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Lettres à Juliette, (sans rapport avec une autre fanfic du nom de "les lettres à Juliette"...)

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Leia
view post Posted on 17/10/2013, 22:05 by: Leia
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Cela faisait plus d'une demi-heure qu'Alessandro Biazini faisait le pied de grue devant la pension Roberta. Les mains dans les poches de son élégant smoking, il n'avait de cesse d'aller et venir devant la maison en marmonnant dans sa barbe, pestant contre l'idée saugrenue qu'il avait eue de venir ici un peu en avance alors qu'à l'évidence, les femmes ne portaient aucun intérêt aux horaires, et prenaient manifestement un malin plaisir à être en retard ! Et en retard, ils allaient finir par l'être si elles n'accéléraient pas la cadence !

- Bon ! – maugréa-t-il en jetant un énième regard à sa montre – Si dans cinq minutes elles ne sont pas là, je klaxonne !

Il se regarda dans la vitre de sa voiture et réajusta son nœud papillon. Il trouvait qu'il avait l'allure d'un pingouin vêtu ainsi. Mais il fallait en passer par là pour assister à un spectacle aux arènes. Il était hautement recommandé d'être bien habillé si on ne voulait pas se faire désagréablement remarquer et rappeler à l'ordre à l'entrée. Tout à coup, il aperçut derrière son reflet, la porte de la pension s'ouvrir enfin. Il se retourna et dut s'adosser contre l'automobile pour ne pas perdre l'équilibre devant la vision éblouissante qui s'offrait à ses yeux émerveillés. Dans sa vie, il avait eu l'occasion de croiser de jolis brins de filles, mais les deux nymphes qui se tenaient debout devant lui l'amenaient à remettre en cause tout ce qu'il croyait connaître de la beauté féminine.

Ce fut Patty qui avança en premier vers lui, un sourire timide sur les lèvres. Il n'était manifestement pas insensible à sa nouvelle coiffure, une coupe à la garçonne, pour laquelle elle avait opté sur les conseils du coiffeur que lui avaient indiqué les filles du club. Cette coiffure dégageait parfaitement son visage et mettait en valeur ses grands yeux noisette. Comme il lui était impossible de se passer de lunettes sans lesquelles elle ne pouvait rien distinguer, elle avait chaussé une de ses plus jolies paires, en écaille teintée aux reflets de bois de rose, assortie à la couleur de sa robe. De la dentelle ciselée à la main habillait les montures, fines et légères comme une plume. Elle avait lu dans un magazine de mode qu'il fallait insister sur le maquillage des yeux quand on portait des lunettes pour qu'ils contrastent avec l'épaisseur des verres, et elle avait été agréablement étonnée par le résultat. Elle portait une ravissante robe tube en soie qui descendait jusqu'au dessus des chevilles. Des motifs japonisants, brodés à la main, se dispersaient sur le tissu chatoyant, dont la couleur rose se fondait en un subtil dégradé qui remontait vers les épaules pour s'achever en un blanc ivoire, qui rehaussait le teint laiteux de ses bras nus. De jolies boucles d'oreilles en nacre ainsi qu'un sautoir en perles noires de Polynésie complétaient la tenue et lui conféraient une élégance rare. Toutes ces heures passées à se faire belle pour lui n'avaient visiblement pas été inutiles…

- Patricia, vous… Vous êtes délicieuse… - bredouilla-t-il en prenant la main qu'elle lui tendait. Puis son regard se déplaça vers la jeune femme derrière elle, et il dut faire appel à tout son sang-froid de médecin militaire pour ne pas laisser transparaître le violent émoi que cette dernière, par sa seule présence, venait de provoquer en lui.

