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Lettres à Juliette, (sans rapport avec une autre fanfic du nom de "les lettres à Juliette"...)

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Leia
view post Posted on 22/11/2011, 19:42 by: Leia
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Lettres à Juliette

Chapitre 3



Patricia O'Brien ouvrit les yeux. La lumière du jour filtrait généreusement par les volets entrouverts de la fenêtre de sa chambre et laissait deviner l'heure avancée de la matinée. La jeune femme se redressa dans son lit, un peu honteuse de ne pas s'être réveillée plus tôt. Le lit de Candy à côté d'elle était vide et bien ordonné. Cette dernière était certainement partie dès l'aube à la clinique du docteur Martin et avait pris soin de ne pas réveiller son amie en quittant la pièce. Patty regrettait que Candy n’eût pas pris plus de temps libre pour le passer en sa compagnie mais elle comprenait très bien l'intérêt qu'elle portait à son travail. Elle se doutait qu'il avait dû être d'un grand soutien quand des pensées sombres hantaient son esprit, tout comme son métier d'enseignante avait donné un sens à sa propre vie après le décès d'Alistair. Elle dirigea son regard vers le tiroir de sa table de chevet et soupira de consternation. C'était son dernier jour à la maison Pony, et elle n'avait toujours pas trouvé le bon moment pour lui remettre la lettre de Terry. Force était de constater que la jeune blonde était très entourée. Dès qu'elle rentrait de la clinique en fin de journée, les enfants l'assaillaient de questions sur son travail, et elle y répondait patiemment :

– Non, il n'y avait pas eu d'oeil crevé ou de bras arraché, ni de sang giclant sur les murs. Non, le docteur Martin n'amputait pas de membres et ne faisait pas d'expériences sur des cadavres. Oui, elle faisait des piqures et quand elle faisait des prises de sang, l'aiguille ne traversait pas le bras du patient...

Le premier soir, Patty avait pâli devant la curiosité morbide de ces chères têtes d'ange, mais Candy l'avait rassurée en lui expliquant que c'était un âge où ils aimaient se faire peur, que c'était leur façon à eux d’évacuer leurs angoisses, et qu'ils étaient très doués pour passer d'un sujet à un autre. Pour preuve, leur goût pour l'hémoglobine s'était aussitôt évaporé quand un des plus angéliques de tous avait évoqué le doux thème des crottes de biques et du pipi de chat, sujet éloquent, source inépuisable d'expressions poétiques et raffinées, jusqu'à ce que Soeur Maria passât la tête à la fenêtre et, tapant des mains, mît un terme définitif à leur enthousiasme... jusqu'au jour suivant. Candy observait tout ceci avec un sourire en coin qui laissait deviner la tendre complicité qui la liait à ces enfants. Devant l'air effaré de son amie, elle n'avait pas hésité à lui assener malicieusement le coup de grâce en lui révélant qu'au même âge, elle s'était échappée une journée avec Annie, avait chipé la bouteille de vin de mademoiselle Pony et avait connu son premier état d'ivresse ! Patty en était restée muette de stupéfaction et n'avait retrouvé la parole qu'après un long moment. Candy en avait ri toute la soirée.

Le séjour s’était écoulé ainsi tranquillement. Candy partait travailler chaque matin et rentrait le soir, fatiguée de sa journée, mais toujours de bonne humeur, disponible pour son amie, ses deux maîtresses et les enfants. Pour mieux se rapprocher d'elle, Patty l'avait accompagnée un jour à la clinique, mais elle s'était vite rendue compte que la seule vue d'une goutte de sang mêlée à l'odeur des produits pharmaceutiques, lui chamboulaient l'estomac au point de lui donner des nausées et des maux de tête qui l'empêchaient de faire quoi que ce soit. C'est pourquoi elle avait renoncé à réitérer l'expérience, ne voulant pas être une charge inutile. Elle se contentait donc de prendre du bon temps à la Maison Pony, de se promener aux alentours, d'aider dans leurs tâches quotidiennes Soeur Maria et Mademoiselle Pony, en attendant le retour de Candy. Le temps était passé si vite et elle en avait partagé finalement si peu avec Candy, qu'elle en était arrivée à la conclusion que ce n'était peut-être pas le bon moment pour lui remettre la lettre de Terry. A vrai dire, elle l'avait trouvée si enjouée, si gaie, que la description sinistre que lui en avaient fait Annie et Albert ne lui avait pas semblé si évidente. Lui parler de Terry, au risque de mettre en péril tout son équilibre, lui paraissait inapproprié tant qu'elle ne serait pas parvenue à connaître le fond de sa pensée. Tout bien réfléchi, peut-être que Candy était plus heureuse sans lui ? De retour chez Pony, elle s'était bâti une forteresse infranchissable, un refuge éloigné de tout ce qui pouvait lui rappeler de douloureux moments. Avait-elle, avaient-ils, Annie, Albert, et elle-même, le droit de décider de son sort ? Etait-ce une si bonne idée que cela de vouloir les réunir alors que les deux intéressés n'en avaient pas manifesté le désir ? Voilà ce qui taraudait Patty et qui troublait son sommeil.

