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Lettres à Juliette, (sans rapport avec une autre fanfic du nom de "les lettres à Juliette"...)

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view post Posted on 7/2/2013, 21:10
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Lettres à Juliette – chapitre 8



Debout devant la fenêtre de sa chambre, les bras croisés dans le dos, le comte Contarini regardait d’un œil distrait le ciel pâlir peu à peu de couleurs pastel. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, et, fatigué de tourner et retourner dans son lit, il avait fini par se lever, cherchant à s'occuper en attendant le réveil des autres occupants. A plusieurs reprises, il avait été tenté d’aller dans la chambre de Terry pour le bousculer, l’admonester vertement, car ce dont il avait été témoin la veille l’avait révulsé. Mais à chaque fois, il s’était retenu de le faire, comprenant que le jeune homme avait beaucoup plus besoin de soutien que de réprimande. Il serait assez tôt pour évoquer cet incident avec lui et tenter de lui donner un sens. La scène, effrayante, lui revenait perpétuellement à l’esprit, accompagnée d’un frisson d’horreur à la seule pensée qu’il aurait pu arriver une seconde trop tard et n’avoir pu le secourir.

- Quelle folie lui est passée par la tête ? – se demandait-il en soupirant tristement. Il se doutait bien que cela concernait la jeune femme dont Terry lui avait parlée et qui exaltait sa voix dès qu’il l’évoquait. Mais il n’imaginait pas que cela l’entraînerait vers une action irréversible. Pourtant, il avait commencé à s’inquiéter quand, dans l’après-midi, son majordome et bras droit Roberto qu’il avait lancé à la recherche de Candy, était revenu en lui faisant part de certaines difficultés : cette demoiselle André était introuvable mais une rumeur confuse sur sa présence en ville bruissait et enflait peu à peu. Il n’y avait qu’un petit ennui ; elle ne serait pas seule, et même pire, elle serait mariée !... Le comte s’était empressé d’appeler une de ses connaissances surnommée « La gazette de Venise », une véritable commère mais qui restait la meilleure source d’informations sur les derniers potins du gotha. Cette dernière lui avait confié qu’un journaliste l’avait contactée dans la matinée pour lui demander confirmation sur cette nouvelle qu’il tenait de son rédacteur en chef à New-York. La famille André était peu connue en Europe, et encore moins, le sieur Capwell, mais le fait qu’un journaliste américain s’intéressât à ce couple avait eu valeur de preuve incontestable, si bien que la rumeur s’était propagée tout doucement, mais sûrement, dans les salons vénitiens. Il en fallait peu pour divertir tout ce beau monde très friand de ragots, même les plus anodins… Poursuivant son enquête, toujours secondé de son fidèle Roberto, le comte s’était rendu à l’hôtel Baglioni. Le réceptionniste s’était mis à trembler dès que le comte lui avait expliqué la raison de sa visite, et avait reculé d’un pas, craignant d’être agressé une nouvelle fois. Mis en confiance, il avait fini par raconter ce qui s’était passé plus tôt, lui décrivant la réaction impulsive de ce visiteur anglais qui l’avait passablement terrorisé. Mais ce qui avait alarmé le comte avait été d’apprendre que Terry était ensuite reparti la mine sombre, sans un mot.

Nom d'une pipe !!! Pourquoi n’avait-il pas attendu la demoiselle pour la mettre face à ses contradictions ? Au même âge, j’aurais été capable de tout casser devant une telle trahison !…

Puis, il avait réalisé qu’un choc émotionnel très violent pouvait vous terrasser et vous laisser sans réaction, dévasté, comme tué sur place… On perdait toute raison, plus rien n’avait de sens ni d’intérêt, pas même sa propre vie… Il avait connu ce chagrin terrible une fois, et heureusement que son meilleur ami Richard se trouvait à ses côtés ce jour là car au fond de lui même, il savait que ce qui lui avait traversé l’esprit sur le moment méritait qu’on s’en inquiétât… Ici, le jeune Grandchester n’avait malheureusement pas d’ami à qui confier sa détresse. Il était à la merci d’un acte désespéré qui pouvait s’emparer de lui à tout moment. Il fallait le rattraper au plus vite !

Le comte et son majordome avaient alors décidé de se séparer pour augmenter leur chance de le retrouver plus rapidement mais c’était sans compter l’écheveau de ruelles et de canaux qu’il fallait parcourir ! Il pouvait être partout ! A la tombée de la nuit, bredouilles et déçus, ils s’étaient rejoints sur la place Saint-Marc. Epuisé par ces longues heures de marche, le comte avait ressenti le besoin de s’asseoir à la terrasse d’un café afin de reprendre son souffle quelques minutes. Par un heureux hasard, il avait choisi le Caffé Florian. Tandis que le serveur lui demandait s’il désirait quelque chose à boire, le vieil homme, sans trop y croire, car c’était peut-être la centième fois qu’il posait la même question, lui avait demandé s’il n’avait pas vu une personne, un anglais, qu’il recherchait. A la description du jeune homme, le garçon de café avait écarquillé les yeux et opiné frénétiquement de la tête.

- Vous venez juste de le manquer ! Il était encore là il y a cinq minutes !
- Vous savez dans quelle direction il s’en est allé ???
- De ce côté, vers le Campanile ! Vous devriez vous presser. Il n’a pas l’air d'aller bien !...

Le comte s’était levé d’un bond et avait couru vers la haute tour de briques, aussi vite que ses pauvres jambes le lui permettaient. Parvenu à destination, Roberto, plus jeune et en meilleure forme, s’était proposé de monter les marches jusqu’au sommet. Si Terry s’y trouvait, il ne pourrait pas l’éviter. Le cœur battant, le comte avait attendu au pied de la tour, avec l’angoisse oppressante de voir soudain le corps de son jeune protégé tomber et s’écraser au sol. Chassant cette idée lugubre de la tête, il s’était mis à regarder autour de lui, essayant dans l’obscurité grandissante d’apercevoir un visage qui lui serait familier. Mais celui de Terry n’en faisait pas partie. La température avait baissé avec la tombée de la nuit et un courant d’air frais en provenance du canal le long du Palais des Doges avait commencé à le frigorifier. Pour se réchauffer, il s’était mis à piétiner sur place, les mains bien enfoncées dans les poches de sa veste. Son regard s’était alors arrêté sur la rue sombre derrière lui qui s’enfonçait vers le canal. C’est là qu’il avait ressenti cette impression étrange que quelque chose de tragique était en train de se dérouler là bas. Il s'était approché, cherchant à discerner parmi les silhouettes noires des gondoles, une forme humaine qu’il reconnaîtrait. Ce fichu courant d’air se montrait plus agressif dans ce coin et il serait bien reparti se mettre à l’abri s’il n’avait pas été intrigué par une ombre qui se mouvait lentement vers le bord du canal. Il avait fait quelques pas vers elle et c’est là qu’il avait reconnu son jeune protégé dont le corps, penché vers l’avant, menaçait de tomber dans l’eau sombre. Il avait compris à cet instant ce que ce dernier se préparait à faire et rassemblant toutes ses forces, il avait tendu, avec un cri de rage, un bras vigoureux vers lui tandis qu’il basculait. Cela s’était passé si vite ! Dans l’action, le comte avait fermé les yeux et les avaient tenus serrés très fort, attendant avec force crainte le bruit d’un corps à la rencontre de l’eau. Mais il n’avait rien entendu de cela, si ce n’est la voix tourmentée de Terry. Quand il avait rouvert les yeux, le vieil homme avait aperçu ses doigts tordus par l’âge toujours agrippés au col de la veste de son protégé. Il l’avait finalement lâché en tremblant. A sa vue, les yeux humides de Terry avaient brillé d’étonnement et quand il s’était jeté dans ses bras, sanglotant comme un enfant, le vieil aristocrate avait senti le poison de l’impuissance envahir son cœur, maudissant le sort qui s’acharnait sur les hommes de la famille Grandchester…

Mais à présent que la nuit était passée sur ce triste événement, de nombreuses questions l’assaillaient : qui était donc ce Capwell, ce richissime homme d’affaires américain que personne ne connaissait ? Pourquoi la famille André avait-elle encouragé Terry à venir jusqu’à Venise tout en lui cachant la vérité ? Pourquoi n’avait-on pas entendu parler de ce mariage plus tôt ? Tout ceci paraissait très confus au comte et cela exigeait des réponses. On ne pouvait pas se contenter de rumeurs propagées par un journal à scandales. Il fallait creuser plus profondément et remonter à la source, à savoir : retrouver le journaliste, et surtout entrer en contact avec la famille André. Si cette demoiselle était vraiment mariée, sa famille était la mieux placée pour le lui confirmer ! Il fallait aussi rassurer son hôte qui avait si peu confiance en lui qu’il était capable de croire la moindre sottise. Il voulait que le doute s’insinuât en lui. Prosper Mérimée, un grand écrivain français du siècle dernier avait pour devise « Souviens-toi de te méfier », devise qu’il avait empruntée au poète et philosophe grec Epicharme, et qu’il avait fait graver à l’intérieur d’une bague. Dans le cas présent, elle prenait tout son sens. Il était sain intellectuellement et moralement de savoir dire non, de douter de tout et de ne pas se laisser aveugler par ce qui semblait être une évidence. Le diable verse sur toute chose une goutte d’absinthe, et ce diable-ci, aux anglaises cuivrées et au parfum poivré, était parvenu à enivrer son jugement, à lui ôter toute clairvoyance en s’appuyant sur sa faiblesse : la conviction intime qu’il ne méritait pas d’être aimé, encore moins d’une personne aussi merveilleuse que Candy…

Résolu à agir au plus vite, le comte se dit qu’il était temps de réveiller et de remuer le jeune idiot qui dormait dans la chambre à l’autre bout du couloir. L’heure était venue de lui ôter ses idées sombres et de lui redonner espoir, car aussi infime soit-il, il y en avait toujours un, et il allait le lui prouver.

C’est à ce moment là qu’il sursauta, surpris par des coups énergiques contre sa porte, laquelle s’ouvrit tout en grand sur son majordome essoufflé et visiblement affolé.

- Mons… Monsieur Grandchester, monsieur !
- Et bien, mon ami ?
- Il… Il est parti !!!

Fin de la première partie du chapitre 8



Edited by Leia - 18/2/2016, 11:30
 
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view post Posted on 15/2/2013, 18:40
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Assis sur un banc de la gare Santa Lucia, Terry ne pouvait empêcher ses jambes de remuer d’impatience. Il voulait partir au plus vite de cette ville. Le chef de gare lui avait dit que le premier train de la matinée n’allait pas tarder à arriver. Il se moquait de la destination. Il voulait juste partir vers le nord et s’éloigner de Venise au plus vite. Toute la nuit il avait réfléchi et il était finalement parvenu à la conclusion qu’il n’avait plus rien à faire en ces lieux, qu’il aurait été ridicule d’essayer de revoir Candy dans ces conditions. De toute façon, il n’aurait jamais eu le courage de l’affronter. A quelle légitimité aurait-il pu prétendre pour aller l’embarrasser de sa présence ? Elle avait tourné la page et c’était la meilleure décision qu’elle avait prise. Il n’aurait jamais pu la rendre heureuse et elle l’avait compris depuis bien longtemps. Il n’était pas fait pour le bonheur. C’était un état qui l’avait toujours fui, depuis qu’il était tout petit, comme s’il était une menace. Quant aux rares moments de grâce qu’il avait connus, seule Candy leur avait permis d’exister. En retour, il ne lui avait apporté que larmes et regrets. Comment pouvait-il donc avoir cru, espéré pouvoir la reconquérir alors que tout était perdu d’avance ? Comment avait-il pu se flouer lui-même ainsi ? Au fond de lui, il avait toujours su que ce n’était que pure folie, et cette folie lui avait explosé la veille à la figure. Elle avait eu pour effet de détruire toute émotion en lui. Il était comme anesthésié, vidé de tout sentiment. Plus rien n’avait d’importance et il savait que cela serait ce qui dicterait sa vie désormais : ne plus jamais s’attacher pour ne plus jamais avoir à souffrir…

Il repensa au comte Contarini qui avait été si bon avec lui. Quel être étrange, qui maniait habilement le cynisme et la dérision, et qui portait un œil très critique sur la société dont il se tenait volontairement à l’écart ! Mais à côté de cela, il lui avait dévoilé une sensibilité, une générosité d’âme qu’il n’aurait jamais soupçonnées. L’émotion qu’il avait vue dans ses yeux au bord du canal et l’inattendu geste paternel qu’il avait eu à son égard, le remuaient encore intérieurement. C’est pourquoi il était parti ce matin, dès l’aube. Il avait trop honte de ce qu’il avait fait et il ne voulait pas s’en justifier. Où trouver les mots pour décrire ce qui est innommable ? Il s’était donc contenté d’une lettre succincte qu’il avait laissée sur sa table de nuit dans laquelle il remerciait le comte pour tout ce qu’il avait fait pour lui. Il lui expliquait aussi qu’il ne pouvait plus rester à Venise, qu’il ressentait le besoin impérieux de partir pour s’éloigner le plus vite et le plus loin possible de ce qui lui rappelait ce qu’il voulait oublier. Encore une fois, il devait bien l’admettre, il fuyait. Il fuyait tout comme il avait fui Saint-Paul, tout comme il avait fui Candy à New-York. Son existence n’avait été qu’une suite de dérobades. Il se haïssait pour son manque de courage et n’était pas fier de ce qui le résumait : un couard, un lâche, un poltron. Une faiblesse de caractère dont il aurait pu énumérer la liste à l’infini. Comment aurait-il pu se battre pour l’amour de sa vie alors qu’il se détestait tant lui-même ? Il savait qu’il n’y avait pas de solution…

Il plongea son beau visage dans le creux de ses mains en soupirant de consternation. Les coudes en appui sur ses genoux, la tête penchée entre ses jambes, ses doigts fins déployés sur ses tempes, il se mit à fixer le sol de ciment moucheté de petits cailloux. Mais aucune réponse ne vint soulager ses interrogations. Il savait qu’il devait renoncer à croire à l’impossible. En cet instant, ce qu’il voulait plus que tout au monde, c’était de rentrer chez lui pour se réfugier dans l’unique chose capable d’adoucir sa peine : le théâtre… Il savait que cela ne pourrait le guérir totalement, mais que cela lui permettrait tout au moins, d’avoir encore la force de se lever chaque matin. Cette possibilité ne faisait pas déborder son cœur d’enthousiasme mais il devait se préparer à cette existence maintenant. Elle ne lui était pas tout à fait étrangère à vrai dire. Il connaissait trop ce sentiment de mélancolie, de détresse morale qui l’avait accompagné durant toutes ces années sans Elle, et qui s’était volatilisé dès qu’Elle était réapparue. Mais à présent que tous ses espoirs n’étaient que ruines, il retrouvait cette douloureuse routine qui vous enlisait dans une profonde tristesse, dans un ralentissement de l’âme et des gestes qui obstruait toutes vos pensées et qui vous guidait comme un automate. Ce fut dans cet état d’esprit qu’il se redressa en entendant les cris stridents du train entrant en gare. Il se leva et avança sur le quai. Les gros nuages de vapeur que crachait la locomotive en freinant enveloppaient les lieux et lui donnaient des allures de bords de Tamise sous le brouillard au petit matin. Il se faufila parmi les passagers qui descendaient du train, monta dans un wagon et alla s’asseoir sur une banquette vers le fond. Les gens continuaient à monter et à s’installer autour de lui. La tête penchée contre la vitre, il regarda à l’extérieur, le cœur gros, guettant le coup de sifflet de départ. Encore quelques secondes, et il serait parti d’ici. Cette simple pensée le rendait fébrile et lui nouait l’estomac. Dès que le train démarrerait, il n’y aurait plus de possibilité de retour. Cela serait terminé…

C’est à ce moment là que des éclats de voix provenant de l’autre bout du wagon raisonnèrent et interpelèrent le comédien. Il leva les yeux et vit un groupe de personnes chargées de bagages, pénétrer dans le wagon et prendre place bruyamment sur les banquettes autour de lui. Puis il aperçut un jeune homme dont une des jambes portait un plâtre, qui avançait péniblement dans l’allée, soutenu d’un côté et de l’autre par deux solides camarades. Il se faisait disputer par un petit bonhomme derrière lui qu’il n’arrivait pas à voir distinctement, mais dont la voix lui semblait familière. Ce dernier, tirant une lourde valise, semblait très irrité.

- Vas-tu donc te presser d’avancer, empoté ???
- Je voudrais vous y voir ! Ce n’est pas vous qui avez la jambe cassée !
- Si tu n’avais pas glissé en courant après cette serveuse de l’hôtel, tu n’en serais pas là ! Et nous ne serions pas maintenant dans la panade !!! Tiens, assieds-toi là avant que je te brise l’autre jambe !

On installa le jeune homme sur une des banquettes encore vacantes le long de laquelle il posa sa jambe blessée. Son interlocuteur s’était assis en face de lui et n’en avait visiblement pas fini avec lui.

- Fais le malin, va !!! Comment va-t-on faire maintenant que tu ne peux plus marcher ??? Qui va te remplacer pour Roméo, dis-moi ? C’est Dougie, peut-être ??? – s’écria-t-il en s’adressant du menton à un gros pépère bien bedonnant occupé à engloutir un énorme panini.
- Bahhhh, pffffff, je sais pas moi !... – fit l’infirme en levant les yeux au ciel, lassé de tous ces reproches.
- Tu sais pas, tu sais pas !!! Je vais te dire « Monsieur je-sais-pas », si tu arrêtais de te laisser guider par ce qui te sert, sous la ceinture , de cerveau, tu nous éviterais bien des problèmes ! Car celui-là est de taille et je ne sais pas comment on va s’en sortir !!! Nous sommes en représentation dans deux jours, et je n’ai plus de Roméo !!! – éructait-il à qui voulait l’entendre en agitant les bras de dépit.
- Vous n’avez qu’à demander à Elliott, il m’avait bien remplacé une fois !...
- Autant demander à ma grand-mère de s’y coller !... C’était catastrophique, tu le sais bien !
- Eh ! Oh ! Je vous en prie, j’ai tout entendu ! – répliqua ledit Elliott, vexé.
- On t’a pas sonné, toi ! Occupe-toi de t’assurer que nous n’avons rien oublié, sinon tu risques de te retrouver dans le même état que ton camarade. Je ne suis pas d’humeur, crois moi !!!
- Je t’ai pourtant connu plus enjoué, Sid !...
- Q… Qui a dit ça ??? – s’exclama le colérique bonhomme en se levant de son siège. Il se tourna vers le fond du wagon et remarqua une silhouette masculine qui s’approchait de lui. Quand elle se tint tout près de lui, il demanda, sans certitude aucune :
- Terrence ??? Terrence Graham ???
- En chair et en os ! – répondit Terry, un sourire espiègle au coin des lèvres – Ah, Sid, j’ai eu un doute au début, mais quand tu t’es emporté, j’étais certain que c’était toi ! Hahaha !

Sacré Sidney Wilde !... Un tempérament de feu qui lui avait valu bien des altercations avec Robert Hathaway, le directeur de la compagnie Stratford, tant et si bien qu’il avait fini par quitter la troupe. Terry ne l’avait plus revu depuis des années. Il savait qu’il était parti vivre en Europe, qu’il y avait fondé sa propre compagnie, mais il n’aurait jamais imaginé le revoir ici, à Venise ! De petite taille, avec un léger embonpoint qui tirait sur les boutons de son gilet, il avait conservé cette allure drolatique qui le caractérisait. Ses cheveux avaient blanchi et s’étaient clairsemés, mais il avait toujours ses grands yeux bleus surmontés de sourcils broussailleux qui dévoraient son visage joufflu. Il dévisageait Terry, la bouche grande ouverte de stupéfaction.

- Ça alors, Terry, quelle surprise !!! – s’écria-t-il en serrant chaleureusement son ami dans ses bras - Tu es bien la dernière personne que je m’attendais à rencontrer ici ! Mais que fais-tu en Italie???
- Je suis, comment dire, en vacances… - répondit ce dernier un peu embarrassé.
- En vacances ? Tu en as de la chance ! – soupira son ancien compagnon de théâtre - Je suis en tournée tout l’été avec ma troupe, et voilà que ce sombre abruti, cet incorrigible coureur de jupons, me fait faux bond car il est IN-CA-PA-BLE de contrôler ses hormones !!!

Le bellâtre blond, destinataire de ces propos virulents, s’enfonça un peu plus dans sa banquette en rougissant d’humiliation.

- Seigneur dieu ! Que vais-je faire ??? – gémit le pauvre homme en se retournant vers Terry – On nous attend pour le festival d’été de Vérone. Nous jouons dans deux jours, et je n’ai personne pour le remplacer ! Je ne vais quand même pas interpréter Roméo à sa place ! Tu m’imagines, à presque cinquante ans, en collants blancs sous le balcon de Juliette ? J’aurais l’air pathétique !...
- Pathétique, je n’irai pas jusqu'à dire cela, mais comique, assurément !

Le brave Sidney haussa les épaules en soupirant de découragement. Il se laissa choir sur la banquette, et s’appuya contre le dossier, l’air pensif. Les membres de la troupe l’observaient en silence, n’osant prononcer le moindre mot de peur de provoquer une nouvelle fois sa colère. Soudain, son regard s’éclaira, et il s’adressa à Terry, avec un drôle de sourire qui révélait deux belles rangées de dents.

- Et si tu jouais Roméo ?

Terry blêmit et se mit à agiter son index avec virulence.

- Quoi ??? Non, non, non !!!
- Si, Si ! - opina vigoureusement son interlocuteur - Tu es en vacances, non ? Tu peux donc remplacer l’autre abruti (qu’il pointa de la main avec dédain) et m’ôter cette épine du pied !
- C’est que… Je suis sur le chemin du retour. Et puis, cela fait très longtemps que je ne n'ai pas interprété ce rôle…

Il lui fallait trouver une meilleure excuse au plus vite !!!

Mais le quinqua ne l’écoutait point, obsédé par l’idée de génie qui venait de lui traverser l’esprit. Il se tenait cette fois tout près lui, pointant un nez déterminé vers le jeune homme qui reculait tout doucement vers le fond du wagon.

- Tu ne peux pas te débiner, Terry ! Il n’y a que toi pour me sortir de ce mauvais pas ! Tu connais ce rôle à la perfection, je t’ai vu l’interpréter des centaines de fois admirablement ! Je t’en supplie, ne nous laisse pas tomber !
- C’est impossible… - répondit-il en secouant la tête. Son cœur battait à tout rompre. Il se sentait pris au piège et il ne pouvait même pas sauter par la fenêtre pour s’enfuir.

Fuir, encore une fois…

Les mains jointes, Sidney l’implorait de son regard de chien battu, digne des Corgis de la reine d’Angleterre.

- Pitié ! – couina-t-il entre ses dents, sentant que Terry lui échappait.
- C’est d’accord !... - murmura-t-il finalement, vaincu.

Le brave homme sursauta, n’en croyant pas ses oreilles, et recula d’un pas.

- D’accord ? Tu as bien dit d’accord ???
- Oui… - dit-il en soupirant d’exaspération – Mais à une seule condition !
- Tout ce que tu veux !
- Je veux qu’on me laisse tranquille ! Je veux pouvoir manger, dormir, répéter où et quand je veux. En un mot, je veux être SEUL !
- Pas de problème ! Du moment où tu es présent chaque soir de représentation, je n’y vois aucun inconvénient ! Tu es toujours aussi farouche à ce que je vois.
- Je ne me suis pas amélioré avec les années…
- Soit ! – gloussa son vieux camarade en lui tendant une main complice – Bienvenue à la troupe Sidney Wilde, mon ami ! Et surtout, merci !

Il se tourna, radieux et soulagé, vers ses comédiens, qui se levèrent immédiatement et applaudirent, scandant le nom de Terry, sifflant, certains faisant tournoyer des poings triomphaux au dessus de leur tête. Sidney l’applaudissait aussi et le regard embué de larmes qu’il lui adressait témoignait de toute la gratitude qu’il lui vouait. Les doutes de Terry s’envolèrent sur le champ et il sentit son cœur se réchauffer. Pour une fois, il ne fuyait pas. Durant un instant, il avait cessé de s’apitoyer sur son sort et avait accepté d’aider un ami, même si cela lui en coutait. Etrangement, le poids qui l’oppressait s’était évanoui, et il se mit à sourire lui aussi. Le retour s’annonçait plus long que prévu mais cela n’avait plus d’importance du moment où il s’éloignait de Venise et de ses désillusions. Comme pour saluer son geste, le train émit plusieurs coups de sifflets qui se perdirent dans les champs de vignes qu’il traversait. Lustrées de la rosée du matin, les feuilles des ceps brillaient de milles diamants sous les rayons du soleil du matin. Venise était déjà bien loin… Le poids sur le cœur se fit de nouveau ressentir, mais cette fois, plus doucement. La respiration de Terry se fit moins mécanique et plus sereine, et il en apprécia l’instant. Il savait que cela ne durerait pas éternellement mais il était reconnaissant du répit qui lui était offert. Il s’assit et ferma les yeux, un sourire mélancolique se dessinant sur ses lèvres. Balancé par le rythme régulier du train, il s’abandonna sans lutter à un sommeil sans rêve, épuisé de trop fatigue, ignorant que l’éloignement le rapprochait de son destin…

Fin du chapitre 8



Edited by Leia - 16/2/2013, 12:58
 
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view post Posted on 17/2/2013, 19:34
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Lettres à Juliette – Chapitre 9



Attablé à la terrasse de son grand et confortable appartement qui surplombait la cour de l’Arsenal de Venise, Le général Guerini terminait sans grande hâte son petit-déjeuner. Il était d’humeur joyeuse. Sa femme et leurs deux derniers enfants étaient partis la veille dans la famille maternelle, et il se réjouissait des deux semaines de tranquillité qui s’offraient à lui. Il avait beau porter les galons, son autorité cessait malheureusement de s’exercer dès qu’il passait le seuil de chez lui où officiait alors, avec force poigne, celle qui avait été jadis si douce et si jolie, son épouse bien-aimée. Quand il l’avait rencontrée, vingt ans auparavant, il n’avait fait que peu de cas de son humeur acariâtre, de ses crises d’hystérie dès qu’on la contrariait, tant il avait été ébloui par sa beauté : sa longue chevelure de jais qui descendait en cascade dans son dos, ses grand yeux noirs qui lui avaient transpercé le cœur, cette bouche aux lèvres rouges comme cerise qui lui souriait. Mais à présent que le temps avait passé, que sa taille s’était alourdie tout autant que son mauvais caractère, que ses traits ravissants avaient fait place à des rictus grimaçants, il en venait à regretter que la grande guerre soit terminée et qu’il n’ait plus à repartir sur le front. On y avait combattu avec rage mais au moins là-bas, il avait eu la paix !