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Debout sur la première marche du perron, un peu à l'écart derrière Patty, elle explosait de beauté, irréelle, telle une apparition. Vêtue d'une robe longue à bretelles en soie rouge (le Rouge Patou en référence au nom de son créateur, Jean Patou) une robe dont la coupe près du corps, qu'elle avait fin et musclé, soulignait ses formes exquises, elle le regardait avec insouciance, sans réaliser le trouble qu'elle lui procurait. D'une main, elle réajusta le gilet de soie en forme de liseuse qui recouvrait ses épaules nues, et qui retombait sur les côtés de son décolleté en V, laissant subtilement deviner les rondeurs de sa poitrine. Candy ignorait que le couturier avait créé cette robe expressément pour elle, suite à la requête qu'Annie lui avait faite par courrier. Dans sa lettre, elle lui avait raconté une belle histoire d'amour, celle de Candy, et avait aussi évoqué ses très probables retrouvailles avec l'homme qu'elle aimait. Elle lui avait donc demandé d'imaginer une robe qui révèlerait la féminité et la beauté de son amie mais qui symboliserait aussi cet amour triomphant. Elle y avait inclus les mensurations de Candy, et avait précisé que quelqu'un passerait chercher la robe à son atelier au début du mois de juillet. Très touché par cette histoire, le couturier avait accepté la requête d'Annie et s'était attelé à la tâche afin que la robe soit prête quand la jeune américaine, pour laquelle elle était destinée, arriverait en France. Ainsi, ce fut Patty, qui, lors de leur court séjour à Paris, avait discrètement sollicité l'aide du concierge de l'hôtel où elles résidaient pour qu'il lui fasse parvenir ladite robe, qu'elle avait ensuite cachée dans ses bagages. Comme elle était enfermée dans une boite et enveloppée dans du papier de soie, Patty ne l'avait découverte qu'en même temps que Candy, alors qu'elle écartait avec fébrilité chaque feuille de papier. Et quand elle était apparue à leurs yeux éblouis, tel un rubis au creux de son écrin, la jeune brune s'était dit en souriant que le couturier avait, sans pourtant la connaître, parfaitement cerné la personnalité de Candy en lui offrant une robe flamboyante - qui rappelait son caractère passionné - et voluptueusement sensuelle, destinée à foudroyer l'être aimé.

- Tu ne trouves pas que c'est un peu… rouge ? – avait demandé Candy en s'observant dans le miroir. Patty s'était approchée d'elle et la tête par dessus son épaule, admirative devant le reflet de son amie, lui avait répondu :
- Non… Absolument pas… Elle te va merveilleusement bien…

Mais devant la moue dubitative de Candy, elle avait ajouté, tout en la coiffant d'un ravissant serre-tête en satin sur lequel était fixée une fleur noire en tissu et incrustée de pierreries :

- Tsssss, tsssss, tsssss ! Ce soir, Candy, c'est ton soir et c'est aussi celui de Terry. Dieu t'a donné la beauté de l'âme mais aussi la beauté du corps, ce qui, contrairement à ce que tu persistes à croire, est honnête et respectable , et je voudrais enfin, qu'une fois dans ta vie, tu veuilles bien honorer ce cadeau, ce privilège dont la nature t'a octroyé.
- C'est que… Je me sens mal à l'aise… Je ne me reconnais pas… Je ne reconnais pas cette personne en face de moi qui est si… si…
- Si jolie ?

Candy avait opiné en baissant les yeux. Le petit rire affectueux de Patty lui avait fait relever la tête.

- Ah Candy ! – s'était-elle écriée en la faisant pivoter vers elle – Vas-tu un jour accepter le fait que tu sois belle ? Oui, tu es belle !!! Et ce soir, tu vas faire vaciller bien des têtes sur ton passage - Tu portes assurément la robe appropriée pour cela – Il n'y a aucune honte à être comme tu es, d'autant plus quand tu destines cette perfection à celui que tu aimes ! Et je sais déjà la pensée qui va le traverser en te voyant : qu'il est le plus fortuné des hommes d'être aimé de toi, belle et généreuse, toute en harmonie du corps et du cœur. Allez, pour une fois, Candy, cesse de chercher à te justifier pour ce que tu es! Sois un peu frivole, légère ! Goûte, savoure pleinement les plaisirs que t'offre la vie. N'as-tu pas mérité cela après tout ce que tu as enduré ? Crois-moi, quand tu seras vieille et ridée comme une pomme, il sera un peu tard pour regretter tes jolis traits !