Mais dans moins de deux mois, elles partiraient ensemble en voyage, seules, sans personne pour s'interposer entre elles ou distraire Candy de ses pensées, et à ce moment là, elle pourrait mieux la sonder et se prononcer. Que représentaient quelques semaines supplémentaires face aux années qui s'étaient écoulées d'autant plus qu'elle était ignorante de ce qui se tramait ? Oui, tout compte fait, elle venait de prendre la bonne décision : attendre encore un peu, ne pas se précipiter pour le bien de Candy, et pour son bonheur peut-être...

Elle se déplaça vers la petite table de l'autre côté de la chambre qui servait de bureau à Candy, et rédigea une lettre à l'attention d'Annie et d'Albert dans laquelle elle expliquait son choix. Le facteur n'allait pas tarder à faire une halte à l'orphelinat. Sa lettre terminée, elle se leva et s'approcha de la fenêtre. Soeur Maria était en train de faire la classe aux enfants dans le pré qui jouxtait la maison, un cours de sciences naturelles visiblement tant les enfants semblaient passionnés à remuer la terre, à ramasser des cailloux, des feuilles, et des petites bêtes. Tout à coup, Soeur Maria se figea, l'oeil noir et le sourcil froncé, et se dirigea à grandes enjambées vers Robbie, un petit sacripant de sept ans, qui s'amusait à agiter un énorme ver de terre sous le nez de la petite Violette qui hurlait de frayeur. Le pauvre Robbie termina la leçon à côté de soeur Maria, l'oreille gauche un peu plus rouge que celle de droite... Patty ne put se retenir de rire cette scène amusante et admit intérieurement que le petit monde de Pony méritait l'affection, la quasi-adoration que Candy lui portait. Ici, il ne pouvait rien vous arriver de grave, si ce n'est... de se faire tirer l'oreille par Soeur Maria...

*************



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Le train au départ de Chicago entra en gare Grand Central1 de New-York et le coeur de Candy se serra d'émotion. Combien d'années s'étaient écoulées depuis la dernière fois où elle avait venue dans cette ville ? Sept ans, huit ans, peut-être ? Elle avait décidé de ne plus les compter depuis fort longtemps... N'avait-elle pas d'ailleurs émis le souhait de ne plus revenir ici tant l'évocation de ces lieux lui était pénible même après tout ce temps ? Pourtant, en la regardant, personne n'aurait pu deviner la profonde tristesse qui l'habitait. Pour ne pas inquiéter son entourage, et surtout pour qu'on cessât de lui parler de lui, elle avait dissimulé ses sentiments, tu ses émotions, affichant une mine toujours joviale, parfois forcée mais sous contrôle. Evoquer Terry lui était encore et toujours insoutenable, même avec ses amis, et elle leur était reconnaissante de respecter son mutisme le concernant. Pourtant, elle se trouvait à présent bel et bien à New-York et elle allait devoir y faire front. On n'avait pas encore trouvé le moyen de déplacer l'océan atlantique jusqu'à Chicago et elle devrait bien s'accommoder du port de Manhattan pour embarquer vers le vieux continent.

Le convoi ralentit peu à peu, annonçant son arrivée à grands coups de sifflets, puis plus brutalement, sous un concert de mortellement de pistons, de crissements de freins, et de jets stridents de vapeur. C'était l'effervescence au milieu de la fumée âcre des briquettes de charbon de la grande cheminée de la locomotive. Candy se leva et passa la tête par la fenêtre entrouverte de sa luxueuse cabine. Les nuages de vapeur l'empêchaient de distinguer précisément les silhouettes sur le quai. Elle devait retrouver Patty directement au bateau, mais Albert l'avait informée qu'il enverrait un des employés de son bureau New-Yorkais pour l'accueillir à la gare et la conduire jusqu'au port.

Elle fit descendre ses bagages et tandis qu'on les empilait sur un chariot (Annie lui avait fait dévaliser tous les magasins de mode de Chicago...), elle balaya du regard l'interminable quai, s'attendant à ce qu'un visage inconnu s'adressât à elle. Comme personne ne venait, elle s'avança vers le hall central, le préposé aux bagages sur ses talons. Eblouie par l'ampleur des lieux, elle emprunta un des imposants escaliers qui menaient au premier étage où se trouvaient de nombreux restaurants et cafés pour les passagers en attente de leur train. Puis, dressée sur la pointe des pieds, sa frêle silhouette en appui sur la rambarde du balcon qui surplombait le coeur de la gare, elle se mit à observer la foule en bas qui se dispersait par petits paquets vers les galeries qui bordaient le hall principal et menaient aux différents quais.

Elle pouvait apercevoir à côté des guichets l'employé de gare qui l'attendait patiemment avec son chariot à bagages. De son point de vue, elle ne pouvait résister à la majesté des lieux. Comment avait-elle pu la dernière fois, passer à côté de ce magnifique bâtiment ? Comment avait-elle pu négliger la pendule en cuivre à quatre faces qui trônait sur le comptoir d'information, au centre du hall, et qui interpellait chaque passant par son originalité ? Puis, en levant la tête, le majestueux plafond qui représentait les constellations du zodiaque, peint par un artiste français ? Sur les hauteurs, d'impressionnantes fenêtres en forme d'arche, laissaient entrer la lumière du jour qui se répandait jusqu'au sol en rais gigantesques dont les fines pellicules de poussière sous le soleil brillaient de mille éclats. On avait l'impression que de gigantesques épées célestes transperçaient les murs pour s'abattre sur les dalles de granit qui recouvraient le sol.

