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête. Dès que tu as prononcé le nom de Terry, j'ai voulu que tu cesses, je voulais te faire taire au plus vite et je t'ai blessée. Je t'en supplie, pardonne-moi !!!
- Pourquoi devrais-je te pardonner d'avoir dit la vérité ? - répondit Annie en soupirant – Je devrais au contraire t'en remercier. Tu es bien la seule qui ait le courage de me mettre face à la réalité.
Annie...

La jeune femme se détourna de Candy et fit quelques pas, serrant nerveusement un mouchoir blanc brodé de fleurs, un cadeau de Melle Pony avant de partir chez les Brighton.
Je t'ai toujours enviée, Candy... Tu sais si bien te faire aimer alors que j'en ai jamais été capable. Déjà, quand nous étions enfants, c'est toi que mon père préférait... Tu t'es sacrifiée pour moi et j'ai pris sans scrupule ta place, jusqu'à renoncer à ce qui nous liait. Je n'ai jamais rien obtenu par moi-même, c'est toujours toi qui m'y as aidée. Et j'ai continué à l'accepter parce-que je m'étais toujours reposée sur toi, n'ayant jamais fait l'effort de le gagner toute seule. Je ne mérite rien de ce que j'ai, pas même Archibald qui m'a épousée par amour pour toi. Il a accepté ta requête et s'est uni à moi parce que c'était ce que tu voulais. Il ne m'a jamais aimée.... - soupira-t-elle. Avec le temps, j'ai espéré, attendu mais il ne m'a jamais regardée comme il te regarde, toi. Son visage s'illumine quand tu apparais alors qu'il s'assombrit en ma compagnie. Je vois bien qu'il souffre de cette situation, qu'il se jète à corps perdu dans son travail pour me voir le moins possible. Etre dans la même pièce que moi lui est insupportable, je le sais bien! Ma mère me dit que je suis une mauvaise épouse de me plaindre ainsi, que le mariage est avant tout un contrat entre deux personnes et que les sentiments n'y ont pas leur place, que je devrais me satisfaire qu'il n'ait pas encore pris maîtresse, alors que je ne demande qu'à l'être. Quelle tristesse cette vie où, faute d'amour, il ne reste que les apparences pour donner une impression de bonheur, un vulgaire décor de théâtre que le moindre souffle de vent pourrait faire basculer...
- Tu te trompes sur Archibald, Annie... - s'écria Candy en tenant de retenir le regard de son amie qui lui échappait - Comment peux-tu croire qu'il t'ait prise pour femme uniquement pour mon bon plaisir ? C'est ridicule, voyons !!! On n'engage pas le reste de son existence sur une promesse d'adolescence !
C'est comme cela que tu vois les choses, Candy ? Une promesse qui n'aurait aucune valeur parce qu'elle t'a été donnée lors de nos seize ans ??? Je n'en reviens pas que tu puisses galvauder un tel engagement alors qu'il a t'a été fait en toute confiance de ton jugement. Archibald a cru en ton choix, et n'en a pas dévié. Peu importait les sentiments qui avait envers toi, il exprimait sa fidélité à ton égard en respectant ta décision. C'était sa façon à lui de te montrer l'importance que tu avais pour lui.

Le vent s'était sérieusement levé à présent et semblait suivre le rythme du ton de dispute qui s'installait entre les deux jeunes femmes. Des nuages sombres commençaient à approcher, et l'éclat du beau soleil qui avait accueilli cette belle journée se fanait peu à peu. Des feuilles tourbillonnaient autour d'elle et les frôlaient violemment, comme des flèches. On entendait au loin gronder l'orage, pas encore menaçant, mais qui n'allait pas tarder à l'être.

Candy voulut proposer à son amie de se mettre à l'abri mais elle sentait qu'il était temps de crever l'abcès de tous ces non-dits qui s'étaient accumulés entre elles. Dans le pire des cas, une bonne averse leur rafraîchirait les idées !

- Je te trouve bien injuste envers moi Annie ! Crois-tu que j'aurais laissé Archibald t'épouser si je n'avais pas pensé qu'il pourrait être un excellent mari pour toi ??? Crois-tu être la seule à connaître des problèmes de couple ? Tu as toujours reporté tes problèmes sur les autres comme s'ils étaient à l'origine de tous tes maux ! Ce n'est pas moi qui ai quitté la maison Pony en oubliant jusqu'à son nom, qui me suis amourachée d'un garçon que je n'attirais pas, en lui cachant ce que j'étais vraiment. Cela aurait pu être ta force et ta différence, mais tu étais trop orgueilleuse, trop attachée à tes apparences, cette perfection qu'on t'avait si souvent louée et que tu craignais voir vaciller. « Pauvre petite Annie ! » N'ai-je pas si souvent entendu cela ? Tu te complais dans ce statut de victime. C'est tellement plus facile que d'essayer de se battre pour ce que l'on veut obtenir !
- Tu ne manques pas d'air de me dire cela !!! - s'écria alors Annie, rouge de colère – Tu me demandes de me battre pour l'homme que j'aime alors tu n'as pas levé le petit doigt pour celui sur lequel tu gémis depuis toutes ces années !!! C'est à hurler de rire !!!
-Je... Je ne comprends pas ? - demanda Candy, déstabilisée. Elle ne s'attendait visiblement pas à une réaction aussi vive de son amie. Elle l'avait bien mal jugée. Finalement, Annie avait de la ressource...
- Je parle de ton mariage avec Albert alors que Terry ne pouvait pas se résoudre à épouser Suzanne !!! Tu t'es marié avec Albert par dépit parce que tu n'avais pas le courage de te battre pour Terry ! Je t'avais écrit* de résister, de lutter pour votre amour, mais qu'as-tu fait en retour ? Tu t'es mariée avec un homme merveilleux, que tu aimes certainement, mais que tu n'aimeras jamais comme tu as aimé Terry. Et regarde où vous en êtes à présent, Terry et toi ! A pleurer sur votre malheur, alors qu'avec un petit effort de ta part à ce moment là... Non, vraiment, ta situation ne vaut pas mieux que la mienne !!!

L'orage se rapprochait de plus en plus. Un éclair claqua dans le ciel du côté de la demeure André, si bruyamment qu'elles en sursautèrent. La pluie commençait à tomber à présent et mouillait sa robe, mais Candy n'en avait que faire, trop absorbée par les propos sévères que venait de lui adresser Annie. De grosses larmes qu'elle ne pouvait contenir, se mirent à rouler le long de ses joues. Des larmes qui confessaient une douleur retenue, cachée aux yeux de tous et même d'elle-même, la douleur de ce choix qu'elle avait dû faire plus de dix ans auparavant, le sacrifice ultime pour celui qu'elle aimait...

« Oh, Annie... J'aimerais tant pouvoir te dire qu'il m'en a fallu du courage au contraire pour... pour renoncer définitivement à lui!.. Oh Dieu qu'il me fut douloureux de prendre cette décision mais je voulais que Terry se détache définitivement de moi. Nous savions tous deux que nous ne pourrions pas vivre ensemble car notre amour ne pourrait pas supporter la culpabilité d'avoir abandonné Suzanne. Déjà, à New-York, nous étions conscients de cette situation et j'avais espéré que Terry trouverait la force nécessaire pour se dévouer entièrement à Suzanne. Mais les années défilaient et rien de concret ne se passait. Je devinais qu'il n'avait toujours pas fait le deuil de notre relation. Je ne lui en voulais pas car il continuait de mon côté, à hanter mes jours et mes nuits, alors que je m'étais isolée du monde en restant à la maison Pony. Puis Albert revint de ses voyages et m'annonça qu'il s'installait définitivement à Chicago. C'est à ce moment là qu'il commença à me faire sa cour, une cour discrète et timide, qui me troubla. J'avais jusqu'alors considéré Albert comme l'oncle William, je dirais même le Prince William depuis qu'il m'avait avoué être le Prince de la colline. Il représentait une figure à la fois paternelle et fraternelle, une vraie famille. Et quand il se présenta à moi à la Maison Pony, je ne reconnus plus cette image que j'avais gardé de lui. Il me semblait que cet homme athlétique, au teint hâlé, à la chevelure flamboyante et aux yeux bleu lagon, avait vécu mille vies. Je peux bien me l'avouer maintenant : j'éprouvai une vive attirance physique pour lui, et j'en fus toute bouleversée. Je ne m'attendais pas à ressentir ce genre de choses pour lui, ayant toujours réservé mes pensées érotiques à Terry, pensées qui d'ailleurs m'embarrassaient et que je chassais vite de mon esprit de jeune ingénue. Quand Albert me fit sa demande, au sommet de la colline qui avait vu notre rencontre dix ans auparavant, je réalisais qu'il était le seul homme capable de donner un autre sens à ma vie que celle qui m'était destinée, celle de vieille fille à la maison Pony. J'étais curieuse de découvrir les mystères de l'amour entre ses bras, d'aller à la rencontre du monde en sa compagnie, de bâtir quelque chose avec lui. La vie avait voulu que ce ne soit pas avec le garçon que j'aimais, mais j'appréciais beaucoup Albert et je savais que je pourrais apprendre à l'aimer. Ma décision prise, je sus au fond de moi-même que j'avais pris la bonne. Je perdais définitivement l'espoir de vivre un jour avec Terry, mais je gagnais un compagnon et un ami en Albert. Etrange sensation que de savoir que c'était sans retour, que je ne pouvais plus revenir en arrière, que Terry faisait définitivement partie de mon passé, comme s'il n'avait jamais existé. Je pleurai longuement cette nuit là, non pas sur mon malheur car j'étais au fond heureuse d'épouser Albert, mais je pensais à Terry quand il apprendrait la nouvelle et le chagrin que cela lui causerait. Il était bien la dernière personne à qui je voulais faire du mal, mais c'était un mal nécessaire pour qu'il me chasse de sa vie, afin qu'il en entreprenne une nouvelle... sans moi... Comme cela avait été décidé bien des années avant. Je tournais la page à sa place et j'espérais qu'il m'en détesterait... Il m'oublierait bien plus vite et cesserait de m'aimer... Quelques mois plus tard, Terry épousait Suzanne. J'avais fait ce qu'il fallait et j'en avais payé chèrement le prix !...

Voilà, Annie, l'explication de ce courage qui m'a manqué... Comme j'aimerais pouvoir te confesser cela de vive voix. Mais te le dire reviendrait à m'avouer que j'ai mal agi envers Albert alors que je ne veux que son bien, redevenir sa femme, et l'aimer tendrement. »

Candy baissa les yeux, simulant la défaite.

- Tu as tristement raison... J'ai manqué de courage... Ce n'est pas une raison pour faire la même erreur. Rien n'est perdu entre toi et Archibald, et tu devrais peut-être...

Mais Candy fut coupée dans son élan par l'apparition d'un cavalier, galopant à vive allure. C'était Albert, visiblement très inquiet.

- Cléopâtre s'est échappée de la grange. La foudre s'est abattue près de son box. Elle a pris peur, a défoncé la porte et s'est enfuie. Vous ne l'auriez pas aperçue ???
Non... Mon Dieu ! - fit Candy, horrifiée – Laisse-moi t'accompagner. Nous la retrouverons plus facilement ensemble. Quatre yeux valent mieux que deux !

Albert opina et aida sa femme à grimper sur le cheval. Assise en amazone, elle se tenait devant son époux. Ce dernier passa un bras autour de sa taille pour mieux la maintenir tandis qu'elle s'accrochait au collier de l'animal. Elle pouvait sentir la chaleur du corps de son mari contre le sien et elle s'en trouva toute émue. Cela faisait des semaines qu'ils ne s'étaient pas touchés, et elle appréciait retrouver ce doux contact.

Annie... - fit Candy, embarrassée, en se tournant vers son amie.
Ne t'inquiète pas, je vais rentrer en suivant le sentier. Dépêchez-vous de la retrouver !!!

Albert tira sur les rennes et le cheval reprit sa course. Candy devinait aisément l'inquiétude de son mari car elle savait qu'il était très attaché à cette jument qu'il avait rachetée aux Legrand après les mauvais traitements que lui avait fait subir Daniel. Elle vivait depuis paisiblement à Lakewood, dorlotée par le personnel et par Albert qui aimait la promener.

Ils galopaient à présent à travers la forêt, fouettés par les branches et griffés par les ronces. Parfois ils s'arrêtaient, à l'écoute d'une manifestation de l'animal, mais ils n'entendaient en retour que le bruit de la pluie sur les feuilles des arbres, le craquement du bois mort sous les sabots de leur monture. Ils finirent par déboucher sur une vaste prairie qui descendait vers la cascade qui surplombait le torrent un peu plus bas. La pluie cinglait leur visage et limitait leur vision. Mais en se rapprochant un peu, ils aperçurent la jument, à quelques mètres du précipice, broutant paisiblement du trèfle à côté d'un vieil arbre dont les centenaires racines tortueuses débordaient dans le vide.

Albert descendit de son cheval et s'approcha lentement de la jument pour ne pas l'effrayer. Comme elle ne bougeait pas, il tendit la main vers sa crinière tout en prononçant des paroles rassurantes, et se mit à la caresser. En confiance, l'animal avança la tête vers lui et se laissa faire. Candy était descendue à son tour et s'approcha d'eux, tenant d'une main les rennes de Horace, leur propre monture. Les deux chevaux firent quelques pas l'un vers l'autre, se sentirent, se frôlèrent, secouèrent leur crinière dans un hennissement de joie, puis dirigèrent leur museau vers l'appétissant trèfle que Cléopâtre avait déjà commencé de dévorer avant d'être interrompue.

L'inquiétude sur le visage d'Albert avait à présent disparu et Candy en fut rassurée. Mais tout aussi rapidement, un voile de tristesse apparut dans ses yeux qui la bouleversa. Elle ne supportait plus de voir cette peine dans son regard.

Candy... - fit-il alors qu'elle lui prenait la main – il faudrait que je te dise... que...