- Eh bien ! – avait répondu Candy en ricanant nerveusement, déconcertée par l'éloge dithyrambique de son amie – Tu sais trouver les mots pour convaincre même si je te trouve excessivement indulgente à mon égard…
- J'ai surtout un excellent sens de l'observation !
- N'oublie pas alors de me faire penser à te conduire chez l'ophtalmologiste quand nous serons de retour en Amérique – avait ironisé la jolie blonde en lui jetant un clin d'œil plein de malice.
- Si tu veux ! – avait renchéri la jeune O'Brien en lui tirant la langue – Mais avant cela, concentrons-nous plutôt sur cette soirée, qui, je te le rappelle, est très importante pour moi aussi !
- Dans ce cas, ma chère Patty, cessons nos bavardages et hâtons-nous ! L'heure tourne !

Patty avait acquiescé d'un vif mouvement de tête et s'en était retournée vers la pile de vêtements amoncelés sur leur lit, pour, après moult essayages, faire le choix de la splendide robe qui venait de faire chavirer son soupirant transalpin. A présent qu'elle se tenait devant lui, angoissée à l'idée de le décevoir, le regard admiratif qu'il lui renvoyait la tranquillisa. Bien qu'il ne soit pas indifférent à la beauté éclatante de Candy, il laissait le soin à d'autres de se consumer à sa lumière, comme cet anglais qu'il avait aperçu la veille, et qui semblait tout disposé à être réduit en cendres par un seul geste ou regard d'elle. Lui, le séducteur impénitent, avait vite compris que chercher à la conquérir revenait à relever un défi impossible pour lequel il n'avait ni l'inconscience, ni l'envergure. C'était comme vouloir s'aventurer sur un territoire habité des dieux, que sa qualité de simple mortel rendait infranchissable. Il préférait sans hésitation aucune, le calme et la douceur de la jolie brune qui le regardait en rougissant, aux flammes de la passion enragée que sa blonde amie aurait pu provoquer en lui.

Reprenant possession de ses moyens, il s'empressa d'ouvrir la portière de sa voiture et, d'un geste de la main, invita les deux demoiselles à s'asseoir sur la banquette arrière.

- Vous êtes si belles et si élégantes, mesdames, que je fais pâle figure à vos côtés. Je passerais presque pour votre chauffeur… - ironisa-t-il en s'installant dans le fauteuil conducteur.
- Un chauffeur en smoking, ce n'est pas commun je dois dire… - répondit Candy avec malice tandis que Patty gloussait, à demi-cachée derrière son éventail – Mais vous feriez presque illusion, il est vrai…

Le médecin poussa un grand soupir de désappointement et se retourna vers les deux passagères, avec un air faussement contrit.

- Puis-je malgré tout espérer votre indulgence à mon égard ?
- Rassurez-vous, Alessandro ! – intervint Patty qui ne savait plus trop s'il était sérieux ou s'il les taquinait – Nous vous acceptons volontiers comme chaperon ! Et permettez-moi aussi d'ajouter que… que le smoking vous va très bien !

Elle se réfugia de nouveau derrière son éventail, les joues s'empourprant de sa hardiesse qui confessait à demi-mot l'émoi qu'elle avait ressenti en le voyant. Le médecin en blouse blanche l'avait immédiatement séduite, mais le bel homme brun en costume sombre qui l'avait accueillie, l'avait définitivement conquise.

- Dans ce cas… - fit le chauffeur Biazini, avec un sourire ravi. Il adorait quand Patty se montrait audacieuse… – Je suis votre humble serviteur ! J'espère que vous ne m'en voudrez pas de vous transporter dans ce modeste carrosse. Ma Rolls est en réparation…
- Si cela peut vous mettre à l'aise, cher Alessandro – pouffa Candy en découvrant avec amusement un nouvel aspect de Casanova. "Un charmeur qui avait de l'humour ; Patty était définitivement fichue !" - J'ai circulé dans bien pire que cela…

Il ne savait pas qu'elle faisait référence aux carrioles sur lesquelles elle avait voyagé durant son retour en Amérique, après son départ de Saint-Paul. Ce périple mouvementé qu'elle avait courageusement entrepris pour retrouver Terry. Terry… Dans quelques minutes, elle serait auprès de lui ! Dans quelques minutes, le cœur gonflé de fierté et d'orgueil, elle le verrait sur scène, et elle comptait bien en apprécier chaque instant. Bouleversée par l'émotion qui la saisissait, elle tourna son joli visage vers la fenêtre et se mit à fixer d'un air distrait le paysage qui défilait sous ses yeux.