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Vraiment, comment avait-elle pu être indifférente à la majesté de ces lieux ?...

Parce-que ce jour là, alors qu'elle traversait la gare, le coeur battant, la seule pensée qui occupait son esprit était celle de le revoir, lui, enfin, après plus d'un an de séparation. Les yeux embués de larmes, les jambes flageolantes, son coeur cognait si fort dans sa poitrine, qu'elle n'aurait pas pu remarquer, malgré tous ses efforts, le bijou architectural dans lequel elle se trouvait. Et quand enfin elle l'avait retrouvé, lui, toute l'agitation qui l'entourait s'était envolée. Il n'y avait plus de train, plus de vacarme, plus de voyageurs qui la bousculaient en passant un peu trop près d'elle. Il ne restait que sa longue silhouette à lui et ses yeux turquoise qui la dévisageaient, brillants de lumière.

A cet instant, il lui semblait revivre la scène. Elle, serrant ses poings contre son coeur, se retenant, par pudeur, de se jeter à son cou alors qu'elle mourrait d’envie de le faire, et lui, paralysé par l'émotion, qui prononçait son nom, doucement, avec tendresse, sur un ton qu'il n'employait que pour elle et elle seule…

Une main se posa alors sur son épaule et elle sursauta, surprise. Tirée de ses pensées nostalgiques, elle peina un court instant à reprendre ses esprits. Un jeune homme aux cheveux roux, vêtu d’un élégant costume sombre, se tenait devant elle, une casquette de chauffeur à la main.

– Mademoiselle André, je suppose ? - demanda le jeune homme tandis qu'elle opinait de la tête – Je suis Douglas, le chauffeur de Monsieur William André. Je regrette, mais un accident à quelques pâtés de maisons d'ici a perturbé le trafic et m'a empêché d'arriver à temps pour vous accueillir. Veuillez bien vouloir m’excuser pour ce retard.
– Je vous en prie, Douglas, - fit Candy en souriant - Grâce à vous, j'ai pu prendre le temps d'admirer la beauté des lieux. Je n'imaginais pas qu'une gare pût réunir tant de finesse.
– J'en suis bien aise, mademoiselle et je vous remercie pour votre indulgence. J'ai croisé en bas le bagagiste et je lui ai demandé de faire suivre vos valises au bateau. Vous les retrouverez dans votre suite en arrivant. Par ailleurs, comme nous avons quelques heures devant nous avant votre départ, je vous propose de vous faire visiter les rues de New-York. C'est une ville magnifique par ce temps radieux !
– Ma foi, plutôt que d'attendre tristement dans une cabine... J'accepte avec plaisir votre compagnie, Douglas !
– Vous m'en voyez très flatté, mademoiselle. Je vous promets une promenade inoubliable !
– Dois-je vous prendre au mot, Douglas? - fit-elle en éclatant de rire – Vous mettez la barre très haut, savez-vous ? Allons donc, guidez-moi dans la féérie New-Yorkaise !
– Si vous voulez bien me suivre, mademoiselle – fit le chauffeur avec une révérence – votre carrosse vous attend à quelques mètres d'ici.

Ils sortirent de la gare du côté de Park Avenue et Candy s'émerveilla une nouvelle fois devant le gigantisme des lieux. La large rue, bordée de gratte-ciels, se perdait en droite ligne vers l'horizon. La jeune femme se sentait minuscule au milieu de ces immeubles dont le sommet semblait disparaître dans les nuages. Des taxis en enfilade se regroupaient devant l'entrée, attendant patiemment leur tour puis s'échappant rapidement avec à leur bord un nouveau client. Au bout de quelques mètres, Douglas s'arrêta devant une voiture, une jolie décapotable qui détonnait avec l’allure classique du jeune conducteur.

– J'ai pensé qu'avec le soleil éclatant qui baigne la ville cet après-midi, vous apprécieriez d'être à découvert plutôt qu'enfermée dans une limousine... - dit-il en l’aidant à s’assoir sur le siège passager.

Candy acquiesça en souriant et ils partirent, le vrombissement de leur véhicule de sport se fondant allègrement dans la cacophonie de la circulation. La jeune femme ferma les yeux et se décontracta, accueillant avec plaisir le doux contact de l'air contre son joli visage. Il faisait bon, pas trop chaud, juste ce qu'il fallait pour apprécier, capote relevée, cette promenade en voiture. Retenant d'une main son ravissant chapeau cloche qui glissait perfidement de sa tête, elle s'assit plus confortablement et ouvrit de grands yeux d'enfant sur le paysage urbain qui s'offrait à ses vertes prunelles. Le circuit de la visite n'avait rien de très académique. On passait aisément de la cathédrale Saint-Patrick et sa façade néo-gothique, au quartier financier de Wall Street et sa statue de George Washington qui tournait le dos au Federal Hall. Puis on contournait la grande bibliothèque municipale avec ses immenses salles de lecture et on bifurquait vers le pont de Brooklyn. On ralentissait devant le Woolworth building, l'immeuble le plus haut du monde avec ses soixante étages, réduisant un peu plus loin l'hôtel Plaza sur la 5th avenue à la taille d’une maquette réduite.