« Que j'ai décidé de te quitter !.. Que je vais demander le divorce !... Que je ne peux plus vivre ainsi, avec des fantômes, avec toi qui est avec moi sans l'être, à la merci d'une apparition de cet aristocrate qui a pris ton coeur et ton âme !... C'est au dessus de mes forces !... Je n'en peux plus ! »

Mais Dieu qu'il était difficile de prononcer ces mots qu'il avait répétés cent fois dans sa tête. Cela faisait des jours qu'il cherchait à lui parler et qu'il n'en trouvait pas le courage, perdant tous ses moyens dès que ses iris émeraude se posaient sur lui. Il prit une profonde inspiration et entreprit de se lancer mais la douce main trempée de pluie de Candy, venue se poser sur sa bouche, l'interrompit.

Albert... Le moment n'est peut-être pas adéquat mais puisque nous sommes seuls, pas très loin de cette cabane qui t'abritait quand tu n'étais encore que monsieur Albert, je voulais te dire que... que je sais que certaines circonstances nous ont éloignés l'un de l'autre mais que j'avais l'intention de tout faire pour retrouver ce bonheur, cet amour qui nous unissaient autrefois. Tu es mon époux, je t'aime sincèrement et profondément, et je ne veux plus que le passé nous sépare.

Albert avait du mal à réaliser ce qu'il venait d'entendre. Etait-ce la coupe de champagne qu'il avait bue en compagnie d'Archibald qui se jouait de son ouïe, ou un début de folie ? Désarçonné, les mots lui manquaient, ces mots qui le hantaient depuis des jours et qu'il peinait à prononcer. Le fracas d'un éclair à l'orée de la forêt le sortit de sa torpeur.

Mais... Qu'en sera-t-il s'il réapparait une nouvelle fois ???? - demanda-t-il tandis qu'elle le fixait avec insistance, visiblement très sure d'elle – Comment peux-tu me jurer que tu ne renonceras pas à tout pour lui alors qu'il est libre à présent ???

Candy baissa les yeux quelques secondes. Elle détestait que l'on évoque Terry car cela la ramenait à chaque fois face à ses contradictions, ses faiblesses, et un insupportable sentiment de culpabilité mêlé de honte l'envahissait. Mais maintenant, elle savait ce qu'elle voulait.

Parce que je t'aime mon aimé... - fit-elle en caressant tendrement la joue de son mari – Parce-qu'il y a des années, je t'ai choisi toi, et non lui... Je ne nie pas que Terry a occupé une place importante dans mon coeur, mais il fait partie de ce passé que j'ai décidé d'oublier définitivement.

Albert restait sceptique. Ils s'étaient tant de fois retrouvés et tant de fois perdus, pour une seule et même raison : Terry... Il secoua la tête, refusant ce qu'elle lui offrait. Le souvenir de sa femme dans les bras d'un autre homme que lui le poursuivait.

« Je vous ai vus, Candy !!!! Je vous ai vus enlacés ce matin là, sous ce kiosque à musique !!! Comment peux-tu nier ainsi l'évidence ??? » - se dit-il. Une force incontrôlable l'empêchait de lui hurler au visage ce qu'il savait. N'avait-il pas pris une décision, n'avait-il pas tout organisé avec Georges ? Qu'attendait-il donc pour lui faire part de sa volonté ? N'avait-il pas assez souffert ? Pourquoi reculer à présent alors qu'une simple phrase de lui pouvait lui changer la vie ?

Parce-que...

Parce que cette existence sans elle n'aurait plus de sens !... Parce qu'elle était son air, sa force, tout son être. Et quand il la regardait, si fragile dans sa jolie robe trempée de pluie, ses mèches de cheveux plaquées sur son beau visage, il n'avait qu'une envie, celle de la serrer contre lui, de la protéger de ses bras, la seule idée d'avoir un jour songé à se séparer d'elle lui apparaissant à présent incongrue et inconcevable.

Candy devina son trouble et les yeux remplis de larmes, se précipita vers lui.

Je t'en prie, Albert, donne-nous une nouvelle chance !!! Je t'aime tant ! Je ne veux pas vivre sans toi ! Je t'aime, je t'aime Albert ! Je t'en supplie, ne m'abandonne pas !!!
Oh Candy !!! - s'écria-t-il, vaincu. Il prit son visage entre ses mains et le couvrit de baisers. Il embrassait sa bouche, ses joues humides, ses yeux, chaque parcelle de peau de son visage – Je ne pourrai jamais me séparer de toi ! - murmura-t-il entre deux baisers.

Elle se lova un peu plus dans ses bras et se laissa aller à l'assaut de ses baisers. Il la serrait si fort qu'il lui semblait étouffer, mais ce n'était que les battements précipités de son coeur qui lui coupaient la respiration. Elle avait l'impression de vivre un rêve, de flotter dans les airs tant elle débordait de joie.

L'atmosphère autour d'eux devenait électrique, surchargée d'atomes... Une bourrasque de vent s'abattit sur eux sans parvenir à les déséquilibrer, leurs deux corps enlacés résistant aux assauts de la nature comme ils avaient résisté aux embuches de leur vie.

Au bout d'un petit moment, Candy s'écarta un peu et s'exclama, sur un ton vif et enthousiaste.

Et si nous partions d'ici, Albert ? Si nous prenions Arthur et partions pour l'Afrique. Tu m'as tant parlé de ce pays ! Il a tant fait pour toi ! Nous pourrions ouvrir un dispensaire là-bas et y construire une nouvelle vie, tous les trois ! Qu'en dis-tu ?

Interloqué par cette inattendue requête, Albert resta immobile, muet de stupéfaction. Il est vrai que les souvenirs de l'Afrique lui revenaient souvent à l'esprit : ces contrées sauvages, cet air chaud qui vous brûlait la peau, ces animaux gigantesques, et ces peuples si extraordinaires, dégagés des préoccupations dérisoires du monde moderne. Grâce à sa fortune, il pouvait leur apporter beaucoup à présent, les aider, les soigner et apprendre d'eux une sagesse qu'il avait oubliée. Cette idée le séduisait. Il sourit à sa femme qui l'observait avec incertitude, guettant sa réponse.

-Ce n'est pas une mauvaise idée... - fit-il, feignant un manque de conviction – Mais que ferions-nous de la clinique de Chicago ?
-Flanny fera une excellente remplaçante en attendant que nous trouvions quelqu'un pour la seconder.
-De l'éducation d'Arthur ?
-Il apprendra des choses bien plus importantes là-bas !
-De nos amis, de notre famille ?
-Ils viendront nous voir ! Un beau voyage en perspective !
-De Melle Pony et de Soeur Maria ?
-Elles...

Candy se tut. Ses deux mamans de coeur commençaient à devenir âgées, plus particulièrement mademoiselle Pony qui se rapprochait des quatre-vingt printemps. Repartir, quitter l'Amérique alors qu'ils n'étaient dans ce pays que depuis quelques mois, risquait de peser sur le moral de la vieille femme qui avait été si heureuse de la retrouver. Mais elle savait aussi que ces deux femmes, si courageuses, l'avaient élevée avec un certain esprit de liberté dont elle avait très bien retenu la leçon. Il lui fallait construire sa vie de la meilleure des façons, une vie dont elle pourrait être fière. Rester en Amérique n'était peut-être pas la bonne solution pour y parvenir. Elle savait qu'elles soutiendraient son choix même si cela exigeait de la voir repartir, mais elle savait aussi qu'elle pourrait revenir les voir régulièrement même si elles étaient séparées d'un océan.

Elles seront d'accord avec ce choix. Le plus important désormais, c'est nous trois. Elles me traiteraient de folle si je baissais les bras. - conclut-elle avec un ravissant sourire.

Albert garda le silence quelques instants, plongé dans ses réflexions. Puis il releva la tête, un léger sourire aux lèvres.

Finalement, ce n'est pas une mauvaise idée...
Tu... Tu es d'accord ?
Si tu l'es toi aussi, oui !
Mais oui, bien sûr que oui ! Vas-tu cesser de me faire marcher ???
Oh ça, jamais !!! - s'écria-t-il en la prenant dans ses bras et en la faisant virevolter dans les airs. Elle riait si fort que son rire se perdait en écho autour d'eux. Quand il la reposa à terre, il crut déceler dans ses yeux le même éclat qu'il avait surpris quand elle regardait Terry, et son coeur explosa de joie.

C'est à ce moment là que tout bascula... Trop occupés à leurs retrouvailles, ils n'avaient pas vraiment porté attention à l'orage qui grondait autour d'eux. Un éclair s'abattit avec fracas sur l'arbre qui se tenait à côté d'eux, lequel, à demi-suspendu dans le vide, bascula et tomba dans la rivière des dizaines de mètres plus bas. Effrayés, aveuglés, Cléopâtre et Horace se cabrèrent, jambes avant en l'air, menaçants, cherchant à se frayer un passage pour échapper au tonnerre qui les épouvantait. Sur le point d'être écrasée par les chevaux en furie, Albert repoussa violemment Candy dans la direction opposée, mais ne put éviter leurs sabots qui s'abattirent sur lui comme des coups de bélier. Sonné par le choc, il tituba en arrière mais ne put se retenir à l'arbre qui n'était plus là. Perdant l'équilibre, il eut juste le temps de croiser le regard terrifié de Candy qui venait de se relever, et il chuta dans le vide pour disparaître en quelques secondes dans les remous de la cascade.

Candy poussa un cri d'horreur et se précipita vers le bord du précipice. Elle hurla le nom de son époux à plusieurs reprises, cherchant à l'apercevoir dans la rivière, guettant son apparition à chaque seconde. Mais le courant était très fort, et la brume qui s'élevait autour de la cascade, secondée par la pluie qui s'abattait empêchait de distinguer nettement ce qui se passait. Horrifiée, Candy, dans sa quête à retrouver Albert, manqua de tomber dans le vide à plusieurs reprises. Pendant de longues minutes, elle continua à l'appeler, sursautant dès qu'une vague plus grosse se dressait hors des flots. Mais ce n'était qu'un rocher qui venait d'être submergé...

Albert ne pouvait pas disparaître ainsi !!! Il devait être coincé sous la cascade et attendait de l'aide. Elle devait lui porter secours !!! Perdue, désorientée, Candy se releva avec l'idée de chercher de l'aide. Elle fit quelques pas, titubante. Les chevaux s'étaient enfuis depuis longtemps. Elle était seule au milieu de cette prairie qui lui paraissait à présent gigantesque, infranchissable, soumise à la pluie et au vent qui l'assaillaient.

On allait le retrouver ! Rien de grave ne pouvait lui arriver ! - se répétait-elle en avançant péniblement. On aurait dit que ces jambes étaient de plomb !

Soudain, du côté du sommet de la colline, à l'orée du bois, elle crut distinguer plusieurs silhouettes de cavaliers qui se dirigeaient vers elle. Son coeur s'emballa. Albert allait pouvoir être sauvé !!! Elle leur fit un signe et voulut faire quelques pas de plus. Un voile sombre passa alors devant ses yeux et une voix tendre et familière, celle d'Albert, vint murmurer à ses oreilles :

Ne perds pas courage, mon amour. Je t'aime et t'aimerai toujours....

Un cri strident, plein de douleur et d'horreur, s'échappa de sa gorge, tandis qu'elle tombait à genou dans l'herbe. Hébétée, elle fixait l'horizon qui tournoyait à lui donner le vertige. Elle n'entendait plus, ne voyait plus, aucun son ne pouvait plus sortir de sa bouche. Elle sentit alors une paire de bras s'emparer d'elle, des bras robustes, puissants comme, comme ceux de... Et elle perdit connaissance.

Fin du chapitre 8

view post Posted: 22/11/2011, 18:42 Un passé trop présent - Fanfics pour tous les âges

UN PASSE TROP PRESENT
Par Leia


Chapitre 6




Candy et Albert repartirent le lendemain pour Chicago. Tout le long du voyage, ils évitèrent d'évoquer le passé, se contentant de discuter de leur projet commun, de leur avenir. Malgré leur réconciliation de la veille, Candy se surprenait par le peu d'enthousiasme qu'elle manifestait. Encore sous le choc des révélations d'Albert et de ses retrouvailles avec Terry, elle peinait à organiser clairement ses pensées. Elle aurait tant voulu que tout soit plus simple, que tout s'efface d'un coup de baguette magique. La nuit l'avait éloignée quelques heures de la réalité mais le réveil s'était avéré un peu plus rude. Elle n'en restait pas moins motivée de parvenir à ce qu'elle s'était promis : de renoncer définitivement à Terry, de ne plus se tourner vers le passé, et de se concentrer sur sa nouvelle vie.

En fin d'après-midi, parvenue à destination, elle demanda à être déposée à la fondation. Elle voulait se retrouver un peu seule pour réfléchir à ces derniers évènements. Albert opina sans discuter, partageant ce besoin de solitude, et se fit conduire par Georges à son bureau dans le quartier financier de la ville.

En pénétrant dans le bâtiment, c'est non sans étonnement que Candy aperçut une jeune personne qu'elle reconnut immédiatement par son allure raide et coincée.

- Flanny ??? Mais que fais-tu ici ???
- Ce n'est pas trop tôt ! - fit Flanny, avec son amabilité coutumière - Je suis arrivée hier soir et j'ai trouvé porte close ! Par chance, il y a non loin d'ici un hôtel dans lequel j'ai pu passer la nuit !… Je sais que j'aurais dû te prévenir, mais enfin, je te croyais plus professionnelle que cela, et non en train de vagabonder je ne sais où !
- Il y a eu un imprévu… - fit Candy en serrant les dents - J'ai dû rester au chevet d'un ami qui a eu un accident…
- Pfff ! - maugréa Flanny - Pendant que Madame s'amusait dans un hôpital, je faisais les cent pas devant le tien !
- Je t'en prie Flanny, ce n'est pas le moment… - rétorqua Candy, lasse, en se dirigeant vers son bureau.
- Tu as vraiment une sale tête ma chère aujourd'hui ! - fit remarquer Flanny en la suivant - Serait-ce cet "ami" qui te porte souci ???
- Il y a de cela oui…- Alors montre-moi donc le fruit de ton "génialissime" esprit créatif, Candy ! - lança la femme médecin, ironique - Tu penseras moins à ces petits détails…

Candy n'attendait pas tant de "compassion" de la part de son ancienne camarade de Sainte Johanna. Elle savait que sous ses airs bourrus, se cachait une âme sensible, écorchée par la vie.