Quelques minutes plus tard, la Fiat 502 du médecin s'arrêta derrière une longue file d'automobiles qui attendaient leur tour devant l'esplanade des arènes. Pendant leur lente progression, on pouvait tout en patientant se divertir du ballet incessant des voituriers auxquels chacun confiait son véhicule pour le récupérer en fin de soirée, après le spectacle. L'un d'eux vint enfin se présenter à leur hauteur pour ouvrir la portière aux deux demoiselles.

- Mesdames, bienvenue au théâtre des arènes. Nous vous souhaitons une excellente soirée – fit-il en les saluant cérémonieusement, tout en évaluant du coin de l'œil leur grâce qu'il trouvait exquise. Avec un peu de chance, elles s'adresseraient à lui à leur retour, et il aurait une nouvelle opportunité de contempler leurs traits délicats, notamment ceux de cette magnifique blonde dont les yeux d'un vert magnétique ainsi que la bouche écarlate et sensuelle invitaient à l'imprudence.

Sans rien laisser paraître de son trouble, il remit un ticket en guise de reçu au conducteur. Ce dernier rangea dans la poche de sa veste de smoking, puis, brandissant ses billets de théâtre, il se tourna vers Patty et, muni de son plus charmant sourire, lui offrit son bras, qu'elle accepta d'un timide signe de tête, qui ne dissimulait en rien sa nervosité. Elle jeta discrètement un regard à son amie qui opina avec un sourire entendu, et se laissa guider sur le tapis rouge qui menait à l'entrée de l'amphithéâtre. Candy, deux pas derrière le couple, suivait la marche tout en posant des yeux émerveillés sur l'antique édifice éclairé par des lanternes qu'on avait suspendues sur chaque pilier des arcades. On avait drapé la grande porte de tentures de couleur pourpre qui retombaient pesamment sur le sol. Retenues de part et d'autre par une corde, elles laissaient entrevoir le couloir que la jeune femme avait emprunté dans la matinée. Fébrile, elle s'engagea dans le passage. Des employés du théâtre, en costume sombre et chemise blanche, les mains derrière le dos, attendaient les spectateurs de l'autre côté et les accueillaient d'un sourire aimable. Candy remarqua l'un d'eux écarquiller les yeux en l'apercevant et donner un discret coup de coude à son collègue, lequel ouvrit la bouche comme s'il allait gober une mouche. Embarrassée, elle baissa la tête et pressa le pas, serrant un peu plus fort la pochette de velours qu'elle tenait à la main. Dans sa hâte, elle ne remarqua pas le contrôleur et buta contre lui sans qu'il puisse l'éviter. Confuse, elle bredouilla de plates excuses et pour toute diversion, lui tendit son invitation, celle qu'on lui avait donnée au club de Juliette et sur laquelle elle s'était contentée d'ajouter son nom. L'homme, d'une cinquantaine d'années et au visage austère, examina le billet d'un air soupçonneux, puis soudain se redressa, ne pouvant réprimer un sursaut.

- Mademoiselle André, c'est un honneur de vous accueillir en ces lieux – fit-il en s'inclinant, d'une voix mielleuse – Monsieur Graham m'a informé de votre présence. Permettez-moi donc de vous conduire à votre place…
- C'est que… - répondit Candy en se retournant vers Patty et son compagnon.
- Bien entendu, vos amis sont priés de se joindre à vous… - ajouta-t-il en les invitant d'un geste de la main à le suivre.