Savourant cet instant de quiétude, il sirotait sa tasse de café en chantonnant. C’était une belle matinée de juillet, le programme de la journée s’annonçait calme, et avec un peu de chance, il pourrait peut-être s’éclipser quelques heures pour aller à la pêche, dans une petite crique que peu de monde connaissait, de l’autre côté de la lagune. Il plissa les yeux de contentement à cette perspective et avala sa dernière gorgée de café. Il était en train de reposer sa tasse sur la soucoupe quand un officier vint lui faire part qu’un certain comte Contarini souhaitait le rencontrer et qu’il faisait le pied de grue devant la porte terrestre (1) du bâtiment.

- Cet homme n’a que trop tenu compagnie aux lions (2) ! Dépêchez-vous de le faire venir ici ! C’est un ami. – fit le général en repoussant sa chaise.

Cela faisait bien des années qu’il n’avait pas revu ce dernier. Ils s’étaient connus lors parties de poker, ce qui lui remémora quelques défaites cinglantes qu’il lui avait fait subir. Le comte était un excellent compagnon de jeux… du moment où il ne perdait pas, ce qui entrainait parfois des disputes mémorables entre les joueurs. Avec le temps et les occupations de chacun, ces rencontres nocturnes s’étaient espacées et ils s’étaient perdus de vue. Le général était donc très curieux de savoir la raison de cette visite inattendue, mais il n’eut pas le temps de lui poser la question car pas plus tôt entré dans l’appartement, son visiteur s’écria en l’apercevant :

- Alfonso !!! J’ai grand besoin de ton aide !!!


(1) La porte terrestre de l'arsenal de Venise (en vénitien : porta da tera) , représente l'accès par voie piétonne au complexe militaro-industriel de l'arsenal.
(2) Les lions de l’Arsenal, sont des statues de la Grèce antique, rapportées lors de butin de guerre au XVIIème siècle, et qui sont situées de par et d’autre de la porte.

**************************



Albert regarda l’heure à son réveil et n’en crut pas ses yeux. Deux heures du matin ! Qui donc le tirait de son sommeil à cette heure ????

- Je suis désolé, monsieur ! – fit son majordome, très embarrassé - Mais cet homme insiste pour vous faire part de cette information en personne !
- Faites-le patienter, Oscar. Je descends tout de suite ! – dit Albert, agacé, en allant revêtir une robe de chambre. Qu’y avait-il donc de si urgent pour qu’on le sorte du lit en pleine nuit ???

Sa surprise fut d’autant plus grande quand il réalisa que c’était un militaire qui l’attendait devant l’entrée de sa maison. Ce dernier salua Albert tout en ôtant sa casquette de la Navy.

- Officier Wilson Smith de la Naval Station Great Lake, monsieur. Pardonnez-moi cette intrusion, mais j’ai pour ordre de vous faire part d’un message urgent en provenance d’Italie…
- D’Italie ? – demanda Albert en regardant le bout de papier qu’il lui tendait. C’était un télégramme.

« A l’attention de Monsieur William Albert André,

Rumeurs de mariage de Melle Candice Neige André avec monsieur Capwell. En voyage de noces à Venise. Veuillez confirmer.
Journaliste du New-York Post en enquête.
Terrence Grandchester au courant et disparu depuis.

Signé
Comte Contarini, via l’Arsenal de Venise, Italie »


Sous le coup de l’émotion, la main d’Albert se mit à trembler. Il adressa un regard exorbité mêlé d’incrédulité à l’officier, qui lui dit :

- J’ai pour mission de vous aider à répondre…

Sur ce, il l’entraina dans la cour, protégée de l’obscurité par une rangée de lampadaires disposés tout autour. Il lui indiqua discrètement de la tête une camionnette garée derrière lui, dont les portes arrière entrouvertes laissaient percevoir un soldat équipé d’écouteurs devant une machine à télégraphier.

- Je… Je ne comprends pas ! – bredouilla Albert – Pourquoi l’armée ???
- Parce-que visiblement, la personne qui cherche à vous contacter a d’excellentes relations, et ne veut pas perdre de temps. Via notre réseau de transmissions, nous pouvons échanger des télégrammes d’un côté à l’autre de l’océan, et ceci en quelques heures, alors que cela prendrait des jours avec le réseau civil.
- Dans ce cas – répondit Albert qui avait repris ses esprits. Sa voix laissait deviner une colère qu’il avait du mal à contrôler - Vous allez dire à ce monsieur que ceci n’est qu’une vaste SUPERCHERIE !!!

Déjà le radiotélégraphiste cliquait sur sa petite machine qui répondait par des petits bruits métalliques. Albert poursuivit, autoritaire.

- Vous ajouterez que ma fille est effectivement en voyage à Venise mais avec son amie, mademoiselle Patricia O’Brien ! Dites-lui aussi de tout faire pour retrouver monsieur Grandchester !!! Pour le reste, je vais appeler mon assistant et vous confier à lui, car j’ai une affaire urgente à régler.
- Co… Comment ? Mais où partez-vous ? – gémit l’officier qui voyait sa mission prendre une tournure imprévue.

Albert avait déjà posé un pied sur le perron, et sans se retourner, il s’écria d’un ton amer empreint d’ironie :

- Rencontrer un certain journaliste du New-York Post !...

Edited by Leia - 18/2/2013, 13:06
 
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view post Posted on 18/2/2013, 13:07
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Une demi-heure plus tard, Albert s’installait dans sa voiture de sport, une petite merveille française, une Panhard et Levasson monoplace de 35 chevaux. Il n’était pas mécontent de son acquisition qu’il avait considérée comme une fantaisie sur le moment mais qui lui rendait bien service aujourd’hui. Avec une vitesse de pointe de 220 km/h, il espérait pouvoir arriver à New-York avant la fin de la journée. Il mit en marche le moteur de son petit bolide et l’entendit vrombir sauvagement sous le capot. Il laissa échapper un cri d’admiration devant la vigueur de la mécanique et appuya plusieurs fois sur l’accélérateur. En quelques secondes, le garage se trouva enveloppé d’un nuage de gaz malodorant. Il ajusta alors ses lunettes de protection et disparut bruyamment dans l’allée sombre. La route serait longue mais il aurait tout le loisir de réfléchir au traitement qu’il allait infliger au faiseur de ragots qui se cachait derrière une carte de journaliste, ainsi qu’à son informatrice… Il n’était pas dupe et ne pouvait ignorer que cette ignominie portait la signature d’une âme perfide qu’il connaissait que trop bien : sa chère nièce, Elisa… L’heure du purgatoire avait sonné et elle allait en éprouver les tourments !

Tout à l’excitation de ses réflexions, il posa un pied rageur et déterminé sur l’accélérateur, traversant les quartiers encore endormis de la ville à une vitesse folle.

Finalement, j’arriverai peut-être à New-York plus tôt prévu, se dit-il, en jouissant de l’accélération.

Dans la matinée, le postier remettait entre les mains de Georges, le télégramme de Candy en provenance de Vérone…

Edited by Leia - 19/2/2013, 15:42
 
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view post Posted on 4/3/2013, 11:14
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Le train arriva en gare de Vérone en milieu de matinée. Toute la troupe de théâtre descendit sur le quai en chahutant. Elle était en grande partie composée de jeunes comédiens, lesquels, par leur impétuosité liée à la fraîcheur de leur âge, s’agitaient très facilement. Cela rendait nerveux leur directeur qui avait la colère rapide mais ils ne s’en formalisaient point, ayant pris l’habitude de ses accès d’humeur, et s’amusaient même parfois à les provoquer, riant sous cape de sa réaction. C’était devenu un jeu auquel il aimait participer lui aussi, sans aucune naïveté. Ils étaient « ses gosses » et il leur était très attaché. Ils avaient été pour la plupart des jeunes désabusés auxquels il avait su démontrer qu’il existait autre vie, exaltante, qui vous grisait l’âme, celle du théâtre. Quand un nouveau membre intégrait la troupe, c’était toujours pour lui une grande émotion de voir s’opérer en lui la transformation : ce passage de la désillusion à l’enchantement, de la lassitude à l’enthousiasme, qui changeait sa triste mine en soleil. C’était sa récompense, une richesse irremplaçable, celle de partager la même passion pour ce qui faisait d’eux des êtres de lumière pendant quelques heures…

Il reconnaissait que Terry était de cette trempe. Il regrettait néanmoins que les années n’aient pu balayer ces ombres qui l’habitaient, celles qu’il avait décelées déjà quand il avait fait sa connaissance à la compagnie Stratford, et qui le poursuivaient encore aujourd’hui. Il s’interrogea sur l’origine de cette souffrance intime qui laissait son ami égaré dans ses pensées, isolé du monde qui l’entourait. Il en soupçonnait la cause pour avoir subi lui-même la violence de cette attaque dévastatrice qui vous plongeait dans une affliction profonde et qui vous rongeait le cœur comme une lèpre intérieure. Cela s’appelait l’amour… Et un profond sentiment d’impuissance l’envahit...

**************



- Alors, mademoiselle O’Brien, comment allez-vous aujourd’hui ?

Patty sourit sans relever immédiatement les yeux, reconnaissant sans peine cette voix qui lui devenait chaque jour un peu plus familière. Elle aimait la manière avec laquelle il prononçait son nom, qui roucoulait dans sa gorge comme une douce mélodie.

- Je vous en prie, docteur, appelez-moi Patricia – s’enhardit-elle, en rosissant.
- Pa-tri-cia… - murmura-t-il en insistant sur chaque syllabe - Dans ces conditions, je serais ravi que vous m’appeliez Alessandro…

Il s’assit sur le bord du lit, la tête légèrement penchée sur le côté. Le regard éloquent qu’il posa sur elle la fit frissonner. Il aimait cette façon qu’elle avait de perdre pied à chaque fois qu’il la regardait, ainsi que cette énergie que par la suite elle déployait pour retrouver une contenance. Il dégageait d’elle une fragilité et une force qui piquaient sa curiosité.

Le feu sous la glace, se dit-il en essayant de capturer le fond de sa pensée. Elle baissa les yeux.

- A… Alessandro…- bredouilla-t-elle, le feu aux joues, tentant vainement de cacher son trouble – Pour répondre à votre précédente question, je peux vous dire que je vais très bien.
- J’en suis bien aise. Mais dîtes-moi, avez-vous bien dormi ?
- Oui, merci.
- Fatiguée ?

Elle secoua négativement la tête.

- Bien ! Je pense que nous pouvons alors essayer de faire quelques pas. Marcher va vous aider à reprendre des forces.

Devant le regard dubitatif qu’elle lui adressa en retour, il poursuivit, d’une voix rassurante.

- Ne vous inquiétez pas, Patricia, je serai tout près de vous…

Il retira le drap qui recouvrait ses jambes et elle remercia le ciel d’avoir changé de chemise de nuit après sa toilette du matin. Elle aurait néanmoins préféré porter une jolie robe devant cet homme qui faisait battre si vite son coeur dès qu’il posait ses yeux sur elle. Elle pivota sur le bord du lit et posa un pied sur le sol, puis deux. Il lui tendit la main et elle s’accrocha fermement à elle, pas très rassurée. Elle marchait légèrement courbée du fait de la cicatrice lui tirait un peu. Mais cela restait supportable. De toute façon, dès que le bel italien se trouvait dans la pièce, elle perdait tous ses moyens, oubliant jusqu’à son nom. Ce n’était donc pas quelques points de suture qui allaient la détourner de ses secrètes pensées…

- C’est très bien, Patricia… - dit-il tandis qu’elle avançait à petits pas dans la chambre – Vous vous débrouillez comme un chef !

Patty émit un soupir de soulagement et poursuivit à son rythme avec un peu plus d’assurance. Mais soudain, ses jambes encore faibles chancelèrent et elle bascula dans les bras du médecin qui la retint dans sa chute.

- Vous allez bien, Patricia ? – demanda-t-il, un voile d’inquiétude dans la voix.

Elle opina de la tête, son visage ayant, dans l’élan, heurté le creux de sa poitrine. Elle pouvait entendre les battements réguliers de son cœur, sentir les mouvements de sa respiration sereine contre sa joue. Il sentait bon l’eau de toilette, un parfum irrésistible de musc… My Goodness !

Quand elle recula enfin, écarlate et tremblotante, elle remarqua qu’il l’observait avec un sourire malicieux.

- En êtes-vous si sûre ? – s’enquit-il en lui décochant un regard enjôleur qui l’acheva définitivement. Et comme elle restait paralysée devant lui, bouche entrouverte, il prit sa main entre les siennes, et dit :

- Patricia, que diriez-vous si…

Mais l’irruption soudaine de Candy dans la chambre l’interrompit brutalement.

- Mais que se passe-t-il ici ??? – s’écria-t-elle, épouvantée, en découvrant son amie dans les bras du médecin. Sous l’effet de surprise, elle en avait tombé le paquet de lettres qu’elle lui avait ramené du club pour la distraire.

Sacrebleu ! Nous y sommes !!! Casanova est passé à l'offensive !!!

- Alessandro… Enfin, le docteur Biazini me faisait faire quelques pas… - répondit Patricia en s’écartant de lui, rouge de confusion.
- Et elle se débrouille à merveille ! Elle récupère très vite ! – ajouta-t-il, comme si de rien n’était.

C’est bien ce que je vois…

Il baissa les yeux, cherchant à éviter le regard soupçonneux de Candy qui s’était empressée de raccompagner son amie à son lit. Un silence pesant régnait dans la pièce. De plus en plus mal à l’aise, il finit par s’écrier, faisant claquer avec désinvolture ses bras contre ses cuisses :

– Bien… Je vais devoir vous laisser mes demoiselles. D’autres patients m’attendent…

C’est ça, c’est ça ! Sauve-toi !

- Je repasserai ce soir, mademoiselle O’Brien, comme d’habitude…
- A ce soir, docteur – répondit Patty d’une voix pratiquement inaudible, tout en le regardant partir du coin de l’œil.

Face au comportement équivoque de son amie, Candy roula des yeux en soupirant de consternation.

- Je reviens dans cinq minutes - lui dit-elle en levant son index dans sa direction comme pour lui indiquer qu’elle n’en avait pas terminé avec elle, et elle partit dans le couloir à la recherche du bourreau des cœurs transalpin. Bien entendu, il n’était plus là, et elle mit un certain temps avant de le retrouver, dans la chambre d’un patient, à l’autre bout du couloir. Quand il l’aperçut devant la porte, il feignit la surprise et demanda :
- Mademoiselle André ? Tout va bien avec mademoiselle O’Brien ?
- C’est la question que je voulais vous poser ! fit-elle d’un ton sec – Auriez-vous un moment, je vous prie ?
- Je regrette, mais comme vous le voyez, je visite mes malades. Je n’ai pas le temps…
- Je peux attendre.
- J’en ai pour un moment.

Devant l’obstination qu’il mettait à ne pas accéder à sa requête, elle lui rétorqua, fulminante :

- Cela ne me dérange pas d’évoquer ce cas ici, si vous préférez. Nous gagnerions tous deux du temps !...

Pour toute réponse, il fit deux pas chassés dans sa direction et grommela à son oreille, excédé.

- D’accord, d’accord !!! Laissez-moi terminer avec ce patient, et je vous rejoins dans mon bureau.
- Ne me faites pas trop attendre, docteur Biazini. Sinon, je saurai vous retrouver…

Le médecin tourna les talons en faisant mine de ne pas entendre et rejoignit son malade. Candy, comme convenu, partit s’assoir dans le bureau de ce dernier et attendit. Cinq minutes s’écoulèrent, puis dix… Aucun docteur Biazini à l’horizon !... Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure qu’il apparut, le pas déterminé et la mine résolue de ne pas s’en laisser compter. Candy s’était levée pour l’affronter.

- Me voilà, mademoiselle André ! – fit-il en prenant soin de fermer la porte derrière lui - Qu’y a-t-il donc de si important pour que vous veniez me déranger en plein travail ?
- Vous le savez très bien, docteur – répondit Candy avec fermeté – C’est à propos de mon amie, mademoiselle O’Brien…

Il esquissa une moue ironique qui irrita de plus belle la jeune américaine.

- Ne faites pas l’innocent ! Vous essayez de séduire mon amie et vous devriez avoir honte de votre comportement !
- Honte ???
- Oui, honte !!! Je ne sais pas comment cela se passe dans votre pays, mais dans le mien, cela est formellement interdit ! Elle est votre patiente, vous êtes son médecin. Vous abusez de sa faiblesse !
- De sa faiblesse, tiens donc !
- Exactement ! Mademoiselle O’Brien sort d’une expérience très douloureuse. Elle est encore très fragile et je ne veux pas que…
- Que quoi ?
- Que vous lui brisiez le cœur, voilà tout !!!
- C’est donc l’opinion que vous avez de moi, mademoiselle André. Celle d’un séducteur sans scrupule !...
- En effet, Docteur ! – répondit-elle en insistant bien sur son titre, pour lui rappeler la situation délicate dans laquelle il se trouvait.
- Pouvez-vous me donner les raisons d’un jugement aussi sévère ?
- Des raisons ? Vous voulez des raisons ??? Vous, son médecin, lui offrez des fleurs, lui jetez des regards langoureux, lui rendez visite plus souvent que de coutume, et je la retrouve aujourd’hui dans vos bras ! N’est-ce pas suffisant pour me faire douter de la sincérité de vos intentions ?

Il la considéra un instant, comme s’il réfléchissait, puis lui répondit avec une certaine arrogance.

- En somme, si je n’étais pas son médecin, vous n’y verriez aucun inconvénient…
- Ce… Ce n’est pas si simple – bredouilla Candy, décontenancée - Vous vous connaissez depuis trois jours à peine. Je trouve que vous allez bien vite en besogne…
- Je ne pense pas que lui offrir des fleurs ait porté atteinte à sa vertu…
- Peut-être pas, mais vous jouez avec ses sentiments !
- A vous écouter, on dirait qu’elle ne mérite pas que je puisse en avoir pour elle…
- Je n’ai pas voulu dire cela ! Je…
- Au contraire, et cette fois, c’est vous, mademoiselle André, qui devriez avoir honte de penser cela de votre amie : « votre bonne copine célibataire toujours disponible ». C’est rassurant, non ?
- Je ne vous permets pas, c’est insultant !
- Insultant pour qui ? Pour elle ou pour vous ? Je vois bien ce qui vous agace. Vous avez peur de la perdre, de la perdre pour un inconnu, un médecin pas trop mal de sa personne qui aurait l’audace de s’intéresser à elle. Vous avez peur de vous retrouver toute seule et d’être pointée du doigt comme étant celle à qui on n’a pas encore passé la bague au doigt. Expliquez-moi d’ailleurs ce mystère. Comme se fait-il qu’une aussi jolie jeune fille ne soit pas encore mariée ?...

Les yeux de Candy s’agrandirent de stupeur. Elle baissa la tête pour éviter le regard scrutateur de son interlocuteur et marmonna :

- Cela ne vous regarde pas !
- Avez-vous au moins été amoureuse ?

Oh mon dieu, oui ! Et j’en ai chaque fois payé le prix fort !...

- A votre silence, je devine que c’est un sujet très douloureux à évoquer pour vous. Peut-être que vous aimez un homme qui ne vous aime pas, ou peut-être qu’il est déjà marié…

Pour toute réponse, elle secoua la tête négativement.

- Bien, votre situation m’a l’air assez complexe, et je vous en laisse seule juge. Mais pour ma part, en ce qui concerne mademoiselle O’Brien, laissez-moi vous dire que je ne laisserai personne dicter ma conduite car elle est celle d’un honnête homme, même si vous en doutez.

Candy croisa les bras avec une moue ironique. Il poursuivit, fronçant les sourcils d’irritation :

- Etes-vous allée sur le front, mademoiselle André ? Il n’est rien de pire que la guerre pour vous faire comprendre ce qui est important dans la vie. Après toutes ces horreurs vécues, on ne se perd plus dans des réflexions inutiles, on ne cherche pas à savoir si les convenances derrière lesquelles vous vous cachez, « mademoiselle », exigent d’attendre une heure, trois jours ou un mois avant de ne serait-ce que poser les yeux sur la personne qui vous intéresse ! On ne se dérobe pas car on sait que tout peut s’arrêter dans la seconde qui suit. Croyez-moi, j’ai fermé les yeux à des centaines de jeunes gens qui auraient souhaité mettre en pratique mon point de vue !...
- Votre argumentation est convaincante mais ne justifie pas mon consentement.
- Ce n’est pas ce que je vous demande ! Je souhaiterais juste que vous mettiez de côté vos idées préconçues et que vous me laissiez vous prouver la profondeur des sentiments que j’éprouve pour mademoiselle O’Brien. Ils n’obéissent peut-être pas à vos usages mais ils sont sincères, et ce, depuis le premier moment où son regard noisette a rencontré le mien…

Cette fois, Candy décroisa ses bras, coite. Les propos du médecin s’embrouillaient dans sa tête et la laissaient confuse. Au fond d’elle-même, elle appréciait la façon qu’il avait de lui tenir tête en défendant son honneur qu’elle avait peut-être mis injustement à l’épreuve. Il se pouvait aussi qu’elle ait été trop protectrice envers Patty. Il fallait qu’elle prenne du recul sur tout cela…

- Alors ? – s’écria-t-il, ravi de la faire sursauter alors qu’elle était plongée dans ses pensées.
- Je vous demande pardon ?...
- Alors, mademoiselle André, m’autorisez-vous à faire la cour à mademoiselle O’Brien ?...

************



- Et bien, je crois que tout est en règle ! – s’écria Giuseppe Russo, le directeur de la Banque Populaire de Vérone, tandis que Terry finissait de signer quelques formalités. Ce dernier était soulagé. Il pensait que cela aurait été plus compliqué d’obtenir une avance dans une banque étrangère, mais il était évident que le nom et le titre qu’il portait avaient facilité la transaction.
- Quand pensez-vous que le transfert d’argent de mon compte en Angleterre vers celui-ci sera effectif ?
- D’ici quelques jours, monsieur Grandchester. Mais ne vous faites aucun souci. Nous pouvons bien vous rendre service en attendant.

Le banquier lui remit une liasse de billets ainsi qu’un papier avec son identité bancaire.

- Voici votre numéro de compte chez nous. Vous pourrez venir retirer d’autres sommes quand vous le souhaiterez.
- Je vous en remercie. C’est très aimable à vous d’avoir accédé à ma requête.

Le banquier balaya d’une main faussement modeste la remarque de Terry.

- Tsss ! Tsss ! Monsieur Grandchester. Ce n’est pas tous les jours que nous avons parmi nos clients une vedette américaine, de surcroît appartenant à une des plus grandes familles d’Angleterre !

Le jeune homme opina silencieusement, embarrassé. Ce genre de comportement obséquieux où l’on se courbait devant son arbre généalogique l’avait toujours mis mal à l’aise. Mais il devait bien convenir que d’en faire état aujourd’hui lui avait été très utile pour mettre en confiance le banquier et obtenir du liquide. Ayant dépensé tout ce qui lui restait dans le billet de train, il en avait besoin pour s’acquitter des premières nécessités : se loger, s’habiller et peut-être se nourrir si l’appétit lui revenait…

- Puis-je vous être utile en quoi que ce soit d’autre, monsieur Grandchester ?

Le jeune comédien réfléchit un instant puis répondit.

- En effet, peut-être que vous pourriez m’aider.

Les coudes en appui derrière son bureau, mains jointes en éventail, yeux mi-clos de satisfaction, le directeur adopta une posture d’écoute.

- Voilà. Comme vous le savez, je viens d’arriver en ville et je cherche à me loger. Je ne veux pas d’hôtel. Je voudrais trouver un meublé qui ne soit pas trop éloigné du centre ville, dans un quartier tranquille, un endroit calme où je pourrais me reposer. Pourriez-vous m’indiquer une adresse où je pourrais me renseigner ?
- Ce ne sera pas nécessaire, monsieur Grandchester, car j’ai ce qu’il vous faut.

Devant le regard interrogateur de son client, le banquier poursuivit, un sourire triomphant sur les lèvres.

- Il est hors de question que vous logiez n’importe où ! Il se trouve que je dispose d’une petite maison au bord du fleuve. Pour être plus précis, c’est la maison de ma mère, mais elle est partie en cure à la montagne car elle ne supporte plus la chaleur ici en été. Je serais vraiment très honoré si vous consentiez à y habiter… Le temps qu’il faudra…
- C’est que… Je n’ose accepter…
- C’est une maison très confortable avec une très jolie vue sur l’Adige. Le cadre idéal pour vous relaxer entre deux représentations.
- Ecoutez… Je… Permettez, au moins, que je participe aux frais !
- Considérez-vous comme mon invité, monsieur Grandchester ! Ma mère m’écorcherait de toute façon si elle apprenait que j’ai laissé « à la rue » un grand amateur de Shakespeare. C’est son auteur préféré !
- Vraiment ?
- Vraiment !... Elle a enseigné la littérature anglaise pendant quarante ans. Je sais de quoi je parle !

Il avait levé les yeux au ciel en ricanant. Terry trouva cela amusant. Il n’était pas sûr que son interlocuteur partageât cette passion maternelle qui avait dû lui être imposée quotidiennement durant sa jeunesse. Mais on sentait au son de sa voix qu’il repensait à cela avec une certaine tendresse. Ce dernier se pencha sur le côté pour fouiller dans un tiroir. Il en tira un trousseau de clés qu’il tendit à Terry.

- Tenez, voici les clés de la maison. Ce n’est pas très loin d’ici, de l’autre côté du pont neuf, à deux pas de l’amphithéâtre. La maison porte le nom de « maison des écureuils », en référence à mon frère et moi-même qui passions notre temps dans les arbres quand nous étions enfants.
- Je… Je suis confus… Je ne sais comment vous remercier – bredouilla Terry en prenant les clés.
- Vous n’aurez qu’à m’envoyer des invitations pour la pièce !
- Les meilleures places ! – s’écria Terry avec un franc sourire.
- Bien entendu ! Hahaha ! – répondit le banquier en lui tendant une main complice que Terry serra chaleureusement. Ce dernier le salua une dernière fois et se dirigea vers la porte. Mais alors qu’il allait quitter la pièce, le directeur revint vers lui.

- J’allais oublier, monsieur Grandchester. Vous aurez comme voisins des gens charmants, les Cavaletto. Ils aident ma mère pour l’entretien de la maison. Rosa, la femme, préparera votre chambre avant votre arrivée. Elle s’occupera aussi du ménage et de vos repas pendant votre séjour. C’est une excellente cuisinière !
- J’ai hâte de faire sa connaissance ! – mentit Terry qui ne pouvait rien avaler.
- Avez-vous d’autres choses à faire avant de vous y rendre ?
- Oui, je souhaiterais acheter quelques vêtements.
- Dans ce cas, allez de ma part chez Vincenzo. Il vous traitera comme un prince !

Il écrivit l’adresse sur un bout de papier.