- Merci… Merci Flanny d'avoir changé d'avis - fit Candy en souriant tristement alors qu'elles marchaient toutes deux le long du couloir aux odeurs de peinture fraîche, croisant des ouvriers qui achevaient les derniers travaux.
- Ne me remercie pas !… - répondit sèchement Flanny comme à son habitude, en réajustant fièrement ses lunettes sur son nez – J'avais besoin de changer d'air de toute façon...
- Merci quand même... - insista Candy, émue.
- Ma pauvre Candy !… Tu as toujours la larme à l'œil ! - soupira Flanny, un soupçon d'irritation dans la voix qui cachait sous cette remarque acerbe l'émoi qui venait perfidement pincer son cœur.
Puis, dans un regain d'insensibilité, elle ajouta - Allons, allons, ne perdons pas de temps ! Le travail nous attend !!!…

* * * * *


La convalescence de Terry se déroula paisiblement. Au bout d'un mois, il fut complètement rétabli et émit le souhait de rentrer à New-York. Suzanna, restée auprès de lui, se montrait de son côté plus dubitative. Parvenue à son huitième mois de grossesse sans autre désagrément qu'une légère fatigue, elle craignait néanmoins que le voyage en train l'épuisât. C'est pourquoi, en cachette de Terry pour lui éviter tout souci, elle avait demandé conseil auprès du gynécologue de l'hôpital. Ce dernier après l'avoir examinée, la rassura sur sa santé. Le transport devait s'effectuer en couchette, alitée. Il n'y avait dans ce cas aucune raison de le lui refuser.Cette longue pose à Détroit, loin de sa mère et de l'envahissant entourage théâtral, lui avait permis de réfléchir sur son mariage. Malgré sa courtoisie coutumière et la prévenance des actes dont il l'entourait, son époux n'en restait pas moins distant envers elle. Chaque geste tendre qu'il avait pour elle masquait un profond abattement qu'elle discernait dans les pâles lueurs de ses yeux. Elle ne supportait plus de lire cela dans le regard du père de son futur enfant et admit qu'il était grand temps qu'ils aient une conversation sérieuse à ce sujet. Les heures suivantes allaient être décisives, ce qui étrangement ne l'angoissait pas plus que cela. Un seul mot occupait ses pensées depuis quelques jours : agir!... Son plan d'action était en marche et se dévoilerait entre les cloisons de leur cabine personnelle. Terry ne pourrait pas y échapper cette fois!...

* * * * *


Le lendemain matin, Terry et Suzanna, sous les crépitements des flashs des journalistes, quittaient l'hôpital de Détroit. Terry savourait ce retour à la liberté comme un détenu qui venait d'achever sa peine et qui revoyait le ciel, bien que maussade ce jour là, après de nombreuses années d'emprisonnement. Ces semaines à rester confiné entre quatre murs lui avaient semblé interminables.

Parvenus à la gare, le cri strident du sifflet de la locomotive qui les accueillit, retentit à ses oreilles comme une douce mélodie. Fébrile, il respira à plein poumons le nuage de vapeur épaisse qui les enveloppait, telle une bouffée d'air frais. Il avait hâte de retrouver New-York et de recommencer à travailler! D'un pas leste qui témoignait d'aucune séquelle de ses blessures, il monta dans le wagon. Remarquant l'embarras des deux employés de gare occupés à soulever Suzanna et son fauteuil roulant, il s'empressa de leur porter secours. Ils le remercièrent de son aide entre deux grognements d'efforts. Le passage était étroit et le véhicule de Suzanna volumineux et lourd, et ce fut non sans difficulté qu'ils parvinrent à eux trois à la faire rentrer dans la wagon. Terry leur remit discrètement un bon pourboire et se promit d'écrire à la direction des chemins de fers pour que l'on songe sérieusement à adapter les trains pour les invalides ! Enfin, ils suivirent le porteur de bagages vers leur cabine. Avant d'y entrer, Terry agita une dernière fois la main par une des fenêtres baissées du wagon pour saluer les quelques dizaines d'admiratrices qui s'étaient données rendez-vous sur le quai, puis s'engouffra dans sa chambre.

Le train commença à démarrer, lentement d'abord, puis chaque seconde un peu plus vite, abandonnant derrière lui les hauts immeubles gris de Detroit, puis les quartiers résidentiels, jusqu'à dévoiler une campagne agricole, riche de champs de céréales et de fermes d'élevage. Au dehors, une pluie battante sévissait, entrecoupée de rafales de vent qui venaient s'écraser violemment sur le train. Le mauvais temps perdurait déjà dans la région depuis plusieurs jours et Terry espérait qu'il serait plus clément en approchant de New-York.

Assis confortablement dans un fauteuil, il regardait depuis un long moment défiler sous ses yeux le paysage secoué par le vent et la pluie. Suzanna, assoupie, était allongée sur une couchette en face de lui, la tête reposant sur un coussin. De temps en temps, il l'observait du coin de l'oeil, rassuré qu'elle soit endormie. C'était la première fois depuis son accident qu'ils se trouvait vraiment seul en sa compagnie. A l'hôpital, ils étaient souvent dérangés par le personnel médical et il en avait abusé. A présent, l'éventualité d'avoir à évoquer l'incident causé par la présence de Candy auprès de lui le mettait mal à l'aise. Pourtant, il se doutait qu'il faudrait bien à un moment où un autre qu'il crevât l'abcès et qu'ils en parlassent à coeur ouvert.

Les heures s'écoulaient tout doucement. La fin de l'après-midi approchait, le soleil avait entrepris sa descente et commençait à disparaître sous la ligne d'horizon rougeoyante. Terry réalisa que dans peu de temps, le train ferait un arrêt en gare de Chicago. Chicago... La ville où résidait Candy... Son coeur se serra à cette pensée. Le sourcil froncé, plongeant un peu plus son regard à travers la fenêtre, il soupira de lassitude.

- Tu penses à elle, n'est-ce pas ?

Terry sursauta. Il aperçut sur la vitre grêlée de pluie, le reflet de la silhouette de Suzanna se mouvoir avec un bruit de couverture que l'on repousse. Elle se tenait assise sur la couchette, le bras tendu sur le côté, prenant appui de la main sur le matelas pour un meilleur soutien. Elle le regardait avec tristesse et résignation. Il baissa les yeux d'embarras.

- Je ne te le reproche pas, Terry. - fit-elle d'une voix étonnamment calme - Si j'étais séparée de toi et que je passais non loin de l'endroit où tu vis, je serais moi aussi saisie de mélancolie.
- Tu lis en moi comme dans un livre ouvert, Suzanna... - marmonna Terry, un peu surpris par l'attitude compréhensive de son épouse. Autrefois, le seul nom de Candy aurait provoqué en elle une crise d'hystérie... – Je regrette d'avoir à te faire subir mes états d'âme...
- Tu n'as rien à regretter, mon aimé - lui dit-elle en essayant de se rapprocher de lui, mais son ventre volumineux, sa jambe raide et le balancement du train, la déséquilibraient outre mesure. Dieu qu'elle détestait être ainsi, incapable de lui tendre ne serait-ce que la main !...
- J'ai eu le temps de réfléchir pendant ta convalescence... - reprit-elle tout en maudissant son handicap qui lui donnait le maintien d'une poupée de chiffon – Avoir manqué de te perdre m'a fait réaliser bien des choses. Cette discussion avec Candy m'a été très bénéfique.
- Avec Candy ??? Tu as parlé à Candy ??? - s'exclama Terry, les yeux grand ouverts d'étonnement.

Suzanna opina en silence.

- Quand je suis arrivée à l'hôpital, le lendemain de ton accident, Candy était encore là. Elle avait visiblement passé la nuit à ton chevet...

Terry détourna le regard à cette évocation. Ces quelques instants passés auprès de Candy avaient été si merveilleux qu'ils lui avaient semblé n'être qu'un rêve, un rêve merveilleux et réconfortant dans lequel il aimait se plonger régulièrement. Les paroles de Suzanna donnaient corps à présent à ce qu'il avait cru être le fruit de son imagination, et son coeur se mit à battre un peu plus vite...

- Elisa m'avait envoyé un télégramme qui m'informait de ton accident. J'avais pris alors le premier train pour Détroit. Elle m'attendait à la gare et m'accompagna à l'hôpital. Apprenant la présence de Candy, elle la fit chasser sans ménagement. - poursuivit Suzanna.

A ces mots, Terry dût faire appel à toute sa force intérieure pour maîtriser sa fureur. Elisa avait ruiné sa vie et celle de Candy en leur tendant un piège à Saint-Paul, et cette harpie continuait sa sale besogne en harcelant Candy à la moindre occasion. Comme il regrettait de ne pas lui avoir tordu le coup lors de leur rencontre sur le circuit de Détroit ! La simple idée de resserrer son étreinte autour de sa gorge et de sentir son pouls s'éteindre entre ses doigts, le transportait vers l'extase.

- Mais Elisa, par son comportement hystérique, fut chassée à son tour – ajouta fébrilement Suzanna en remarquant le regard empli de haine de son mari – et j'en profitai pour faire appeler Candy auprès de moi afin de discuter avec elle.
- Mais je croyais que tu la détestais ! - fit Terry, surpris – Tu aurais dû être ravie de ce règlement de compte en public !...

Suzanna opina du chef.

- Je dois t'avouer avoir éprouvé une certaine satisfaction, au début tout au moins... - confessa-t-elle en baissant les yeux – Je l'observais, prise au piège, tentant de se défendre face aux accusations calomnieuses de sa cousine. Je la haïssais et pourtant peu à peu, un profond sentiment de respect m'envahit. J'enviais la femme qui se tenait devant moi, une femme capable de faire fi des convenances, de tout sacrifier pour la personne qu'elle aimait. Tout s'écroulait devant elle et pourtant je pouvais saisir dans ses yeux l'étincelle de satisfaction qui l'animait. Elle acceptait d'en payer le prix, pour toi, rien que pour toi!... A ce moment là, j'ai compris pourquoi tu l'avais aimée si fort, parce que cette femme est l'essence même de la vie, dans toute son intensité et qu'il faudrait être fou pour ne pas être attirée par sa lumière. Quand nos regards se croisèrent, je l'affrontai avec orgueil, escomptant une rebuffade pleine de suffisance. Contre toute attente, elle se confondit en excuses que la surprise de ma présence l'amenait à balbutier. Toute l'énergie qu'elle avait déployée pour lutter contre Elisa s'évanouit en l'espace d'une seconde. A ce moment là, elle m'exposa toute sa fragilité, humblement. Je la vis alors capituler sous les assauts virulents d'Elisa, abandonner toute résistance. Je compris ce qu'elle voulait me faire entendre : qu'elle éprouvait de la considération à mon égard et qu'elle ne voulait pas me porter ombrage. C'est pourquoi, par la suite, j'insistai auprès du médecin pour qu'on la retînt tandis qu'on la chassait comme une criminelle. Il fallait que je découvre qu'elle n'était pas aussi parfaite que ce qu'elle voulait me laisser croire ! Je voulais déceler en elle la faille qui m'aurait permis de revendiquer ma légitimité : mon statut d'épouse qui aurait dû être le sien...
- Mon dieu, Suzanna, qu'elle folie s'est donc emparée de toi ! - gémit Terry, en s'appuyant des coudes sur la petite table qui les séparait, la tête entre ses mains.
- Une folie, je te l'accorde... - soupira-t-elle – une folie d'avoir agi ainsi envers vous durant toutes ces années!...Terry releva la tête, hébété, une mèche rebelle retombant sur son beau visage.

Son imagination lui jouait des tours ou sa femme délirait-elle ? Le regard sincère qu'elle lui renvoya sans ciller le déstabilisa un peu plus.

- P... Pardon ??? - bredouilla-t-il non sans se pincer discrètement la cuisse pour se prouver qu'il n'hallucinait pas.
- Il ne m'a fallu que quelques minutes pour comprendre l'être exceptionnel qu'elle était... - poursuivit Suzanna en refoulant un sanglot sournois – Je l'ai toujours considérée comme une rivale alors qu'elle ne me voulait que du bien. Qui d'autre qu'elle m'aurait encouragée à persévérer dans mon amour égoïste alors que j'étais la source de ses tourments? Depuis toujours, je t'ai voulu Terry, avidement, égoïstement. Peu m'importait ce que tu ressentais du moment où tu restais mien. J'en étais venue à remercier la providence d'avoir perdu cette jambe qui me permettait de te retenir. J'en ai joué, abusé, sans scrupule. Parfois, quand le désespoir se lisait trop sur ton visage, un sursaut d'humanité s'emparait de moi et me donnait envie à te crier le dégout que j'avais de moi-même. Puis la crainte de te perdre m'envahissait de nouveau et toutes mes bonnes résolutions s'évanouissaient comme par enchantement. Quand je me suis retrouvée enceinte, j'ai espéré que tu me regarderais différemment, que tout l'amour que tu n'éprouvais pas pour moi allait se reposer sur cet être qui grandissait dans mon ventre, et qu'en y croyant très fort, tu pourrais aimer si ce n'est la femme, mais au moins la mère de ton enfant . Une nouvelle fois, le destin était de mon côté. Mais je m'étais trompée... Quand j'ai su qu'elle était de retour au pays, j'ai remarqué ta fébrilité et la violence avec laquelle tu te défendais quand je t'accusais de penser encore à elle. J'ai bien vite réalisé que cet enfant ne te retiendrait pas plus que moi, que tu serais toujours à elle, quoi qu'il arrivât...

Suzanna s'arrêta un instant, reprenant son souffle. Elle n'en revenait pas de sa volubilité. Elle avait l'impression d'être un sac trop gonflé de secrets qui s'était ouvert dans une explosion libératrice. Comme il était agréable de pouvoir enfin traduire en paroles toutes ses pensées !...