Candy soupira de soulagement et emboita son pas sur celui de l'inconnu qui semblait pourtant bien informé à son égard. Il y avait déjà foule dans l'amphithéâtre capable d'accueillir plus vingt mille personnes. La jeune femme frémit à cette pensée et se demanda si Terry ne serait pas trop impressionné par tous ces gens venus pour le voir. Intimidée, elle traversa, sans un regard autour d'elle, le vaste parterre qui fourmillait de monde, prenant soin de relever un pan de sa longue robe pour ne pas trébucher. Le contrôleur les amena jusqu'au carré d'or qui était un emplacement privilégié situé au plus près de la scène et qui offrait la meilleure visibilité. Terry ne s'était pas moqué d'elle ! Elle remonta deux rangées de sièges puis s'engagea dans la troisième et prit place dans un fauteuil, à côté d'un homme très élégant aux tempes grisonnantes, qui était occupé à lire le programme. Bien plus tard, elle apprendrait qu'il était le sympathique banquier qui hébergeait gracieusement Terry, et que ce dernier avait invité pour le remercier. Comme le voulait la coutume, chaque spectateur avait allumé une bougie ce qui donnait l'impression étrange que des milliers d'astres lumineux étaient venus se poser au pied des gradins de marbre rose. Les éclats de voix mêlés aux murmures résonnaient dans l'enceinte en un écho qui vibrait dans l'air, une cacophonie tumultueuse et ardente d'où exhalait un climat de ferveur solennelle. Elle leva la tête et aperçut les étoiles qui apparaissaient peu à peu dans le ciel rougeoyant dénué de nuages de cette paisible soirée d'été, et soupira d'aise.

Normalement, elle aurait dû être assise sur les gradins qui gravitaient par centaines tout autour. D'un prix plus accessible car plus éloignées de la scène, ces zones n'en conservaient pas moins une acoustique extraordinaire. Les personnes qui étaient assises là, apportaient ou louaient un petit coussin, objet indispensable pour soulager leur postérieur de la dureté de la pierre. Candy savait que ses copines du club se trouvaient dans l'assistance, mais il y avait tellement de monde, que malgré tous ses efforts, elle n'était pas parvenue à les apercevoir.

En contre-bas, dans la fosse, les musiciens de l'orchestre étaient déjà installés et attendaient l'arrivée de leur maître. Soudain, le chef d'orchestre apparut devant son pupitre, salua le public et ses musiciens, et, d'un geste magistral, leva sa baguette. Frissonnante, Candy adressa un regard ému à Patty assise à côté d'elle, laquelle lui prit la main en souriant avec bienveillance. Le silence s'installa rapidement et les premières notes de la musique d'Hector Berlioz retentirent. Rien n'avait encore bougé sur la scène, puis tout à coup, le rideau se leva sur un décor moyenâgeux, représentant une place publique. Le cœur de Candy bondit dans sa poitrine. Deux jeunes hommes de la maison des Capulet se tenaient sur la scène, rejoints quelques minutes plus tard par un duo de la maison Montaigu. La respiration de la jeune femme s'accéléra. Elle connaissait la pièce par cœur. Elle savait que Roméo allait, dans quelques secondes, faire son apparition. Enfin ! Il fut là, dans toute sa prestance, irrésistible dans son pourpoint bleu marine à col haut bordé d'un liseré plus clair, et percé de deux manches bouffantes d'un bleu grisé, resserrées au coude. Une ceinture de cuir lui serrait la taille et des collants de couleur identique à celle du pourpoint, recouvraient ses jambes, chaussées de souliers à bout large en cuir noir. Il portait une toque de couleur sombre sur la tête qui lui donnait des allures de page, mais dès qu'il ouvrit la bouche et que sa voix résonna dans l'enceinte, toute la noblesse de ses origines frappa l'assistance, et des murmures d'admiration coururent dans l'auditoire. Il n'était qu'à quelques mètres d'elle, une vingtaine tout au plus, et elle pouvait sans aucune difficulté distinguer les traits réguliers de son magnifique visage qu'elle contemplait amoureusement. Elle regarda un peu autour d'elle et remarqua qu'elle n'était pas la seule à lui vouer une telle adoration. Des cous de jeunes femmes s'étiraient dans sa direction, des yeux s'écarquillaient suivis d'échanges de points de vue explicites. Une pointe de jalousie mêlée d'orgueil s'empara d'elle. D'un côté, elle se réjouissait du succès de Terry mais de l'autre, elle ne supportait pas l'attirance qu'il exerçait sur les femmes, de tout âge d'ailleurs, et qui le dévoraient des yeux sans aucune retenue.