- C’est à deux rues d’ici.
- Décidément ! Je vais finir par croire que vous êtes mon ange gardien ! – fit Terry en riant tout en prenant le papier.
- Ma foi, sait-on jamais ! Dans un pays aussi croyant que l’Italie, ce ne serait pas surprenant !

Terry éclata de rire et le remercia une dernière fois. Les deux hommes se séparèrent sur le seuil de la banque, puis le jeune homme se rendit à la boutique Vincenzo. Guiseppe Russo ne lui avait pas menti. Un prince n’aurait pas été mieux servi ! Il aimait bien cette mode italienne qu’il trouvait plus créative que celle des élégants dandys britanniques. Ainsi vêtu, il s’observait dans le miroir qui lui renvoyait l’image d’un jeune homme, certes très beau, mais dont les traits tirés, la barbe naissante, et la pâleur du teint accentuaient l’éclat enfiévré de ses yeux. Il secoua la tête pour chasser cette image qui lui rappelait toute la misère de son existence, et retourna dans la cabine d’essayage. Son choix s’arrêta sur un nouveau costume, deux tenues plus décontractées, et du linge de corps. Il avait hâte de se changer !!! Le commerçant connaissait bien la maison de Madame Russo, laquelle venait parfois à la boutique acheter une nouvelle cravate pour l’anniversaire de son fils adoré, et il lui proposa de lui faire livrer ses achats. Terry accepta. Il n’avait aucune idée de la distance à parcourir jusqu’à la « maison aux écureuils » et ne voulait pas se charger inutilement.

Il arriva tout compte fait à destination moins d’une demi-heure plus tard. La traversée de la vieille ville lui avait même parue agréable malgré la chaleur de ce début d’après-midi. En chemin, alors qu’il longeait la rive gauche du fleuve, il avait croisés des hommes en bras de chemise et pantalon de toile brute, assis à l’ombre d’un arbre, en train de manger leur casse-croute. Leur lourd cheval de trait broutait à côté d’eux paisiblement, avant de reprendre son labeur et de recommencer à tirer sur la péniche chargée de troncs qui était amarrée devant eux, au bord de l’eau. Terry les avait salués d’un discret signe de la main et avait poursuivi sa route. Des chaloupes qui transportaient des marchandises remontaient elles aussi la rivière et rappelaient au visiteur qu’il était, que Vérone n’était pas qu’une ville touristique mais une cité commerçante, et ce, depuis l’antiquité. Dans ce nouvel environnement, il se sentait quelque peu désorienté. Quelques heures plus tôt, il était dans un train pour rentrer chez lui, et voilà qu’à présent il était sur le point de reprendre le rôle qui avait transformé sa vie.

Au bout du chemin, on devinait à peine le toit de la maison Russo à demi dissimulée par un mur de clôture d’environ deux mètres de hauteur qu’il dut contourner pour accéder à un vieux portail en fer forgé. Il était entrouvert. Terry poussa la grille qui s’écarta plus largement en grinçant sur ses gonds. Devant lui, une allée de gravier traversait un jardin gazonné orné d’arbres centenaires, d’arbustes et de massifs fleuris.

- Pas mal comme « petite » maison !... – se dit Terry en avançant dans l’allée.

La bâtisse, de style XIXème, l’attendait au fond du jardin sous la tutelle d’un magnifique tilleul. Il lui sembla qu’elle penchait sa façade de pierres tachetée de soleil pour l’accueillir et qu’elle l’observait à travers les persiennes avec complaisance. Il tourna la poignée de la porte. Celle-ci n’était pas fermée à clé. Rosa devait être dans les parages, occupée à préparer sa venue.

Il fit un pas à l’intérieur et appela pour signaler sa présence. Personne ne lui répondit. Alors il se promena dans la maison, traversa une cuisine, une salle à manger pour déboucher sur un salon qui s’ouvrait sur un jardin descendant jusqu’au bord du fleuve. A l’ombre d’une glycine enlacée sur une tonnelle, la terrasse s’étendait sur toute la largeur de la demeure. Un coin bien agréable pour prendre son petit déjeuner… et aussi pour se reposer, se dit-il en remarquant une chaise longue sur le côté.

Il retourna dans le salon et s’attarda sur des photos qui se trouvaient sur le piano, tout près de la porte-fenêtre : des clichés fanés d’une jeunesse révolue qui laissait deviner la beauté passée de la maîtresse des lieux. Il y avait aussi une photo de son mariage, et d’autres de ses fils en culottes courtes, les fameux petits écureuils. C’était un attendrissant portrait de famille qui résumait toute une vie bien remplie. Le genre de vie qu’il ne connaîtrait jamais…

Il quitta le salon et se dirigea vers un escalier en bois au bout du couloir. Au premier étage se trouvaient les chambres et il hésita un instant. Il avait l’impression de percer les secrets de l’intimité de son hôte et cela le mettait mal à l’aise. Le parquet se mit à craquer sous ses pieds. Il passa devant une porte entrouverte. Depuis qu’il était arrivé, on aurait dit qu’on lui avait tracé le chemin. Les fenêtres de cette chambre donnaient sur le jardin et il remarqua que les vêtements qu’il avait achetés étaient déjà là, délicatement posés sur le lit. Face à celui-ci, à côté d’une armoire, s’ouvrait une autre porte sur une salle d’eau. Il rêvait depuis le matin d’une bonne douche et se dévêtit sans attendre, laissant ses habits éparpillés sur le sol carrelé. Il n’y avait visiblement pas d’eau chaude, et il poussa un cri sous l’effet de l’eau glacée sur sa peau. Mais il s’y habitua rapidement, revigoré par cette fraîcheur soudaine qui lui nettoyait le corps et l’esprit. Il s’amusait avec la pomme de douche, avalant et recrachant l’eau avec des glouglous de satisfaction.

Ce fut un autre bruit, un hurlement strident à vous en arracher les oreilles, qui le fit sursauter alors qu’il se savonnait la tête. Les yeux pleins de mousse, il chercha à tâtons une serviette pour s’essuyer le visage et il entendit un bruit sourd, comme celui de quelqu’un qui recule et bute sur quelque chose. Il n’était pas seul dans la pièce ! Flûte ! Il réalisa alors qu’il était nu comme un ver et cela le paralysa. Mains posées maladroitement sur ses attributs, jambes fléchies, il ouvrit aussitôt les yeux et croisa le regard effaré d’une autre personne. C’était une femme de petite taille, brune, d’une cinquantaine d’années, avec à ses pieds, un paquet de serviettes qu’elle venait, sous le coup de l’émotion, de laisser tomber.

- Bonjour… - dit-il timidement, avec un sourire gêné.
- Sainte vierge !!! – s’écria-t-elle en tournant vivement la tête dans la direction opposée. Cou tendu à l’extrême, elle serrait fortement les paupières, agitait les bras dans tous les sens devant elle, marmonnant des paroles d’excuse qui s’étranglaient dans sa gorge. Puis elle s’enfuit en courant avec des petits cris effrayés qui se fondirent à ses pas précipités sur le palier.

Terry resta un moment interdit. Reprenant ses esprits, il ramassa une des serviettes et commença à se sécher. Il aperçut son visage ruisselant dans le miroir et haussa les épaules en ricanant.

- Bon !... Je crois que les présentations sont faîtes !

Fin de la deuxième partie du chapitre 9



Edited by Leia - 1/4/2016, 10:30
 
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view post Posted on 15/3/2013, 19:01
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Quand Candy revint dans la chambre de Patty, cette dernière l’attendait patiemment dans son lit. On lui avait apporté son repas mais elle n’y avait pas touché. Elle leva vers son amie des yeux empreints d’inquiétude et de reproche tandis que celle-ci s’asseyait à côté d’elle sur le bord du lit.

- Excuse-moi, Patty. Je crois que j’ai réagi de façon excessive… - fit Candy en posant sa main sur celle de la jeune malade en soupirant d’embarras.

Patty opina, esquissant une moue contrariée.

- Tu sais, – poursuivit Candy en baissant la tête, fixant les plis de sa robe – il m’a dit quelque chose qui m’a contrariée, quelque chose qu’il croit savoir de moi mais qui n’est pas vrai. Cela m’a beaucoup fait réfléchir. Dans d’autres circonstances, je m’en serais moquée mais je ne voudrais pas que toi aussi, tu penses cela de moi…

Patty avait penché la tête sur le côté et la regardait, intriguée.

- Il m’a dit que j’avais réagi de cette manière parce que je ne voulais pas que les choses changent pour toi, que je voulais pour mon confort te garder célibataire, disponible, afin que ça ne me renvoie pas à ma propre solitude. Mais il se trompe ! Oh Patty, crois moi, il se trompe !

Elle s’était tournée vers son amie et lui adressait un regard droit et franc qui ne cillait point.

- Je me fiche d’être seule, d’être celle qui assiste au mariage de ses amies alors que revient toujours la même question : « Pourquoi n’es-tu pas encore mariée ? ». Tu sais, je pourrais être l’unique célibataire de cette terre que cela n’aurait aucune importance pour moi. Ce qui m’importe, c’est ton bonheur, Patty. Je t’ai vue tellement souffrir pendant toutes ces années que je n’ai pu, je ne peux m’empêcher de me faire du souci pour toi et de me comporter comme une mère poule avec ses petits. Je n’aurais pas dû réagir ainsi, pardonne-moi…
- Candy… - répondit Patty avec douceur. Son regard avait changé, plein de bienveillance – Je comprends ce que tu ressens. Je pense que j’aurais réagi de la même façon si j’avais été à ta place. Depuis toujours, tu nous as protégées, Annie et moi, et cela nous arrangeait bien, je te l’avoue. Mais à présent, il faut que tu me fasses confiance. Je ne suis plus une petite fille. Et si par malheur, je devais me tromper sur Alessandro, enfin, sur le docteur Biazini, je n’aurais à m’en prendre qu’à moi-même. Je sais que la vie me réserve d’autres surprises, des bonnes et aussi des mauvaises. Mais je voudrais que tu me laisses grandir. Il n’en est que trop temps.
- Pardonne-moi, Patty, d’avoir été aussi intrusive dans ta vie. Je crois que j’ai un peu trop reporté mes propres craintes sur toi. Je vais faire des efforts et rester à ma place désormais : celle de l’amie sur laquelle tu peux compter et qui sera toujours là pour t’aider et te soutenir.
- Oh Candy, je ne me fais aucun souci pour cela ! Je sais très bien que tu es la meilleure amie que l’on puisse avoir. C’est bien pour cela que tu es si excessive. C’est parce que tu prends ton rôle trop à cœur.
- Que veux-tu, on ne se refait pas ! – gloussa-t-elle en haussant les épaules.

Patty acquiesça en roulant des yeux. Puis elle saisit la main de Candy et lui demanda, emportée par la curiosité :

- Mais dis moi, comment est-il parvenu à te faire changer d’avis ???
- Il a eu un discours, disons… percutant !... Il s’est brillamment défendu. Il a été honnête avec moi, sans détour. Et c’est ce que j’ai apprécié chez lui. Je crois qu’il mérite que je lui laisse une chance…
- Tu sais, Candy… - murmura Patty d’une voix que la pudeur rendait timide – je n’avais pas ressenti cela pour quelqu’un depuis, depuis…
- Oui, je vois ce que tu veux dire…
- Si tu savais le bien que cela fait de sentir de nouveau battre son cœur pour quelqu’un ! Je croyais que je n’en serais plus jamais capable.

La jeune blonde répondit par un sourire complice. Elle aussi avait cru que cela ne lui arriverait plus jamais après la mort d’Anthony. Cela avait été un amour d’enfance si pur, si parfait, qui lui avait apporté tant de bonheur, qu’elle n’aurait jamais pensé qu’il soit possible de pouvoir ressentir quelque chose d’aussi fort pour quelqu’un d’autre. Mais quand elle avait réalisé ce qu’elle éprouvait pour Terry, la puissance de ses propres sentiments l’avait affolée. Cela lui avait fait l’effet d’un tremblement de terre, une secousse violente qui pénétrait tout son être, et qui l’avait laissée assommée, incapable de trouver les mots pour décrire l’ampleur de ses émotions. Cela l’avait ramenée à la vie. Le voile gris du chagrin qui l’avait recouverte s’était déchiré, révélant une lumière, des couleurs qu’elle avait oubliées et qui l’avaient surprise par leur intensité. Elle s’était trouvée dans un état de grâce, identique à celui dans lequel à présent était plongée Patty, et elle se sentit émue de voir les yeux de cette dernière briller du même éclat que le sien à ce moment là.

- Je suis heureuse de te voir aussi radieuse, Patty. Même si c’est pour cet irrésistible beau parleur…

Et devant le regard réprobateur de son amie, elle s’empressa d’ajouter :

- Qui a eu la délicatesse de me demander l’autorisation de… de te faire la cour !
- Tu plaisantes ??? Il t’a demandé ça ??? – s’écria Patty en se sursautant dans son lit, comme si elle s’était assise sur un porc-épic.
- En effet…
- Et qu’as-tu dit ?
- Crois-tu qu’il est de ceux auxquels on refuse quelque chose ?

Patty répondit par la négative avec une moue espiègle. Ses joues avaient rosi et un sourire de soulagement fendit son doux visage.

- Je lui ai néanmoins précisé qu’il avait intérêt à bien se comporter sinon il aurait à faire le rude apprentissage de mon lasso…
- Il ne t’a pas crue !
- Evidemment non. Il s’est gaussé comme un beau diable…
- Aïe, aïe, aïe ! Il n’aurait pas dû te provoquer…
- Je l’ai laissé baigner dans son ignorance, me délectant de la pensée de le voir un jour ficelé et pendu à un arbre comme un joli porcelet.
- Quel inconscient !... – gémit Patty en secouant la tête. Elle se retenait péniblement de rire.
- D’ailleurs, en parlant de cochon, n’est-ce pas du rôti de porc aux herbes qui attend dans ton assiette? - demanda Candy, dont le ventre la rappelait à l’ordre. Elle fixait le plat avec avidité.
- C’est ce qu’il me semble…
- Et tu n’y as pas touché ??? – s’écria-t-elle scandalisée, les yeux écarquillés d’étonnement.

Son estomac continuait à gargouiller, laissant échapper des cris affamés impatients d’être rassasiés.

- Je n’avais pas très faim… - fit Patty en approchant cruellement l’assiette vers Candy qui salivait d’envie.
- Et à présent ???
- L’appétit m’est revenu…
- A la bonne heure ! Je meurs de faim moi aussi !!!
- Le contraire m’aurait étonnée…
- Tu peux rire de mon estomac mais n’oublie pas que toi aussi tu dois reprendre des forces si tu veux aller danser avec le bel Alessandro…

Elle avait prononcé son nom en roucoulant, ses sourcils s’arquant en un mouvement répétitif, un sourire béat aux lèvres.

- Oh !!! – s’écria Patty en lui jetant sa serviette à la figure – Au lieu de te moquer de moi, tu ferais mieux d’aller te renseigner auprès de l’aide-soignante s’il lui reste un plateau pour toi. Ce serait dommage que tu sois obligée de me regarder manger…
- Ah non, ils ne peuvent pas me faire ça ! Je suis à la limite de l’inanition !!! – s’écria-t-elle en disparaissant comme un éclair dans le couloir.

Riant intérieurement, Patty planta d’une main allègre sa fourchette dans un morceau de rôti et le porta à sa bouche. Le plat avait refroidi mais il n’empêcha pas les papilles de sa langue de s’exciter immédiatement au contact de la chair onctueuse et savoureuse. Sans effort, elle reprit une nouvelle bouchée. Ce délice gustatif la laissait en émoi. Ce pays avait manifestement bien des qualités et elle se dit en rosissant, que si un peuple était capable d’une cuisine aussi savoureuse, il devait être très prometteur dans bien d’autres domaines… Les joues en feu, stupéfiée par la suggestivité de ce qui venait de lui traverser l’esprit, elle accueillit avec soulagement le retour de Candy, qui portait fièrement à bout de bras son repas, visiblement très satisfaite d’elle-même. Cette dernière vint s’installer sur la table à côté d’elle et se saisit de ses couverts en soupirant d’aise.

- Hummm, que c’est bon ! – s’écria-t-elle, la bouche pleine – Ces italiens sont vraiment doués pour la cuisine, tu ne crois pas ?

A ces mots, Patty manqua de s’étouffer et partit dans un éclat de rire tonitruant qui laissa interdite la jeune affamée assise à côté d’elle. Sa cicatrice se réveilla alors et elle grimaça de douleur, toujours secouée d’un rire nerveux.

- Mais qu’est-ce que j’ai dit ??? – fit Candy, ahurie, bien loin de se douter de ce qui faisait tant rire son amie. Au bout de quelques minutes, cette dernière parvint à se calmer, et lui dit, en reprenant son souffle, épuisée :
- Ne change jamais, Candy ! Surtout, reste comme tu es !...

Et devant l’air perplexe qu’elle lui adressa en retour, elle repartit de plus belle dans un fou rire incontrôlable, priant pour qu’un répit lui soit accordée avant qu’on ne soit obligé de recoudre sa cicatrice tant elle hoquetait. Avec un peu de chance, ce serait le beau docteur Biazini qui s’en chargerait, et elle rougit comme une fraise à cette évocation…

**********



Vêtu de propre, rasé de près et les cheveux encore humides, Terry poussa la porte de la cuisine. Il n’y avait personne mais une assiette de soupe minestrone l’attendait sur la table. Il se doutait que, vu les circonstances, la pauvre Rosa n’avait pas souhaité l’attendre et qu’elle avait fui le plus loin possible du satyre qu’il devait représenter à ses yeux. Il se mit à rire en repensant à ce qui venait de se passer et espéra qu’il ne l’avait pas trop choquée en lui apparaissant dans le plus simple appareil. De toute manière, il ne pouvait revenir en arrière. Cela avait été une première rencontre peu ordinaire et très embarrassante pour tous les deux, et il se promit de tout faire pour la mettre en confiance.

Toutes ces émotions lui avaient rouvert l’appétit et il engloutit la soupe en quelques secondes. Il se coupa un morceau de fromage qu’il mangea avec un peu de pain, pour terminer par un verre de vin rouge qu’il bût sans précipitation, savourant chaque gorgée. L’horloge comtoise égraina à ce moment là trois coups et il se redressa sur sa chaise. Il était temps qu’il aille rejoindre la troupe. Il s’était comporté en diva une bonne partie de la journée mais il se devait à présent de redevenir professionnel. Il savait qu’on comptait sur lui et il ne voulait pas les décevoir. Sidney lui avait donné l’adresse de l’hôtel où ils logeaient et il se mit en route pour les retrouver.

L’hôtel se trouvait dans la vieille ville, du côté de la piazza Nicolo, pas très loin des arènes. Muni d’un plan, il essayait tant bien que mal de trouver son chemin dans les dédalles de ruelles : via Pigna, Garibaldi, Rosa, Corso, la place Erbe, puis la via Capello, qu’il devait quitter à une intersection pour aller vers la piazza Nicolo. Mais alors qu’il descendait la via Capello, une drôle d'agitation devant lui l’interpella. Il s’approcha et découvrit un étrange cérémonial qui se déroulait au fond d’une petite rue, dans une cour pavée, ceinte de murs recouverts de lierre, éclairés en partie par le soleil. Etrangement, il se sentit attiré comme un aimant et avança. Il n’avait jamais vu ce lieu mais il le reconnaissait. Il y était venu tant de fois en rêve. Et quand il leva les yeux sur l’écriteau au dessus du seuil de la maison devant laquelle il se trouvait, les battements de son cœur s’accélérèrent et il tressaillit d’émotion…

Fin de la troisième partie du chapitre 9



Edited by Leia - 18/3/2013, 17:59
 
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view post Posted on 22/3/2013, 17:54
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Assis sur une des marches qui surplombaient l’amphithéâtre, Terry, une cigarette à la main, regardait d’un air pensif les lumières du couchant dessiner de grandes ombres autour de lui. Il gonfla ses poumons d’une nouvelle bouffée puis recracha la fumée qui s’éleva en volutes lustrées de lueurs violettes pour aller mourir dans le ciel pourpre. Son regard cérulescent se posa sur la scène on l’on était en train de fixer les derniers décors avant la représentation du surlendemain, et il soupira tristement. Il n’était pas très fier de ce qu’il avait effectué lors de la répétition. Il avait l’esprit ailleurs, troublé de sentiments contradictoires qui s’étaient emparés de lui dans l’après-midi, dès qu’il était entré, dans la cour de la maison de Juliette. Ils ne l’avaient plus quitté depuis.

En ce lieu, malgré la foule qui l’entourait, il avait eu l’impression d’être seul au monde et que seule Juliette, cette amie de toujours, pouvait lire et comprendre sa détresse. Ils se connaissaient si bien, s’étaient côtoyés durant tant d’années qu’elle ne pouvait ignorer ses blessures secrètes. Adossé sous le balcon de la belle, les bras croisés, un pied contre le mur, il avait longuement observé les allées et venues des touristes. Certains étaient en couple, d’autres seuls, et dans les yeux ceux-là, il avait reconnu, en frissonnant, une détresse commune à ses propres douleurs. Sans pouvoir se l’expliquer, il avait lui aussi ressenti le besoin de les partager avec elle, avec cette confidente imaginaire qui le laisserait se dévoiler sans le juger. Alors, accroupi dans un coin de la cour, à l’abri des regards, il avait rédigé une lettre dans laquelle il lui confiait tout son désespoir et toute son amertume, comme pour étancher cette soif de disparaître qui ne l’abandonnait jamais. Il avait cru que cela apaiserait son âme, mais il était reparti bien désappointé avec la désagréable impression que d’avoir mis des mots sur ses souffrances les avait ravivées au lieu de les estomper. Ce fut dans un état d’esprit confus qu’il était reparti vers l’hôtel où on lui indiqua en arrivant que la troupe était déjà en train de répéter aux arènes, un amphithéâtre datant de l’époque romaine, où l’on célébrait chaque année depuis 1913, un festival lyrique renommé. La troupe de Sidney avait été recrutée par le directeur du festival pour occuper les soirées entre deux opéras et rendre hommage par la même occasion à Shakespeare et ses héros mythiques, ceux qui avaient fait la réputation de Vérone, Roméo et Juliette. Malheureusement, l’interprétation de Terry s’était avérée plus que décevante. Pourtant, il connaissait son texte, les comédiens qui partageaient la scène avec lui avaient du talent, mais il n’avait pas le cœur à l’ouvrage et cela se ressentait, sans équivoque. Il s’en voulait de n’avoir pu être à la hauteur, d’avoir déçu ses camarades qui avaient mis tant d’espoir en lui. Il avait deviné l’inquiétude et le désarroi sur le visage de Sidney qui devait se demander si dans ces conditions, ils pourraient jouer la pièce dans deux jours. Il voulait se ressaisir, il en avait le désir profond, mais c’était comme si cette petite flamme qui avait toujours brûlé en lui s’était éteinte et que rien ne pouvait la ranimer. Et cela le désola.

- Tu ne viens pas manger avec nous, Terry ?

Il tourna la tête. La silhouette de Sidney Wilde se découpait devant lui en ombre chinoise. Et comme il gardait le silence, ce dernier vint s’asseoir à côté de lui. Penché en avant, coudes en appui sur les genoux, mains croisées, le regard fixe droit devant lui, il finit par dire, une pointe de lassitude dans la voix.

- Je me souviens d’un temps qui n’est pas si lointain finalement… Un temps où un jeune homme fraîchement débarqué d’Angleterre avait poussé la porte de la compagnie Stratford. Je me rappelle très bien de ce jour là car je me trouvais dans le bureau de Robert Hathaway quand il était entré, timide, balbutiant, mais avec dans le regard une détermination, une conviction absolue si rare chez quelqu’un de son âge que nous en avions été troublés. Nous avions tout de suite reconnu en lui cette voracité, cette fièvre qui anime ceux de cette race, celle des meilleurs, celle des plus grands qui d’un seul geste, d’une seule parole, pouvaient donner de l’ampleur et de la noblesse au plus médiocre des textes. Ce jeune homme, c’était toi, Terry… Tu nous as éblouis tant de fois par ton talent ! Dès que tu entrais sur scène, nous devenions nous aussi ton public, admiratif devant tes prouesses. Tu créais une émulation qui se propageait dans toute la troupe, qui révélait des richesses inconnues chez chacun d’entre nous. On voulait se mesurer à toi, être à ta hauteur. Tu nous rendais meilleurs !...

Il poursuivit, observant du coin de l’œil Terry qu’il sentit frémir.

- Quand il y a eu cet accident, quelque chose est mort en toi. Je t’ai regardé, impuissant, sombrer peu à peu dans l’alcool et le désespoir, et puis tu as disparu… Et quand tu es revenu, bien plus tard, j’ai avec soulagement retrouvé le Terry d’autrefois, qui ne cachait rien de ses fêlures mais qui faisait front avec courage, qui avait retrouvé toute son inspiration et sa créativité. Je voudrais alors que tu me dises, Terry, ce qui t’a ramené à la vie, ce qui t’a redonné cette force de te battre, car le Terry que j’ai à côté de moi n’est plus que l’ombre de lui-même, et je n’ai pas l’intention de le regarder se détruire ainsi une nouvelle fois. Dis moi ce que c’est, je t’en prie !

Le jeune homme secoua la tête et laissa échapper un soupir douloureux.

- Tu ne peux pas m’aider, Sidney… Il n’y a plus rien à faire à présent…
- Comment peux-tu dire cela, Terry ? Rien n’est jamais perdu dans la vie !...
- Au contraire, tout est perdu quand on n’a plus de raison de vivre, ni d’espérer… Et la seule personne qui était parvenue à me soutirer de ce néant qu’était mon existence avant de la rencontrer, m’a été…

La gorge gonflée de sanglots, sa voix s’étrangla et il leva la tête vers le ciel pour cacher les larmes perfides qui emplissaient ses yeux.

- On m’a menti, Sidney, on m’a floué, on m’a fait croire que je pouvais enfin connaître cette joie d’être avec elle, pour finalement apprendre qu’on m’avait caché qu’elle s’était mariée… Comment veux-tu te relever de cela ?...
- Mon pauvre ami ! C’est vraiment un sale coup qu’on t’a fait là !... Je ne trouve pas les mots, excuse-moi…
- Je ne les trouve pas non plus, crois moi… J’essaie depuis deux jours de trouver un sens à tout cela et je n’ai pas plus de réponse que toi… Tu sais, hier soir… J’ai voulu, j’ai failli… !!!

Tête baissée, il tira ses cheveux en arrière. Il tremblait et sa respiration se faisait haletante. La main réconfortante de Sidney sur son épaule le fit sursauter et le regard ému que celui-ci posait sur lui acheva de l’ébranler.

- Oh, Sid !... – gémit-il – J’ai tellement mal dans ma chair ! C’est si douloureux que j’en suis à regretter que ce brave type qui m’a retenu au dernier moment ne m’ait pas laissé plonger dans ces eaux noires et laissé disparaître dans les courants !...