Tout à coup, Candy reconnut un quartier qu'elle avait arpenté quelques années auparavant, un endroit débordant de façades colorées et illuminées croulant sous le poids de dizaines d’enseignes publicitaires fixées sur leurs toits. Un panneau à un croisement de rues indiquait Broadway street, Broadway, lieu mythique, lieu où exerçait Terry... Tandis que les théâtres défilaient lentement devant ses yeux le coeur de la jeune André se glaça. Le Palais Royal, le Warner's Theatre, le Ziegfield theatre et ses Folies, le Winter Garden, le Maxine Elliott's, le Casino, tous ces noms lui donnaient le tournis. Elle ferma les yeux, craignant d'apercevoir le visage de Terry sur une des affiches de spectacle. Il était devenu une immense vedette à New-York, et cela ne l'aurait pas surprise de voir son nom en toutes lettres scintillant sur une façade d'un de ces théâtres. Elle connaissait, par les journaux, son ascension remarquable, mais elle ignorait tout de sa vie personnelle. Pendant de longs mois, elle avait attendu, espéré un signe de lui, mais elle n'en avait jamais reçu. Elle le savait ravagé par le décès de Suzanne Marlowe, la jeune actrice pour laquelle ils s'étaient séparés, ce qui donnait une bonne raison à son silence. Après toutes ces années passées à s'occuper d'elle puis à l'accompagner dans sa lutte contre la maladie, il avait dû s'attacher à elle et créer des liens que la mort elle-même ne pouvait rompre. Revenir vers son amour de jeunesse, après toutes ces années devait lui paraître grotesque tant ils n'avaient plus rien en commun, si ce n'est quelques mois passés ensemble à Saint-Paul et quelques lettres échangées quand elle était élève-infirmière. Leur contenu, si pudique, aurait pu laisser croire, si il avait été lu par un étranger, que ces lettres s'adressaient à deux bons amis qui se racontaient leurs journées. Finalement, elle avait dû rêver cet amour qui les unissait, et les larmes qu'ils avaient versées tous deux sur les marches de l'hôpital général de New-York, ne pouvaient être que l'expression d'un malentendu regrettable. Il est toujours difficile et douloureux de se séparer, d'autant plus quand on a été si bons amis. Et ils l'avaient manifesté de cette façon, par excès de sensibilité surement...

Amis, en effet, ils l'avaient certainement été, mais avaient-ils été réellement amoureux ? Du moins, Terry l'avait-il jamais été ? Elle avait, de son côté, su le dire, le hurler, sur le quai de Southampton qui avait vu partir le bateau du jeune homme vers l'Amérique, puis elle avait su l'écrire, le clamer dans son journal intime qu'elle avait confié à Albert en quittant Saint-Paul. Mais elle n'avait jamais entendu ces paroles de sa bouche à lui. Jamais il ne lui avait murmuré ces mots tendres alors qu'elle aurait juré en ce temps là, qu'un lien vraiment particulier, un lien unique les unissait. Il n'y avait plus aucun doute à présent sur ses erreurs de jugement. A l'évidence, Terry avait depuis longtemps tourné la page sur elle, sur leur éphémère relation de jeunesse, et elle devait désormais faire de même et cesser de vivre dans le passé. Une larme d'amertume roula sur sa joue rosie d'air frais, qu'elle essuya d'une main leste pour cacher son trouble. Remarquant le subit abattement de sa passagère, le chauffeur appuya sur l'accélérateur et prit la direction de Central Park. Décidément, la mission que lui avait confiée son employeur n'était pas si agréable qu'elle le paraissait.

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Quand il l'avait aperçue à la gare, il avait d'abord été ébloui par la grâce et la beauté qui se dégageaient d'elle. Ce n'était pas tant l'élégance de la tenue qu'elle portait (une robe chemisier Chanel en jersey beige, nouée aux hanches par un foulard coordonné, rehaussé par un gilet à manches longues, arborant à la boutonnière une fleur en tulle de couleur rose cendrée) qui le fascinait, mais l'aura extraordinaire qui s'échappait de sa petite personne, perchée sur de ravissants souliers à talons bobine, une sorte de séduction naturelle dont elle ne semblait pas consciente. Son sourire solaire et ses yeux verts, aux couleurs des prairies d'Irlande de son enfance à lui, avaient achevé de l'ensorceler, et il espérait en son for intérieur qu'elle ne soupçonnerait pas l'émoi qu'elle suscitait en lui. Il trouvait insupportable d'avoir à la faire souffrir ainsi, mais Monsieur William André, pour une raison qui lui était inconnue, avait bien insisté pour que Candy traversât, à "allure très modérée", le quartier de Broadway. D'un autre côté, il ne comprenait pas ce qui pouvait bouleverser à ce point la jeune demoiselle. Etait-ce un passé sulfureux qu'elle souhaitait dissimuler qui remontait à la surface, ou une tragédie survenue en ces lieux où le scandale et les revers de fortune côtoyaient communément le triomphe et la gloire ? Il en savait trop peu sur la fille adoptive de son patron pour se lancer dans des affirmations définitives si bien qu'il ne pouvait empêcher son imagination d'élaborer toutes sortes d'hypothèses. Il était certain néanmoins d'une chose : Broadway l'avait déstabilisée et c'était malheureusement l'effet qui était escompté.