Ce fut alors, tandis qu'il récitait son texte, qu'elle le surprit à jeter un coup d'œil furtif vers le carré d'or. Son cœur s'emballa puis s'arrêta tout net, coupé dans son élan par ses yeux clairs, pénétrants, qui venaient de trouver les siens. Elle perçut l'ombre furtive d'un sourire se dessiner sur ses lèvres et elle hoqueta, terrassée par l'émotion. Quand elle rouvrit les yeux, il ne la regardait plus. Il était redevenu Roméo, ce cœur d'artichaut follement épris d'une certaine Rosaline qu'il allait remplacer sans autre forme de procès, quelques scènes plus tard, par une autre, prénommée Juliette. Déconcertée, elle se pinça la cuisse pour vérifier qu'elle n'avait pas rêvé, puis, rassurée, reprit le cours de la pièce, les yeux fixés sur Terry, qui évoluait sur la scène avec une aisance et une grâce envoutante.

Arriva le moment tant attendu du bal où Roméo rencontrait Juliette. Une grimace de contrariété se dessina sur le visage de la jeune américaine quand elle le vit prendre l'héroïne dans ses bras et déposer un baiser sur ses lèvres. C'était certes un baiser de théâtre entre deux comédiens, un baiser chaste, mais cela restait néanmoins un baiser ! Les lèvres de Terry étaient allées à la rencontre des lèvres d'une autre femme et cette évocation suffisait à la déstabiliser. Combien de femmes avait-il donc embrassé dans sa carrière, et… Combien d'autres en dehors ??? Il fallait vraiment qu'elle se ressaisisse ! Il ne faisait que son travail après tout… Mais quand vint le moment du mariage du jeune couple et celui de leur nuit de noces, elle dut bien se rendre à l'évidence qu'assister à la représentation de Roméo et Juliette n'était peut-être pas ce qu'il y avait de plus approprié pour son cœur encore fragilisé… Il était vrai que leurs toutes fraîches retrouvailles ne leur avaient pas permis d'instaurer une relation sereine, laquelle, bien que tendre et complice, souffrait d'une certaine réserve, d'une pudeur qu'ils devraient apprivoiser. Tout cela se traduisait chez elle par le doute et l'angoisse de le perdre. Et cette Juliette, bien trop jolie pour être honnête, ne faisait rien pour la rassurer !

Elle essaya de se calmer et se mit à respirer plus lentement. La nuit était tombée, l'air s'était rafraîchi. Tout là haut, le ciel obscur constellé d'étoiles rivalisait avec le spectacle féérique des illuminations des arènes. Toute à sa contemplation, les vieux souvenirs longtemps enfouis refirent peu à peu surface dans son esprit : sa rencontre avec le bel mais arrogant aristocrate sur le bateau qui la conduisait en Angleterre, puis leurs chassés-croisés à Saint-Paul, le festival de Mai, les vacances en Ecosse, leur premier baiser… Puis le piège d'Elisa qui les avait séparés, son départ pour l'Amérique, leurs retrouvailles à New-York et leur funeste conclusion qui avait résulté sur une existence uniforme et monotone, une existence qui avait perdu tout goût et toute envie sans lui… La gorge serrée, elle rouvrit les yeux. Roméo se trouvait à présent dans le caveau des Capulet, tenant dans ses bras Juliette inanimée. Combien de temps s'était-il écoulé ??? Perdue dans ses pensées, elle n'avait pas vu le temps passer. Elle se sentit aussitôt envahie d'un sentiment de culpabilité qu'elle chassa immédiatement, trop absorbée qu'elle était par la scène mythique qui se déroulait devant elle et qu'elle redoutait.

Roméo : Ah ! Chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire que le spectre de la Mort est amoureux et que l'affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres pour te posséder ?… Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! C'est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde…
(Tenant le corps embrassé.) Un dernier regard, mes yeux ! Bras, une dernière étreinte ! Et vous, lèvres, vous, portes de l'haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur !
(Saisissant la fiole.) Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote désespéré, vite ! Lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! À ma bien-aimée ! (Il boit le poison.) Oh ! L'apothicaire ne m'a pas trompé : ses drogues sont actives… Je meurs ainsi… sur un baiser ! (Il expire en embrassant Juliette.)