A ces mots, Sidney Wilde s’écarta, visiblement contrarié par ce qu’il venait d’entendre.

- Terry… Je peux comprendre ta colère. Tu en veux au monde entier mais cela ne te donne pas le droit de parler comme cela.
- La malédiction qui me poursuit depuis ma naissance m’en a donné la légitimité, Sid…
- Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis. Tais toi !…

Il serrait les dents et sentait la colère monter en lui.

- Personne ne peut me comprendre de toute façon.
- Oh merde à la fin, Terry, ferme-la !!! Je ne peux pas te laisser dire n’importe quoi !!!

Sidney Wilde s’était relevé d’un bond et le toisait d’un regard chargé de reproches. Le ton de sa voix avait radicalement changé.

- Combien de temps vas-tu continuer à lamenter ainsi sur ton sort ???? Tu dis que tu es maudit, mais mon pauvre ami, ce sont plutôt les fées qui se sont penchées sur ton berceau, oui !!! Tu es jeune, beau, riche, talentueux !!! Il y en a qui tueraient père et mère pour obtenir ne serait-ce qu’un soupçon de ce que la vie t’a donné. Et tu veux en finir avec elle ??? Et bien, qu’attends-tu pour aller te jeter dans l’Adige ??? Cela ne manque pas de ponts ici !!!!
- Sidney, je… - bredouilla Terry, les yeux écarquillés, surpris par la réaction inattendue et violente de son ami.
- Tu as peut-être le cœur brisé, mais tu n’es pas le premier et certainement pas le dernier ! Tu peux encore te relever et te créer une nouvelle vie, sans elle s’il le faut, mais une vie qui vaudra pourtant la peine d’être vécue, car avec un peu de courage, et je sais que tu en as, tu sauras lui donner un nouveau souffle. Je regrette, mais pleurer sur ce que tu as perdu ne t’apportera rien. Tu veux passer le restant de tes jours ainsi, à regretter quelque chose que tu ne pouvais pas atteindre ? C’est ça la vie que tu veux avoir ???
- Bien sûr que non…
- Je sais que pour l’instant ton chagrin t’aveugle et que tu ne vois pas la lumière qui brille au bout du chemin. Mais crois-moi, elle est là, éclatante, prête à réchauffer ton cœur. Il suffit seulement que tu veuilles bien regarder…

Dos courbé, Terry hocha la tête en silence.

- Je te dis tout cela, Terry, parce-que je ne veux pas te voir gâcher toutes les belles années qui s’offrent encore à toi. Elles ne te feront peut-être pas de cadeaux mais elles te construiront, feront de toi ce que tu vaux la peine d’être, un mec bien qui a tant de choses à donner. C’est ce que j’aurais dit à mon fils s’il était encore là…
- Ton fils ?

Sidney opina en se laissant choir sur le gradin de pierre.

- Tim… Timothy… Il est mort quand il avait quinze ans d’une leucémie, peu de temps après que j’aie quitté la troupe Stratford pour prendre soin de lui…
- Je… Je suis désolé, Sid. Je l’ignorais…
- Tu ne pouvais pas savoir… J’avais demandé à Robert de garder tout cela secret. A contre cœur, il avait accepté de faire croire que j’étais parti parce-que je ne m’entendais plus avec lui. Je ne voulais pas de la pitié des gens. C’était si douloureux pour moi que je ne pouvais souffrir tous ces regards de compassion à mon égard… Quand… Quand Tim est… mort…

Sa voix se brisa…

- Quand Tim est mort, j’ai cru que j’allais devenir fou. Il me manquait tellement !!! J’ai quitté ma femme et je suis parti. Nous n’arrivions plus à communiquer. Nous étions trop emprisonnés dans notre propre chagrin… Je ne sais pas pour quelle raison je suis allé en Angleterre. Je crois que je souhaitais simplement m’éloigner le plus loin possible de tout ce qui pouvait me rappeler mon fils… Oh, Terry, il n’y a pas pire douleur que de perdre un enfant ! Ce n’est pas dans la logique des choses ! Comment se remettre debout après cela ? J’étais devenu un mort-vivant !...

Terry l’écoutait sans rien dire, la gorge nouée. Il se sentait si ridicule.

- Un jour, au hasard d’une rue, j’ai croisé ce gamin dont le regard me paralysa. C’était celui de Tim !… C’était un gamin qui vivait à l’orphelinat. Je l’ai pris sous mon aile et je lui ai appris la seule chose que je savais faire : le théâtre. Oh Terry, il m’a sauvé la vie ce gosse !!! Il était tellement réceptif à tout ce que je lui apprenais, tellement avide de savoir, tellement doué aussi, qu’il m’a redonné le goût de vivre pour lui, et puis pour tous les autres qui nous ont rejoints par la suite. J’ai tellement eu de chance dans mon malheur !

Terry avait de la peine à déglutir. Il avait tellement honte de lui, d’être là à se plaindre sans réagir, à cent lieues de se douter de ce que le petit bonhomme énergique qui se tenait à côté de lui avait traversé. Quel égoïste il avait été !!! L’indécence de son comportement le révulsait. Il entrouvrit la bouche, cherchant les mots qui pourraient excuser son attitude pathétique mais Sidney le retint dans son élan.

- A un moment ou un autre, Terry, il faut se relever. La vie nous cabosse mais si on n’avance pas, on ne mérite pas ceux qui nous ont aimés. Il faut leur faire honneur en faisant de notre existence celle qu’ils auraient souhaitée qu’on ait. Je pense que Tim est fier de la mienne à présent. La douleur de son absence reste toujours la même, elle me terrasse chaque matin, mais je tiens debout en pensant à ce qu’il me dira le jour où l’on se retrouvera : « C’est bien, Papa… ».

Bouleversé, Terry secoua la tête, incapable de retenir ses larmes.

- Je suis qu’un abruti, Sid. Pardonne-moi…
- Tu as toute la vie devant toi, Terry. Ne renonce pas ! Gosh ! Si j’avais ton âge, je serais déjà allé arracher la fille que j’aime aux bras du crétin qui se prend pour son mari !!! Au lieu de… Au lieu de penser à faire un plongeon dans la canal de Venise !!! Sombre idiot !!!

Il avait dit cela avec une certaine ironie et Terry soupira de soulagement. Se faire sermonner ainsi justement l’avait profondément remué mais étrangement, il se sentait bien mieux après cela.

- Tim aurait presque ton âge, Terry… Et quand je te regarde, j’imagine ce qu’il aurait pu lui aussi devenir… Je ne peux malheureusement pas parler au présent, alors je t’en prie, profite de la chance qui s’offre à toi et vis ! VIS !!!!

Terry se leva en hochant la tête et lui tendit la main.

- Je… Je te le promets, Sid. Je ne me laisserai plus aller de cette façon… Je ne te décevrai plus.

Il affrontait le regard du chef de troupe avec détermination. Une lueur nouvelle brillait dans ses yeux rougis et Sidney comprit qu’il était sincère. Il accepta sa main, qu'il serra en recouvrant son avant-bras avec celle qu’il avait de libre d'une tape franche et affectueuse.

- Je suis heureux d’entendre cela ! Ecoute… Assez de larmes pour ce soir ! Rejoignons les autres au restaurant. On m’a parlé d’un vin pétillant, le Lambrusco. Je crois que ça nous fera du bien d’en descendre quelques bouteilles !...
- Quelques bouteilles ??? Je ne sais pas si c’est très raisonnable mais je n’ai pas d’objection à découvrir ce curieux vin dont tu me parles. Il faut tuer le mal par le mal !... - gloussa Terry.
- C’est un précepte qui me convient, mon ami. Allons, dépêchons-nous. Ils sont tellement affamés qu’ils vont nous écharper !

Terry acquiesça avec un rire contenu et le suivit, les mains dans les poches. En chemin, les paroles de Sidney lui revinrent en mémoire et il frissonna à la pensée que cela éveillait en lui.

Si j’avais ton âge, je serais déjà allé arracher la fille que j’aime aux bras du crétin qui se prend pour son mari !!!

Il avait raison… Pour une raison inexpliquée, Candy l’intimidait tant qu’elle lui ôtait toute audace. Etait-ce cette gifle qu’elle lui avait donnée un jour qui lui avait fait perdre toute confiance en lui, mais aussi en elle ? Il n’était plus ce jeunot de seize ans à présent, il était libre de ses mouvements, il n’avait plus rien à perdre ! Oui, dès la fin des représentations, il partirait de nouveau à sa recherche, et quand il la retrouverait, il la reconquerrait ! Foi de Grandchester, elle serait un jour à lui ! Qu’importe les complots et les coups bas, ils seront réunis et il ne la laissera plus jamais s’éloigner de lui. Dût-il tout sacrifier pour y parvenir…

Fin du chapitre 9

 
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view post Posted on 28/3/2013, 18:27
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Chapitre 10



La Panhard & Levasson d’Albert arriva en fin d’après-midi au 75 West Street, devant l’immeuble du New-York Post. Comme il n’y avait pas de place de libre, il se gara en double file et lança les clés au portier qui ne se fit pas prier pour aller trouver une place de stationnement à cette petite merveille de la mécanique.

Albert entra dans le bâtiment. Devant lui se dressait une liste de plaques de cuivre fixées au mur et il chercha du regard celle qui lui indiquerait l’étage du journal à scandales.

Quinzième étage…

Il appuya frénétiquement sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Celui-ci s’ouvrit au bout d’une minute sur une jeune femme en tenue stricte, serrant des dossiers contre elle.

- Hummm, mignonne !... – se dit-il en prenant le temps de la détailler des pieds à la tête.

Elle remontait du sous-sol et sursauta en découvrant l’être irrésistible aux cheveux blonds qui pénétrait dans la cabine. Vêtu d’un blouson de cuir tanné par les ans, d’un pantalon décontracté en toile, le visage poudré de la poussière accumulée en chemin, il la salua avec un demi-sourire. Elle croisa ses yeux bleu azur qui contrastaient agréablement avec le teint poussiéreux de son visage et baissa la tête en rosissant. L’ascenseur remontait lentement les quinze étages, et pour une fois, cette lenteur ne la dérangeait pas, absorbée par l’homme qui se tenait à côté d’elle et qui, malgré sa tenue négligée, était terriblement attirant. Du coin de l’œil, elle l’observait en train d’ôter habilement ses gants en cuir qui dévoilaient des mains longues et soignées de gentilhomme. L’atmosphère devenait électrique dans cet espace exigu… Le souffle court, elle sentit son cœur s’accélérer, avec l’impression étrange de flotter, de sentir ses mains à lui, caressantes, sur sa peau. Elle hoqueta alors qu’il penchait la tête et la surprenait plongée dans ses pensées comme s’il lisait à travers elles. Ecarlate, elle se cacha un peu plus derrière ses dossiers tandis qu’elle l’entendait glousser à côté d’elle, et se mit à maudire sa trop grande émotivité qui la trahissait. La porte salvatrice de l’ascenseur s’ouvrit enfin. La jeune femme émit un timide « au revoir » et prit la fuite, laissant derrière elle un parfum doux et ravissant de fleurs. Albert, sourire en coin, la regarda s’éloigner d’un pas pressé dans le couloir. Il n’était pas ignorant du pouvoir de séduction qu’il avait sur les femmes. Dans d’autres circonstances, il l’aurait peut-être invitée à dîner pour pouvoir admirer plus longuement ses beaux yeux noirs qui l’avaient dévisagé avec intérêt, mais l’heure n’était pas au batifolage. Les mots tendres, il les réservait à Gosseep !

N’ayant pu demander à la jeune ingénue où se trouvait le journaliste, il s’adressa à un coursier qui passait devant lui. Ce dernier l’invita à le suivre dans le dédale de couloirs et le conduisit jusqu’au bureau d’un homme à la tête de fouine, visiblement très occupé au téléphone. Renversé sur son fauteuil, les pieds croisés sur son bureau, il n’avait pas porté attention à Albert, captivé qu’il était par la teneur de sa conversation.

- Tu es bien sûr que c’est sa maîtresse ??? Tu as des photos ??? SENSATIONNEL !!! Et l’enfant, tu l’as aussi ??? Ecoute, fais-moi parvenir tout ça au plus vite. Je prépare l’article ce soir et j’espère qu’on pourra le publier demain. Je vois déjà la une : « La maîtresse du maire et leur fils illégitime ». Le scoop de l’année ! Je pense que sa réélection va être un peu compliquée ! Hahaha !
- Excusez-moi… - l’interrompit Albert, écœuré mais pas étonné par la perversité des propos du journaliste. Ce dernier leva les yeux vers lui, lui fit signe de l’index d’attendre et poursuivit sa discussion.
- Oui… D’accord… Je t’envoie le coursier. Ne tarde pas. N’oublie pas non plus de…

Tut tut tuuuuuut !

Il tourna le combiné du téléphone vers lui, et le secoua énergiquement, jusqu’à ce qu’il remarque le doigt d’Albert posé sur l’interrupteur. Furibard, il se redressa sur ses petits pieds, renversant dans son élan quelques papiers.

- Mais voyons ?! Ca ne va pas la tête ????
- Merci de vous soucier de ma santé mentale, mais je vais très bien…
- Vous avez de ces manières !!! Je ne sais pas ce qui me retient de vous jeter dehors, tiens !
- La peur peut-être… - répondit Albert en le toisant de toute sa hauteur. Le regard menaçant qu’il lui lança élimina l’atome de bravoure qu’il lui restait.
- Bon… - fit Gosseep en déglutissant péniblement – Que… Que puis-je pour vous, monsieur… Monsieur ?
- Monsieur William Albert André, de Chicago…
- Monsieur André ?... – gémit-il en reculant. Tout devenait plus clair à présent et un frisson d’effroi parcourut sa chair coriace. L’homme glacial qui se tenait devant lui n’était manifestement là pour lui faire des compliments…
- En effet… Je tenais à vous voir en personne suite à l’article que vous avez écrit sur ma fille, Candice Neige André… Savez-vous que vos ragots lui ont porté un grave préjudice?
- Hey ! Attendez, attendez !… Je n’ai fait que reprendre les dires de sa cousine, madame Withmore…

Albert l’avait déjà pris de court et lui barrait le passage tandis qu’il tentait de s’enfuir.

- Madame Withmore ? Tiens donc, quelle surprise !!! Et vous n’avez pas cherché à vérifier ce qu’elle vous racontait ??
- Bah ! Si on le faisait à chaque fois, ce ne serait pas un quotidien qu’on aurait mais un hebdomadaire !

Furieux, Albert le saisit par le col et le souleva si bien qu’il ne touchait plus terre. Le petit roquet arrogant du début n’en menait plus large…

- Ecoute-moi, sac à m…. ! Tu vas contacter ton correspondant en Italie et lui demander, que dis-je, lui ORDONNER de cesser toute investigation et de publier un démenti ! Ma fille n’est ni fiancée, ni mariée !!!
- Ca… Ca va être long…
- Ne me prends pas pour un idiot !!! Cela ne t’a pris que quelques heures pour répandre cette fausse rumeur à l’autre bout de l’océan alors tu ne vas pas me faire croire que ce n’est plus possible à présent !
- C’est que… Madame Withmore m’avait payé une forte somme pour couvrir les frais…
- Tiens, voilà un premier paiement ! – lui répondit Albert en lui flanquant une gifle monumentale qui le laissa tout étourdi – J’en ai d’autres en réserve, si tu veux !...

Le journaliste secoua énergiquement la tête. Il se sentait comme un rongeur pris entre les serres d’un rapace. Il suffoquait.

- D’accord, je vais le faire tout de suite, mais je vous en prie, lâchez-moi, j’étouffe !... – couina-t-il.

Albert y consentit et lâcha sa prise qui retomba sans élégance sur le sol.

- Ne traine pas maintenant !
- Oui, oui ! – répondit l’écrivaillon en se précipitant sur son téléphone.
- Une dernière chose ! Si tu veux une exclusivité, je t’annonce que dès à présent, Madame Withmore ne fait plus partie la famille André. Elle est bien entendu déshéritée. Autant bien faire les choses. Voilà un article intéressant que tu pourras publier dans ton torchon de journal, en espérant que tu vendras assez d’exemplaires pour payer les frais d’avocats.
- De… D’avocats ??? - bredouilla-t-il en reposant l'appareil.
- Oui, pour le procès que je compte intenter contre toi et contre le New-York Post. Vous devez en avoir l’habitude, non ? Mais cette fois, compte sur moi, je vous plumerai jusqu’au dernier dollar !

Gosseep se laissa tomber de découragement sur le bureau. C’était son patron qui n’allait pas être content. Il l’avait déjà menacé à plusieurs reprises de le renvoyer à cause d’articles qui les avaient entraînés dans des procès couteux. Celui-là allait certainement lui être fatal, d’autant plus qu’il avait agi en sous-marin, sans l’accord de son rédacteur en chef. Son sort semblait scellé. Il attendit que disparaisse la haute et ferme silhouette d’Albert en soupirant de dépit, puis reprit d’une main tremblante son téléphone. Autant se débarrasser de cette affaire au plus vite. Il n’avait pas très envie de revoir le sieur William Albert André de sitôt…

Fin de la première partie du chapitre 10



Edited by Leia - 11/4/2016, 17:02
 
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view post Posted on 2/4/2013, 20:57
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On l’avait prévenu mais la réalité dépassait toutes ses craintes. De sa voiture, il pouvait entendre les cris perçants de sa femme qui jaillissaient de la maison. Il posa un pied sur le trottoir et une boule d’angoisse se mit à lui serrer impitoyablement le ventre. Il prit une profonde inspiration, salua d’un bref signe de tête les voisins qui, attirés par le vacarme, étaient sortis sur le perron, et s’engouffra dans sa demeure. Le majordome l’accueillit avec soulagement.

- Vous voilà enfin, monsieur !!! Je regrette, mais aucun de nous n’est parvenu à la calmer !...
- Où est-elle ? – demanda d’un ton grave Auguste Withmore en tendant son chapeau.
- Dans le salon, monsieur… Mais prenez garde, elle est violente…

Tout en longeant le couloir, l’homme d’affaires se dit que la question qu’il venait de poser n’était pas d’une grande utilité. Il lui suffisait de suivre les bruits de casse mêlés aux vociférations de son épouse qui retentissaient en écho dans toute la maison. Les domestiques, médusés, s’étaient regroupés devant l’entrée du salon et observaient, tétanisés, leur maîtresse en train de se déchaîner contre le mobilier. On pouvait lire dans leur regard la peur et l’incompréhension. Ils s’écartèrent en le voyant arriver. Il baissa la tête en entrant dans la pièce pour éviter un projectile qui alla s’écraser contre le mur derrière lui. L’intérieur ressemblait à un champ de bataille. Il avait du mal à croire qu’une seule personne ait pu tout mettre sens dessus dessous. Il regarda d’un air piteux les meubles retournés et les débris qui jonchaient le sol.

- Raaaaah ! Qu’est-ce que tu fiches ici, toi ???? Tu n’avais pas une réunion ce soir ??? – rugit-t-elle en l’apercevant, la bave aux lèvres et toute ébouriffée. Un instant, elle lui rappela les sorcières des contes de son enfance qui l’avaient terrorisé et il blêmit à cette évocation. Calmement, il lui répondit :
- J’en suis parti car on m’a informé que tu n’allais pas très bien…
- Qui t’a dit cela ??? C’est encore un des tes crétins de domestiques ! Il ment, ils mentent tous !!!! Je vais très bien !!!
- Tu n'en as pas vraiment l'air…
- Tu es contre moi toi aussi ??? Vous êtes tous contre moi !!! – hurla-t-elle, hystérique, en s’emparant d’un des derniers vases rescapés et en le fracassant par terre.
- Calme-toi, voyons ! – s’écria-t-il en reculant - Que s'est-il passé pour que tu sois dans cet état ???
- C’est mon oncle !... C'est Albert !!! Il… Il a osé !!!!
- Qu’a-t-il donc osé faire pour que cela te mette dans une telle furie ???
- Il… Il est venu ici tout à l’heure pour m’annoncer froidement qu’il me bannissait de la famille et qu’il me déshéritait !!!! Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!!

Elle piétinait le sol avec rage tout en poussant des cris de cochon qu’on égorge. C’était effrayant. Le malheureux époux attendit une accalmie pour tenter de la raisonner.

- Pourquoi y accordes-tu autant d’importance ? Tu ne l’aimes pas de toute façon et tu détestes la plupart des membres de la famille !
- Tu es vraiment encore plus bête que je ne le pensais !!! – rétorqua-t-elle, dédaigneuse, en roulant des yeux vers le plafond.

Il se raidit en entendant ces mots et se retint, mâchoires crispées, de la gifler. Ce n’était pas la première fois qu’elle lui crachait tout son mépris au visage et il ne le supportait plus.

- Ne comprends-tu pas ce que représente le nom des André dans le pays ? – renchérit-elle - Nous sommes une famille très respectée et très influente ici. En être chassée, c’est devenir une moins que rien, une paria que plus personne ne voudra accueillir en société. On va me fuir comme la peste !...
- Tu restes la femme d’Auguste Withmore. Ce n’est pas rien, je te le rappelle.
- En effet ! – gémit-elle dans un tremolo - Un parvenu qui a fait fortune pendant la guerre ! Il y a plus honorable comme lignée !!!
- Tu ne fais pas autant la fine bouche quand il s’agit de dépenser mon argent ! – répliqua-t-il sèchement, vexé - Mais dis-moi, « Sa Majesté », quel crime as-tu commis pour que ton oncle t’inflige un tel châtiment ?
- C’est… C’est à cause de cette chipie, de cette Candy !!!
- Encore ??? mais quand vas-tu donc cesser d’en être après cette fille ? Cela relève de l’obsession !
- Tu insinues que je suis folle ???
- Je n’ai malheureusement pas à le faire. Je n’ai qu’à t’écouter parler, qu’à te regarder agir de manière irresponsable pour constater que ta haine pour cette pauvre fille t’a fait perdre complètement la tête ! Tu n’as plus aucune notion des limites !…
- Toi aussi, tu prends sa défense ? – demanda-t-elle, menaçante, en s’approchant de lui.
- Je ne prends la défense de personne… - dit-il en reculant un peu plus. Le regard torve qu’elle lui adressait n’annonçait rien de bon – Pourquoi ne la laisses-tu pas tranquille ? Elle vit si loin de toi, dans son coin perdu de l’Illinois. Mais que te faut-il de plus ?

Les yeux rougis et exorbités, la lèvre tremblante, elle lui répondit d’une voix étrange, ténébreuse, qui lui figea le sang.

- Je veux… Je veux… Je veux que cette sainte nitouche qui m’a volé tout ce j’avais de cher souffre les pires maux ! Je veux ruiner sa vie, la lui rendre misérable, consumée par le malheur, et qu’elle vive honteusement dans l’opprobre !!!
- Mon dieu, Elisa ! – glapit son époux, une goutte de sueur perlant de son front – Te rends-tu compte que ce que tu souhaites si ardemment pourrait bien de se retourner contre toi et que cette existence pitoyable à laquelle tu aspires pour elle risque de devenir la tienne ???

Elle secoua vigoureusement la tête.

- Cela n’arrivera jamais !!!
- Comment peux-tu en être si sûre ? Regarde où tes manigances t’ont conduite ! Tu n’as même plus de famille !

Pour toute réponse, elle se mit à le fixer avec un regard halluciné et il comprit rapidement qu’il était en danger. Il fit un pas en arrière et buta contre un buffet. D’un geste vif, Elisa le saisit à la gorge et elle commença à serrer, serrer…

- Il suffirait simplement – dit-elle, pupilles dilatées et dents serrées, un rictus machiavélique aux lèvres - qu’il… qu’il lui arrive quelque chose… Un accident, par exemple…
- Tu es folle !!! Lâche-moi ! – parvint-il à articuler en essayant de se dégager. Mais Elisa, mue par la rage qui décuplait ses forces, serrait de plus en plus fort. Sa vision à lui commençait à se troubler. Il émit un faible râle, agonisant et sentit qu’il perdait conscience, quand des bras puissants s’emparèrent de lui et le libérèrent de la prise démente de sa femme. L’air pénétra immédiatement dans ses poumons et il se laissa tomber lourdement par terre, peinant à retrouver une respiration normale. Dans un semi-brouillard, il distingua son épouse au sol, maintenue par deux domestiques qui s’efforçaient de l’empêcher de bouger tandis qu’elle hurlait comme une possédée, tapant des pieds et crachant à la cantonade des insultes à faire rougir un charretier. Son majordome s’était précipité vers lui et le prenant par le bras, l’aida à se relever.

- Tout va bien, monsieur ?

Auguste Withmore, hébété, regardait avec consternation le spectacle affligeant qui s’offrait à lui. Quand il reprit ses esprits, il se tourna vers son domestique et lui dit :

- Walter, veuillez, je vous prie, contacter l’hôpital Bellevue et leur demander de nous envoyer une ambulance avec deux de leurs plus solides infirmiers…
- L’hôpital Bellevue ? Mais c’est un hôpital psychiatrique ???

Le regard entendu que lui rendit le maître de maison mit un terme à ses interrogations et le majordome tourna les talons, dissimulant avec peine une moue de satisfaction…

*********



L’assistant du comte Contarini se présenta, dès l’aube, sur le quai de la gare de Venise, le cœur rempli d’espoir. La veille, il avait cherché Terry dans toute la ville, s’était rendu au port d’où l’on embarquait quotidiennement pour l’étranger, jusqu’à prendre l’initiative de contacter le Duc de Grandchester à Londres. Aucune trace de lui… Son dernier espoir résidait dans le contrôleur, qui, selon le guichetier, officiait sur le train susceptible d’avoir transporté Terry. L'employé de gare se souvenait bien du jeune homme qu’il avait vu partir au petit matin, sans direction précise.

- Il voulait aller vers le nord, rien de plus.- avait-il confié à Roberto – Revenez demain, à la première heure. Mon collègue sera là et pourra mieux vous éclairer.

Roberto tressaillit en entendant le train entrer en gare, celui-là même que Terry avait pris la veille. Dès que la locomotive s’arrêta, il monta dans un wagon et se mit à chercher le contrôleur. Il finit par l’apercevoir alors qu’il aidait une vieille dame à monter à bord.

- Pardon monsieur, j’aurais besoin d’un renseignement.
- Bien entendu. En quoi puis-je vous être utile ?
- Il se trouve qu’un de mes amis a pris ce train hier matin et je souhaiterais le retrouver car il a oublié chez moi quelque chose de grande valeur.
- Vous n’avez pas son adresse ?
- Non. Il est anglais et voyage beaucoup. C’est un jeune homme très bien de sa personne, d’environ vingt-cinq ans, d’assez grande taille, brun, aux yeux clairs.