- Tout au long de ces années – poursuivit-elle, consciente qu'elle ne pouvait plus se dérober - j'ai voulu croire qu'elle ne te méritait pas, que j'étais l'unique détentrice de ton coeur, car je t'aimais, avec une telle ferveur que je considérais que personne ne pouvait m'égaler dans la passion. Mais quand j'ai entendu sa voix s'étrangler en prononçant ton prénom, et ses yeux se voiler de larmes alors qu'elle m'exhortait à garder espoir, le ridicule de notre situation m'a éclaté en pleine figure. Bien qu'elle s'efforçât de manifester le contraire, je lisais dans son regard le même désespoir que j'avais si souvent aperçu dans le tien, malgré toutes mes tentatives de séduction pour te conquérir... Encore une fois, elle s'effaçait pour moi, convaincue que c'était la meilleure des choses à faire. Et pourtant, tandis qu'elle s'éloignait, un goût amer me restait dans la bouche. Elle me laissait le champ libre mais je n'en restais pas moins insatisfaite car je savais, en dépit de toutes ses bonnes paroles, de ses encouragements, que la place que j'occupais n'était pas la mienne et ne l'avait jamais été, que je la lui avais volée un soir d'hiver à New-York, alors que vous étiez tout au bonheur de vos retrouvailles... La vérité, c'est qu'elle t'aimait plus que moi, plus qu'elle-même, et ceci depuis le début, d'un amour tellement généreux, si pur, qu'elle avait préféré ton bonheur au sien. J'en aurais jamais été capable et cela, je te l'ai prouvé tout au long de ces années... - acheva-t-elle avec amertume.

Médusé, Terry maîtrisait difficilement les tremblements de son corps, son coeur battait si fort dans sa poitrine qu'il lui semblait qu'il allait exploser. Il ne reconnaissait pas sa femme !

Suzanna tourna son beau visage vers lui, les yeux plein de larmes.

- Me... Me pardonneras-tu un jour, Terry ? - lui demanda-t-elle comme dans une supplique.
- Suzanna... - parvint à déglutir Terry, la gorge serrée. Ses oreilles bourdonnaient sous l'effet de l'émotion.

Dans un état semi-comateux, il regardait son épouse livrée à ses confidences. Il se leva pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Rien n'avait changé pourtant : pas de nuages vaporeux autour de lui, ni de voix qui se répercutaient en écho dans la pièce... Tout semblait bel et bien réel. Il ne voyait qu'une explication : Suzanna avait dû abuser de médicaments, il ne pouvait en être autrement !

Devinant ses pensées, la jeune femme objecta d'une main volontaire.

- Je te rassure, je ne délire pas. J'ai au contraire longuement réfléchi à ce que j'allais te dire. Ma décision est prise depuis plusieurs jours. J'ai fait le choix d'attendre de te parler dans ce train car je savais que personne ne viendrait nous déranger et que tu ne pourrais pas t'échapper...

Suzanna regarda son époux fixement comme si c'était la dernière fois qu'elle s'adressait à lui, prit une profonde respiration et prononça ces mots qui firent l'effet d'un coup de tonnerre.

- Je vais te quitter, Terry... Je vais non seulement te quitter, mais je vais aussi demander le divorce!...
- T.. Tu vas quoi ??? - demanda instinctivement le jeune homme, un frisson d'effroi lui parcourant l'échine. Les jambes coupés, il se laissa choir dans le fauteuil, serrant fortement les accoudoirs tant il lui semblait qu'il glissait vers un trou béant.
- Divorcer !... De toi ! - répondit-elle du tac-au-tac, comme amusée par la vive réaction de son époux.

Si on lui avait dit qu'un jour elle prononcerait ces mots, elle ne l'aurait jamais cru possible. Ne serait-ce qu'en évoquer la possibilité lui aurait été impossible encore quelques semaines auparavant. Mais elle appréciait à présent le soulagement que cela procurait. La tristesse restait bien présente, néanmoins, elle éprouvait de la joie à faire quelque chose de bien dans sa vie. Elle qui n'avait vécu que centrée sur elle-même tout ce temps, commençait à comprendre la satisfaction que cela apportait d'être généreuse avec autrui. C'était un sentiment étrange et inconnu dont elle devait faire l'apprentissage, une singulière compensation pour le sacrifice extrême qu'elle venait de faire.

Terry manquait tout à coup d'air. D'un doigt nerveux, il déserra son noeud de cravate qui l'étranglait, tirant dans tous les sens sur son cou pour aller plus vite. Les murs de la pièce semblaient se rapprocher autour de lui comme un étau dont son corps était prisonnier. Titubant, comme sous l'effet d'une ivresse spontanée, il s'approcha de Suzanna et prit place à côté d'elle.

- Suzanna, tu sais très bien que je ne te quitterai jamais... Tu as trop besoin de moi ! - fit-il sur un ton qui se voulait convaincant.

Elle le regarda droit dans les yeux, affichant une détermination sans faille. Son coeur se mit à battre un peu plus vite quand il lui prit la main. Au contact de sa peau contre la sienne, une douce chaleur s'empara de tout son être. Son Terry, son beau Terry !... Comme elle l'aimait en cet instant !... Ce n'était pourtant pas le moment de flancher !

- N'inverse pas les rôles, Terry... - répondit-elle en secouant négativement la tête - C'est ma décision, il faut que tu me laisses partir. Je t'en prie, laisse-moi grandir!... Près de toi, je n'y parviendrai jamais!...
- Et notre enfant ? As-tu pensé à lui ???? - demanda-t-il, presque accusateur, certain de l'effet persuasif de sa question.
- Notre enfant aura un père, toi, mais ce père ne vivra pas avec lui... - rétorqua-t-elle le plus calmement du monde - Je ne serai pas la première actrice divorcée à élever seule son enfant. Je suis une artiste et cela m'autorise quelques excentricités dans notre société, tu ne crois pas ?

Terry restait sans voix. Les idées fusaient dans son esprit mais ne parvenaient pas à s'ordonner.

- Ecoute... Mon accident t'a bouleversée, tu as eu peur de me perdre et tu réagis ainsi par crainte de souffrir une nouvelle fois... - dit-il finalement, usant de principes de psychologie convenue pour atténuer le dramatique de leur situation. - Quand nous serons chez nous à New-York, nous pourrons parler de tout cela et trouver une solution moins radicale. Je ne veux pas me séparer de toi, mon devoir est de rester auprès de toi!...
- Ton devoir... Ton devoir, Terry... - fit Suzanna d'une voix qui cachait mal son émotion – Cessons de nous voiler la face... Quoi que tu fasses, tu n'as jamais prononcé de mots d'amour envers moi, mais seulement ce mot « devoir » que je déteste !... Je ne t'en veux pas... Tu n'y es pour rien. On ne peut pas obliger quelqu'un à aimer une personne pour laquelle on n'éprouve rien...

Un flot de tristesse empreint de culpabilité se saisit de Terry.

- Pardonne-moi... - fit -il d'une voix rauque en baissant la tête. - Pardonne-moi de n'avoir pas su être un bon époux pour toi...

Elle attira sa main avec précipitation sur ses genoux et la serra de toutes ses forces.

- Non, c'est à toi de me pardonner, pour tout le mal que je t'ai fait. Du fond du coeur, je te supplie de me pardonner !...

Pour toute réponse, il posa avec tendresse une main sur sa joue et l'enveloppa toute entière dans sa paume. Elle appuya un peu plus sa tête contre cette main rassurante et réconfortante. Une larme brûlante s'échappa de ses paupières closes et s'écoula le long de son joli visage. Elle hoqueta d'un sanglot refoulé sentant le corps de son époux venu à la rencontre du sien. Ses bras à lui l'enlacèrent puissamment tandis qu'il enfouissait sa tête dans le creux de son cou.

- J'aurais tant souhaité, tant souhaité être capable de te rendre heureuse !... - l'entendit-elle, d'une voix étranglée, murmurer à son oreille.
- Tu m'as comblée plus que tu ne l'imagines!... - répondit-elle en le serrant un peu plus fort contre elle, laissant couler ses larmes qu'il ne pouvait voir. - Je te rends ta liberté à présent, je te dois bien cela, après toutes ces années de bonheur passées près de toi...

Terry recula et affronta le regard troublé de larmes de son épouse. Il voulait protester, s'opposer à sa décision mais son corps et son esprit ne lui obéissaient plus. Bien souvent, il s'était surpris à désirer qu'elle disparaisse de sa vie, ne serait-ce que quelques instants, puis il se ravisait instantanément, contrit et honteux d'avoir pu penser cela. Ce qu'il croyait impossible se réalisait à présent, de la propre initiative de sa femme, et paradoxalement il n'en éprouvait aucune joie. Bien qu'il n'eut jamais éprouvé d'amour pour elle, la tendresse s'était installée dans leur couple, et il lui était même arrivé parfois d'apprécier sa compagnie. Il s'était habitué à ce quotidien sans joie ni tristesse, avait imaginé le restant de son existence dans la même continuité, et la rupture brutale de cet équilibre imposé le déstabilisait.

- Tout va bien se passer... - lui dit-elle avec douceur, devinant son trouble. Elle posa avec insistance un regard bienveillant sur lui – C'est la meilleure des choses qui puissent nous arriver... Ce que je regretterai par contre, c'est d'avoir pris cette décision trop tard... A cause de moi, celle que tu aimes est mariée à un autre et je n'ai aucun pouvoir pour délier cette union...

Les prunelles de Terry s'assombrirent. Cela faisait une éternité qu'il s'était fait une raison, qu'il avait accepté que Candy ne soit jamais à lui. Les circonstances, bien que différentes maintenant, ne changeaient rien de toute façon, et pourtant, cela le contrariait, comme à chaque fois qu'il évoquait le couple Candy et Albert.

- Tu n'as rien à regretter, Suzanna... - prononça-t-il enfin – Nous ne pouvons pas revenir en arrière. C'était le destin, et si c'était à refaire, j'aurais fait le même choix qu'il y a dix ans... Je suis sincère...- - Merci, Terry... - murmura-t-elle, visiblement émue.

Tout avait été dit et une paix intérieure l'envahit. Un sourire serein se dessina sur ses lèvres. Elle affichait, sans masque, un visage paisible, débarrassé des tourments de la désillusion. Elle ne voulait que retenir, graver sur ses rétines, l'éclat azur des yeux de son époux posé sur elle, ce regard qui l'avait bouleversée lors de leur première rencontre et qui avait capturé son coeur, son âme, pour le restant de ses jours. Pour la première fois depuis leur première rencontre, leurs coeurs battaient à l'unisson, et elle en savourait la fragilité de l'instant. Dès qu'il aurait fait un mouvement, cet éphémère moment de communion s'évanouirait avec le restant de ses espoirs chimériques. Il lui faudrait alors apprendre à vivre sans lui. Une nouvelle vie s'annonçait pour elle, une vie qui la terrorisait mais à laquelle elle voulait faire face. Il lui semblait qu'elle sortait d'un profond et long sommeil, et qu'elle devait tout apprendre comme un nouveau-né...

Plongée dans ses pensées, elle ne ressentit pas sur le moment le coup de frein brutal du train, ni le crissement assourdissant des roues lancées à toute allure. Le choc violent qui s'ensuivit la fit basculer vers l'avant, déchirant le ciel sans nuages dans lequel elle s'était immergée. Elle sentit une main qui tentait de la retenir, entendit un cri de frayeur, le sien, se perdre en écho dans le bruit fracassant des tôles qui s'entrechoquaient. Elle roula violemment sur le sol et buta contre quelque chose de volumineux. Elle ne pouvait plus bouger, prisonnière de la ferraille qui l'enserrait si férocement qu'il lui sembla qu'elle allait mourir écrasée. Elle poussa un cri de terreur ! Puis tout s'immobilisa. Tout devint sombre, une fumée épaisse s'engouffra dans le wagon éventré. Elle suffoquait.

- Terry ! - appela-t-elle, prise de panique – Teryyyyyyyyyyyyyyy !???

Terry ne répondit pas. Elle voulut se relever mais une douleur vive au ventre lui fit échapper un hurlement, un gargouilli inhumain qui la saisit d'effroi. La douleur se faisait de plus en plus intense, insoutenable. Il lui semblait que son corps se déchirait en deux. Dans un ultime effort, elle redressa la tête pour essayer de localiser Terry, mais une nouvelle salve brûlante la paralysa, tuant dans l'oeuf le cri de souffrance qu'elle allait pousser. Le souffle coupé, elle sentit que sa conscience l'abandonnait, qu'elle sombrait dans le néant, et se laissa peu à peu entraîner par le voile de ténèbres qui l'enveloppait. Elle ne sentait plus son corps, elle n'avait plus mal, seul persistait à son oreille le son d'un léger battement, celui de son coeur, qui ralentissait tout doucement, perturbé par l'écho lointain d'une voix familière qui l'appelait. Un flot d'amour s'empara d'elle, comme une chaleur intense qui la fit trembler d'émotion. Puis tout devint noir, tout cessa d'exister...

Fin du chapitre 6
© Leia mars 2009



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UN PASSE TROP PRESENT
Par Leia


Chapitre 7




Quand Terry ouvrit les yeux, il lui sembla qu'un immeuble lui était tombé sur la tête. Il ressentait une douleur aiguë au niveau du front et il y porta la main. Il sentit sous ses doigts une blessure profonde recouverte d'un liquide chaud et poisseux qui perlait le long de sa joue et lui masquait la vue. Il retira sa main et put distinguer malgré la pénombre, accentuée par la pluie battante et la fumée qui avaient envahi le wagon, qu'elle était noire de sang. Cela acheva de le sortir de son engourdissement et une pensée terrible s'empara de lui :

Suzanne !!! Qu'était-il arrivé à Suzanne ???

Il regarda autour de lui et ne discerna rien d'autre qu'un amas de ferraille et de meubles brisés enchevêtrés. Il cria le nom de sa femme mais ne reçut aucune réponse. Un frisson d'angoisse remonta de ses reins et le glaça tout entier. A tâtons, il essaya d'avancer, butant contre les débris amoncelés. Son déplacement était d'autant plus limité qu'il craignait, en bougeant des choses, que cela s'écroulât sur son épouse coincée en dessous.

Car elle ne pouvait être que là !...