Les yeux remplis de larmes, Candy observait Terry, gisant sur le corps de Juliette. Cette dernière se réveillait, puis découvrant l'horreur, se saisissait d'un poignard pour s'en transpercer le cœur et rejoindre dans la mort son Roméo. Roméo… Terry… Un sentiment profond de tristesse et de colère la submergea. Le personnage de fiction se mêlait trop aisément à la réalité, à leur réalité... Elle secoua la tête, impatiente de se débarrasser de cette impression de malaise qui l'habitait et qui disparaitrait dès que le rideau tomberait. Enfin, arriva le dénouement. Le Prince Escalus quitta la scène, emmenant avec lui les représentants Capulet et Montaigu. Les lumières s'éteignirent et ledit rideau se referma sur le théâtre. Aussitôt, dans un élan commun, les spectateurs se mirent debout et des applaudissements frénétiques accompagnés de sifflets admiratifs explosèrent de toutes parts. Un grondement assourdissant d'acclamations remonta des gradins et se déploya par vagues dans tout l'hémicycle. Emportés par l'euphorie, les gens tapaient des pieds à en faire trembler le sol pour réclamer le retour des comédiens. Enfin, les lumières se rallumèrent, le rideau se rouvrit et l'ensemble de la troupe apparut sur la scène, main dans la main. Terry se tenait au milieu du groupe en compagnie de la jeune et jolie actrice qui interprétait Juliette, saluant l'assistance et répondant à ses hourras par des gestes amicaux. Des larmes de joie et de fierté coulaient à grands flots sur les joues de Candy. Emportée par son enthousiasme, elle se laissa aller à placer deux doigts dans sa bouche pour accompagner les sifflets d'admiration qui fusaient autour d'elle. Hilare, la tête de Terry bascula en arrière. Comme il l'aimait quand elle retrouvait ses mauvaises manières !

Les bouquets de fleurs s'amoncelaient par dizaines à leurs pieds. Terry se pencha pour en ramasser un, puis, au moment de se relever, dirigea son regard vers Candy, et le frémissement qu'elle lut sur son visage l'apaisa définitivement. Il n'y avait plus de doute. Il l'aimait, d'un amour pur et sans équivoque. Toute cela c'était pour elle, uniquement pour elle. C'était cela qu'il avait toujours souhaité partager avec elle. Et à présent que c'était possible, il se sentait le plus comblé des hommes.

"T'en offrir des millions d'autres…" – résonnait l'écho de cette phrase qu'elle avait lue la veille. Discrètement, elle embrassa sa main et souffla un baiser dans sa direction. Il ferma les yeux et les rouvrit à demi comme s'il venait d'être touché par une flamme céleste venue réchauffer son âme.

C'est à ce moment là que Sidney Wilde intervint sur scène pour présenter ses comédiens. Désireux de faire durer l'allégresse ambiante, il débuta par le rôle le moins important pour finir par le rôle principal, celui de Roméo. Au moment de prononcer le nom de Terry, il prit une pause de quelques secondes, sourire en coin, puis bombant le torse, il s'écria fièrement :

- Et dans le rôle de Roméo, Terrence Graham de Broadway !!!

Les applaudissements redoublèrent d'intensité sous le regard émerveillé du talentueux comédien. Il était habitué au succès aux Etats-Unis, mais découvrir qu'il pouvait impressionner un auditoire étranger, dans un lieu aussi empreint d'histoire que les Arènes de Vérone, le laissait pantois, sans réaction. Abasourdi par l'accueil triomphal qu'on lui réservait, il ferma les yeux à l'écoute des clameurs et des cris qui lui emplissaient le cœur et l'âme. Au troisième rappel, malgré les hurlements d'ovation qui n'avaient toujours point perdu en force ni en enthousiasme, le rideau se referma définitivement. Les acclamations cédèrent le pas aux murmures, et l'enceinte commença à se vider. Candy, frissonnante, émergeant du climat de transe général qui s'était emparé de l'assistance, se tourna, hésitante, vers Patty qui, remarquant sa confusion, lui demanda :