Le circuit élaboré par Albert n'était pas encore terminé, et le jeune irlandais se demandait s'il pourrait continuer à être témoin de cette détresse sans réagir. Il se rappela alors la forte somme d'argent qu'on lui avait promise pour ce travail, et les dettes qu'il allait pouvoir régler avec cela, et poursuivit à regret sa tâche. Après tout, une balade en voiture n'avait jamais fait de mal à personne !...

Ils passèrent devant le Muséum d'histoire naturelle et puis roulèrent encore quelques rues vers le sud jusqu'à la 66ème. La décapotable s'arrêta devant l'entrée du parc, toutes grilles ouvertes sur les promeneurs en quête de fraîcheur.

– Que diriez-vous d'une petite marche dans le parc afin de nous dégourdir les jambes ? - s'enquit Douglas alors que Candy restait silencieuse, l'esprit retenu par ses pensées nostalgiques.

Il sortit de la voiture et alla ouvrir la portière à la jeune pensive.

- Et le dernier arrivé à la fontaine Bethesda offrira une glace à l'autre ! – s'enhardit-il pour la faire réagir, redoutant une riposte cinglante devant son audace.

Elle leva des yeux interrogatifs vers lui, mais contre toute attente, elle lui répondit par un large sourire qui le déconcerta. Elle était manifestement très douée pour dissimuler en un éclair ses états d'âme...

- Bonne idée, Douglas ! - fit-elle sur un ton des plus jovial - Cette balade en voiture m'a creusé l'estomac ! Je sais déjà que j'aurai le grand privilège de vous offrir cette glace car je n'ai pas les chaussures adéquates pour vous coiffer au poteau !
- Que nenni, ce sera moi l'heureux élu car de toute façon, je n'aurais jamais permis qu'une demoiselle de votre condition courût les sentiers comme une vulgaire roturière ! C'était gagné d'avance !
- Vous êtes un malin, Douglas ! – répliqua-t-elle, l'oeil malicieux – Mais détrompez-vous, ma condition, comme vous dîtes, ne m'empêche pas de continuer à grimper aux arbres ni de manier le lasso. Je suis peut-être une André avec toutes ses obligations, mais je suis avant tout une fille du Michigan, une fermière avec un peu plus d'éducation. Je porte très bien la salopette, savez-vous ?
- Vous me faîtes marcher, mademoiselle et ce n'est pas bien de vous moquer de moi ! - fit le chauffeur en éclatant de rire, très sceptique sur les propos de la jolie blonde.
- Pas du tout, Douglas, ce que je vous raconte est la stricte vérité !
- Hahaha ! Vous en seriez presque convaincante ! Allons, cessez de me taquiner, mademoiselle André, et partons à la recherche d'un marchand de glaces.

Vexée, Candy tapa le sol d'un pied rageur et s'empressa de rejoindre le jeune homme à grandes enjambées. Il n'était pas question qu'il la prît pour une menteuse ! Parvenue à sa hauteur, elle le regarda droit dans les yeux et commença à lui raconter l'histoire de sa vie, sans aller dans les détails mais de façon suffisamment explicite pour qu'il ne puisse plus nier l'évidence. A la fin, le chauffeur en savait peut-être plus sur la vie de l'héritière des André que les journaux à potins pourtant bien informés. Il l'observait en silence, toute occupée à son récit, et peinait encore à croire que la créature divine qui marchait à ses côtés avait grandi dans un orphelinat, puis avait été demoiselle de compagnie pour des enfants tyranniques en mal de souffre-douleur, pour finir adoptée par un grand oncle William qui l'avait envoyée en Angleterre poursuivre des études secondaires, qu'elle avait conclues par une formation d'infirmière dès son retour au pays. Coi d'admiration, il réalisait que sous l'apparence sophistiquée de son interlocutrice se cachait un esprit frondeur et indépendant qui avait su affronter avec courage chaque écueil de sa vie jusqu'à en détourner la nature tragique et la transformer en expérience positive. Sans s’en rendre compte, elle était en train de lui donner une leçon de vie et il en était d'autant plus admiratif. Il ne parvenait pas, malgré tout, à comprendre comment une telle force de caractère avait si facilement flanché quelques minutes auparavant ? Quoi donc, QUI donc avait tant marqué son existence pour que la carapace qu'elle s'était si bien forgée se craquelât aussi aisément ?

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Tout en discutant, ils s'enfoncèrent plus profondément dans le parc, puis remontèrent le Mall, une longue allée bordée d'arbres où se croisaient sagement des cabriolets avec à leur bord de riches promeneurs qui venaient profiter du panorama sans avoir à se mêler aux passants de statut inférieur. Les carrioles s'alignaient en bout d'allée autour de la Bethesda Terrace, un endroit considéré comme l'un des plus romantiques de cet immense espace de verdure.