Tout occupé à se dégager, il continuait à l'appeler avec l'espoir d'entendre sa voix. Il tendait l'oreille, à l'affût du moindre signe, en dépit de la tempête qui sévissait, des sifflements du vent à travers les cloisons démembrées, des cris des autres passagers qui appelaient à l'aide. Au bout de longs efforts, il parvint à sortir du wagon renversé. Autour de lui régnait un chaos qui le tétanisa. Le train s'était retourné en amont, percuté par un glissement de terrain. Sous l'effet de l'explosion de la locomotive, les premiers wagons avaient pris feu. Les flammes sortaient à présent par toutes les ouvertures, comme des plaies incandescentes, éclairant les alentours de lueurs fantomatiques. Les voitures suivantes s'étaient écrasées les unes sur les autres comme un accordéon de papier. Des corps sans vie gisaient sur le sol tandis que les rescapés s'efforçaient de secourir les blessés. Il s'avança pour demander de l'aide mais réalisa bien vite que c'était sans espoir dans cette atmosphère apocalyptique. Il ne devrait compter que sur lui-même pour retrouver sa femme. Il déchira la manche de sa chemise et s'en servit pour recouvrir l'extrémité d'un morceau de planche, la frotta à une roue du train pour en récupérer la graisse, et s'approcha des flammes pour allumer sa torche de fortune. Il repartit en courant, espérant qu'elle ne s'éteindrait pas en chemin.

De retour à sa cabine, du moins ce qu'il en restait, il commença à soulever les gravats, encouragé par la lumière de la torche qui lui donnait une meilleure vision du lieu. L'inquiétude décuplait ses forces, propulsant les débris hors de l'habitacle comme de vulgaires cartons. A un moment, il lui sembla entendre un gémissement qui provenait de la gauche. Son coeur s'emballa, l'afflux de sang cognant avec fracas à ses tempes comme un marteau. Et il l'aperçut enfin, sa main d'abord, puis l'ensemble de son corps quand il parvint à la dégager. Elle gisait sur le dos, sa chevelure dorée déployée en corolle, empourprée par une flaque de sang qui l'enveloppait toute entière.

- Suzanne !!! - hurla Terry en se précipitant vers elle.

Il la prit dans ses bras, la secoua maladroitement. Elle ne réagit point, la tête ballant sur le côté, comme une poupée de chiffon. D'une main tremblante, il chercha son pouls. Il battait encore, à peine perceptible. Un sentiment profond de désespoir l'envahit et il se mit à sangloter. Suzanne était en train de mourir dans ses bras et il se sentait impuissant à l'aider. Il n'osait la laisser seule une seconde de plus pour chercher un improbable secours, craignant de revenir pour la découvrir morte. Désemparé, il grogna de douleur, serrant son corps désarticulé contre sa poitrine, le berçant comme s'il eut été celui d'un nouveau né.

- Suzanne, Oh Suzanne, je t'en supplie, ne meurs pas !!!

Pendant un long moment, il resta ainsi, figé dans sa détresse. La tempête au dehors s'était un peu calmée. Seule une pluie fine clapotait à présent sur les parois du train. Soudain, il lui sembla entendre des sirènes au loin et le bruit de moteurs de véhicules qui s'approchaient. Ravivé par l'espoir, il se leva d'un bond et se dirigea vers la brèche qui donnait sur l'extérieur. Il gonfla ses poumons et hurla de toutes ses forces. Il agita les bras, appela pendant de longues minutes à s'en briser la voix. Enfin, une lumière perça dans l'obscurité et éclaira dans sa direction. Dans le contre-jour, il distingua trois silhouettes sombres qui avançaient vers lui. L'une d'elle, grande et massive, balança sa lanterne de droite à gauche puis s'arrêta sur lui.

- Mon dieu, Terry !!! - s'écria la plus petite personne des trois dont la voix lui était familière, une voix douce et chérie qu'il n'aurait jamais imaginée entendre dans cet enfer, mais quand elle lui prit la main en répétant son nom, il crut vraiment que sa vie s'était arrêtée et qu'il avait échoué au paradis...

* * * * *


Lorsque Candy et Flanny avaient été contactées pour venir en aide aux secouristes sur les lieux de l'accident, elles ne s'attendaient pas à une telle catastrophe. Un instant, la jeune médecin avait ressenti une oppression à la poitrine tant cela lui rappelait les champs de batailles en France. Elles s'étaient trouvées là presque par hasard : leur petite clinique, récemment ouverte, se situait à quelques kilomètres de là et c'est en chemin, qu'un ambulancier de l'hôpital principal de Chicago, remarquant l'établissement, avait songé à faire appel à son personnel. Sans réfléchir, Candy et Flanny qui achevaient leur service, l'avaient suivi, confiant leurs petits malades aux infirmières de garde.

Au début, les jeunes femmes s'étaient dirigées vers l'endroit où se concentraient les secours. Pour abriter les victimes du mauvais temps, on avait installé à la hâte une grande tente en guise d'hôpital de campagne. Secondée de Candy, Flanny examinait les blessés qui souffraient pour leur majorité de fractures et de brûlures. Son oeil expérimenté et efficace, ne laissait pas de place à la mollesse. Son habileté et sa rapidité, forgées par la grande guerre, trouvaient là toute leur raison d'être et la rassuraient, hantée qu'elle était par ce passé douloureux. Candy, de son côté, semblait pensive, ce qui agaçait fortement Flanny.

- Pourrais-tu, une fois dans ta vie, te concentrer sur ton travail, nom d'une pipe ? - s'écria-t-elle en lui donnant un coup de coude – C'est la troisième fois que je te demande de me passer le ciseau !
- Excuse-moi, mais il me semble que... Tu n'entends pas toi aussi ?... Cette voix... Cette voix qui appelle dehors ?
- Tu es sotte ! Il y a des dizaines de voix qui appellent, Candy ! - grogna Flanny en remontant d'une main sanguinolente ses lunettes sur son nez – Nous sommes suffisamment débordées ici ! Nous ne pouvons pas être partout !
- Nous pourrions aller vérifier quand même !!! Je t'en prie, je ne peux pas te l'expliquer mais... J'ai un mauvais pressentiment !

Flanny poussa un soupir d'exaspération et tendit l'oreille à son tour. Rien !...

- Je t'en supplie !.. - insistait Candy.

Flanny haussa les épaules et ne répondit pas. Elle sentait néanmoins l'oeil sévère de Candy posé sur elle. Quand elle en eut fini avec le blessé qu'elle soignait, elle se redressa.

- Bon d'accord, tu as gagné !!! Mais gare à toi si c'est encore une de tes fantaisies !!! - fit-elle en tournant les talons en direction de la sortie, sa trousse de médecin à la main. Candy la suivit, cachant difficilement sa satisfaction.

- Vous êtes allés vers là-bas ? - demanda Flanny à un pompier qui passait à côté d'elles, en lui montrant d'un signe de tête les wagons en queue de train à demi cachés dans l'obscurité.
- Pas encore, madame ! Nous faisons notre possible pour circoncire l'incendie pendant que les sauveteurs visitent chaque wagon à la recherche de blessés. Mais nous ne sommes pas assez nombreux !...

Flanny, irritée, marmonna devant ce manque total d'organisation et lança un regard sévère sur son interlocuteur.

- Puisque vous êtes là à ne rien faire, venez donc avec moi ! - lui ordonna-t-elle.

Interloqué , le pauvre soldat du feu occupé à essuyer avec un linge la suie qui collait à son visage, n'osa contester la ferme requête de la doctoresse, et accompagna les deux jeunes femmes, une lanterne à bout de bras pour éclairer leur passage.

Une centaine de mètres plus loin, Candy découvrait que cette intime conviction qui les avait menées jusqu'ici trouvait pour origine la présence de Terry. Qui d'autre que lui aurait pu alerter ainsi son sixième sens et lui faire comprendre qu'il l'appelait à l'aide ? Ce lien qui les unissait se renforçait chaque fois qu'ils s'éloignaient l'un de l'autre, et semblait voué à les réunir en dépit de toutes leurs bonnes résolutions...

* * * * *


Candy ne s'attendait pas à ce genre retrouvailles. Elle s'était jurée de tout entreprendre pour ne plus jamais avoir à croiser le chemin du bel aristocrate. Le destin se jouait d'eux encore une fois. Des sentiments contradictoires l'assaillaient : la joie de le revoir, sain et sauf dans ce chaos, mais aussi le découragements devant tant d'efforts de sa part réduits à néant.

Il se tenait debout devant elle, l'air hagard, son élégant costume beige souillé et déchiré à une manche. A la fois troublée et surprise, elle le fixait sans un mot, immobile comme une statue.

- Ma femme est à l'intérieur ! Dépêchez-vous !!! - bredouilla-t-il en indiquant d'une main tremblante le wagon qui retenait Suzanne prisonnière. Flanny et le pompier s'engouffrèrent dans la voiture détruite.
- Si j'avais su, si j'avais su !!! - gémissait-il en secouant la tête.

Emergeant de sa tétanie, Candy voulut le prendre dans ses bras pour le réconforter mais se ravisa. S'il en avait été autrement entre eux, si elle n'éprouvait pas toutes ces choses pour lui, elle aurait pu... Elle aurait pu le serrer contre elle pour le consoler. Mais cela, elle ne le pouvait pas, elle ne le pouvait plus, et ce depuis bien des années, depuis cette décision terrible qu'ils avaient prises ensemble et sur laquelle ils ne pouvaient revenir. Cette réalité bien cruelle s'avérait chaque fois plus douloureuse pour la jeune femme tant elle avait soif de ce goût d'interdit, cette pernicieuse envie de s'abandonner à la tentation, comme Eve devant le fruit défendu. Quand elle l'avait revu à Détroit après dix ans d'absence, l'émotion des retrouvailles s'était trouvée atténuée par la présence d'Albert et de ses amis. Puis quand elle avait passé la nuit à son chevet après son accident, la sensualité de leurs gestes qu'ils découvraient l'un pour l'autre avait ouvert une brèche dans le contrôle qu'elle croyait avoir sur elle-même. A présent qu'il était là, si près d'elle, fragile et désemparé, arrogant de beauté en dépit d'une blessure au front qu'elle distinguait malgré la pénombre, elle avait l'impression de perdre toute maîtrise devant les barrières de leurs conditions qui s'effaçaient. En ces lieux dantesques, on ignorait tout d'eux et de leur histoire commune. Durant quelques secondes, il lui sembla que cette silhouette au dos courbé lui appartenait et qu'ils pouvaient tout se dire. Encore une fois, elle s'étonnait intérieurement du pouvoir occulte qu'il avait sur elle, comme si sa seule présence l'ensorcelait au point de lui faire perdre tout raisonnement, au point d'oublier qui elle était... et où elle était !!!...

Candy revint à la raison aussi subitement que les pensées fugaces qui l'avaient envahie. Abandonnant Terry à ses sombres méditations, elle se dépêcha de rejoindre Flanny. Une main la retint alors fermement par le bras.

- Je t'en supplie, sauvez-la ! - l'implora Terry d'une voix chancelante qui témoignait de la profondeur de son désespoir.
- Nous ferons notre possible ! - lui répondit-elle en se voulant rassurante, fuyant ce regard azuréen qui la décontenançait – Suzanne est entre de bonnes mains avec Flanny.

Terry acquiesça, comme résigné, et se laissa choir sur le sol. Candy se sentait impuissante devant tant de désarroi. A regret, elle rentra à son tour dans le wagon et aperçut Suzanne perdue parmi les débris, Flanny à ses côtés, occupée à l'ausculter.

- Vérifie si elle n'a pas de fractures, pendant que je cherche l'origine de son hémorragie ! - fit-elle avec son ton agacé coutumier.

Candy s'exécuta et commença à palper les membres de la blessée toujours inconsciente. Flanny entreprit de relever les jupons de la jeune femme et se mit à pester contre la mode féminine qui ne facilitait pas son travail! Mais sa colère se tut aussi rapidement qu'elle était venue quand elle parvint enfin à l'entrejambe. Elle se redressa vivement en reculant et se retourna vers le pompier.

- Éclairez-moi avec votre lanterne le mieux possible, et veillez en même temps à ce que le mari ne rentre pas ici. Je vais devoir opérer cette femme. Elle est en train d'accoucher !!!

* * * * *


La pluie cessa de tomber. Un ciel d'encre, dégagé des sombres nuages chassés par le vent, accueillit une lune phosphorescente, dont le halo se déployait en une brume diffuse composée de milliers de particules de lumière qui éclairaient les lieux comme un lever de jour. Le calme était revenu. L'incendie était maîtrisé, les derniers blessés achevaient d'être transportés vers les hôpitaux.

Enfermé dans ses lugubres pensées, Terry sursauta à peine au cri strident qui émergea du wagon où se trouvait son épouse. Sur le moment, trop choqué par la violence des évènements successifs, il ne réagit point, mais dut bien se rendre à l'évidence quand Candy apparut sur le seuil de la voiture, tenant dans ses bras quelque chose qu'elle avait emmailloté dans sa blouse d'infirmière en guise de langes. Il se releva, chancelant, et marcha vers elle.

- Je te présente ta fille, Terry ! - fit Candy d'une voix émue en lui tendant son enfant.

Muet d'étonnement, le jeune homme prit le bébé contre lui. Ses gestes étaient maladroits et marquaient un certain embarras. C'était la première fois qu'il tenait un nouveau né dans ses bras. Il lui semblait qu'il avait dans les mains un paquet extrêmement fragile et craignait de le briser. Enfin, il baissa la tête vers le petit être qui remuait contre sa poitrine. Il posa sur lui un regard à la fois admiratif et attendri et effleura sa joue d'un doigt tremblant. Le bébé émit un gazouilli, ouvrit les yeux et dévoila au monde une palette de couleurs bleutées : un métissage de tons cérulescents, indigo, saphir et turquoise pareils aux reflets du ciel changeant sur les lacs d'Ecosse. Une joie immense envahit le coeur du jeune homme et l'emplit d'une chaleur réconfortante qui l'ébranla par l'intensité des sentiments qu'elle le faisait éprouver, des sentiments inconnus jusqu'alors et dont il n'imaginait jamais faire l'expérience : ceux d'un père qui tombe fou amoureux de son enfant. Un seul échange de regards avait suffi pour tisser un lien que rien ne pourrait venir rompre. Personne ne pourrait les séparer cette fois-ci.