Le contrôleur réfléchit un instant en se caressant le menton, puis répondit :

- Il y avait bien hier un jeune anglais qui ressemble à votre description… Il est parti avec une troupe de théâtre qui se rendait à Vérone…
- Vérone ???
- Oui. Il y a un festival là-bas en ce moment…
- Vous êtes bien certain de ce que vous dîtes ? C’était bien ce jeune homme ???
- Ecoutez… Je ne peux pas être catégorique, cependant je peux affirmer que de si bonne heure, ce train transporte des gens qui vont à leur travail plutôt que de touristes. Et hier matin, ce garçon et la troupe étaient bien les seuls anglais qui voyageaient !

Roberto se retint de pousser un cri de joie. Tous ses efforts, toutes ces heures épuisantes à rechercher le fils du Duc de Grandchester étaient enfin récompensés. Il allait pouvoir le retrouver et lui révéler le sombre complot dont il avait été victime. Muni des télégrammes qu’Albert et Georges avaient échangés avec le comte, il allait pouvoir lui apporter la preuve incontestable que tout ce en quoi il avait cru n’était que le fruit du plan machiavélique ourdi par une odieuse personne, une certaine Elisa Withmore. Il avait hâte de lui annoncer la nouvelle et de voir le bonheur et le soulagement resplendir sur son visage. Tout tremblant d’émotion, il s’adressa au contrôleur occupé à ajuster sa casquette.

- Auriez-vous l’amabilité de me vendre un billet pour Vérone ?

Fin de la deuxième partie du chapitre 10



Edited by Leia - 15/4/2016, 23:55
 
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view post Posted on 12/4/2013, 20:26
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Ce matin là, Candy marchait d’un pas tranquille dans Vérone qui s’animait peu à peu, encore abrutie par la chaleur de la nuit. La jeune femme n’avait pas connu un seul jour de pluie depuis le début de son séjour en Europe ce qui contrastait avec les étés beaucoup plus humides de l’Indiana. Ici, une chaleur de plomb pouvait vous réveiller aux premières heures du jour et elle avait encore un peu de mal à s’y habituer. Elle pressa le pas en traversant le pont Garibaldi1 pour rejoindre au plus vite l’ombre des rues étroites de la cité antique. Les boutiques étaient en train d'ouvrir, les rideaux des vitrines avaient été relevés et les étals sortis sur le trottoir, proposant au chaland des marchandises appétissantes et colorées. Candy aimait toutes ces odeurs, ces couleurs qui mettaient en émoi son estomac de grande gourmande. Elle avait un petit faible pour la charcuterie italienne à la couleur inimitable et gorgée de senteurs qui l'attiraient comme une mouche sur un pot de miel. Saucisson sec, pancetta, mortadelle, et jambon de Parme n'avaient plus de secret pour elle ; une véritable découverte gustative qu'elle avait l'intention de prolonger à son retour en Amérique grâce aux provisions qu'elle comptait emporter dans ses bagages...

En levant la tête, elle surprit une conversation entre deux voisines. Leurs voix tonnantes se répercutaient d'un balcon à l'autre, attirant la curiosité des passants. Plus loin, une femme suspendait son linge à une corde sous sa fenêtre tandis qu'une autre arrosait en chantant ses pots de géraniums dont le rouge vif mêlé au vert du feuillage semblait rendre hommage aux couleurs du pays. Le spectacle divertissant de cette vie quotidienne mettait Candy en joie. Elle contourna en sautillant la bicyclette du facteur qui avait fait une halte devant le marchand de fleurs et repensa alors à la soirée qu’elle avait passée avec Patty à lire les lettres qu’elle lui avait amenées du club, et aux conseils avisés qu’elle lui avait prodigués dans la rédaction des réponses. Patty trouvait toujours les mots justes pour apaiser les détresses, peut-être parce-que par expérience, elle comprenait facilement ce que les gens ressentaient. Candy n’était pas en reste de ce côté là, mais avait beaucoup plus de difficultés à exprimer ce qu’elle éprouvait. Dans ses courriers, et notamment ceux qu’elle avait consacrés à Terry, tout en sachant qu’elle ne les lui enverrait jamais, elle était toujours restée pudique, évasive, distante, comme si le fait de partager véritablement ses émotions pouvait la fragiliser, la rendre vulnérable. On lui avait toujours expliqué qu’il fallait être forte, qu’il fallait relever la tête, affronter les évènements coûte que coûte pour avancer et ne pas tomber, au risque par la suite, d’être incapable de se relever. Elle était toujours dans l’action, et fuyait cette nostalgie douloureuse qui lui laissait peu de répit. C’est pourquoi elle se reconnaissait dans les lettres qu’elle lisait. Les peines de cœur restent toujours des peines de cœur, peu importe leur origine. Devenir ainsi leur confidente, la ramenait automatiquement à ses propres blessures et elle n’aimait pas beaucoup ce rappel de souvenirs remplis d’émotions et de regrets. Néanmoins, elle s’acquittait de sa tâche avec application, consciente de ce que cela représentait pour la destinataire de sa réponse, imaginant sa fébrilité à l’ouverture et le réconfort que cela lui apporterait ensuite. Elle savait qu’un nouveau petit tas de lettres l’attendait au club, et elle hâta sa marche en entendant la cloche de la cathédrale Santa Maria Matricolare toute proche égrener ses dix coups. Elle arriva un peu essoufflée devant la terrasse de la trattoria Giulieta et salua d’un joyeux sourire le serveur en chemisette blanche et gilet noir, qui la gratifia d’un tonitruant « Ciao bella ! ». Rougissante d’embarras, elle traversa la salle de restaurant et se précipita à l’étage où elle fut accueillie chaleureusement par Isabella qui était en train de faire la distribution du courrier. On avait posé au milieu de la table une cafetière toute fumante et des petits gâteaux. Candy avait déjà pris un bon petit-déjeuner mais accepta sans rechigner un biscuit que lui tendait Donatella.

- C’est moi qui les ai faits. Tu m’en diras des nouvelles – lui chuchota la doyenne du club.
- Donatella participe grandement à l’entretien de nos rondeurs… - ironisa Francesca l’infirmière, en croquant sans vergogne dans un gâteau – Mais on ne peut pas lui en vouloir, ils sont si bons !
- Tachez d’être raisonnables mesdames si vous comptez rentrer dans vos jolies robes demain soir… - intervint la brune Isabella, un sourire malicieux au coin des lèvres. Devant leur regard interrogatif, elle poursuivit, agitant une enveloppe au-dessus de sa tête – La mairie vient de me faire passer des billets pour la première de Roméo et Juliette.
- Roméo et Juliette ? C’est original… - gloussa Maria, un brin sarcastique – c’est chaque année la même chose !
- Vérone ne serait plus Vérone sans une représentation de Roméo et Juliette, voyons ! – fit remarquer Donatella en levant les yeux au ciel, comme si Maria avait sorti une énormité.
- Ma foi… - grogna cette dernière, vexée – Mais je continue à penser que les organisateurs du festival pourraient changer de thème…
- Tu sais bien que cela fait venir les touristes ! – renchérit Francesca – Et sans touristes…
- Plus de courrier ! – s’écria Isabella en forçant sur l’enthousiasme pour détendre l’atmosphère, sentant l’orage qui menaçait. Ce n’était pas facile de préserver une entente parfaite entre toutes ces femmes au caractère bien affirmé. Comme aujourd’hui, un sujet anodin pouvait subitement échauffer les esprits et une belle dispute pouvait éclater pour heureusement s’éteindre tout aussi rapidement qu’elle s’était élevée.
- C’est une compagnie anglaise qui jouera cette année – ajouta-t-elle innocemment en regardant plus en détail les billets – La troupe Sidney Wilde…
- ‘Connais pas ! – firent-elles toutes en choeur en haussant les épaules.
- Tu as déjà vu cette pièce, Candy ? – demanda Donatella qui avait remarqué l’expression figée de la jeune femme.
- Oui, il y a bien longtemps. A Broadway…
- Broadway ! – s’écria Francesca, des étoiles plein les yeux – Comme j’aimerais un jour aller à New-York et visiter cet endroit mythique !
- Moi, je rêverais de voir Rudolph Valentino en vrai – ajouta Isabella en papillonnant des yeux, mains serrées contre sa poitrine – Il est si beauuuuu !!!
- A propos de beaux gosses, je suis curieuse de découvrir le visage de celui qui va incarner Roméo cette année… - gloussa Francesca – J’espère qu’il sera plus beau que celui de l’année dernière qui était grassouillet et qui zozotait.
- Je pense que cela ne pourra pas être pire – fit Isabella en ricanant – Le pauvre bougre avait fini sous les sifflets ! C’était pathétique !
- Holala, oui !!! – s’écria Maria en éclatant de rire. Elle avait manifestement retrouvé sa bonne humeur – Il était vraiment à plaindre ! J’espère que le public sera plus indulgent cette année.
- Tu ne dis rien, Candy... Tu viendras avec nous demain soir, n’est-ce pas ? – demanda Isabella, interpellée par son étrange mutisme. Cette dernière, évitant leurs regards, bredouilla :
- C’est que… J’ai beaucoup de choses à faire. Et puis, il y a mon amie Patty avec laquelle j’ai l’habitude de passer mes soirées…
- N’est-ce pas toi qui nous as parlé hier de ce séduisant docteur qui en pince pour elle ? – intervint Maria qui ne comprenait pas les hésitations de la jeune blonde – C’est l’occasion où jamais de lui proposer de s’occuper de ton amie.

Candy se renfrogna, rageant intérieurement de ne pouvoir disparaître derrière les rangées d'étagères qui séparaient la salle de travail de celle des archives. Elle regrettait de s’être confiée aux membres du club après avoir surpris Patty dans les bras du médecin. A présent, elle n’avait plus d’excuse pour échapper à cette soirée alors que la seule pensée d’assister à une représentation de Roméo et Juliette lui était insupportable. Trop de douloureux souvenirs remontaient à la surface, des souvenirs qu’elle avait enfouis au fond de sa mémoire et qui, agités, pouvaient reprendre vie comme au premier jour. Elle se revit assise, fébrile, dans cette salle de théâtre de Broadway. Cela signifiait tant pour elle : tous ces longs mois d’attente pour revoir Terry et l'admirer sur scène, dans le rôle dont il avait toujours rêvé et qu’il avait si souvent évoqué avec elle durant leurs vacances en Ecosse. Pour elle comme pour lui, ce moment tournait une nouvelle page de leur vie, vie qu’ils allaient enfin pouvoir partager librement. Déjà, dans le train pour New-York, en tendant son billet d’aller-simple au contrôleur, elle était convaincue qu’elle n’aurait pas à acheter de billet de retour. Elle savait que dès qu’elle retrouverait Terry, elle ne pourrait plus jamais s’éloigner de lui… Et pourtant, tandis qu’il évoluait sur scène, rayonnant de beauté dans son magnifique costume de Roméo, son cœur avait cessé de battre et sa respiration s'était arrêtée. Les larmes aux yeux, elle le regardait jouer, mais son esprit était ailleurs, absorbé par l’atroce nouvelle qu’elle venait d'apprendre pendant l'entracte : l’accident de Suzanne. Toute sa vie s’était alors écroulée en une fraction de seconde. Ses espoirs et ses certitudes avaient été balayés par l’effroyable réalité : le sacrifice qu’avait fait cette jeune comédienne pour sauver Terry, le garçon qu’elle aimait, qu’elle aimait plus que tout, et que le destin était en train de lui arracher ! Elle ne voulait pas y croire et pourtant elle devait bien se résoudre à prendre la décision de se retirer, de lui rendre sa liberté, pour qu’il puisse se consacrer à cette fille sans se sentir coupable toute son existence. Elle voulait tant lui éviter de souffrir ! Tout s'était ensuite enchaîné très vite : leurs retrouvailles sur le toit enneigé de l’hôpital, sa surprise et son silence alors qu’il ramenait la jeune infirme dans sa chambre, son cri de désespoir alors qu’elle lui disait adieu et ses mains… Ses mains autour de sa taille qui la retenaient dans sa fuite, qui l’enserraient à l’étouffer, ses larmes brûlantes qui glissaient dans son cou, et sa voix, si fragile, vacillante, qui lui murmurait des paroles étranglées de sanglots. Oh mon dieu !!! Comment pourrait-elle endurer le calvaire de revoir cette pièce ? Non, on ne pouvait pas lui infliger cette torture !…

Essayant de retenir ses larmes, elle balbutia un refus catégorique qui déconcerta ses camarades.

- Que t'arrive-t-il, ma douce ? – s’enquit Donatella, alarmée par les traits bouleversés de la jeune américaine – Tu es bizarre… On dirait que tu vas te mettre à pleurer. Est-ce cette pièce qui t'émeut à ce point ?
- Oui, c’est ça… - mentit Candy d’une toute petite voix.
- Il faut bien avouer que ce n’est pas une histoire très gaie – renchérit Maria en faisant la moue - Ces deux tourtereaux dont on s’amourache pendant deux heures et qui finissent par se suicider. Ce n'est pas très réjouissant !
- Tu n'as pas tort... - gloussa Isabella, cherchant à dissimuler son rire derrière son enveloppe – Mais n'oublions pas néanmoins que cela reste un grand privilège de pouvoir assister à ce genre de représentation dans un cadre aussi idyllique que sont les arènes.
- Deux mille ans d'histoire !... - opina fièrement Francesca.

Candy restait tétanisée, perdue face à cette assemblée de regards braquée sur elle.

- Je n'ignore pas l'exceptionnelle opportunité que vous m'offrez et je vous en suis toutes reconnaissante mais je...
- Ne t'en fais pas, Candy, on ne va pas te forcer à venir si tu n'en as pas envie... - l'interrompit doucereusement Maria en posant affectueusement une main rassurante sur la sienne.
- Bien sûr, Candy ! - ajouta Isabella avec un sourire bienveillant – Ecoute, tu as tout le temps d'y réfléchir. Ce n'est vraiment pas une obligation !
- Dîtes, les filles, l'heure tourne là, et je dois partir avant midi... - fit remarquer Francesca. Candy laissa discrètement échapper un soupir de soulagement et se détendit.
- Oups ! - s'écria Isabella en jetant un œil à l'horloge sur la commode derrière elle – Il est presque onze heures, activons-nous !!!

En disant cela, elle brandit une enveloppe décachetée qui se trouvait dans le panier de collecte, dont elle retira une feuille pliée en quatre.

- Si vous le permettez, je voudrais partager avec vous une lettre que j'ai trouvée hier sur le mur et que j'ai lue ce matin en vous attendant. Elle a cela de particulier qu'elle a été écrite par un homme, un jeune-homme pour être plus précise...
- Un homme ? Hummmm... Rare et prometteur !... - fit Francesca en arquant les sourcils d'un air suggestif.
- Tu ne crois pas si bien dire, ma chère Francesca ! C'est une des plus belles et plus émouvantes lettres qui m'ait été donnée de lire...
- Et bien alors, Isabella ! - s'écria Donatella en remuant d'impatience sur sa chaise – Qu'attends-tu donc pour nous la faire découvrir ???

La jeune femme acquiesça en souriant, prit place devant ses amies qui la regardaient avec attention, et s'éclaircit la gorge. Elle tenait la lettre entre ses mains, et comme elle était assise à contre jour, on pouvait deviner en transparence l'écriture de son auteur. Le regard de Candy se porta fortuitement sur cette écriture dont le tracé délié, raffiné, lui parut étrangement familier. Déroutée, elle secoua la tête pour chasser cette pensée aberrante qui venait de lui traverser l'esprit. Mais quand Isabella ouvrit la bouche et commença la lecture de la lettre, elle resta pétrifiée, les yeux écarquillés de stupéfaction, avec l'effroyable impression que la foudre s’était abattue sur elle...

Fin de la troisième partie du chapitre 10



1- Guiseppe Garibaldi était un général et homme politique qui participa au XIXème siècle à l'unification de l'Italie pour le roi Victor Emmanuel II. Il est considéré comme un des « pères de la patrie ».

Edited by Leia - 15/4/2013, 12:09
 
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Le taxi s’arrêta devant la Piazza Bra et le cœur de Roberto se mit à battre un peu plus vite. Selon le chauffeur de taxi, il y avait de grandes chances que la troupe se trouve déjà en train de répéter aux Arènes.

- C’est tout au moins le lieu où l’on vous renseignera au mieux, cher monsieur… » - lui avait répliqué le chauffeur alors qu’il se demandait si c’était le meilleur endroit pour commencer ses recherches.

Il passa un bras par dessus la banquette et tendit un billet au chauffeur.

- Attendez-moi ici jusqu’à ce que je revienne !

Le chauffeur acquiesça d’un signe de tête et le majordome sortit du véhicule. Il se sentait étrangement nerveux. Il avait les mains moites et sa respiration s’échappait, frémissante, de sa poitrine, comme un jeune-homme à son premier rendez-vous. Son cœur de midinette se manifestait avec toute sa candeur. Lui qui n’avait jamais eu le temps d’avoir une vie privée, qu’il avait sacrifiée au bien-être de son maître, vivait cet instant comme si c’était le sien. Il avait vécu par procuration l’exaltation, l’impatience du jeune duc, puis sa détresse et sa désillusion. Maintenant qu’il était sur le point de clore cette boucle infernale, il se sentait un peu déprimé. Le retour au quotidien allait assurément être moins palpitant mais il restait confiant. Le comte, passablement ébranlé par cette histoire, voudrait certainement s’éloigner de Venise quelques temps pour se défaire de sa morosité. De coutume, les salles de music-hall parisiennes savaient lui redonner du baume au cœur. « Les petites femmes nues » des Folies Bergères avaient une influence toute particulière sur son humeur, et en conséquence sur la sienne puisqu’il l’accompagnait dans tous ses déplacements.

Ragaillardi par ces délicieuses pensées, il réajusta son costume, mis de l’ordre dans ses cheveux gris clairsemés, et se dirigea vers une des portes entrouvertes de l’amphithéâtre. Dès qu’il pénétra dans l’hémicycle, il sût que sa quête était terminée…

Deux silhouettes se tenaient sur la scène, l’une athlétique à la chevelure blonde et bouclée, l’autre plus élancée, qui se mouvait avec une élégance naturelle qui ne lui était pas inconnue. L’éclat de ses yeux aigue-marine brillait avec insolence derrière les longues mèches brunes qui lui dévoraient le visage. Sa voix grave, aux harmoniques musicales, laissait deviner une sensibilité contenue, émouvante qui lui conférait cette aura si particulière, envoutante, capable de séduire les cœurs et les âmes.

Le majordome, n’osant interrompre les comédiens, alla discrètement s’assoir sur une des marches, à côté des autres membres de la troupe qui observaient attentivement les deux jeunes hommes en train de jouer. Roberto connaissait par cœur cette pièce et ce fut sans grande difficulté qu’il identifia la première scène de l’acte I, dans laquelle Roméo, fils héritier des Montaigu, confie à son cousin Benvolio, la folle passion qui l’anime pour la belle Rosaline qui le rejette...

BENVOLIO. - Bonne matinée, cousin !


ROMÉO. - Le jour est-il si jeune encore ?


BENVOLIO. - Neuf heures viennent de sonner.


ROMÉO. - Oh ! Que les heures tristes semblent longues !

N'est-ce pas mon père qui vient de partir si vite ?


BENVOLIO. - C'est lui-même. Quelle est donc la tristesse qui allonge les heures de Roméo ?


ROMÉO. - La tristesse de ne pas avoir ce qui les abrégerait.


BENVOLIO. - Amoureux ?


ROMÉO. - Éperdu...


BENVOLIO. - D'amour ?


ROMÉO. - Des dédains de celle que j'aime.


BENVOLIO. - Hélas ! Faut-il que l'amour si doux en apparence, soit si tyrannique et si cruel à l'épreuve !


ROMÉO. - Hélas ! Faut-il que l'amour malgré le bandeau qui l'aveugle, trouve toujours, sans y voir, un chemin vers son but !... Où dînerons-nous ?... ô mon Dieu !... Quel était ce tapage ?... Mais non, ne me le dis pas, car je sais tout ! Ici on a beaucoup à faire avec la haine, mais plus encore avec l'amour... Amour ! ô tumultueux amour ! ô amoureuse haine ! ô tout, créé de rien ! ô lourde légèreté ! Vanité sérieuse ! Informe chaos de ravissantes visions ! Plume de plomb, lumineuse fumée, feu glacé, santé maladive ! Sommeil toujours éveillé qui n'est pas ce qu'il est ! Voilà l'amour que je sens et je n'y sens pas d'amour... Tu ris, n'est-ce pas ?


BENVOLIO. - Non, cousin : je pleurerais plutôt.


ROMÉO. - Bonne âme !... et de quoi ?


BENVOLIO. - De voir ta bonne âme si accablée.


ROMÉO. - Oui, tel est l'effet de la sympathie. La douleur ne pesait qu'à mon coeur, et tu veux l'étendre sous la pression de la tienne : cette affection que tu me montres ajoute une peine de plus à l'excès de mes peines. L'amour est une fumée de soupirs ; dégagé, c'est une flamme qui étincelle aux yeux des amants ; comprimé, c'est une mer qu'alimentent leurs larmes. Qu'est-ce encore ? La folle la plus raisonnable, une suffocante amertume, une vivifiante douceur !... Au revoir, mon cousin. (Il va pour sortir)
BENVOLIO. - Doucement, je vais vous accompagner : vous me faites injure en me quittant ainsi.


ROMÉO. - Bah ! Je me suis perdu moi-même ; je ne suis plus ici ; ce n'est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs.


BENVOLIO. - Dites-moi sérieusement qui vous aimez.


ROMÉO. - Sérieusement ? Roméo ne peut le dire qu'avec des sanglots.


BENVOLIO. - Avec des sanglots ? Non ! Dites-le-moi sérieusement.


ROMÉO. - Dis donc à un malade de faire sérieusement son testament ! Ah ! Ta demande s'adresse mal à qui est si mal !

Sérieusement, cousin, j'aime une femme.


BENVOLIO. - En le devinant, j'avais touché juste.


ROMÉO. - Excellent tireur !... j'ajoute qu'elle est d'une éclatante beauté.


BENVOLIO. - Plus le but est éclatant, beau cousin, plus il est facile à atteindre.


ROMÉO. - Ce trait-là frappe à côté ; car elle est hors d'atteinte des flèches de Cupidon : elle a le caractère de Diane ; armée d'une chasteté à toute épreuve, elle vit à l'abri de l'arc enfantin de l'Amour ; elle ne se laisse pas assiéger en termes amoureux, elle se dérobe au choc des regards provocants et ferme son giron à l'or qui séduirait une sainte. Oh ! Elle est riche en beauté, misérable seulement en ce que ses beaux trésors doivent mourir avec elle !




Au pied de la scène, un petit bonhomme tressautait à chaque réplique et battait la mesure de ses bras, les yeux rivés sur les deux comédiens, grimaçant parfois, souriant souvent. Il semblait satisfait de ce qu’il voyait tout comme l’était Roberto, qui, fasciné, savourait la modernité du jeu de Terry. La justesse de son interprétation sublimait la richesse du texte, le dépoussiérait de trois siècles de tradition classique et apportait du relief au caractère contemporain des propos évoqués.

Terry avait dû croiser dans une autre vie le chemin de Shakespeare – se dit le majordome, tant il était convaincu qu’il n’avait jamais vu pareil Roméo de toute son existence. La scène se poursuivait, et le jeune héros continuait à s’épancher sur son triste sort, tout aussi misérable qu’un certain jeune homme désespéré qui, deux jours plus tôt, errait dans les rues de Venise…

BENVOLIO. - Elle a donc juré de vivre toujours chaste ?


ROMÉO. - Elle l'a juré, et cette réserve produit une perte immense. En affamant une telle beauté par ses rigueurs, elle en déshérite toute la postérité. Elle est trop belle, trop sage, trop sagement belle, car elle mérite le ciel en faisant mon désespoir. Elle a juré de n'aimer jamais, et ce serment me tue en me laissant vivre, puisque c'est un vivant qui te parle.


BENVOLIO. - Suis mon conseil : cesse de penser à elle.


ROMÉO. - Oh ! Apprends-moi comment je puis cesser de penser.


BENVOLIO. - En rendant la liberté à tes yeux : examine d'autres beautés.


ROMÉO. - Ce serait le moyen de rehausser encore ses grâces exquises. Les bienheureux masques qui baisent le front des belles ne servent, par leur noirceur, qu'à nous rappeler la blancheur qu'ils cachent. L'homme frappé de cécité ne saurait oublier le précieux trésor qu'il a perdu avec la vue.

Montre-moi la plus charmante maîtresse : que sera pour moi sa beauté, sinon une page où je pourrai lire le nom d'une beauté plus charmante encore ? Adieu : tu ne saurais m'apprendre à oublier


BENVOLIO. - J'achèterai ce secret-là, dussé-je mourir insolvable ! (Ils sortent.)


- Bravo ! Parfait ! – s’écria Sidney Wilde en applaudissant – Continuez ainsi les garçons et nous ferons un malheur demain soir !

Mais l’expression de contentement de son visage céda rapidement la place à de l’agacement quand il s’adressa à sa troupe, derrière lui.

- Capulet, Pâris, vous comptez prendre racine ? Vous croyez que la scène 2 va se jouer toute seule ? Allez, allez ! Bougez-vous un peu !!!

Les deux comédiens se levèrent en traînant des pieds. Mais alors que l’un des deux laissait échapper un bâillement qu’il dissimulait à peine, le metteur en scène explosa.

- Je vous avertis tous autant que vous êtes !!! Fini de traîner dans les gargotes jusqu’à pas d’heure !!! Le premier que je trouve ce soir dans un bar repartira à l’hôtel avec l’empreinte indélébile de ma chaussure sur son postérieur !!! Je vous veux en forme demain soir !!! C’est compris Christian, ou faut-il que je t’en fasse la démonstration dès à présent ???

Le jeune comédien qui incarnait Pâris opina frénétiquement du chef et se précipita sur la scène. En cette veille de représentation, Sidney n’était pas à prendre avec des pincettes. Il avait déjà failli renoncer, la mort dans l’âme, le jour où Simon, le coureur de jupons et accessoirement Roméo, s’était cassé la jambe. Ce n’était donc pas le moment de faire tout échouer si près du but. Jouer à Vérone signifiait beaucoup pour lui. Cela symbolisait sa réussite après toutes les années de vaches maigres qu’il avait dû traverser, et il n’allait laisser personne lui gâcher ce grand moment. Mais l’intervention intempestive d’un inconnu remit en doute toutes ses certitudes…

- Veuillez excuser cette intrusion, messieurs-dames, mais… - l’interrompit le majordome, en levant un index embarrassé.
- Qu’est-ce que c’est ?… - grogna entre ses dents, le metteur en scène.
- Roberto ??? – s’écria Terry, incrédule, en l’apercevant – Mais que faites-vous ici ???

Le jeune homme sauta de l’estrade et marcha droit vers le majordome, main tendue.