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Cette petite merveille architecturale était bâtie sur deux niveaux : le premier, offrait une vue époustouflante sur le lac et les bois qui l'entouraient, ainsi que sur les impressionnants gratte-ciels qui bordaient le parc. On accédait au rez-de-chaussée par deux escaliers en granit, construits de par et d'autre de la terrasse, pour atteindre sur une place circulaire pavée de briquettes, avec en son centre, une fontaine coiffée d'une statue en bronze : l'Ange des eaux avec ses quatre chérubins qui représentaient la tempérance, la pureté, la prospérité et la paix. Candy contemplait avec ravissement les lieux, se divertissant du jeu de plusieurs enfants autour de la fontaine qui plongeaient leurs mains dans l'eau glacée pour se rafraîchir de la chaleur. D'autres tournaient autour d'un marchand de ballons, interpellant avec force cris leurs parents pour céder à leur requête. Non loin de là, était installé un marchand de glaces assaillis de gourmands qui attendaient leur tour en trépignant d'impatience. Candy se rappela alors la proposition de son chauffeur et s'avança vers le commerçant ambulant mais Douglas l'avait déjà devancée et il lui barra le passage en brandissant deux énormes cornets de glace.

– Vanille ou chocolat ? - fit-il, un sourire malicieux au coin des lèvres.
– Ooooh ! Vous avez réveillé la grande gourmande qui dort en moi, Douglas ! Mon oncle ne sera pas content si je grossis à cause vous – répondit-elle en feignant l'indignation.
– Permettez que j'en prenne le risque !... - répondit-il en élargissant son sourire, dévoilant ainsi une double rangée de dents blanches. Candy rit intérieurement. Elle n'avait pas remarqué qu'il avait les dents supérieures écartées : les dents du bonheur... Elle trouvait ça charmant.

Devant l'insistance du jeune homme, elle haussa les épaules en ricanant et tendit la main vers le cornet au chocolat, qu'elle porta avec gourmandise à sa bouche. La crème glacée était délicieuse, avec à l'intérieur des pépites de chocolat qui croquaient sous la dent. Un vrai régal !
Tandis qu'ils empruntaient un chemin qui longeait le lac sur lequel des barques sillonnaient paisiblement, l'humeur nostalgique de Candy s'effaçait peu à peu devant le plaisir que prenait son estomac. Elle se rappela une phrase que Mademoiselle Pony répétait sans cesse et qui témoignait dans le cas présent de son bon sens : « Quoi qu'il arrive, il faut se remplir le ventre. Cela permet d’estimer les choses différemment par la suite... » Le précepte ne durerait peut-être pas indéfiniment mais il avait indéniablement une action revigorante. La jeune femme tourna un visage réjoui vers son compagnon de promenade qui ouvrit des yeux grands comme des soucoupes et éclata de rire.

– Je dois vous avouer, mademoiselle André, que le port de la moustache n'est pas à votre avantage !... - dit-il, hilare, en lui offrant un mouchoir.

Rouge de confusion, elle s'empressa de s'essuyer la bouche puis de vérifier le résultat au moyen d'un petit miroir enfoui au fond de son sac. Elle corrigea une ou deux traces de chocolat rebelles, maugréant contre sa gloutonnerie qui lui faisait perdre toute bonne manière. Si la grand-tante Elroy avait été présente, elle n'aurait pas manqué de la moquer ouvertement. « On ne fait pas d'un âne un cheval de course ! » - l'avait-elle entendue dire à son encontre alors qu'on lui imposait son adoption. Cette remarque acide l'avait blessée profondément.

Elle avait accompli d’énormes progrès depuis tout ce temps, mais le naturel, parfois, reprenait le dessus. Heureusement, Douglas ne semblait pas s'en familiariser et sa bonne humeur contagieuse la rassura.

– L'après-midi s'achève et vous allez devoir bientôt rejoindre votre bateau. Mais il nous reste encore suffisamment de temps pour que je vous montre un dernier endroit bien sympathique, qu'en dites-vous ?

Candy n'avait pas vu le temps passer ! Cette exploration de New-York l'avait enthousiasmée et elle n'était pas contre une dernière découverte.

– Avec grand plaisir, Douglas ! Vous avez su jusqu'ici vous montrer un guide très instructif. Je suis curieuse de faire connaissance avec ce dernier lieu qui me semble, selon vos dires, très prometteur.

Curieusement, le chauffeur ne répondit pas, se contentant de la conduire vers le chemin qui les ramenait à leur voiture. Les mains dans les poches, il fixait le sol pour cacher son embarras. Il était parfois bien difficile d'obéir aux ordres de son patron...

******************

Alors qu'ils roulaient depuis un petit moment, Candy s'étonna du changement d'aspect des rues qu'ils traversaient, peu régulières et étroites. Les gratte-ciels avaient peu à peu cédé la place à des immeubles de trois étages en briques rouges. L'atmosphère résidentielle des lieux était très éloignée de tout ce qu'elle avait observé de New-York depuis son arrivée.