Emerveillé, il berçait sa fille et lui murmurait des mots tendres. Candy se tenait à ses côtés et l'observait en silence.

- Elle est très belle, n'est-ce pas ? - dit-il en se tournant vers elle.
- En effet, elle est très belle. Elle ressemble à sa mère... - répondit la jeune femme dont le ton de la voix dissimulait difficilement son émotion.

L'évocation de Suzanne refroidit immédiatement l'atmosphère. Tout à sa joie de la découverte de la paternité, il en avait oublié l'essentiel : l'état de son épouse. Le visage tendu de Candy accentua son inquiétude.

- Suzanne ? C... Comment va-t-elle ? - demanda-t-il, un frisson d'angoisse le traversant de par en par.
- E... Elle...
- Elle est vivante... - l'interrompit Flanny qui venait de les rejoindre.

La mine épuisée qu'elle affichait témoignait de la dureté du combat qu'elle avait mené auprès de Suzanne. L'opération n'avait pas été simple d'autant plus que l'urgence des soins avait empêché toute anesthésie. Profitant de la perte de connaissance de la blessée, Flanny n'avait pas hésité à couper les chairs jusqu'à l'utérus pour en sortir le bébé. Ce fut une intervention longue et minutieuse, régulièrement freinée par les soubresauts du corps de Suzanne qui faisait craindre son réveil. Intérieurement, la doctoresse s'attendait à libérer un enfant mort-né et c'est avec un grand soulagement qu'elle constata qu'il vivait encore. Les horreurs de la guerre l'avaient rendue non-croyante, et pourtant, à l'instant où le nourrisson poussa un cri, elle convint aisément qu'un miracle avait eu lieu. Mais si miracle il y avait eu, il ne pouvait y en avoir deux, et c'est la triste nouvelle qu'elle se devait d'annoncer au jeune époux qui lui faisait face.

-... mais elle a perdu beaucoup de sang... Beaucoup trop... - poursuivit-elle en cherchant à contrôler ses émotions qui menaçaient de flancher - Elle a ouvert les yeux au moment où je la recousais et vous a appelé. Elle s'est à présent rendormie mais je crains qu'elle ne se réveille plus avant... avant de...
- Vous voulez dire que Suzanne va... mmm... mourir ??? - s'écria Terry d'une voix étranglée, ses yeux injectés de sang cherchant à capter le regard fuyant de son interlocutrice. Cette dernière baissa la tête, embarrassée.
- Mais ce n'est pas possible ??? Elle vient de donner la vie ! Elle ne peut pas mourir !!!! Qu'est-ce que vous attendez ?!!! Emmenez-la à l'hôpital au plus vite !!!

Flanny secoua la tête négativement.

- C'est impossible... Elle est trop épuisée. Elle est intransportable... C'est déjà miraculeux que l'enfant ait survécu dans ces conditions!... Je regrette, je regrette sincèrement... Mais ce n'est qu'une question de minutes ou d'heures, pas plus...

Effondré par la nouvelle, Terry n'entendait plus que les dernières paroles de Flanny qui s'entrechoquaient dans sa tête.
Suzanne allait mourir !... Sa fille était âgée seulement de quelques minutes et allait être orpheline... Quelle malédiction pesait sur lui pour détruire aussi impitoyablement le bonheur de tous ceux qui l'approchaient ?
Il sentit alors la main de Candy se poser sur la sienne. Son regard bienveillant cherchait le sien.

- Va la voir, Terry... Tu dois être à ses côtés, tu dois lui dire adieu... - murmura-t-elle en le déchargeant de son enfant.

Comme un automate, Terry opina tristement, avec résignation. Le dos courbé sous le poids du chagrin qu'il éprouvait, il pénétra dans le wagon. Le jeune homme fut tout d'abord surpris par la quiétude du lieu. Il lui avait semblé que les horreurs vécues depuis ces dernières heures allaient trouver leur paroxysme à l'intérieur. Il n'en était rien et il éprouva un soulagement incrédule tout en s'approchant. Sa femme était allongée sur le plancher, endormie. Sa jolie robe d'un rose cendré était maculée de souillures de toutes natures, cruelles signatures de la souffrance physique que la pauvre infirme avait du endurer. Son visage opalin, éclairé par les lueurs faiblissantes de la lanterne qu'avait laissée le serviable pompier en sortant, affichait malgré tout de la sérénité. Terry s'agenouilla à côté d'elle et lui prit la main.

- Suzanne ? - murmura-t-il sans grand espoir - M'entends-tu ? Je suis là près de toi, tout va bien maintenant...

Contre toute attente, le front de la jeune actrice frémit et elle ouvrit les yeux.

- Terry ? Tu es là ! - prononça-t-elle d'une voix étonnamment claire et nette, comme si elle avait réuni ses ultimes forces dans le message qu'elle voulait lui transmettre - Je suis si heureuse de pouvoir te parler... Avant... avant...
- Ne dis pas de bêtises, Suzanne ! Nous allons t'amener à l'hôpital et te soigner. Tu te rétabliras très vite, je te le promets !

Suzanne tourna un peu plus la tête vers lui, un sourire las sur les lèvres, et effectua une pression sur la main de Terry qui tenait la sienne.

- Je sais que mon heure est venue à présent... Je me sens si fatiguée... Mais rassure-toi, je n'ai pas peur... Je n'ai pas peur car je pars en paix avec moi-même...
- Suzanne...
- Oui, je pars en paix car j'ai eu le courage de te rendre ta liberté. Je t'ai tant aimé !... Oh Dieu, tant aimé mon amour, mais si mal!...
- Tu n'as rien à te reprocher, Suzanne... Je ne t'aurais jamais abandonnée dans ta situation... Je te devais d'être en vie...
- Oh, Terry... J'aurais tant souhaité que tu sois avec moi pour de meilleures raisons que celle-ci!... J'ai cru que j'allais pouvoir te rendre heureux, que j'allais pouvoir te la faire oublier... J'ai tellement présumé de mon pouvoir sur toi... Un excès d'orgueil dont je suis bien punie...
- Cesse de dire des sottises ! Tu te fatigues ! - fit son époux embarrassé, d'une voix ferme. Puis il ajouta quelques secondes plus tard, sur un ton plus doux mais qu'il voulait sincère - Suzanne... Tu sais très bien que dans la vie, même avec la meilleure des volontés, que l'on ne parvient pas forcément à ce que l'on aspire... Néanmoins, je puis t'assurer, jurer sur tout ce qui m'est le plus cher en ce bas monde, que tu viens de faire de moi le plus heureux des hommes!... Cette petite fille, cette adorable enfant que j'ai pu tenir entre mes bras, dont j'ai pu sentir le petit coeur battre contre le mien, et plonger mon regard dans le sien, m'a fait réaliser combien la vie savait se montrer capricieuse avec les pauvres mortels que nous sommes. Elle peut nous accabler de malheurs puis nous accorder de vivre des joies extrêmes, inexprimables tant elles sont intenses. Je n'imaginais pas éprouver cela un jour, et c'est grâce à toi si je peux à présent en témoigner...
- Oh, Terry... Où est-elle ? Je voudrais la voir, la toucher !

Le jeune homme se leva précipitamment et sortit chercher sa fille. Quant il revint quelques minutes plus tard, le bébé dans les bras, le regard de Suzanne avait changé, troublé d'un voile qui effaçait peu à peu toute lumière dans ses yeux. Il posa le petit être contre la poitrine de sa mère, espérant un réaction... Elle remua, faiblement, et esquissa un geste tendre vers son enfant...

- Je la distingue mal...- murmura-t-elle, pourtant un sourire radieux l'illuminait... - Mais je peux sentir sa douce odeur de lait et entendre ses babillements ! Comment est-elle ?
- Elle a de beaux cheveux bruns et tes grands yeux clairs...
- Elle nous ressemble à tous deux alors ! - fit-elle dans un petit rire.

Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas ri...

Terry, paralysé par l'émouvant spectacle ne disait mot.

- Tout est si noir à présent!.. Terry ?... Terry, tu es là ???
- Oui, Suzanne, je suis tout à côté de toi... - répondit-il, la gorge nouée, en lui reprenant la main.
- J'aimerais... J'aimerais que nous appelions notre fille Juliette... Ce prénom signifie tant pour moi !...
- En effet, c'est un bien joli prénom qui résume à lui seul nos deux vies... Qu'en dis-tu, ma petite Juliette? Es-tu d'accord pour t'appeler ainsi ? - fit-il en caressant la joue rebondie du nourrisson qui semblait attentif à sa requête.

Terry gloussa de contentement et tourna la tête vers Suzanne.

- Je crois bien que... ça... lui... convient...

Terry se tut, son élan coupé net par la tragédie tant redoutée qui venait de se réaliser. Suzanne ne l'entendait plus. Ses yeux regardaient dans sa direction mais ne le voyaient plus. La main maternelle qui reposait sur le dos de la petite Juliette ne remuait plus, figée dans un éternel sommeil. Suzanne Marlowe Grandchester, la comédienne prometteuse que tout Broadway avait encensée dix ans auparavant avait cessé de respirer, son coeur avait cessé de battre. Elle venait de mourir...

* * * * *


Candy poussa la porte de la chapelle avec une certaine appréhension. Flanny qui avait soigné la blessure au front de Terry et qui l'avait couronné de quelques points, l'avait informée qu'il devait probablement se trouver là. La jeune blonde voulait lui dire qu'il pouvait désormais se recueillir devant la dépouille de sa femme avant que les pompes funèbres se chargent de la rapatrier à New-York. C'était elle qui s'était occupée du corps de Suzanna à leur retour à la fondation, qui l'avait lavé, habillé, coiffé, maquillé pour que la défunte actrice soit la plus belle possible quand son entourage viendrait lui rendre hommage. Elle avait insisté, malgré la fatigue, pour que ce soit elle qui le fasse car elle savait que Suzanne lui en aurait été reconnaissante de ne pas avoir à être manipulée par une inconnue. Elle avait mis tout son coeur à ce pénible ouvrage et les larmes lui avaient bien souvent troublé la vue. Mais elle était satisfaite du résultat : Suzanna semblait endormie, éclatante de beauté dans une robe de couleur crème, à faire pâlir de jalousie les anges qui l'attendaient là haut... C'était une robe qui lui appartenait, sa préférée. En la revêtant ainsi de ce vêtement auquel elle tenait beaucoup, Candy s'était dit que ce serait sa manière à elle de protéger Suzanne là où allait. Encore à cet instant, elle avait du mal à réaliser que la jeune comédienne soit morte. Elle avait tant habité ses pensées toutes ces années, qu'il lui était difficile à présent de se dire que cette présence embarrassante qui l'incommodait quotidiennement, faisait maintenant partie du passé. Candy n'éprouvait aucune amertume vis à vis de sa rivale mais au contraire une profonde et sincère tristesse. L'amour commun qu'elles éprouvaient pour Terry les avaient rapprochées plus qu'elle ne l'imaginait, et un sentiment étrange d'amputation, comme la perte d'une partie d'elle même accentuait le chaos mental qui la secouait.

En pénétrant dans la chapelle, la jeune épouse Andrée s'attendait à apercevoir la silhouette du bel aristocrate prostrée sur l'un des bancs qui faisaient face à l'autel mais ne put que constater son absence en ce lieu de prières. Elle se dit qu'il devait alors se trouver à la pouponnière auprès de la petite Juliette, mais fut déçue une seconde fois. Tout en arpentant les couloirs à sa recherche, l'angoisse grandissait en elle. Elle craignait que Terry, dans une crise de désespoir, cédât à la tentation d'en finir avec la vie, cette dernière lui ayant témoigné un véritable acharnement à le faire souffrir sur bien des plans.

Après avoir vérifié sans succès chaque pièce du bâtiment , Candy se résolut à aller dans le dernier endroit qu'elle n'avait pas encore visité : le jardin. Celui-ci se trouvait à l'arrière de la clinique, ceinturé par un mur de clôture recouvert de lierre. Il n'était pas très grand, mais suffisamment spacieux pour se promener sans avoir l'impression d'être emprisonné. De nombreux rosiers, ceux créés par Anthony, avaient été plantés aux quatre coins du jardin et exhalaient généreusement leur parfum délicat, même en cette heure matinale. Les lueurs fauves et bleutées de l'aurore tiraient peu à peu le ciel obscur de son sommeil. Il ne restait de la tempête des jours précédents que des flaques boueuses parsemées ça et là sur le sol de gravillons blancs. Encore une fois, Candy parcourut les allées à la hâte, guettant l'apparition de Terry à la lisière d'une haie de buis ou émergeant de derrière un tilleul ou d'un érable. Sa quête s'acheva devant un kiosque à musique qu'elle avait fait construire au fond du jardin pour divertir ses petits malades. Elle monta les quelques marches qui la séparaient du plancher et aperçut alors le fruit de sa recherche effrénée, dissimulé dans la semi-obscurité du petit édifice à colonnettes métalliques chapeauté d'un toit de verre. Un point rouge incandescent, comme suspendu dans les airs, lâchait à intervalle régulier, des volutes de fumée qui s'évanouissaient par les grandes ouvertures.

- Je croyais que tu avais arrêté de fumer... - lui dit-elle, modulant le ton de sa voix pour dissiper l'inquiétude qui l'avait malmenée.
- Tu m'en veux de ne pas être resté fidèle à notre pacte ? - s'enquit-il, tout en la provoquant d'un nouveau nuage de fumée à son attention.

Elle agita la tête négativement en toussant.

- Je ne te reproche rien, rassure-toi ! - fit-elle en reprenant son souffle - Si ce n'était pas le goût désagréable que cela a et l'odeur pestilentielle que cela dégage, je crois bien que je partagerais une cigarette avec toi ! Et même un verre de whisky si tu en avais amené tant j'ai besoin d'un remontant !