- Comment m’avez-vous retrouvé ? – demanda-t-il plus discrètement en lui serrant chaleureusement la main.
- C’est une sacrée histoire, monsieur… - répondit le majordome en roulant des yeux – Vous n’imaginez pas combien je suis soulagé de vous avoir devant moi !!!
- Voyons, mon ami, il ne fallait pas vous inquiéter ! Je suis un grand garçon, et comme vous pouvez le constater, je vais bien…
- Détrompez-vous, monsieur, là n’est pas la raison de ma venue ici…
- Quelle est-elle alors ?

Le majordome l’attira un peu plus à l’écart, et lui dit d’une voix presque inaudible.

- Je pense que vous devriez vous asseoir, monsieur, car ce que j’ai à vous dire risque de vous ébranler fortement…
- Vous m’inquiétez, Roberto !
- Permettez-moi d’insister, monsieur… S’il vous plait, asseyez-vous…

Terry esquissa une moue de contrariété et s’exécuta. Il prit place sur un des gradins de pierres, le bras posé nonchalamment sur sa jambe qu’il avait repliée sur le côté, et leva des yeux perplexes vers le domestique.

- Rassurez-moi, cela ne concerne pas le comte Contarini. Il va bien ???
- Le mieux du monde, monsieur ! En fait, je tenais à vous faire part d’une information de la plus haute importance qui est en rapport avec cette « demoiselle »…

Le jeune homme écarquilla les yeux et sentit son corps s’enfoncer dans le marbre.

- Pardon ??? – fit-il en déglutissant avec peine.
- Oui, cette demoiselle, celle…

Terry balaya le propos d’un geste vif.

- Je vois très bien de qui vous parlez, Roberto ! Il lui est arrivé malheur ???
- Que nenni, monsieur, tranquillisez-vous ! – répliqua le majordome en faisant de grands signes de la main – Elle reste néanmoins la raison pour laquelle je suis ici !
- Je ne comprends pas, je ne comprends rien à ce que vous dîtes !...
- Monsieur… Cette demoiselle…
- Et bien ???
- Elle n’est pas mariée, elle ne l’a jamais été ! C’était un coup monté !!!

Terry comprenait à présent pourquoi le majordome avait tant insisté pour qu’il s’assoie. Livide, il bredouilla :

- Un coup monté ???

Le domestique acquiesça. Il s’assit à côté de Terry qui restait muet, paralysé par ce qu’il venait d’apprendre, et se lança dans un long monologue explicatif. Il lui relata la farouche volonté du comte Contarini à lui venir en aide, jusqu’à solliciter l’armée pour entrer plus rapidement en contact avec la famille André. Les communications téléphoniques transatlantiques n’étaient que balbutiantes à cette époque, et le télégraphe restait encore le moyen le plus sûr et le plus rapide. C’est ainsi qu’après plusieurs échanges de télégrammes, ils avaient appris que mademoiselle Candice Neige André n’était point mariée, qu’elle voyageait avec une amie, Patricia O’Brien, et que la personne à l’origine de ces rumeurs infondées, secondée par une crapule de journaliste, avait pour identité une certaine Elisa Legrand-Withmore…

- Elisa… - murmura Terry, le poing serré et tremblant de rage – Encore elle !!! Comment ai-je pu être aussi stupide et tomber aussi facilement dans son piège ?
- Il semblerait qu’elle connaisse très bien vos faiblesses, monsieur. Mais elle a aussi joué de beaucoup de chance…
- Ce dont j’ai toujours manqué… - rétorqua-t-il avec amertume. Puis se ressaisissant, il demanda – Où est-elle à présent ??? Où est Candy ???
- Je l’ignore encore, monsieur…

Terry se leva d’un bond.

- Plait-il ???
- Mais nous le saurons très vite – s’empressa d’ajouter le majordome – Il suffit de rendre visite à mademoiselle O’Brien, ici, à l’hôpital…
- A l’hôpital ???
- En effet monsieur… Elles étaient en route pour Venise quand mademoiselle O’Brien a eu une crise d’appendicite. Comme Vérone était la ville la plus proche, elle a été opérée ici.
- Elles sont ici ! Candy est ici !!! – ne cessait de répéter Terry en se passant la main dans les cheveux.
- Je puis même ajouter qu’elle est là depuis quelques jours déjà et qu’elle n’a jamais mis les pieds à Venise…
- Cet hôpital, vous savez où il se trouve ???
- Non, mais le taxi qui m’attend dehors saura nous y conduire…
- Alors ne perdons pas de temps !!! fit-il en se tournant vers Sidney pour s’assurer de son approbation. Ce dernier le regardait, immobile et bouché bée. Il avait tout entendu et il savait très bien que Terry se passerait de son autorisation de toute façon. Il laissa tomber ses bras en signe de résignation tandis que le jeune anglais lui promettait en s’éloignant de revenir au plus vite.
- Ne crains rien, Sid, je serai là pour la première, je te le promets !!!

Le metteur en scène soupira de dépit. Il n’avait pas plus tôt trouvé un nouveau Roméo que celui-ci disparaissait dans la nature ! Il ne pouvait malheureusement pas le lui reprocher, lui qui lui avait ordonné la veille de se reprendre et d’agir pour reconquérir sa bien-aimée. Il avait manifestement écouté ses conseils…

Bien décidé à ne pas se laisser abattre, il se tourna vers la troupe et hurla :

- Qu’on m’amène Simon !!! Sur un brancard, sur une chaise roulante peu importe, mais je le veux sur scène dans dix minutes !!! Et s’il rechigne, prévenez-le qu’il rentrera en Angleterre, non pas avec une jambe cassée, mais plâtré comme une momie !!! Et que ça saute !

Fin de la quatrième partie du chapitre 10



Edited by Leia - 19/5/2013, 07:17
 
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view post Posted on 26/4/2013, 22:53
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Le bruit de pneus crissant sur le goudron suivi immédiatement d’un coup de klaxon prolongé et strident tirèrent violemment Candy de sa distraction. Emergeant de sa torpeur, elle réalisa qu’elle se trouvait au beau milieu de la rue et posa un regard hébété sur le chauffeur de l’automobile qui l’assommait d’injures. Penaude, elle se hâta de rejoindre le trottoir puis s’adossa contre un mur, un peu à l’écart dans une ruelle, pour tâcher de se calmer. Depuis quelques minutes, elle était incapable de toute pensée rationnelle. Un seul nom hantait son esprit, celui qui lui avait fait quitter précipitamment le club de Juliette après qu’elle eût compris qu’il était l’auteur de la lettre qui avait tant émue Isabella.

- Terry, Terry est ici ! – se disait-elle sans parvenir à y croire – Terry est à Vérone !!!

La tête en appui contre le mur, elle essaya de respirer profondément pour ralentir les battements de son cœur qui manquait d’exploser dans sa poitrine. En vain… Elle était dans un tel état d’excitation qu’elle perdait toute maîtrise de ses pensées et de son corps. Comment pourrait-il en être autrement alors que les paroles éloquentes de Terry lui revenaient constamment en mémoire, aussi exactement que si elle tenait la lettre entre ses mains ?

« Chère Juliette,

Comme il est étrange pour moi d’être là devant toi et de t’écrire ces mots. Nous nous connaissons si bien pourtant et depuis si longtemps. Je me rappelle de notre première à Broadway. J’étais si intimidé, si paralysé par le trac que j’avais l’impression que rien ne pourrait sortir de ma bouche, et puis soudain, comme par magie, toute cette angoisse, toute cette oppression s’était envolée car je te savais avec moi, Juliette, mon amie, rassurante, si proche que je pouvais, même sans te voir, sentir que tu me frôlais.

Te souviens-tu de notre première rencontre ? Je venais d’avoir quatorze ans et j’étais allé voir en cachette ma mère qui jouait à Londres. Elle m’avait offert ce recueil des œuvres de ton créateur, William Shakespeare, et c’est ainsi que j’avais fait ta connaissance. Je t’avais immédiatement trouvée fascinante. Tu avais presque le même âge que moi, tu sortais tout juste de l’enfance et cependant, cet amour, cette passion folle, violente et aveugle qui t’animait pour ce garçon, ce Roméo, me subjuguait. Je me demandais comment on pouvait être aussi jeune et éprouver avec une telle intensité ces sentiments, sentiments que je ne destinais qu’aux autres, convaincu que j’étais de ne jamais pouvoir ressentir la même chose. Et pourtant… Qui m’aurait dit alors qu’un soir de Saint-Sylvestre, j’allais être étreint moi aussi par cette émotion divine qui allait bouleverser toute mon existence ?... Oh, si tu l’avais vue, Juliette, dans sa robe de soie crème et son ravissant ruban qui retenait ses longues boucles blondes, tu aurais été toi aussi éblouie par sa beauté et par la grâce touchante qui émanait d’elle ! J’étais si troublé que pour ne pas me trahir, je me comportai comme un mufle et ironisai sur les tâches de rousseur qui parsemaient son petit nez. Loin d’être intimidée, elle riposta immédiatement, le nez plissé de colère et les yeux, d’un vert profond, magnétiques, qui me toisaient avec aplomb. Elle m’affrontait sans ciller, et me renvoyait toute mon arrogance au visage, me tançant vertement comme s’il eût agit d’un galopin. Je la trouvai en retour exquise, exceptionnelle, et tombai à jamais fou amoureux d’elle...

Dès ce jour, chaque fois que je la croisais, mon cœur s’emballait, mes jambes flageolaient sans pouvoir les contrôler. J’avais si peur que cela se voit ! Alors, je redoublais de goujaterie pour qu’elle ne se doute pas de mes sentiments. Elle occupait sans cesse mes pensées. Je voulais être près d’elle, entendre sa voix, ses rires. Malheureusement, elle restait à distance de l’antipathique personnage que je lui inspirais…

Mais parfois, quand deux destins sont voués à se rencontrer, il n’est pas d’écueil infranchissable… Ainsi, peu à peu, nous apprîmes à nous connaître et elle à m’apprécier… C’était la première fois que je me sentais en confiance avec quelqu’un au point d’esquisser quelques gestes de tendresse vers elle qu’elle accueillait en baissant les yeux, rougissante. J’aimais la voir ainsi baisser la garde, ce qui me laissait le fol espoir qu’elle pût éprouver des sentiments réciproques…

Je me souviens de cette fin d’après-midi en Ecosse où un orage nous avait surpris et nous avait contraints à rentrer nous protéger au manoir. Je l’observais, agenouillée devant l’âtre de la cheminée, vêtue de la robe de chambre de ma mère, essayant de réchauffer ses membres engourdis par la pluie glacée. Nous étions seuls dans cette grande maison, au milieu d’un profond silence que nous n’osions briser de peur de rompre le charme. Assis à côté d’elle, je regardais les flammes se refléter dans ses yeux d’un vert singulier, pénétrant, qui, lorsqu’ils se posaient sur moi, me faisaient oublier jusqu’à mon nom, tandis que ses jolies lèvres, pulpeuses, s’arrondissaient en s’adressant à moi. Elle était si belle et si fragile, que je souhaitais ardemment la tenir entre mes bras, la serrer tout contre moi, passer mes doigts dans ses cheveux et humer la douce odeur de sa peau. Malgré l’envie irrésistible qui me tenaillait, je n’ai pas eu le courage de l’embrasser. Je craignais trop sa réaction, dont je fis quelques jours plus tard l’expérience, au bord du lac, quand je puisais enfin l’audace de poser mes lèvres sur les siennes. La gifle qu’elle m’administra en retour reste encore douloureusement ancrée dans ma mémoire, sans altérer néanmoins l’inoubliable souvenir de ce moment magique, qui me confirma qu’elle m’aimait aussi. L’espace d’un instant, je l’avais tenue entre mes bras, et avais été assuré qu’elle ne me mentait pas… »


- Oh Terry, par excès d’orgueil, je n’ai pas voulu te l’avouer sur le moment, mais ce baiser fut pour moi un des évènements les plus merveilleux de mon existence… - se dit Candy, un sourire nostalgique au coin des lèvres – Je n’ai pas oublié… Non, je n’ai pas oublié ce délicieux contact de tes lèvres sur les miennes. Il suffit que je ferme les yeux et les quelques minutes passées contre toi ravivent en moi des émotions extraordinaires, que j’ai chéries tout au long de ces années loin de toi. C’était mon premier baiser, Terry… Quel bonheur de l’avoir reçu de toi !…

Toute à ses pensées, elle reprit sa route, d’un pas encore plus déterminé.

« Malheureusement, un tel bonheur ne pouvait pas durer et du fait des agissements malhonnêtes d’une diabolique personne, nos destins furent séparés. La mort dans l’âme, je quittai l’Angleterre pour l’Amérique, sans savoir si je la reverrai un jour. Dès mon arrivée, je rendis tout d’abord visite à ces deux personnes dont elle m’avait si souvent parlées et qui l’avaient éduquée. D’une main fébrile, je toquai à la porte qui s’entrouvrit sur une vieille dame, chaussée de lunettes épaisses, qui me regarda avec bienveillance. Mon cœur fit un bond en la découvrant ainsi que sa collègue, une religieuse très dévouée. J’avais l’impression de les connaître depuis toujours. Elle m’avait tellement parlé d’elles que leur voix et leur visage me semblaient familiers. Et quand je leur dis que j’étais dans le même collège que leur fille, elles m’accueillirent avec tant de chaleur, que je sus immédiatement qu’elles m’avaient adopté et qu’elles avaient aussi compris combien j’étais amoureux d’elle. Plus tard, avant de repartir, j’allai me recueillir sur sa colline, cette colline que lui rappelait tant celle du collège Saint-Paul où nous avions l’habitude de nous retrouver. Je restai là, immobile, sous la neige qui tombait à gros flocons et pensai à elle, longuement. Je voulais graver dans ma mémoire ces lieux où elle avait grandi, et qui avaient fait d’elle l’être admirable qu’elle était, plein de compassion et de dévouement pour les autres, bon et généreux, mais aussi combatif et courageux. Ah, Juliette, la connaître c’était recevoir une grande leçon de vie !... »

- Les larmes me brouillent les yeux quand je repense à ce moment, Terry… On distinguait encore les traces de tes pas dans la neige quand je suis arrivée au sommet de la colline. A travers le vent qui me cinglait le visage, j’ai crié à plusieurs reprises ton nom, sans grand espoir, car je devinais que tu étais déjà bien loin. Tu étais si proche et si loin à la fois ! Quelques minutes seulement nous séparaient ! Oh Terry !... La tasse de thé que tu avais tenue entre tes mains était encore tiède !… Je l’ai gardée longuement entre les miennes pour conserver le plus longtemps possible ta chaleur entre mes doigts, pour te garder encore un peu avec moi…

« Peu de temps après, j’étais engagé dans la compagnie Stratford et je me lançai à corps perdu dans le théâtre. J’étais libre de satisfaire ma passion, passion qu’elle m’avait encouragée à cultiver quand je lui en avais fait part, lors d’une de nos longues conversations au bord du lac, en Ecosse. Elle croyait si fort en moi ! C’était pour elle une évidence et je voulais tant lui prouver qu’elle ne s’était pas trompée. J’y mettais donc tout mon cœur et toute mon âme pour avoir l’impression, pendant quelques heures, de la faire venir à moi. Mais un jour, contre toute attente, le rêve rejoignit la réalité, et le destin de nouveau nous réunit … Je me revois encore, le cœur battant à tout rompre, tenant fermement la poignée de la porte de ce train tandis qu’elle courait derrière lui dans son ravissant uniforme d’infirmière. Elle était là en Amérique alors que je la croyais toujours en Angleterre ! Il n’y avait plus d’océan entre nous ! Nous allions enfin pouvoir nous retrouver !!! Je croisai son regard à travers lequel je décelai la joie qui l’habitait, identique à la mienne. J’avais tant de choses à lui dire, tant de choses que la distance m’empêchait de partager avec elle. Quelle torture ce fut de la voir si près de moi mais de ne pas pouvoir la toucher, ni la serrer dans mes bras !...

Je me rattrapai très vite en lui envoyant un billet pour la première de Roméo et Juliette qui avait lieu à New-York. J’y avais inclus un billet de train en aller-simple car je voulais la retenir près de moi, ne plus la laisser repartir. Mais encore une fois, le sort voulut, de sa main perfide, mettre un terme à cet illusoire espoir, avec cet événement tragique : l’accident de Suzanne, cette jeune comédienne, qui en me sauvant la vie, avait perdu l’usage de sa jambe. Rongé par la culpabilité, contraint de me soumettre aux exigences de cette écrasante responsabilité, je me trouvai dans l’horrible situation de devoir renoncer à Elle alors que mon cœur et mon âme s’y refusaient. La quitter pour me dévouer à quelqu’un que je n’aimerais jamais m’était insupportable !!! Et quand elle vint me rejoindre à New-York, je ne pus trouver le courage de lui dire la vérité. Les mots butaient contre mes lèvres et ne parvenaient pas à sortir. Elle était là, enfin, devant moi, d’une beauté irréelle, et je n’osai faire un geste vers elle, car j’en avais perdu le droit ! Comment décrire avec des mots toute l’horreur et le dégoût de moi-même qui s’emparèrent de moi quand je la découvris sur le toit de cet hôpital, auprès de Suzanne qui avait tenté de mettre fin à ses jours ?... J’avais tellement honte de moi, honte de devoir lui faire affronter cela… Alors que je ramenais Suzanne à sa chambre, le poids si léger qu’elle représentait me paraissait de plomb. Titubant, je croisai SON regard atterré mais si lucide que je compris que tout était fini… Pour mon salut, elle venait de faire ce dont j’avais été incapable : ce choix douloureux, cet impossible choix de sacrifier ce bonheur que nous venions tout juste de toucher du doigt. Je voulais hurler mon désespoir, l’empêcher de partir, je ne voulais pas qu’elle disparaisse à jamais de ma vie ! Quelle cruauté, quelle ignominie de se séparer ainsi, sur les marches de l’hôpital Jacob, sur lesquelles brillaient encore nos larmes versées !... Oh, Juliette, il n’y eut pas pire supplice que de devoir écarter mes mains de sa taille et de la laisser partir… Peut-être aurait-il mieux valu ne jamais nous rencontrer puisque nous étions voués à nous séparer…»


- Oh non, Terry, il ne faut pas dire cela… Malgré toutes ces années loin de toi, je n’ai jamais regretté de t’avoir connu. J’ai tellement appris de toi. Tu m’as ramenée à la vie alors que je n’aurais jamais cru possible de pouvoir me remettre de la mort d’Anthony. Pendant que tout le monde me ménageait, tu ne t’es pas laissé aller à la pitié, tu m’as confrontée à mes démons et poussée à réagir. Sans toi, j’en serais peut-être encore à pleurer sur mon sort. Terry, si j’ai pu vivre tout ce temps loin de toi, c’est bien parce-que je ne voulais pas te décevoir, parce-que je m’étais promis de lutter, en souvenir de tout ce qui nous liait. C’était notre pacte, te rappelles-tu ? Notre promesse commune de ne pas flancher et de tout faire pour avoir une vie heureuse… Tout faire, oui, pour continuer à avancer, sans toi… Bien des fois, j’ai failli me laisser aller, bien des fois j’ai failli abandonner, mais je repensais alors à toi, et je te revoyais dans ce misérable théâtre ambulant, où, ivre mort, tu ne parvenais même plus à réciter deux vers à la suite. Mon cœur se serre à cette évocation tant ce spectacle était désolant et douloureux à regarder. Je savais que j’en étais la cause, et je voulais me jeter dans tes bras, te rassurer, te dire combien je t’aimais. Mais je ne le pouvais pas car je savais qu’à un moment ou un autre tu devrais revenir vers Suzanne pour prendre soin d’elle et qu’il n’y avait pas de place pour moi dans ta vie… Et puis, tout d’un coup, tu t’es ressaisi et j’ai su que tu ne te laisserais plus aller au désespoir, que tu tiendrais toi aussi ta promesse. Et j’ai tenu la mienne jusqu’à aujourd’hui …

Le vieux Vérone ne lui avait jamais paru aussi long ni aussi tortueux. Il lui semblait qu’elle errait dans un labyrinthe sans fin. L’esprit troublé, elle ne reconnaissait plus rien tout à coup, alors que cela faisait des jours qu’elle se déplaçait dans ces rues. Mais le soudain tintement des cloches de l’église San Nicolo lui confirma qu’elle était sur le bon chemin…

« Pendant toutes ces longues années, Juliette, tu m’as accompagné, fidèle et loyale. Pourtant, je peux bien te l’avouer à présent, bien que je soupçonne que tu l’aies toujours su : que ces vers d’amour que je te déclamais sur scène ne s’adressaient pas à toi, mais à Elle et Elle seule. C’était ma manière à moi de chasser ce chagrin qui m’habitait, cette douleur de ne pas être auprès d’elle. J’aurais tant aimé pouvoir l’oublier mais son souvenir restait ancré dans ma chair, à la fois obsédant et réconfortant.

Après le décès de Suzanne, je crus que ma vie allait changer, mais c’était sans compter toutes ces années emprisonné dans cette tour de verre, où j’étais resté le spectateur de cette existence que je honnissais. J’éprouvais beaucoup de difficultés à revenir à la réalité. J’avais l’impression d’émerger d’une sombre cellule et d’être aveuglé par la lumière du jour. J’étais libre mais encore prisonnier dans ma tête…

Je voulais lui écrire, lui dire que je l’aimais toujours, que rien n’avait changé pour moi. Maintes fois, je noircis du papier et maintes fois, je le froissais et jetais à la corbeille. J’avais si peur qu’elle me rejette que je laissai plus d’un an s’écouler. Et puis, tout récemment, elle réapparut, si brièvement que je dus traverser l’océan pour la rejoindre. Mais alors que je retrouvais sa trace, j’eus la détestable surprise d’apprendre qu’elle était jeune mariée !!! Tous mes espoirs, tous mes rêves, s’écroulèrent en un instant. Ce fut comme une deuxième mort pour moi. J’étais déjà qu’une enveloppe esseulée depuis notre séparation à New-York, je devenais à présent un spectre errant dans les rues de Venise.

Oh Juliette, si j’avais eu du courage, si je n’avais pas eu peur de lui écrire, ma lettre serait certainement arrivée avant qu’elle rencontre cet homme, cet homme dont j’aurais dû occuper la place, cet homme que je maudis pour tout ce qu’un époux peut partager avec elle !…

J’ai si souvent manqué de bravoure quand il s’agissait d’elle ! J’en accepte à présent le châtiment. Qu’aurait-elle pu attendre d’un pleutre comme moi ? Je ne suis qu’un être misérable, indigne de l’amour qu’elle m’a porté. Je mérite son rejet, son oubli et son indifférence.

C’est pourquoi je te demande ton aide, Juliette, parce que je ne sais pas comment je pourrai jouer après-demain sans avoir envie de planter dans mon cœur ce poignard que tu réserves au tien. Je te fais cette requête comme il serait d’une bouteille jetée à la mer, avec l’hypothétique espoir que tu puisses m’entendre. Je veux bien croire, ne serait-ce qu’un instant, que dans toute cette tragédie pourrait surgir une lumière qui éclairerait mes pas et m’accorderait un peu de répit. Je suis à bout de force, Juliette, je t’en prie, aide-moi…

Terrence »


Un silence de mort avait étendu son voile morbide dans la pièce. Personne n’osait prononcer un mot. Ce fut Donatella qui avait fini par y mettre un terme en s’adressant à Candy, statufiée sur sa chaise, les poings serrés sur ses genoux, le visage vidé de son sang.

- Candy… Serait-ce de toi dont il s’agit ? Tu nous as bien dit que tu étais infirmière, non ? Roméo et Juliette à New-York … C’est bien votre histoire qu’évoque ce jeune-homme…
- En tout cas, tu ne nous avais pas dit que tu étais mariée ! – avait ajouté Maria, sur un ton de reproche, tout en se mordant immédiatement la lèvre de contrition devant les yeux réprobateurs que lui lançait Isabella.

Candy s’était immédiatement levée et avait répondu, la voix tremblante :

- Je… Je ne suis pas mariée ! Je ne l’ai jamais été ! Mon dieu, il croit que… il croit que !...

Elle s’était laissée choir sur sa chaise et avait éclaté en sanglots en secouant la tête.

- Je ne comprends pas – avait-elle bredouillé, le visage au creux de ses mains – Je ne comprends pas ce qui peut lui faire croire cela !...
- ça, ma fille, il n’y a qu’un moyen pour le savoir – avait lancé Francesca – Il te faut aller à sa rencontre et le lui demander !

Candy avait relevé la tête avec étonnement. L’incompréhension se reflétait dans son regard brouillé de larmes.

- Mais je n’ai aucune idée de l’endroit où il se trouve !!!
- Avons-nous lu la même lettre Candy ??? – avait rétorqué Isabella en brandissant les billets pour la pièce de théâtre – N’y dit-il pas qu’il doit jouer demain ?
- Et que joue-t-on demain ? – avait renchéri Donatella, avec un petit sourire ironique.
- Roméo et Juliette… - avait murmuré Candy, confuse. Comment leur expliquer que depuis quelques minutes, sous le coup de l’émotion, elle avait cessé d’écouter ce que lisait Isabella, assaillie d’une multitude de pensées qui la traversait. Une seule dominait néanmoins les autres : Terry était en ville, Terry était à Vérone !!!
- Que fais-tu encore ici, tête de linotte ??? – s’était alors écriée Maria, agitée de la plus vive impatience – Pourquoi n’es-tu pas déjà aux Arènes ???
- Mais oui, Candy !!! Dépêche-toi !!! – avait ajouté Francesca, à la limite de l’hystérie – Vite !!!

Candy s’était relevée en opinant, séchant d’un geste vif les dernières larmes qui baignaient son joli visage. Au moment de passer le seuil de la porte, elle s’était retournée vers ses amies qui la regardaient avec attendrissement et une certaine excitation.

- N’aie aucune crainte, Candy – lui avait soufflé Isabella qui devinait son angoisse – Tout va très bien se passer… L’amour est plus fort que tout ! Et il t’aime, ce garçon, il t’aime à la folie !!! Cours, Candy, cours !!!

Le cœur battant, le souffle court, Candy avait donc marché, couru à travers les rues du vieux Vérone, sans vraiment réaliser où elle allait. Et quand elle déboucha enfin sur la place Bra au milieu de laquelle se dressaient les antiques Arènes, elle se demanda si ce qu’elle était en train de vivre n’était pas un rêve. Il y avait foule en cette heure et elle ne put s’empêcher, alors qu’elle contournait l’édifice, de rechercher le visage de Terry parmi les personnes attablées aux nombreuses terrasses de café qui ceinturaient le lieu. Des dizaines de fois elle crut l’apercevoir, et des dizaines de fois il n’en fut rien. Désappointée, elle se dirigea vers une des entrées de l’amphithéâtre. La gorge sèche, assourdie par les battements de son cœur qui martelaient ses tympans, elle poussa la grande porte entrouverte et pénétra dans l’hémicycle. La scène se trouvait tout près d’elle et elle pouvait distinguer aisément les comédiens en train de répéter. Vacillante, au bord de l’évanouissement, elle fit quelques pas en avant. La plupart des personnes autour d’elle étaient de dos et regardaient le spectacle. Terry était certainement parmi elles, il allait se retourner et l’apercevoir !