- Ça va ?
- Je crois… – répondit-elle en déglutissant avec peine. Un sourire moqueur s'esquissa sur le visage de la jeune brune.
- Il va falloir t'y faire, ma pauvre Candy ! Tel est le sort réservé aux compagnes de célébrités !
- Je ne sais pas si je pourrai tenir le coup. C'est si fort, si intense, si…
- Dans ce cas, tu aurais dû t'amouracher d'un prof de latin-grec ou de mon voisin, le collectionneur de timbres. Cela aurait été plus rassurant mais certainement bien moins palpitant !
- Ne te moque pas de moi…
- Je ne me le permettrais jamais ! – fit-elle en redoublant d'ironie – Mais… Honnêtement... N'es-tu pas transportée de joie d'un tel engouement populaire ? Ne méritait-il pas cela pour le plaisir qu'il nous a tous procuré pendant deux heures ?
- Bien entendu !!! Seulement… (Elle prit un air contrit de petite fille) Je me rends compte qu'il n'est plus vraiment à moi dans ces moments là…
- Et il ne le sera jamais ! C'est un artiste ! Mais n'oublie pas que celui qui a capturé ton cœur n'est pas ce Terrence Graham qui a fait s'évanouir la majeure partie des spectatrices ce soir, c'est cet insupportable et arrogant aristocrate anglais de Saint-Paul, c'est Terrence Grandchester, Terry, et celui-là, crois-moi, il est bien à toi !
- Tu ne l'aimes pas trop on dirait… - fit Candy d'un ton soupçonneux, le regard de biais.
- Détrompe-toi, j'ai beaucoup d'affection pour lui. Mais la prochaine fois qu'il m'appelle "têtard-à-lunettes", je lui brise les doigts !!!

Candy sursauta sur son fauteuil.

- Comment ??? Il te surnomme encore comme cela ???
- Oui… - répondit Patty avec un air pincé.
- Crois-moi, il n'est pas prêt de recommencer ! Tu vas voir ! Rooooooh! Ce qu'il peut être énervant parfois !!!

Patty leva les yeux au ciel en signe d'approbation et Candy étouffa un rire.

Le carré d'or était à présent presque vide. Les trois jeunes gens décidèrent de quitter à leur tour l'amphithéâtre. Candy voulait néanmoins essayer de revoir Terry et se demandait comment elle allait pouvoir procéder. Peut-être que le contrôleur allait pouvoir l'aider. C'est à ce moment là qu'une personne du théâtre se dirigea vers elle.

- Mademoiselle André, monsieur Graham souhaiterait que vous le rejoigniez dans sa loge. Voulez-vous bien me suivre ?

Candy acquiesça en rougissant tout en adressant un regard interrogateur à Patty.

- Ne te fais pas de souci pour moi. Alessandro me ramènera.

Le jeune chirugien, qui se tenait derrière elle, opina frénétiquement de la tête.

- Bonne soirée Candy ! – ajouta-t-elle avec un clin d'œil complice.

La jeune blonde ébaucha un sourire crispé en réponse aux propos allusifs de son amie, puis tourna les talons, et guidée par l'employé du théâtre, s'engagea dans une allée qui disparaissait derrière la scène. A quelques mètres de là, assis sur une des dernières places encore occupées du carré d'or, un vieil homme aux cheveux blancs, les mains appuyées sur sa cane ouvragée d'aristocrate vénitien, la regardait, pensif, s'éloigner. Les yeux mi-clos, un petit rire de contentement secoua son vieux corps rabougri, et il tourna la tête vers un homme un peu plus jeune à côté de lui, dont la complicité avec lui ne faisait aucun doute.

- Je crois, Roberto, que notre tâche est bel et bien terminée...
- Je le crois en effet, monsieur…
- Il ne nous reste plus qu'à laisser s'envoler ces deux oisillons...
- Cela me semble être un envol prometteur, monsieur...

Le comte Contarini étouffa un rire devant la remarque suggestive de son domestique.

- Prometteur est bien le mot qui convient, mon ami. Il serait d'ailleurs judicieux que nous nous rendions chez le tailleur pour un nouveau costume. Il est fort à parier que nos soyons très prochainement invités à des noces….


Fin du chapitre 12



Edited by Leia - 24/10/2013, 22:20
 
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