L'oeil de Terry brilla de malice tandis qu'il brandissait une bouteille de rhum cachée derrière lui.

- Il n'y avait que ça !... - dit-il en gloussant nerveusement, affichant une mine faussement penaude.

Candy resta muette de stupéfaction quelques secondes, puis comme possédée par une force irrépressible, elle éclata de rire, suivie immédiatement par le jeune homme. Ils reconnaissaient tous deux l'indécence de leur comportement mais ne parvenaient pas à maîtriser la folie qui les secouaient. Ils riaient sans en éprouver de joie, prisonniers de ce réflexe nerveux incontrôlable, conséquence des tensions accumulées qui s'évacuaient.

Peu à peu, leurs rires s'espacèrent, se transformèrent, pour céder la place à des geignements, des cris étouffés mêlés de sanglots. Adossé à l'un des piliers du kiosque, Terry, les épaules voûtées, fixait le sol en grimaçant de douleur. Libéré de sa nervosité, le profond chagrin qui l'habitait pouvait l'envahir dans toute sa démesure. Candy, toute à son impuissance, le regardait pleurer comme un enfant. C'était la première fois qu'elle le voyait dans un tel état de désespoir, et l'afficher ouvertement, sans masque d'arrogance ou d'indifférence. Le coeur brisé devant cette vision insoutenable, elle osa esquisser un geste de tendresse vers lui. Il leva ses yeux troublés de larmes vers elle, tendit un bras pour l'accueillir, et sentit aussitôt le réconfortant contact de son corps contre le sien, qui s'était précipité à sa rencontre.

- Mon dieu, Candy !... - bafouilla-t-il, le visage plongé dans ses cheveux, sa main à lui enveloppant la partie postérieure de son crane à elle, qu'il sentit frémir sous ses boucles dorées - Je n'arrive pas à croire qu'elle soit partie, comme cela, si vite!...
- J'aurais tant voulu que cela n'arrive pas ! - répondit Candy en l'enserrant un peu plus fort - J'ai tant prié pour que tu puisses enfin vivre en paix !...

Terry soupira en sanglotant, puis repoussa délicatement la jeune femme en ravalant ses larmes. Il avança de quelques pas, lui tournant le dos.

- Je crois que je ne suis pas fait pour le bonheur!... - fit-il d'une voix lasse empreinte d'amertume - Chaque fois qu'il a croisé ma vie, il m'a été ôté : ma mère, puis toi... et enfin Suzanne...

Candy tressaillit en entendant les paroles du jeune acteur. Elle ne l'avait jamais entendu évoquer Suzanne en ces termes et cela la perturbait. Finalement, Suzanne avait accompli son désir le plus cher : combler son époux...

- La vie fait des choix pour nous que nous ne comprenons pas immédiatement, mais je suis sûre qu'il y a une raison à toute chose... - dit-elle tout en réalisant instantanément le conformisme de son propos et attendit en se raidissant une riposte à la hauteur du caractère impulsif de Terry, riposte qui ne tarda pas à résonner dans l'enceinte métallique.
- Dispense-moi de tes considérations de grenouilles de bénitier ! J'exécrais tout ce cirque à Saint-Paul et cela n'a pas changé !!!
- Ne te fâche pas !... J'ai été maladroite, excuse-moi !.. - bégaya Candy qui redoutait une véritable crise de colère.
- En quoi devrais-je accepter cette fatalité, dis-moi ??? Qu'ai-je donc fait au ciel pour être l'objet de tant de cruautés ??? Alors que tout allait si bien juste avant !... avant !..

Sa voix chuta en un gémissement sinistre et il s'éloigna un peu plus pour cacher ses larmes qui s'emparaient une nouvelle fois de lui.

"Alors que tout allait si bien.." répéta en pensée Candy avec un pincement au coeur. Terry venait de prononcer ce qu'elle craignait entendre un jour. Bien que ce fut ce qu'elle avait toujours souhaité, elle recevait cet aveu comme un déchirement. Suzanne l'avait finalement écoutée et était parvenue à se faire aimer de son grand amour. Ces semaines de convalescence avaient dû lui ouvrir les yeux et lui faire apprécier l'affection dont elle avait dû l'entourer. Il était tombé amoureux de sa femme, il n'y avait plus de doute !...

- Je comprends et partage ton chagrin, Terry... - fit-elle en posant une main compatissante sur son épaule, s'efforçant de dissimuler son trouble - Mais tu ne dois pas céder au désespoir ni au ressentiment. Je n'ai jamais douté de ta force ni de ton courage face à l'adversité. Tu t'es toujours battu comme un tigre même quand tu étais au fond du précipice. Tu dois faire honneur à Suzanne et à l'amour qui vous liait!...

Terry se retourna, interloqué.

- Candy...
- Tu n'as plus besoin de faire semblant, Terry !... - poursuivit-elle en baissant les yeux pour ne pas avoir à lire dans son regard cette vérité - Cela me réconforte de savoir que tu as été capable d'aimer quelqu'un d'autre après moi, que ton coeur a vibré pour Suzanne, et que cette union qui t'obligeait au début, s'est finalement transformée en sentiments amoureux sincères...
- Quelle folie s'éprend de toi ??? - s'indigna alors le jeune homme, comme si elle venait de l'insulter.

Apeurée par la violence de sa réaction, Candy recula et buta contre un pilier. Remarquant son affolement, il se radoucit, regrettant son impulsivité :

- Mais qu'est-ce qui te fait croire cela, Candy ? - demanda-t-il en lui prenant tendrement la main.
- Tu... Tu as dit que tout allait bien entre vous... J'ai vu tes larmes Terry, entendu tes cris... On démontrerait à moins son affection pour quelqu'un...
- Oh Candy !!! - s'écria Terry en la serrant tout contre lui - Comment peux-tu encore te méprendre ainsi ? Comment peux-tu encore douter de la réalité de mes sentiments à ton égard ?...

Déroutée, Candy s'écarta un peu et chercha le regard du jeune acteur. Il baissa la tête vers elle et poursuivit sa déclaration.

- Je comprends tes doutes car tu me vois bouleversé, à juste raison, mais plus particulièrement parce que Suzanne et moi étions enfin parvenus à faire fi de nos différends. Je suis triste de l'avoir perdue, d'autant plus parce que je m'en veux de ne pas lui avoir prodigué l'attention qu'elle méritait. Je l'ai toujours considérée comme l'objet de mon malheur, une contrainte que je devais subir pour le restant de mes jours. Je me suis centré sur ma propre souffrance sans tenir compte de la sienne. Pendant toutes ces années, je lui en ai voulu de m'avoir empêché de vivre auprès de toi, de t'aimer, et d'avoir dû te laisser épouser un autre que moi... Je lui ai fait payer le prix fort de mon indifférence, jusqu'à lui faire un enfant un soir de beuverie. On m'aurait détesté pour bien moins que cela, tu ne crois pas ?
- Tu sais être cruel avec les gens que tu aimes... - opina Candy en se remémorant quelques épisodes féroces de Saint-Paul.
- Et Suzanne n'y a pas échappé malheureusement - soupira Terry - J'ai été parfois odieux avec toi car je te détestais pour les sentiments que tu faisais naître en moi. Mais je l'étais avec Suzanne parce qu'elle me faisait éprouver tout le contraire : le néant, le vide sidéral quand je la regardais. Et quand dans ce train nous avons parlé en toute franchise pour la première fois, j'ai réalisé le gâchis accumulé toute ces années, ces dix ans qui au lieu de nous rapprocher peu à peu nous avaient tant éloignés. Tout à l'écoute de son discours, je me rendais compte de mon inqualifiable attitude envers elle qui ne méritait aucune complaisance alors qu'elle me pardonnait tout. Elle...

Il se tut, réalisant qu'il allait trop en dire et que cela ne servirait à rien. Il était inutile de faire souffrir Candy en évoquant sa liberté retrouvée. A quoi bon remuer le couteau dans la plaie ? Dans ce train, après la déclaration de Suzanne, il s'était senti égoïstement capable de se battre pour reconquérir la femme qu'il aimait. Mais les circonstances présentes l'avaient convaincu qu'il semait le malheur partout où il passait, et qu'il valait mieux renoncer à un bonheur qui fatalement s'achèverait tragiquement. La gorge nouée, il poursuivit :

- Je regrette de n'avoir pas été un meilleur mari pour elle, parce-que avec un peu d'efforts, quitte à refouler mes propres sentiments, un de nous deux aurait été heureux... C'est trop tard à présent. Je vais devoir vivre avec cette culpabilité, ce regret qui me hantera chaque jour, mais je n'ai pas d'autre choix que celui-ci. C'est le prix à payer de n'avoir pas eu le courage, dix ans auparavant, de dire dès le début à l'entourage de Suzanne, que je t'aimais, que tu étais ma raison de vivre et que de m'obliger à m'occuper de cette pauvre fille, revenait à nous sacrifier elle et moi. Comment aurait pu germer du bonheur de cette mascarade ? Oh, Candy, je pleure Suzanne, je pleure l'épouse et la mère de mon enfant, je pleure sur mes regrets et la honte qui m'habitent, mais Candy, ne comprends-tu pas que si c'était toi qui était allongée dans ce cercueil à sa place, je ne serais plus là pour en parler, je me serais déjà tué pour te rejoindre !!!
- Terry... - murmura Candy, les yeux plein de larmes, une main sur la bouche pour étouffer un sanglot.

Tout à sa confession, il ne pouvait que maudire le destin qui s'était depuis toujours acharné contre eux. Mais il voulait qu'elle connaisse ses pensées les plus secrètes car il n'ignorait pas que ce serait certainement la seule occasion où il pourrait le faire. Serrant les dents d’amertume, il parvint à bredouiller :

- J… Je suis désolé, Candy, j'aurais tant souhaité que les choses se déroulent autrement entre nous. Si j'avais su, quand nous étions encore en Angleterre !... Je t'aurais enlevée du Collège St Paul et nous ne nous serions plus jamais quittés ! J'ai été si stupide !...Candy secoua la tête en signe de désaccord, puis chercha à capter le fascinant regard du jeune homme.
- Nous étions si jeunes, Terry, et si ignorants de la vie !… En réalité, ma présence n'aurait été qu'un obstacle à ta carrière. Le théâtre est ta vie ! Il n'y a pas de place pour moi.
- Tu te méprends !.. Rien, ni même le théâtre, ne peut surpasser en intensité ce que je ressens pour toi!... Tu n'imagines pas combien tu es précieuse pour moi!... - fit-il d’une voix sourde en caressant la joue de la jeune femme, emportant dans son geste affectueux les larmes qui y avaient roulé - Quand je suis sur scène, Candy, c'est pour toi que je joue, et les vers d'amour que je déclame, se destinent uniquement à toi, même si tu n'es pas là pour les entendre...

Elle baissa les yeux pour cacher ses larmes.

Quand je te regarde, Candy - fit-il, d'un air solennel, en l'obligeant à tourner son visage humide vers lui - je vois ce que j'ai toujours ardemment désiré et que je ne pourrai jamais posséder. Parce que tu es à un autre, et que je n'ai plus le courage de lutter contre cela...
- Ne parle pas ainsi, je t'en supplie !... - fit-elle, troublée, en cherchant à s'écarter de lui - Ce sous-entendu est malvenu. Mon devoir est d'être auprès d'Albert, tu le sais bien...
- L'aimes-tu, Candy ? - demanda-t-il non sans une certaine ironie.
- Quelle question ! - répondit-elle avec virulence - J'ai une profonde affection pour lui !...
- Mais l'aimes-tu, Candy ? - insista-t-il - J'ai le souvenir d'un court instant d'intimité que nous avons partagé il n'y a pas si longtemps, mais qui me laissera songeur pour le restant de mes jours. Pas toi ?
- Tais-toi, je t'en prie ! - le supplia-t-elle à court d'argument, le rouge lui montant aux joues - Je n'ai pas envie de parler de cela dans les circonstances actuelles. Nous allons enterrer ta femme très bientôt, Terry. N'as-tu pas d'autre préoccupation que de chercher à savoir si je suis amoureuse de mon mari ?
- Tu dois bien me détester pour user d'une telle perfidie ! fit-il, blessé - Les cercles mondains des André t'ont-ils ôté toute lucidité ?

Il la saisit par les épaules, l'obligeant à le regarder.

- Tu manies bien le verbe quand il s'agit de me remettre à ma place, Madame André ! Es-tu devenue insensible au point de ne pas pouvoir remarquer que ta seule présence ici apporte à ma misérable existence, que le malheur a plongé dans le néant, la consolation de n'avoir pas vécu pour rien, parce que j'ai eu la chance un jour de croiser ton chemin ?...
- Pardonne-moi, Terry... - répondit Candy, tremblotante d'émotion - Je ne voulais pas être aussi méchante. J'ai eu une réaction défensive car je sais bien... Je sais bien que je... (Elle baissa la tête, sa voix n'étant plus qu'un murmure) que je perds tout contrôle quand il s'agit de toi. Tu m'accuses de ne pas te comprendre, mais c'est bien parce que mon âme est unie à la tienne, qu'il est d'autant plus difficile et inhumain pour moi d'avoir à renoncer à toi. Ne peux-tu pas comprendre à ton tour combien cela peut me révulser de réaliser que je suis mariée à un homme que j'aime moins que toi, que je pense à lui moins que je ne pense à toi ? Comment vivre avec ce sentiment de trahison, de manque de loyauté vis à vis de quelqu'un qui ne vit que pour me rendre heureuse, qui m'a donné un fils, un foyer? Peux-tu imaginer un seul instant le dégoût de moi-même qui me poursuit quand je pense à l'ambiguïté de mes sentiments, alors que tout devrait être sans équivoque, fidèle à la promesse que j'ai faite devant Dieu et les hommes ? J'ai failli à tous mes voeux par la simple faiblesse d'être un jour tombée passionnément amoureuse de toi et de n'avoir jamais cessé de l'être, malgré tous mes efforts pour t'oublier. N'as-tu pas conscience de la torture que cela peut être pour moi de tant... t'aimer ?