Ce fut une voix grave et autoritaire qui la ramena violemment sur terre…

- Je peux vous aider, mademoiselle ? – lui demanda un petit bonhomme ventripotent au crâne bien dégarni. Il l’observait avec de grands yeux scrutateurs et elle balbutia, d’une voix tremblante :
- Je cherche Terrence… Terrence Graham… Granchester… Enfin, je cherche Terry…
- Terry ? – fit Sidney Wilde en devinant immédiatement à qui il avait affaire, un sourire réjoui se dessinant sur ses lèvres replètes – Terry est à votre recherche ma tendre enfant. Vous venez tout juste de le manquer !…

Fin du chapitre 10



Edited by Leia - 26/4/2016, 17:10
 
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view post Posted on 15/5/2013, 17:01
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Chapitre 11



Patty se regarda dans le miroir de sa salle de bains et un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres. C’était la première fois depuis son arrivée impromptue à l’hôpital qu’elle revêtait une robe, et elle s’en réjouissait. Alessandro allait enfin pouvoir la découvrir dans autre chose qu’une chemise de nuit. Cela la mettait toujours mal à l’aise d’être devant lui dans cette tenue. Qui ne l’aurait pas été ? Il n’est pas commun de recevoir son soupirant en pyjama…

Elle réajusta le col bateau de sa robe jaune pâle et serra un peu plus le fin ruban qui ceinturait sa taille pour la mettre un peu plus en valeur. Elle fit quelques pas dans la chambre et ne ressentit aucun trouble tel que celui qu’elle avait éprouvé la veille et qui l’avait faite échouer dans les bras puissants du médecin. Soulagée, elle alla s’assoir sur le bord du lit, en position d’attente. Il allait certainement être surpris de la voir ainsi, habillée élégamment et marchant droit vers lui sans trébucher. En pensant à cette éventualité, une pointe de regret lui serra le cœur car cela signifiait qu’il allait certainement l’autoriser à quitter l’hôpital, et bien que ce ne fût pas l’endroit le plus palpitant de la ville, elle n’en restait pas moins désolée de devoir en partir. Elle ne voulait pas se séparer de lui. Comment pouvait-elle être assurée qu’ils continueraient à se voir si elle s’éloignait de lui ? C’était une question qu’ils allaient devoir assurément évoquer et elle commença à en élaborer quelques unes dans sa tête pour être sûre de ne rien oublier.

Le bruit de cognements précipités contre sa porte la soutira de sa rêverie.

C’était lui !!! Par chance, Candy avait du retard et elle espérait secrètement qu’elle prendrait son temps pour la rejoindre. Elle se redressa sur son lit, mit une dernière fois de l’ordre dans ses cheveux, et répondit d’une voix chantante :

- Ouiiiii ? Entrez !...

La porte s’ouvrit et le sourire radieux qu’elle arborait s’arrondit instantanément d’étonnement. Bouche bée, blême et tremblante, elle prit appui sur le rebord du lit pour ne pas s’évanouir. La personne qui venait d’entrer était bien la dernière dont elle aurait imaginé la présence à Vérone, encore moins dans sa chambre !

- Bonjour Patty – fit Terry, essoufflé d’avoir trop couru dans les couloirs. Il balaya la pièce du regard et ajouta – Pourrais-tu me dire où se trouve Candy ?

*********



Candy allait frapper à la porte de la chambre de Patty quand elle s’interrompit dans son élan. Elle percevait le murmure de plusieurs voix à travers la cloison. Son cœur bondit dans sa poitrine. Elle ne pouvait les distinguer clairement mais elle était certaine d’une chose : Terry était là !!! C’est ce que Sidney Wilde lui avait déclaré une demi-heure auparavant. Terry savait qu’elle était à Vérone et il savait aussi que Patty se trouvait dans cet hôpital. Il devait être elle maintenant et il l’attendait…

Elle n’avait plus qu’à baisser la poignée de la porte et elle le retrouverait… Hésitante, elle avança la main sans aller jusqu’au bout de son geste. Comment allait-il réagir en la voyant ? Il avait l’air si désespéré dans sa lettre ! Peut-être allait-il lui cracher tout son mépris à la figure puisqu’il la croyait mariée ? Allait-il accepter de l’écouter ? Allait-il la croire ?

Elle réalisa alors que Patty avait déjà dû tout lui expliquer, que tout ceci n’était qu’un tissu de mensonges et qu’il n’y avait pas une once de vérité dans tout cela. Tout le long du chemin jusqu’à l’hôpital, elle s’était demandée comment cette information erronée avait pu lui parvenir et comment il avait pu y accorder crédit aussi facilement. En y réfléchissant, elle comprit qu’elle aurait pu commettre la même erreur si elle avait été à sa place. Ils étaient tous deux tellement imperméables au bonheur depuis si longtemps, on le leur avait interdit à de si nombreuses reprises, que le moindre soupçon pouvait leur paraître une évidence, une nouvelle raison pour ne pas vouloir y croire…

Mais à présent qu’il se tenait là, à quelques mètres derrière cette porte, elle était bien résolue à lui prouver qu’il pouvait abandonner ses doutes et ses craintes car il était bel et bien celui qu’elle aimait éperdument, celui qui occupait toutes ses pensées depuis le collège : le grand amour de sa vie…

D’une main plus assurée, elle poussa enfin la porte, le cœur battant à tout rompre, la respiration frémissante. Mais alors qu’elle pénétrait dans la chambre, la cruelle désillusion qu’elle ressentit en croisant l’unique regard masculin de la pièce, celui du docteur Biazini, la laissa interdite. Un soupir d’abattement s’échappa de sa poitrine et elle éclata en sanglots…

**********



Le taxi s’arrêta devant la petite place ombragée où se trouvait la trattoria qui abritait le club de Juliette. C’était bien l’endroit que lui avait indiqué Patty. Il rit intérieurement en repensant à la tête qu’elle avait faite en le voyant surgir dans sa chambre. Visiblement, ce n’était pas lui qu’elle attendait. La stupéfaction suivie de la déception qu’il avait lues sur son visage l’avait d’ailleurs intrigué. Mais il n’était pas resté assez longtemps pour en savoir plus, car, dès l’obtention de sa réponse, il avait promptement quitté l’hôpital pour repartir vers le centre ville. Son impolitesse n’allait certainement pas accroître le peu d’estime qu’elle avait de lui, mais en cet instant, peu lui importait ce qu’on pensait de lui, seule comptait cette idée fixe qui l’obsédait : retrouver Candy au plus vite !

- Voulez-vous que nous vous attendions, monsieur Grandchester ? – demanda Roberto au jeune aristocrate alors qu’il se penchait vers la portière pour sortir du véhicule. Ce dernier tourna la tête et lui répondit d’une voix très calme malgré l’état de fébrilité extrême dans lequel il se trouvait.
- Ce ne sera pas nécessaire, Roberto, merci. Vous avez été d’un grand secours jusqu’à présent, mais je crois que je pourrai me débrouiller désormais.

Le majordome opina du chef avec un sourire entendu.

- Ma mission est donc accomplie. Je vous souhaite beaucoup de chance, monsieur Grandchester, et par dessus tout, beaucoup de bonheur.

Déstabilisé par ces paroles d’encouragement, Terry le remercia d’un discret signe de tête. Le bonheur se tenait en effet à portée de main, et il avait encore du mal à le croire. Il lui suffisait de faire quelques pas de plus, et il allait enfin pouvoir le toucher, le serrer dans ses bras et le retenir à jamais. Il sortit du taxi et s’adressa une dernière fois à son nouvel ami.

- Veuillez remercier le comte pour son aide précieuse. Je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour moi…
- Je n’y manquerai pas, monsieur Grandchester. Hâtez-vous à présent. Vous n’avez que trop perdu de temps !

Le majordome le salua de la main puis indiqua au chauffeur, par une tape sur le dossier de son siège, qu’ils pouvaient partir. Le taxi s’éloigna lentement, laissant Terry seul avec ses incertitudes. Le jeune homme se retourna et regarda la façade de l’auberge dont l’ombre bienfaitrice se projetait sur les tables de bistrot regroupées devant elle. Etrangement, le lieu correspondait bien à ce qu’il avait imaginé : une placette de fin gravier bordée d’arcades qui soutenaient des immeubles vieux de plusieurs siècles parmi lesquels se distinguait la trattoria Giulietta et le tilleul centenaire qui en protégeait l’entrée. Un petit écrin de tranquillité à l’écart de l’agitation de la ville…

Malgré sa nervosité, il traversa la place d’un air qui se voulait détendu, se faufila entre les tables, faisant fi des convives qui déjeunaient, et pénétra dans le restaurant. Un courant d’air vint lui caresser le visage et il ferma les yeux de contentement. Il faisait si chaud à l’extérieur que cette agréable sensation mit en suspend son appréhension pendant quelques secondes.

Il chercha Candy du regard dans la salle. Où pouvait-elle donc se trouver ? Il s’approcha du comptoir derrière lequel trônaient plusieurs rangées de bouteilles d’alcool de toutes qualités. Un homme de forte carrure et au visage taillé à la serpe, occupé à remplir deux verres de vin, leva ses sourcils épais et broussailleux en l’apercevant.

- Si ? – demanda-t-il sans grande amabilité en reposant sa bouteille.
- C… Candy ? – bredouilla Terry pour tout sésame, les rares mots d’italien qu’il connaissait ne pouvant l’aider outre mesure dans cette situation.
- Ah, Candy !!!!

Le visage du taciturne bonhomme s’illumina immédiatement. Il posa son torchon sur le rebord du meuble, et se dirigea vers un passage attenant au comptoir. Il écarta le rideau qui en dissimulait l’entrée, se posta devant un escalier à demi caché sur le côté dans l’obscurité, et plaça ses mains en porte-voix autour de sa bouche. Sa grosse moustache noire se mit à trembler tandis qu’il hurlait quelque chose en direction de l’étage. Aussitôt après, on entendit quelqu’un dévaler les marches en courant, et le visage souriant d’une jolie jeune femme brune apparut dans l’embrasure. Elle dévisagea Terry un instant sans rien dire. Il la regardait faire incrédule, embarrassé par la curiosité de ses pupilles sombres qui le dévisageaient. Isabella se dirigea enfin vers lui, et il tressaillit aux douces paroles qu’elle prononça alors qu’elle prenait ses mains entre les siennes et les serrait chaleureusement.

- Bonjour Terrence. Nous vous attendions…

Fin de la première partie du chapitre 11



Edited by Leia - 15/5/2013, 21:44
 
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view post Posted on 17/5/2013, 21:29
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Parvenue au croisement entre la rue Rosa et le cours Sainte Anastasia, Candy s'arrêta un instant pour faire une pause . Il lui fallait encore traverser la place delle Erbe, s'engager dans son prolongement dans la rue Capello puis tourner quelques mètres plus loin à droite dans la rue Saint André, et elle serait enfin arrivée au Club. Cela correspondait à une centaine de mètres tout au plus, mais épuisée comme elle était, cela revenait pour elle à franchir le mont Everest ! Reprenant son souffle, elle s’assit sur une borne en pierre devant le palais baroque Maffei, indifférente à la beauté de l’édifice qui la dominait de toute sa hauteur. Sur le toit, des statues de divinités romaines, retenues par une balustrade, l’observaient de leurs yeux vides.

Cela faisait deux heures qu’elle allait et venait sous cette chaleur caniculaire, ses pieds la faisaient souffrir atrocement, et elle se sentait gagnée par le doute et le découragement. Elle espérait que Terry se trouverait encore au club et qu’il n’aurait pas choisi, ne la voyant pas là-bas, de repartir pour une autre destination. Elle savait que les membres du club pouvaient être très convaincantes quand il le fallait, mais aussi excessivement bavardes, ce qui risquait plutôt de le faire fuir que de le mettre en confiance…

Pour se redonner du courage, elle repensa aux paroles réconfortantes et rassurantes qu’avait eues Patty à son égard alors qu’elle frisait la crise de nerfs en découvrant que Terry n’était plus à l’hôpital. Elle n’avait pu cacher son désarroi et se laissant choir sur le bord du lit, elle s’était confiée à son amie, relatant dans les grandes lignes son aventure, malgré l’incommodante présence du docteur Biazini.

- Mariée ??? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ??? Comment peut-il croire que tu sois mariée ???
- Je l’ignore. Mais il en est bel et bien convaincu !...
- Tu ne dois pas le laisser dans cette certitude. Tu dois repartir au club, Candy. C’est là qu’il se trouve.
- A condition qu’il ne disparaisse pas une nouvelle fois. Oh Patty, comment vais-je parvenir à le retrouver si j’arrive toujours après son passage !
- Calme-toi, respire un bon coup – l’avait-elle tranquillisée en posant une main sur la sienne, devinant qu'elle était sur le point de s’effondrer.
- Oh Patty !... J’ai si peur, j’ai si peur qu’il me rejette !
- Je puis te rassurer sur ce point. La tête qu’il a fait quand je lui ai dit que tu n’étais pas là témoigne, je puis te le certifier, d’un grand intérêt pour toi. Cesse donc de t’enfouir la tête dans le sable et de nier l’évidence : tu l’aimes, il t’aime. Il te cherche, et toi de même. Il te suffira de quelques secondes pour le rassurer sur ton amour pour lui, et vous serez ensemble à jamais !
- Patty… - avait murmuré Candy, de grosses larmes roulant de nouveau sur ses joues.
- Crois-tu que je t’encouragerais dans ta quête si je n’étais pas sûre de vous deux ? – avait murmuré Patty en essuyant une larme sur le visage bouleversé de la jeune blonde - Allez, Candy, il est temps que tu connaisses le grand bonheur de retrouver celui que tu aimes !


Les yeux baissés, Candy avait hoché la tête en reniflant, puis les deux amies s’étaient serrées affectueusement l’une contre l’autre avant de se séparer sous les yeux ahuris du médecin qui n’en revenait pas de la tragi-comédie qui s’était déroulée devant lui en l’espace de quelques minutes. Brutalement exposé à la complexité des sentiments féminins et à leurs tourments, il avait tourné un visage affligé vers Patty.

- Enfin, enfin !!! – ne cessait de dire cette dernière en fixant la porte par laquelle Candy avait déjà disparu, ses petits poings serrés contre son cœur.

Puis elle avait levé la tête vers lui. Une joie extatique faisait briller ses jolies prunelles et rosissait ses joues. Le sourire d’espérance qui courait sur ses lèvres avait alors pénétré d’un flot de tendresse son cœur d’endurci, flot auquel il s’était abandonné, troublé, quand elle s’était précipitée dans ses bras…

********



Puisant dans les dernières forces qui lui restaient, Candy se releva, contourna une colonne de marbre blanc surmontée d’un lion de Saint-Marc, symbole de la République de Venise, et commença à traverser la place . Sur les façades des maisons, des fresques antiques datant de l’ancien forum romain à l’emplacement duquel la place avait été construite, s’exposaient aux affres du temps. Mais l’esprit de Candy n’avait pas le cœur à s’attarder sur ces merveilles historiques. Elle voulait parvenir au club au plus vite !

C’était jour de marché. Pestant intérieurement contre les étals des marchands éparpillés sur la place et qui la ralentissaient, elle se chercha un passage dans les allées encombrées. A mi-parcours, elle déboucha sur une parcelle isolée au milieu de laquelle, tel un oasis dans un désert, une fontaine chapeautée d’une statue de Madone, s’offrait à sa gorge assoiffée. Réunissant ses mains en coupe sous l’eau fraîche jaillissante, elle s’en désaltéra longuement, buvant à pleine gorgée le liquide rafraîchissant. Puis elle plongea ses bras nus dans le bassin et s’aspergea à plusieurs reprises la nuque et les jambes en frissonnant de volupté. Une dernière fois avant de poursuivre sa route, elle plongea les mains dans l’eau, releva la tête en arrière et les passa dans ses boucles dorées, illuminées de soleil, comme une auréole. Elle ferma les yeux dans l’élan mais s’arrêta soudain, stupéfiée. Une image, celle d’un regard familier, qu’elle n’avait pas croisé depuis des siècles venait de se saisir de son esprit, un regard d’océan sous l’orage, paralysant, ensorcelant, qui vous pénétrait l’âme et vous étourdissait de vertige. Elle rouvrit les yeux et vacilla sous le choc. Il se tenait devant elle, à quelques mètres seulement, de l’autre côté de la fontaine, ce regard qu’elle avait si souvent cherché en rêve et qui l’avait accompagnée toutes ces années. Il l’observait sans bouger, aussi incrédule qu’elle pouvait l’être, comme brusquement réveillé d’un songe. Toute tremblante, le souffle coupé, elle esquissa un pas vers lui, puis s’arrêta, guettant un mouvement de recul de sa part. Il s’avança en retour, suffisamment pour qu’elle perçoive à travers sa chemise blanche entrouverte, les mouvements de sa respiration haletante gonfler sa poitrine. Puis il s’immobilisa. Elle le regardait, comme hypnotisée, les lèvres frémissantes, incapable de prononcer un mot bien qu’un flot hurlant butait dans sa boite crânienne et l’assourdissait. Il restait devant elle, impassible, et elle se sentit désemparée devant cette froideur qu’elle reconnaissait et qu’il avait coutume d’afficher quand il était en colère.

- Il m’en veut… - se dit-elle, anéantie, en secouant la tête – Je le retrouve enfin pour me rendre compte qu’il me déteste ! – gémit-elle tandis que des larmes de désespoir remontaient de sa gorge et emplissaient ses vertes prunelles.

C’est alors qu’elle vit sa main à lui venir à la rencontre de la sienne. Une chaleur réconfortante l’enveloppa, toute la tension que son corps avait accumulée se relâchant aussitôt, comme une divine délivrance.

- Candy… - l’entendit-elle murmurer tendrement, de sa voix douce et profonde.

Elle se redressa en tressaillant et entrevit à travers ses yeux mi-clos, un sourire ému sur son beau visage. Elle hoqueta de surprise et plongea son regard dans le sien. Ce qu’elle y lut cette fois ne laissait plus aucun doute. Le dialogue muet qui s’instaurait entre eux, qu’eux seuls pouvaient comprendre, les isolait du monde qui s’agitait autour d’eux. Il n’y avait plus que lui, il n’y avait plus qu’elle. Tout ce qui les entourait avait disparu dans un halo flou, oscillant d’ombres et de lumières, dans un bruissement sourd d’éléments confus.

- Candy… - répéta-t-il, comme pour s’assurer qu’il n’était pas au beau milieu d’un rêve.

Emportée par une onde de bonheur, elle se sentit glisser, ses jambes ne la retenant plus. Il était tout contre elle à présent, son bras se refermant lentement autour de sa taille. Elle ferma les yeux et se laissa aller contre sa poitrine. Timidement, ses bras à elle l’enlacèrent à leur tour. Il resserra alors son étreinte et elle enfouit son visage dans le creux de son épaule. Elle pouvait entendre les battements rapides de son cœur, sentir son souffle court caresser ses cheveux, ses muscles se contracter tandis qu’elle frissonnait d’émerveillement.

- Ce n’est pas vrai ce que l'on dit, tu sais. Tu le sais, n’est-ce pas ? - balbutia-t-elle d’une voix étranglée par la vive émotion qui la submergeait.

Pour toute réponse, il recouvrit d’une main amoureuse le dos de sa tête, mêlant ses longs doigts dans ses cheveux qu’il effleurait timidement des lèvres, humant avec délices le parfum de violette qui s’en dégageait. Ils restèrent longuement blottis l’un contre l’autre, sans considération du temps qui s’écoulait, goutant à la joie des retrouvailles. Et quand elle finit par s’écarter de lui, le visage noyé de larmes, elle remarqua que lui aussi avait pleuré. Ils se dévisagèrent, réprimant un sourire, puis éclatèrent d’un rire nerveux, incontrôlable. Quand ils reprirent enfin leurs esprits, ils se tinrent un instant sans parole, réalisant ce qu’ils étaient en train de vivre. Ils se retrouvaient après toutes ces années, et étrangement, il leur semblait qu’elles n’avaient jamais existé. Ils étaient de nouveau ces adolescents de Saint-Paul qui découvraient avec pudeur qu’ils s’aimaient.

- Je suis si heureux de vous revoir, mademoiselle tâches de son… – murmura-t-il, l’œil brillant de malice.
- Tout le plaisir est pour moi, monsieur Grandchester… - répondit-elle, un sourire mutin au coin des lèvres.
- Si heureux… - ajouta-t-il en posant sa main sur sa joue à elle, caressant avec le pouce son joli menton – Le plus heureux du monde…

Rougissante, elle baissa les yeux et inclina la tête sur le côté à la rencontre du doux contact de la paume de sa main contre sa peau. Paupières mi-closes, elle contemplait son merveilleux visage que les ans avaient anobli. Elle se souvenait de cette rare beauté qui le caractérisait, ces traits trop parfaits qui l’avaient si souvent déstabilisée et se sentit frémir à cette évocation. Il n’avait pas changé, si ce n’est... si ce n’est cette blessure au-dessus de l’arcade sourcilière, que de longues mèches brunes dissimilaient en partie.

- Qu’est-ce donc ?... – fit-elle en passant les doigts sur les points de suture.
- C’est une longue histoire… - fit-il en lui prenant la main et en y déposant un tendre baiser.
- Alors, raconte-la-moi…

Un sourire sibyllin se dessina sur ses lèvres et il opina de la tête.

- Cela risque d’être long…
- J’ai toute la vie devant moi… - fit-elle avec un moue complice.

Sans lui laisser le temps de répondre, elle lui prit la main et l’entraîna vers le fond de la place, en direction des ruelles étroites dont les ombres bienveillantes protégeraient leurs confidences…

Fin de la deuxième partie ^_____________^



Edited by Leia - 20/5/2013, 21:23
 
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view post Posted on 1/8/2013, 18:22
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Chère Juliette,

Ma main tremble trop pour t'écrire et je ne suis pas certain que mon esprit soit moins agité. Mais je voulais partager avec toi cette grande nouvelle, cette joie immense qui m'habite depuis que - je n'ose encore le croire - depuis que nous sommes enfin réunis… Oh Juliette, elle est là, assise devant moi, à cette terrasse de café, témoin de nos retrouvailles, et mes yeux brulent de rester trop ouverts, tant j'ai peur qu'en les fermant elle disparaisse. Ma main effleure la sienne régulièrement pour m'assurer qu'elle est bien réelle, je la vois baisser la tête en rougissant et mon cœur bondit à chaque fois d'émerveillement. Je suis incapable de quitter mon regard d'elle. Elle est si belle ! Encore plus belle que dans mes souvenirs. Je la regarde et je retrouve sur son visage les traits de la charmante adolescente que j'avais quittée mais avec plus de pureté dans les lignes, d'harmonie dans l'ossature. Le profil de son nez que j'aimais tant taquiner, les sourcils, la courbe de la bouche, se rappellent à ma mémoire avec une telle intensité que j'ai peine à respirer. Toutes les émotions qu'elle me faisait éprouver à Saint Paul et que j'avais volontairement occultées par la suite, sont ravivées par sa présence. Je la redécouvre et je m'extasie devant la perfection de son être tout entier. Mon regard croise le sien, empreint d'ombres et de mystères, et je frissonne de volupté devant le pouvoir qu'il a sur moi…


- Cesse de me regarder ainsi, Terry, tu m'embarrasses… - fit Candy, en détournant une nouvelle fois les yeux de lui.
- Excuse- moi, Candy, c'est plus fort que moi. J'ai tellement l'impression d'être en train de rêver !...
- Tu ne rêves pas, Terry... Nous… Nous ne rêvons pas…

Elle venait de dire cela d'une voix timide, osant à peine le regarder. Malgré la joie des retrouvailles, une pudeur agaçante la retenait de se livrer plus librement à lui. Elle aurait souhaité lui exprimer tout le bonheur qu'elle éprouvait de l'avoir bien présent devant elle, mais elle ne pouvait s'empêcher de lui afficher une certaine réserve. Il lui était encore très difficile de franchir l'interdit qu'elle s'était imposée pendant si longtemps. Cette chose si simple et si naturelle - l'aimer - cette chose qu'elle s'était si souvent reprochée de continuer à éprouver, avait fait grandir en elle un lourd sentiment de honte et de confusion. Même maintenant, alors qu'elle était libre de vivre son amour au grand jour, elle ne se sentait toujours pas à sa place. Elle comprit qu'il lui faudrait du temps pour ne plus avoir peur d'être heureuse. Mais le regard plein de tendresse que Terry posait sur elle, la rassura sur ses dernières craintes.

- Je te cherchais depuis si longtemps, Candy, que j'ai encore du mal à réaliser que je t'ai enfin retrouvée…
- J'ai la même impression que toi – fit-elle en gloussant nerveusement pour cacher son trouble – C'est fou, il y a encore quelques heures de cela, je te croyais à New-York. Je me demandais avec angoisse si nous allions nous revoir à mon retour. Et tu es là à présent devant moi, en chair et en os ! Je me sens si une idiote…
- Idiote ?

Elle baissa la tête en soupirant, tripotant d'une main distraite sa serviette en papier.

- Idiote, oui… Idiote d'autant manquer de spontanéité devant toi. Je me sens impressionnée comme si je me tenais devant mon ancien directeur d’hôpital.

Un sourire complice se dessina sur les lèvres du jeune homme.

- Si cela peut te réconforter, Candy, j'ai moi aussi cet étrange sentiment comme… comme si j'étais devant la mère supérieure…
- Vraiment ??? – demanda-t-elle en pouffant de rire – La mère supérieure ? C'est l'effet que je te fais ?
- Tu viens bien de me comparer à ton ancien directeur d’hôpital !
- Oui mais c'était un exemple parmi tant d'autres ! Tandis que la mère supérieure, c'est loin d'être un compliment !… - répondit-elle en faisant la moue.
- Rassure-toi, tu n'as pas autant de poils au menton qu'elle. Mais, en y réfléchissant bien, vous avez bien un petit air de ressemblance…
- Oh, Terry, décidément, tu ne changeras jamais !!!

Il bascula la tête en arrière en éclatant de rire tandis qu'elle lui jetait sa serviette à la figure. Mais au fond d'elle-même, elle était ravie qu'il soit resté le même, plein de malice, toujours disposé à la chahuter jusqu'à la rendre folle. Elle s'appuya contre le dossier de sa chaise et se divertit du spectacle réjouissant qu'il lui renvoyait. Elle aimait tant le voir rire… Elle l'aimait tant, tout simplement…

Soudain, elle réalisa qu'il s’était arrêté et qu'il la scrutait encore une fois à travers ses yeux mi-clos, alors qu'elle était perdue dans ses pensées. Elle leva vers lui des yeux interrogatifs, et le regard plein d'amour et de tendresse qu'il lui rendit acheva de l'ébranler.