– Ne vous fiez pas aux apparences, mademoiselle ! - lui répondit Douglas alors qu'elle lui posait la question – Nous nous trouvons dans un des quartiers les plus rebelles de Manhattan, du moins, du point de vue culturel. Nous sommes au coeur du quartier de Greenwich Village, qui est considéré ici comme étant un des bastions de la culture artistique et d'un certain mode de vie que nous pourrions qualifier de bohème. Beaucoup d'artistes viennent vivre ici car ils y trouvent un état d'esprit qui leur ressemble, un certain esprit de liberté. Pour preuve, peu de rues ont gardé leur numéro et préfèrent porter un nom, ce qui complique la vie du pauvre new-yorkais qui vient s'aventurer ici. Nombreux sont ceux qui ont du mal à retrouver leur chemin.
– Et vous, Douglas, ne craignez-vous pas de vous perdre ? - s'enquit Candy, un peu inquiète, désireuse de ne pas manquer le départ du bateau.
– Aucune chance, mademoiselle ! Je connais le coin comme ma poche car... ma petite amie habite ici ! – s'exclama-t-il en lui adressant un clin d'oeil complice – Je viens la voir chaque soir au cabaret, le Greenwich Village Follies. Elle est danseuse, vous savez, et elle est vraiment très douée.

Tout en discutant, ils passèrent devant le Washington Square Park et son arche triomphale blanche dédiée à George Washington. C'était un lieu réputé de joueurs d'échecs qui se rassemblaient régulièrement dans le parc pour jouer sur des tables de jeu qu'on avait fixées à demeure. Candy en aperçut quelques uns en pleine réflexion, assis à l'ombre des arbres et trouva cela très pittoresque.

La voiture s'engagea alors à droite dans une rue en direction du nord. Le chemin fourmillait de galeries d'art, bistrots et théâtres de vaudeville. Douglas lui confia que des artistes comme le musicien Cole Porter2, ou la poétesse Edna St Vincent Millay vivaient dans le quartier. Candy avait lu certains poèmes subversifs de cette dernière et admit intérieurement que le village recelait vraiment des personnages hauts en couleurs. Curieusement, le chauffeur s'arrêta le long d'un petit square, à l'angle d’Horatio Street et de la huitième. Il pointa du doigt un petit immeuble au pied duquel se trouvait un restaurant italien, le Napoli.

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– Tenez mademoiselle, je peux bien vous faire cette confidence. Voyez-vous cette fenêtre à gauche, au troisième étage ? Et bien, c'est la fenêtre de l'appartement de ma petite amie, de ma chère Martha, Martha Graham .
– Graham ? - fit Candy en se raidissant.
– Oui, Graham ! - gloussa-t-il - Mais je vous rassure, elle n'a aucun lien de parenté avec le célèbre acteur, Terrence Graham, bien que je lui souhaite une aussi belle carrière ! L'ironie du sort a voulu qu'il s'installe dans l’immeuble juste à côté du sien, celui-là que vous voyez, le très grand à gauche, en briques rouges et marron avec des moulures greco-antique à chaque étage. N'est-ce pas un drôle de hasard ?
– En effet... - murmura Candy, paralysée par la surprise d'une telle nouvelle. Sans le savoir, elle se trouvait devant l'immeuble de Terry dont la façade art-déco s'étendait à l'angle d'une autre rue, la rue Horatio.


Horacio, l'ami du prince Hamlet, le héros de Shakespeare...

Le choix du lieu lui parut tout à coup évident. C'était bien la demeure de Terry ! Il vivait bien là, dans cet immeuble devant lequel ils étaient stationnés. Elle ne pouvait quitter des yeux le bâtiment. Un portier se tenait devant l’entrée, les mains croisées derrière le dos. En levant un peu plus la tête, elle remarqua que l’immeuble était coiffé d'une terrasse. Elle était prête à parier que c'était l’étage où Terry habitait. Il n'était pas du genre à vivre enfermé entre quatre murs. Il lui fallait de l'espace. Il avait besoin de se sentir libre. Elle l'imaginait aisément, appuyé sur la rampe de sa terrasse et admirant l'horizon. Peut-être pouvait-il de son point de vue apercevoir la rivière Hudson vers laquelle la rue Horatio conduisait ? Peut-être qu'il se remémorait son passé dans ces moments là, et peut-être alors qu'il pensait à…

Le fort accent irlandais de Douglas la soutira de ses pensées.

- Je vous aurais bien présenté Martha mais elle doit être en train de répéter aux Follies. De toute façon, nous ne devons plus tarder à présent si nous ne voulons pas manquer le bateau.

Tout en disant cela, il relança d’un coup d’accélérateur le moteur qui se mit à ronfler bruyamment et ils s'engagèrent dans la rue. Tout doucement, ils tournèrent autour du square pour reprendre la 8th qui redescendait vers le sud de Manhattan. L'immeuble de Terry se mit à rapetisser, comme s'il s'enfonçait en terre. Les arbres et la fontaine du square le dissimulèrent à leur tour, puis un angle de la 8th vint s’ajouter à son champ de vision. Tandis qu'ils s'éloignaient, elle n'osait se retourner carrément si bien qu'elle s'en tordait le cou. Dans quelques secondes, elle ne distinguerait plus rien, le bâtiment deviendrait un point de fuite sur une ligne d'horizon, un point parmi des milliers d'autres...

Terry... Si proche...
Encore un instant, et ce ne serait plus…


Poussée par une force irrésistible, elle posa la main sur le volant et s'écria :

– Arrêtez-vous !!!

Douglas tourna la tête vers elle, les yeux écarquillés d'étonnement.