A bout de force, elle s'effondra contre lui et redoubla de sanglots. D'un geste hésitant, il chercha à la consoler et entoura de ses bras sa taille fine. Le contact de leurs deux corps l'un contre l'autre agit comme un aimant, les rapprochant tous deux si bien qu'ils peinaient à respirer.

- Ne me lâche pas, Terry... - murmura-t-elle en fermant les yeux - Serre-moi aussi fort que tu le peux...
- Oh, Candy!... - fit-il, fébrile, en enfouissant sa tête dans ses innombrables boucles blondes - Je voudrais pouvoir arrêter le temps, et rester ainsi, contre toi, pour toujours !...

Les sanglots de la jeune femme diminuèrent peu à peu, cédant leur place aux battements endiablés de son coeur, bondissant contre sa poitrine, se mêlant avec exaltation aux galops effréné de celui de Terry, dont les gestes hésitants du début, devenaient plus entreprenants, s'attardant le long de son échine, qui ne protestait point. Enivré du parfum de fleurs des champs qui enveloppait la chevelure ensorcelante de Candy, les lèvres de Terry dévièrent vers sa nuque, qu'il effleura délicatement, comme le ferait un papillon sur une rose... Elle s'écarta vivement de lui, le repoussant un peu, mais pas trop, et l'observa, chercha à lire les pensées de ce visage aux traits raffinés, dévoré de longues mèches brunes, au regard pénétrant et si communément déstabilisant, qui commençait à se voiler d'un trouble qu'elle reconnaissait, dont elle avait fait délicieusement l'expérience, quelques semaines auparavant, dans une chambre d'hôpital.

- Candy... - prononça-t-il, d'une voix tremblante, tout en posant une main amoureuse contre sa joue, main sur laquelle en retour elle appuya la tête, les paupières closes. Et quand elle le sentit se rapprocher d'elle à nouveau, elle n'envisagea plus de le repousser, trop émerveillée de cet instant magique qui se reproduisait, de ce bonheur intense qui l'envahissait, au point de faire exploser son coeur et son âme en des milliers d'éclats de lumière. Le doux contact de la bouche de Terry sur ses lèvres réveilla en elle une sensation divinement agréable qu'elle croyait avoir oubliée, ou tout du moins mise en sommeil, et qui se manifestait à présent avec une ardeur qu'elle ne contrôlait plus. C'était la première fois que Terry l'embrassait depuis cette fin d'après-midi en Ecosse. Elle avait gardé le souvenir d'un chaste baiser dont sa pudeur de l'époque avait freiné les élans. Elle ne se sentait pas disposée à réitérer la même erreur, s'étant trop bien souvent reprochée par la suite son inconséquence. Tant de nuits n'avait-elle pas rêvé de ce baiser et d'en prolonger la découverte ?

Langoureusement, elle s'alanguit contre la poitrine du jeune homme, subissant avec complaisances ses assauts enflammés. Les lèvres de Terry se montraient plus insistantes, butineuses par instant, puis conquérantes. Grisée, Candy noua ses bras autour de la nuque gracieuse de Terry, et ce fut elle, cette fois, qui manifesta clairement son désir de l'avoir tout à elle, cette bouche sensuelle, aux lèvres pleines et aux lignes parfaites, qu'elle scella aux siennes dans un baiser fougueux, auquel se mêlaient leurs souffles brûlants, se diffusant dans leurs veines comme un délicieux nectar. Le rythme effréné de leurs respirations balançait les mouvements de leurs corps, serrés l'un contre l'autre, au point de ne faire presque qu'un. L'ombre des colonnes sur l'une desquelles ils s'appuyaient les masquait avec complaisance mais ne pouvait étouffer les soupirs que la rage de leurs retrouvailles laissait échapper.

A bout de souffle, ils s'écartèrent un instant l'un de l'autre, s'observant, cherchant réciproquement dans leur regard, une bonne raison qui leur intimerait d'arrêter. N'obtenant aucune réponse, leurs lèvres se rivèrent de nouveau l'une à l'autre, comme un sceau, puis s'entrouvrirent dans la quête d'un échange plus intime de leur baiser, instaurant un dialogue muet, une langage connu d'eux seuls, mystérieux et envoûtant, qui les possédait. Elle sentit sa langue à lui venir à la rencontre de la sienne, la frôler, puis la caresser avec plus d'insistance, avec une audace désarmante mais excitante qui aiguisait chaque terminaison nerveuse de son corps. Elle goûtait à la bouche de Terry avec délice, à la fois demandeuse et tentatrice, jusqu'à l'impudeur. Terry sourit intérieurement de cette métamorphose. Il avait gardé un souvenir nostalgique de leur baiser d'adolescents qu'il conservait comme un précieux trésor, mais n'en appréciait pas moins ceux que les deux adultes qu'ils étaient devenus étaient en train d'échanger. Il prenait plaisir à sentir le corps de Candy frémir sous ses caresses, ses lèvres gourmandes partir à la recherche des siennes. C'était une impression nouvelle pour lui, le plaisir charnel se limitant auparavant à des mécanismes sans âme. Il découvrait à présent combien les sentiments amoureux pouvaient décupler l'intensité des sensations qu'il éprouvait, car il aimait tenir cette femme dans ses bras et pas une autre, toucher sa peau, l'écouter haleter des mots tendres au creux de son oreille. Cela le bouleversait car il savait qu'il était perdu pour toujours, que plus rien ne souffrirait la comparaison. Il lui appartenait corps et âme.

- Je t'aime tant, Candy ! - s'écria-t-il, emporté par l'enthousiasme de la révélation qui venait de se faire à lui.

Elle plaqua son index contre sa bouche pour le réduire au silence, et l'entoura de nouveau avec ses bras, avide du doux contact de son corps contre le sien, emmêlant ses mains autour des longues mèches du jeune homme. Leurs lèvres poursuivaient ce jeu nouveau, s'effleuraient puis fusionnaient, se crispaient sous un désir de plus en plus vif et violent qui laissait parfois échapper un cri, une plainte voluptueuse et ensorcelante, annonciatrice d'une prochaine, plus ardente et moins maîtrisable. Leurs gestes aussi se faisaient plus audacieux, plus exigeants, une envoûtante possession vers laquelle leurs corps et leurs âmes affamés s'abandonnaient sans retenue, répondant avec volupté à la tentation. Candy sentait sa chair s'enflammer sous le poids de celui qu'elle aimait, son esprit défaillant de plaisir et de sensations grisantes qui l'attiraient vers les abysses d'une communion charnelle contre laquelle le peu de contrôle qu'il lui restait succombait, vaincue de trop de fièvre...

C'est au prix d'un effort surhumain, un inconscient geste de survie pour son âme, qu'elle parvint à le repousser. Ils se regardèrent longuement, hébétés, comme sous l'effet d'un euphorisant, cherchant à retrouver leur respiration, réalisant peu à peu ce qu'il étaient sur le point de commettre...

- Pardon, Candy !... - émit-il d'une voix rauque en baissant les yeux, reculant un peu plus pour éviter de céder une nouvelle fois à la tentation.
- Ne t'excuse pas... - fit-elle pour le rassurer, rougissante - J'en meurs d'envie autant que toi!...

Il releva la tête et lui adressa un sourire triste mais complice, un de ces sourires qu'elle seule pouvait comprendre et qu'elle lui renvoyait à l'identique, ultime message d'amour dont ils connaissaient tous deux l'impossibilité.

- Va retrouver ta fille, Terry - parvint-elle à prononcer après un long silence - Prends-la avec toi et pars au plus vite !...

Il opina de la tête.

- C'est peut être la dernière fois que l'on se voit, Candy... - fit-il en se rapprochant d'elle, plongeant ses yeux couleur océan dans l'émeraude des siens.

Elle acquiesça en secouant son joli menton qui tremblait de sanglots contenus.

- Mais je voulais que tu saches... Je voulais que tu saches que je ne pourrai jamais aimer que toi !... De l'aube au crépuscule, mes pensées seront pour toi, ce sera ma punition pour ne pas t'avoir retenue ce soir là, à New-York, pour avoir cru que je pourrai t'oublier, alors que tu es inoubliable, mon aimée... ma femme... - acheva-t-il, la voix cassée par l'émotion.
Oh Terry!... - s'écria-t-elle en se précipitant contre lui, lequel répondit à son appel en l'enserrant de plus belle, mêlant leurs pleurs et leurs soupirs, étouffant leurs sanglots sous la pression de leurs deux corps, un dernier instant de communion qu'ils auraient souhaité préserver à l'infini.
- Toute ma vie... - prononça-t-il finalement au creux de son oreille.

Puis, à contre-coeur, il s'écarta d'elle, étreignant une ultime fois sa main menue et fragile, comme pour garder son empreinte. Alors le froid vint chasser la chaleur, un froid glacial et pénétrant qui fit trembler tout son être. Elle se retourna et ne perçut autour d'elle que le vide de l'absence. Elle poussa un cri de désespoir, un cri grave, empli de douleur, et se laissa tomber à genoux sur le plancher. Elle laissa longuement parler son coeur, libérant bruyamment son chagrin, hoquetant et gémissant, ses petits poings s'abattant avec colère en débit régulier sur le sol. C'est alors que les douces paroles de Terry lui revinrent à l'esprit, des promesses d'amour éternel qui ravivèrent en elle une force qu'elle croyait à jamais disparue. Elle prit une profonde inspiration, puis passa la main sur une dernière larme qui venait de rouler sur sa joue.

- " Toute ma vie... " - murmura-t-elle à son tour, comme un serment envers son amour interdit, ce sentiment féroce dont elle avait fini par accepter la présence et avec lequel il faudrait partager l'existence. Une paix intérieure l'envahit alors, comme un répit venu tout droit d'un ciel miséricordieux qui prenait pitié de son âme perdue. Elle entreprit de retourner sur ses pas, vers la fondation, vers ses petits malades qui devaient être en train de se réveiller. Elle appellerait son fils en arrivant dans son bureau pour s'assurer qu'il avait bien dormi, puis parlerai à son époux pour le rassurer sur la terrible nuit qu'elle avait passée. Elle devait se tourner à présent vers tout ce qui représentait sa vie et son avenir, et se promit que plus jamais, non plus jamais, elle ne verserait de larmes en pensant à Terry.

- Pendant toutes ces années - se dit-elle - nous avons combattu ce choix que nous avions fait à New-York. Cette lutte acharnée contre le destin se devait d'être perdue, car telle était sa volonté, dès le commencement, de nous écarter l'un de l'autre. Je l'ai compris à présent, et je l'accepte - fit-elle en s'adressant à Dieu - Donnez-moi seulement la force de regarder droit devant, c'est mon ultime requête.

Elle reprit d'un pas plus alerte le chemin du retour, ignorant qu'un peu plus loin, caché à l’écart dans l'ombre des arbres, se tenait un élégant gentilhomme, dont l'éclat doré de ses cheveux contrastait avec l'obscurité de l'effroi et de la douleur qui venaient de s'emparer de son coeur quelques instants auparavant...

Fin du chapitre 7
© Leia avril 2009



Edited by Sophie_ - 11/5/2014, 02:37
view post Posted: 22/11/2011, 18:13 Si vous deviez écrire une lettre à Terry... - Fanfics pour tous les âges
Cher Terrence,

C'est par le plus grand des hasards que j'ai pris connaissance de votre adresse personnelle, et je dois vous avouer que c'est pour moi une joie sans commune mesure de pouvoir exprimer avec mes mots toute l'admiration que je vous porte. En effet, je connais le talentueux comédien que vous êtes à travers les articles élogieux que j'ai pu lire dans les magazines, mais je tenais plus particulièrement à vous parler du personnage privé, de l'être méconnu des journalistes, du vrai Terrence Grandchester, de Terry, le Terry de Candy... Je vais vous paraître bien présomptueuse mais cela fait de longues années que je vous observe de loin, souffrant en silence de ne pas pouvoir connaître le bonheur de vivre avec celle que vous aimez. Des circonstances étranges font que je connais tout de vous alors que vous ne connaissez rien de moi. Je ne suis que le témoin secret des drames de votre existence pour lesquels j'éprouve tant de compassion. Je sais quelle situation inextricable vous rencontrez et le désespoir qui vous habite. Je sais néanmoins que votre honneur de gentleman vous interdit de déroger à vos obligations envers Mademoiselle Suzanna Marlowe. Je devine vos inquiétudes et votre détresse, le vide incommensurable qui s'est instauré dans votre coeur après cette grave décision que vous avez due prendre. Ce ne sera pas une consolation de vous dire que vous avez pris la bonne décision, mais cela reste ma conviction intime que vous ne pouviez pas faire autrement. Candy l'a bien compris. C'est pourquoi elle vous a libéré d'elle pour que vous puissiez faire ce choix difficile. En agissant de la sorte, elle a mis un terme à votre relation, mais elle a sauvé l'amour que vous vous portiez l'un l'autre, n'ignorant pas que vous n'auriez pas pu supporter la culpabilité d'abandonner Suzanna à son triste sort. Quelques mois se sont écoulés depuis ce triste évènement, j'ai assisté à votre déchéance puis au sursaut de vie qui s'est emparé de vous et qui vous a redonné courage. Ce sursaut, c'est Candy elle-même... Malgré sa profonde tristesse, malgré le chagrin de vous avoir perdu, elle a continué à suivre sa voie, par amour pour vous et tout ce que vous représentez pour elle. Elle n'a jamais cessé de vous aimer, et pense régulièrement à vous, tout comme vous... Le destin a voulu vous séparer, mais il n'a pu vous empêcher de continuer à vous aimer. Louez ce précieux cadeau du ciel car il vous aidera à vivre.

J'espère qu'avec le temps, la sagesse aidant, Suzanna réalisera l'ampleur de son erreur et qu'elle vous rendra votre liberté. Suzanna mérite d'être heureuse et d'être aimée, mais pas de cette façon...

Je ne vous souhaite pas le meilleur pour votre carrière, cher Terrence, car je sais qu'elle est destinée à être grandiose. Je vous souhaite seulement d'être heureux dans la vie, au plus vite, avec votre "tache de son" préférée!

Bien affectueusement,

Leia
248 replies since 11/10/2011