- Candy, je… - fit-il en avançant sa main vers la sienne. Mais elle n’eut pas le temps de savoir ce qu’il voulait lui dire. Un serveur venait d’arriver à leur table et les interrompit.
- Et deux citronnades pour nos tourtereaux, deux !

Le jeune aristocrate fronça les sourcils devant l’expression cavalière du garçon de café et embarrassé, retira sa main. Le serveur posa devant eux deux grands verres de boisson citronnée et une carafe de glaçons. Terry lui tendit un billet en lui précisant de garder la monnaie, lequel le remercia chaleureusement et repartit vers l’intérieur de l'établissement, son plateau vide à la main. Ce petit intermède les rappela à la réalité, et ce fut Candy qui entreprit de les ramener définitivement sur terre.

- Tu ne m’as toujours pas raconté la raison de ta blessure… - fit-elle remarquer en buvant une gorgée de citronnade.

Un lent sourire s’épanouit sur le visage du jeune comédien. Il se cala confortablement dans sa chaise et lui dit :

- Es-tu bien sûre de vouloir le savoir ?...
- Sûre et certaine !...
- Tu seras peut-être déçue…
- J’en doute…
- Et bien soit, si tu y tiens…

Il fit mine de prendre une grande respiration, et entreprit son récit : comment, plus de deux semaines auparavant, alors qu’il se détendait dans son salon après une harassante journée de répétition, il avait découvert, en posant son regard sur le chapeau abandonné sur la table, qu’elle était passée chez lui. Sa réaction avait été immédiate et il s’était empressé d’interroger sa gouvernante qui avait rapidement tout avoué.

- Oh Terry ! – l’interrompit Candy, en secouant la tête, faisant remuer ses jolies boucles blondes - Je ne sais pas par quel hasard je me suis trouvée devant chez toi ce jour là. On aurait dit que tout avait été organisé pour cela. Je me demande même si ta gouvernante ne m’attendait pas…
- Je crois, Candy, que beaucoup de choses dans cette histoire ne sont pas issues du hasard et que de nombreuses personnes y ont participé.
- Vraiment ??? Crois-tu qu’Albert ne soit pas étranger à cela ?
- Albert et bien d’autres personnes…
- Que veux-tu dire ?
- Si tu ne m’interromps pas toutes les cinq minutes, je pourrai te l’expliquer… - dit-il en la gourmandant gentiment de son index.
- D’accord, je me tais ! – fit-elle en hochant la tête, non sans lui tirer perfidement la langue.
- Parfait ! – gloussa-t-il - Alors, où en étais-je ? Ah oui ! Mademoiselle Denise m’avoua que tu étais venue et que tu étais repartie comme… une voleuse !...

Il avait dit cela avec un grand sourire ironique, dévoilant deux rangées de dents provocatrices qui laissaient deviner une jubilation contenue. La réaction de Candy ne se fit pas attendre, qu’il affronta en clignant des yeux avec un léger mouvement de recul.

- Une voleuse ??? – s’écria-t-elle en sursautant, sa voix s’étranglant dans un trémolo – Comment peut-elle t’avoir dit cela ??? J’étais troublée, Terry. J’étais bouleversée ! J….
- Calme-toi, je plaisantais. Elle a été, au contraire, très élogieuse à ton égard.

Mais elle ne l’écoutait plus. Au bord des larmes, elle ânonnait :

- J’avais découvert ce tableau dans ton bureau… Le tableau de la maison Pony et j’avais pensé que si tu le gardais, à l’écart des regards dans cette pièce, c’était qu’il… c’était qu’il…
- C’était qu'il représentait beaucoup pour moi… Que tu représentais beaucoup pour moi… Encore et toujours…

Sa voix à lui s’était aussi brisée en prononçant ces mots. Il trouva le courage de lui prendre la main cette fois et la recouvrit de celle qu’il avait de libre.

- C’était ma façon de te garder près de moi sans éveiller les soupçons de… de tu-sais-qui…

Candy hocha la tête en baissant les yeux. Malgré tous ces efforts pour se convaincre du contraire, il lui était toujours très pénible d'évoquer Suzanne. Bien qu'elle ne fût plus là, sa présence restait encore douloureusement palpable.

- Elle ignorait tout de la maison Pony – reprit-il - et ne portait donc aucune attention à cette peinture que j’avais trouvée par hasard à Londres et que j’avais ramenée à New-York. Elle ne pouvait pas savoir qu'à chaque fois que mon regard se posait dessus, j’étais emporté vers toi et que, l’espace de quelques secondes, une lueur de vie jaillissait en moi. C’était ma façon de lutter contre l’existence misérable à laquelle elle m’avait destiné…
- Je regrette tant, Terry – gémit alors Candy – Je regrette tant que tu aies eu à souffrir de tout cela… Toutes ces années passées à…
- …Toutes ces années n'existent plus depuis que tu m'es réapparue… - fit-il en lui serrant un peu plus fort la main - Je serais prêt à les vivre une deuxième fois pour pouvoir de nouveau éprouver la joie immense que j'ai ressentie en te revoyant, Candy… Il ne faut plus regarder en arrière. Ce qui compte à présent, c'est ce que nous allons partager ensemble, tu ne crois pas ?

Candy opina du chef en refoulant un sanglot, puis grimaçant un sourire, elle demanda :

- Ce John qui a peint le tableau, serait-ce le petit John que j'ai connu à la maison Pony ???
- En effet ! Il était tout étonné que je reconnaisse l'endroit où vous aviez grandi. Il vit à Londres maintenant et j'ai conservé précieusement son adresse dans l'attente de pouvoir te la donner un jour.
- C'est merveilleux, Terry ! J'aimerais tant revoir petit John ! Je l'aimais beaucoup… Malgré ses pipis au lit qui ralentissaient mes tâches quotidiennes… - ajouta-t-elle avec un sourire nostalgique.
- Hahaha !!! A ce propos, il a tenu à me dire que cela faisait belle lurette qu'il ne mouillait plus son lit et a bien insisté pour que je t'en fasse part.
- Me voilà rassurée ! – s'écria-t-elle en ricanant de soulagement.

Une nouvelle fois, il plissa les yeux en penchant légèrement la tête sur le côté, et s'adressa à elle sur un ton énigmatique.

- Si tu veux le savoir, il n'est pas la seule personne à te connaître que j'ai rencontrée…
- C'est vrai ??? Qui donc ?
- Cherche un peu !
- Je t'avoue que je n'en ai aucune idée… - fit-elle après un petit moment de réflexion - Est-ce quelqu'un de proche ?
- Proche ? Je ne sais pas ce que tu entends par là – dit-il avec un sourire espiègle - mais disons que vous avez côtoyé le même fond de cale pendant quelques jours…
- Pardon ???? Un fond de cale ?... Tu n'es quand même pas en train de me parler de Cookie ???
- Et bien si ! C'est bien de lui dont il s'agit !

Devant son air stupéfait, il émit un petit rire satisfait et lui relata les conditions de leur rencontre.

- Je n'en reviens pas !!! – s'écria-t-elle – Cookie ! Après tout ce temps !…
- Moi non plus, je n'en reviens pas ! – fit remarquer Terry en fronçant les sourcils tel un maître d'école – Je n'en reviens pas que tu aies traversé l'océan comme une passagère clandestine !!! Il aurait pu t'arriver n'importe quoi ! Tu aurais pu te trouver sur un bateau de brigands, être jetée à la mer ou même être…

Il s'était interrompu, un frisson d'horreur lui parcourant l'échine à la pensée des actes horribles dont elle aurait pu être la victime. D'une voix calme, elle le rassura :

- Il ne m'est rien arrivé de tout cela… J'étais en compagnie de gens très biens avec lesquels je suis restée en contact.
- C'est une chance ! – rétorqua-t-il avec cynisme, toujours convaincu qu’elle avait risqué le pire. Puis, retrouvant son sang-froid, il ajouta – C’est étonnant que tu ne m'en aies pas parlé quand nous nous sommes revus à New York…
- Tu ne m'as pas posé la question. Et puis, je savais que tu aurais cette réaction, la preuve ! – fit-elle en singeant le ton réprobateur qu'il avait employé.

Il haussa les épaules tout en souriant à demi à sa provocation.

- Je réagis ainsi car je me soucie de toi. J'avais oublié combien tu pouvais être casse-cou et téméraire… Je croyais que tu étais rentrée à bord d'un paquebot de croisière, comme tes cousins, au lieu de prendre de tels risques !
- Je ne pouvais pas attendre, Terry. Je voulais te rejoindre au plus vite. C'est la raison pour laquelle je m’étais faufilée dans le premier bateau en partance pour l'Amérique.
- Tout comme moi quand je t'ai revue sur le port de Manhattan…
- Oui… - fit-elle en baissant les yeux, rougissante. Cette fois, les évènements s'étaient inversés. C'était lui qui était parti à sa recherche et qui l'avait retrouvée. Elle tressaillit.

Pourvu que plus rien ni personne ne vienne s'interposer entre eux !

- Comment va Cookie ? – s'enquit-elle pour briser le silence embarrassant qui s'était abattu sur eux - Il a dû bien changer depuis. Il a dû devenir un homme !
- A vrai dire… - répondit Terry d'une voix hésitante – Il n'est pas très en forme…
- Comment ça ????
- Nous avons eu un accident durant la traversée…
- Un… Un accident ???

Le sang qui avait empourpré ses joues reflua immédiatement vers son cœur, recouvrant d'une pâleur inquiétante son ravissant visage. En attente d'une prompte réponse, elle fixait intensément le jeune homme, lequel, devant sa mine livide, s'empressa de lui raconter sa mésaventure : la tempête, l'incendie dans la chaufferie, le sauvetage de Cookie, le naufrage du bateau et son réveil à l'hôpital de Plymouth.

- Tu… - bredouilla-t-elle en essayant de retrouver ses esprits après une telle nouvelle – Tu vas bien ? Tu n'as rien de cassé ?
- Je vais très bien, rassure-toi. Je n'ai comme séquelle qu'une légère toux qui me dérange la nuit, quelques vilaines courbatures, et cette blessure au-dessus de l'œil qui disparaitra peu à peu…
- C'est donc ça… - fit-elle en observant minutieusement son arcade sourcilière - L'entaille est franche et les points réguliers. Je pourrai te les enlever d'ici un jour ou deux…
- Houla ! Pas si vite !!! - s'écria-t-il avec un vif mouvement de recul – Je n'ai pas vraiment envie de me retrouver défiguré !!!
- Comment ça, défiguré ??? – répliqua-t-elle en se levant, outrée, sa peau reprenant subitement des couleurs. Elle fulminait, serrant les poings, tandis qu'il ricanait bêtement. Elle avait oublié combien il pouvait être énervant… Finalement, elle se rassit, prit de nouveau appui contre le dossier de sa chaise, croisa les bras, et le toisa à travers ses paupières mi-closes.
- Sache que j'en ai mâté des plus récalcitrants que toi, mon jeune ami. Ils ont souvent terminé ficelés sur la table d'osculation à demander grâce…
- Hummmm !... Présenté comme cela, je ne demande qu'à en faire l'expérience… - rétorqua-t-il en gloussant, l'œil faussement lubrique.
- Décidément, Terry, tu es un cas désespéré ! – lança-t-elle en soupirant, les yeux levés vers le ciel. Puis, retrouvant tout son sérieux, elle demanda, le ton grave :
- Et Cookie, comment va-t-il alors ???
- Il souffre de nombreuses brûlures et de plusieurs fractures. Mais ne t'en fais pas. Mon père l'a confié entre les mains des meilleurs chirurgiens d'Angleterre.
- Ton père ???
- Oui, il était à mon chevet quand je me suis réveillé à l'hôpital… - fit-il en détournant les yeux d’embarras.
- S'il était là, Terry, c'est qu'il tient beaucoup à toi. J'espère que tu ne l'as pas repoussé, comme de coutume…
- Non, pas cette fois. En réalité, nous avons beaucoup discuté. Nous nous sommes expliqués et je pense que nous sommes parvenus à une certaine entente.
- Je suis si heureuse pour toi, Terry ! J’ai si souvent prié pour que vous vous réconciliiez. Il vous faudra encore beaucoup de temps pour panser ces plaies mais vous avez effectué un grand pas l'un vers l'autre. Cela présage de belles choses pour l'avenir…
- Du moment que tu restes à mes côtés, Candy, ce ne sont que de belles choses qui m'arriveront…

Elle frissonna en rougissant et murmura en plongeant son regard dans le sien :

- Je ne m'éloignerai plus jamais de toi, Terry, plus jamais. Rien ni personne ne pourra plus me séparer de toi.
- Pourtant, quelqu'un a bien failli y parvenir…
- Tu parles de cette personne qui t'a fait croire que j'étais mariée ? J'ai lu ta – magnifique - lettre, Terry, et je suis au courant…
- Je sais… J'ai rencontré les filles du club… Elles m'ont tout expliqué…

Une nouvelle fois, la surprise la laissa bouche bée. Mais la stupéfaction céda vite la place à la curiosité, et c'est agacée par cette réponse énigmatique et la lenteur dont il usait pour s'expliquer, qu'elle exigea un éclaircissement. Il lui raconta alors son arrivée au club, suite aux conseils de Patty, et l'accueil chaleureux de toutes ces dames qui piaillaient autour de lui comme s'il eut été un coq dans une basse-cour. Assis au beau milieu de la pièce, repoussant les petits biscuits et les tasses de café, il avait essayé de capter à travers leurs jacassements enthousiastes, le message qu'elles souhaitaient lui faire passer. Il en avait finalement retenu que Candy avait lu la lettre, qu'elle ne comprenait pas cette histoire de mariage, et qu'elle était partie à sa recherche. Au début, elles lui avaient conseillé de l'attendre au club car c'était un des endroits susceptibles de la voir revenir, mais au bout d'un long moment, n'y tenant plus, il avait décidé de repartir vers l'hôpital, d'autant plus qu'il venait d'apprendre que Candy logeait non loin de là. C'est donc sur le chemin de retour que, contre toute attente, ils s'étaient revus, sur cette place delle Erbe, devant la fontaine, et sous les yeux bienveillants de la Madone qui bénît leurs retrouvailles.

Tu étais comme une vision céleste, là, devant moi, toute proche, enveloppée de lumière… Paralysé de stupeur, ébloui par tout ton être, je restais immobile devant toi tant j’avais l’impression de vivre un rêve. Puis, remarquant ton désarroi, j’esquissais un geste vers toi. Je prononçais ton nom. Je ne l’avais plus prononcé depuis des années... En entendant ma voix, j’eus l’impression que c’était irréel, que quelqu’un d’autre l’avait dit à ma place. Je te vis alors tressaillir et je me rapprochais un peu plus de toi. Et quand je pus te serrer dans mes bras, sentir ton corps frêle contre le mien, les battements de ton cœur contre ma poitrine, la douceur de ta peau, je me mis à penser que la mort pouvait dès à présent me foudroyer sur place tant le bonheur que j’éprouvais était indicible. Il n’y avait pas plus heureux homme sur terre. Dès cet instant, je sus que je ne pourrais plus jamais vivre sans toi…

Emergeant de ses pensées, il remarqua qu’elle le regardait avec un doux sourire comme si elle avait entendu ce qu’il se disait. Il lui sourit en retour, savourant l’harmonie parfaite qui les unissait.

- C’est Elisa… - confessa-t-il finalement avec gravité après qu’un troisième ange soit passé au dessus de leur tête. Il n’ignorait pas qu’avec cette révélation, il était en train de briser ce délicieux moment de paix intérieure qu’ils vivaient mais il voulait en finir au plus vite avec cette détestable personne, la chasser définitivement de son esprit, la jeter au rebut, pour ne plus avoir à l’évoquer. Elle ne pouvait plus rien contre eux désormais. Elle ne méritait plus que son mépris, chose qu’il n’hésiterait pas à lui dire en face dès son retour, mais cela ne faisait pas partie de ses priorités pour l’instant…
- Elisa ???? – s’écria Candy, les yeux écarquillés de stupeur – Mais comment donc ???

D’une voix lasse, il lui raconta le piège machiavélique qu’avait ourdi sa cousine dans lequel il était, avec une naïveté déconcertante, tombé. L’extrême prudence avec laquelle Albert avait procédé, de bonne foi, avait facilité la tâche d’Elisa qui, en quelques mensonges, avait manqué de peu de les séparer à tout jamais. Bien entendu, il avait volontairement omis de lui parler du triste épisode au bord du canal de Venise et s’était contenté d’évoquer sa rencontre avec un ancien membre de la compagnie Stratford, Sidney Wilde, qui l’avait mené jusqu’à Vérone.

Candy l’avait écouté tout le long sans rien dire, se mordant la lèvre inférieure pour refouler sa colère. Avec le temps, elle croyait qu’Elisa avait pris du recul et qu’elle avait laissé de côté la rancune profonde qu’elle lui vouait. Son éloignement de Chicago suite à son mariage avec le richissime Auguste Withmore l’avait bêtement convaincue que cette haine féroce qu’elle nourrissait contre elle, allait s’évanouir sous les lumières étincelantes de New-York, qu’elle réaliserait le peu d’intérêt que la pauvre campagnarde qu’elle était, représentait face aux folles nuits de Long Island. Elle s’était bien trompée sur toute la ligne. Elisa ne guérirait jamais de cette jalousie maladive qui l’habitait, de cette volonté obsessionnelle à vouloir la faire souffrir, la punir pour toutes les humiliations imaginaires dont elle l’accusait. L’espace d’un instant, la douce vision de la rouquine sombrant dans un trou sans fin lui traversa l’esprit, mais sa bonne conscience la rappela immédiatement à l’ordre, à laquelle elle se résigna en protestant intérieurement.

- Je devrais la haïr, la maudire pour cela… - laissa-t-elle échapper, fixant ses mains qui s’étaient recroquevillées de rage contenue – Mais… Nous devrions peut-être lui être reconnaissants de ce qu’elle a fait…

Désarçonné par ce qu’il venait d’entendre, Terry resta sur le moment sans voix, bouche ouverte, la mâchoire manquant de se décrocher.

- Pardonne ma franchise, mais la chaleur te fait perdre tout bon sens, Candy !!! Reconnaissants ??? Comment veux-tu que nous lui soyons reconnaissants d’avoir tout fait depuis toujours pour nous séparer ???
- Essayons de voir cela différemment, veux-tu ? S’il n’y avait pas eu ce malentendu à Venise, tu n’aurais jamais cherché à repartir et tu n’aurais jamais rencontré à la gare ton ami pour l’accompagner à Vérone. Personne ne savait que j’étais ici. Tu m’aurais cherchée en vain à Venise, et j’aurais continué à ignorer ta présence là-bas. Si on réfléchit bien, c’est elle qui sans le vouloir nous a permis de nous retrouver…

Le jeune homme émit un grognement d’agacement.

- C’est une vision bien particulière des évènements…
- Tu sais que j’ai raison – répliqua-t-elle en lui décochant un sourire ravageur.
- Les femmes ont toujours raison de toute façon… - soupira-t-il, un brin moqueur, se retenant péniblement de prendre son visage entre ses mains et d’embrasser ses lèvres qui le provoquaient sournoisement. Dieu qu’il en rêvait !!!
- Elles ont toujours raison car elles sont pourvues de par leur nature d’une sagesse qui vous est étrangère… - poursuivit-elle en papillonnant des cils, ignorante du bouleversement qu’elle produisait en lui.
- Si mes souvenirs sont bons, la sagesse n’a jamais été ce qui te caractérisait le plus… - rétorqua-t-il, ironique, essayant de chasser ses sulfureuses pensées – La chambre de méditation, tes sorties nocturnes en ville, tes sauts de singe dans les arbres n’étaient pas l’expression d’une grande pondération…

Candy éclata de rire et lui tira la langue.

- Tu as raison (pour cette fois) !... Je ne suis pas un bon exemple.
- Au contraire – fit-il en l’enveloppant amoureusement de son regard intense et troublant – C’est ce que j’aimais en toi. C’est ce qui te différenciait des autres cruches pleurnichardes de Saint-Paul. Tu étais unique, et tu l’es restée…

Candy baissa les yeux en rougissant, incapable de lui avouer que c’était cette rébellion qui lui était reprochée qui l’avait séduite, ce caractère fort et déterminé dans lequel elle s’était reconnue et qui l’avait rapprochée très rapidement de lui, de cet aristocrate qui cachait sous une attitude arrogante et hautaine, des blessures profondes qu’elle avait, dès le début, souhaité éperdument guérir…

Le bruit métallique d’une chaise qu’on recule la fit se redresser. Terry se tenait debout devant elle et lui tendait la main.

- Si nous marchions, Candy ?

Candy acquiesça et offrit sa main menue à son compagnon qui l’aida à se relever. La fin de l’après-midi approchait et les tables de bistrots revêtaient peu à peu leurs atours de soirée sous un concert discret de cliquetis de couverts et de tintement de verres.

Ils se promenaient sans vraiment regarder autour d’eux, trop absorbés qu’ils étaient par le bonheur d’être ensemble. Ce fut quand ils arrivèrent sur la place de l’amphithéâtre que Candy comprit que cette euphorie arrivait à son terme…

- C’est donc ici, Terry, que tu joues demain soir ?

Il hocha la tête en silence. Il devinait déjà ce qu’elle allait lui dire et ne voulait pas l’écouter.

- Ne devrais-tu pas alors être en train de répéter ???
- C’est ce que je devrais être en train de faire en effet, mais…

Mais je préfère être avec toi. Plus rien ne m’importe à présent, si ce n’est toi. Je viens tout juste de te retrouver, ne me demande pas de te laisser, ne serait-ce qu’une soirée…

Elle se tenait droite devant lui avec cet air déterminé qu’il redoutait et qui ne présageait rien de bon pour lui.

- Je sais ce que tu penses, Terry, et je ne souhaite pas, moi non plus, me séparer de toi, mais tu ne peux pas abandonner ta troupe, même pour moi. C’est ton devoir d’être avec eux. Il ne vous reste que peu de temps pour répéter. Ils ont besoin de toi, de ton expérience, de tes conseils, et de leur… Roméo ! Je ne veux pas être la source des reproches que l’on pourrait te faire. De toute façon, je ne ferai pas un pas de plus !
- Soit… - soupira Terry, en courbant l’échine, son visage dissimulant avec peine sa déception – Mais tu as raison, il faut que j’y aille. Cela a toujours été pour moi un plaisir de jouer, mais cela me semble être une corvée maintenant…
- Ne dis pas cela. Le théâtre c’est ta vie ! Que sont quelques heures l’un sans l’autre en comparaison des années qui nous attendent ensemble ? Sois raisonnable. Je viendrai te voir ici demain avant d’aller au club.

Terry opina avec résignation.

- Laisse-moi au moins te raccompagner chez toi.
- C’est un peu loin. Tu perdrais trop de temps.
- Pas avec les moyens modernes…- fit-il en courant vers un taxi qui venait de déposer, non loin d’eux, une élégante dame.

Les deux jeunes gens montèrent dans le véhicule. Candy indiqua la direction au chauffeur et quelques minutes plus tard, ils étaient devant la pension Roberta. Une bonne odeur de soupe s’échappait de la fenêtre de la cuisine, et le ventre affamé de Candy se mit à gargouiller. Debout sur les marches de la maison, dominant Terry de quelques centimètres, elle restait immobile ne sachant que dire. Le jeune homme n’était pas moins embarrassé. Les mains dans les poches, il fixait ses pieds occupés à balayer la poussière du sol.

- Bien… Le moment est venu, je crois, de nous dire au revoir… - fit-elle avec un sourire gêné.
- Oui… Au revoir… - répondit-il avec une maladroite décontraction.

Pourquoi est-ce que je me sens si gauche et si ridicule tout à coup ?

- On se voit demain…
- Oui… demain… - répéta-t-il comme un automate.

Devrais-je lui serrer la main ou l’embrasser sur la joue ?

- Je viendrai te rendre visite à l’amphithéâtre…
- C’est d’accord… - répondit-il en hochant frénétiquement la tête.

J’ai tellement envie de la serrer dans mes bras, de plonger mon visage dans le creux de son cou, de sceller mes lèvres sur les siennes…

- Ensuite, j’irai au club. Je veux te laisser travailler tranquillement pour que tu sois dans les meilleures conditions possibles jusqu’à la représentation…
- Bien mon capitaine !

Elle haussa les épaules en ricanant. Elle voyait bien qu’à travers sa malicieuse remarque, il tentait de dissiper le malaise qui s’instaurait entre eux. Ils se dévisageaient, chacun attendant un geste de l’autre.

- Alors, à demain ? – fit-elle avec un ultime espoir.
- A demain. Passe une bonne soirée, Candy.
- Toi aussi, Terry. Merci…

Il resta encore quelques secondes devant elle, les mains ballant le long des coutures de son pantalon, tapotant nerveusement ses cuisses, puis, effectuant un grand pas chassé, il repartit vers le taxi qui l’attendait un peu plus bas.

Quel imbécile, je suis !... Quel abruti ! …

- Attends !!! – crut-il entendre alors – Attends, Terry, je t’en prie !

Le cœur battant, il revint sur les quelques pas qu’il avait faits. Elle était toujours là, debout sur les marches. Elle le fixait avec innocence de son regard émeraude, et troublé, il bredouilla :

- Qu’y a-t-il, Candy ?

Elle ne répondit pas tout de suite, puis, comme dans un film au ralenti, il sentit qu’elle prenait son visage entre ses mains et qu’elle l’attirait vers le sien. Les yeux innocents qu’elle avait posés sur lui se plissèrent sous l’effet du sourire enjôleur qu’elle lui adressa.

- Tu avais oublié ceci…

Un frisson le parcourut de part en part tandis qu’elle se juchait sur la pointe des pieds et s’emparait de ses lèvres dans un tendre baiser. Incapable de réagir, il se laissa emporter par cette douce et enivrante chaleur qui l’envahissait. Au bout d’un moment, elle s’écarta de lui et aperçut son visage ahuri, comme frappé par la foudre. Elle porta la main à sa bouche pour ne pas éclater de rire.

- Bonne soirée, Terry – chuchota-t-elle en lui tapotant affectueusement la joue. Puis, profitant de l’état de sidération dans lequel il se trouvait, elle disparut derrière la porte et s’enfuit en courant jusqu’à sa chambre. Il resta durant quelques minutes interdit sur le trottoir jusqu’à ce que le klaxon impatient du taxi le fasse sursauter et le ramène à la réalité. Groggy, titubant, il prit machinalement place dans le véhicule, et se laissa docilement ramener au centre ville sous le regard attendri de Candy, qui, toute tremblante d’émotion, l’avait observé, cachée derrière les voilages de sa fenêtre…

Fin du chapitre 11



Edited by Leia - 3/5/2016, 21:55
 
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59 replies since 22/11/2011, 18:57   34628 views
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