– Je vous en prie, arrêtez-vous ! - lui ordonna-t-elle de nouveau, le ton plaintif de sa voix trahissant sa vive émotion.

Le chauffeur obéit en soupirant et elle sortit précipitamment de la voiture. Retenant d'une main son chapeau sur sa tête, elle parcourut en courant la quelque centaine qui la séparait de la résidence de Terry. Elle ralentit, tout essoufflée, devant l'entrée du square de l'autre côté du trottoir, réalisant soudain ce qu'elle était en train de faire.

Quelle folie s'était emparée d'elle ? Que faisait-elle plantée devant cette entrée, comme une jeune admiratrice énamourée ? Comme elle devait avoir l'air stupide et ridicule !...

Elle s'imaginait sonnant à la porte de Terry et lui disant en souriant et sautillant bêtement :

- Bonjour Terry, c'est moi Candyyyy !

Le portier, les bras toujours croisés derrière son bel uniforme jaune pâle, la regardait du coin de l’œil en train de parler toute seule, et semblait visiblement disposé à la chasser si elle faisait un pas de plus. Rouge de honte, elle allait repartir sur ses pas quand elle aperçut la porte d’entrée s'ouvrir. Elle traversa la rue. Sur le moment, elle pensa qu'elle allait s'évanouir, car l'espace d'un instant, elle avait cru discerner la silhouette du célèbre comédien dans l'encadrement. La gorge serrée, incapable de respirer, elle réalisa que c’était seulement une dame d'une soixantaine d’années, de petite taille et d’assez forte corpulence, un cabas à commissions suspendu à son bras replié. Elle la regardait d'un air soupçonneux.

– Mademoiselle ? Puis-je vous aider ? - demanda-t-elle en se dirigeant vers elle.

Les joues de Candy s’enflammèrent. Piquant du nez vers ses pieds comme une voleuse prise sur le fait, elle balbutia péniblement.

– Exc... Excusez-moi, madame. Permettez-moi de me présenter. Mon nom est Candy… Candice Neige André. Je... Je suis une amie d'un locataire de cet immeuble. Terr..., enfin, je veux dire, monsieur Terrence Graham. Nous avons fait nos études ensemble au Collège Saint-Paul de Londres.

La vieille dame ne dit rien, se contentant d'observer Candy en silence. De plus en plus mal à l'aise, cette dernière poursuivit, tout en esquissant un pas de côté pour s'esquiver au plus vite.

– Je me promenais dans le quartier avant de prendre le bateau ce soir pour l'Europe et… et le hasard a voulu que je me retrouve devant la maison de Terr..., enfin, de monsieur Graham.
– Je suis la gouvernante de Monsieur Terrence ! Il n'est pas encore rentré de ses répétitions - répondit froidement la vieille dame.
– Oh, mais de toute façon, je n'avais pas l'intention de le déranger, vous savez ! J’ignore d'ailleurs ce qui m'a pris de venir jusqu'ici... Cela… Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes pas revus…

Elle secoua la tête en baissant les yeux d'embarras. Elle se sentait si ridicule à dire tout haut ce qui lui passait par la tête. Cette pauvre femme devait vraiment la prendre pour une folle !

- Veuillez me pardonner, madame – fit-elle d'une voix lasse - Je n'ai rien à faire ici. Excusez-moi...

Sans plus attendre, étouffant de honte, Candy pivota dans la direction opposée avec la ferme intention de fuir au plus vite cette situation très embarrassante. C'est alors que la gouvernante l'interpella.

– Attendez, s'il vous plaît !

Candy se figea dans son élan, stupéfaite, et se retourna. Cette fois, la vieille femme la regardait avec bienveillance.

– Vous m'avez l'air bien désemparée. Que diriez-vous d'une tasse de thé ?
– C'est que... - bredouilla Candy, de plus en plus embarrassée – Comme je vous l'ai dit, je ne devrais pas être ici... Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête...
– C'est la raison pour laquelle une tasse de thé vous fera le plus grand bien. Il n'y a pas meilleur remède pour remettre de l'ordre dans l’esprit de quelqu’un. Ne soyez pas timide, allons, venez...

La vieille dame la prit par le bras et s'adressa au portier d'un signe de tête pour qu'il leur ouvre la porte. Comme dans un état second, Candy acquiesça et se laissa guider à l’intérieur.

Contrairement aux apparences, le hall d'entrée était étroit et alambiqué. Néanmoins, le marbre et les dorures qui l'habillaient témoignaient de la fortune des occupants. Passant devant la loge de la concierge, la porte de celle-ci s'ouvrit brutalement, laissant entrevoir dans l'ouverture la tête d'une femme d'une cinquantaine d'années, les cheveux relevés en chignon d'où quelques mèches rebelles s'échappaient.

- Déjà de retour, mademoiselle Denise ? - s'écria la curieuse avec un fort accent polonais tout en détaillant Candy de haut en bas.
- Comme vous pouvez le constater, madame Adamski. Quelle perspicacité ! J'ai rencontré en sortant ma jeune nièce et lui ai proposé de monter boire le thé...
- Votre nièce ? - fit la gardienne, d'un air inquisiteur, en redressant son balai sur lequel elle avait pris appui.
- Oui, la fille de ma sœur qui vit à Brooklyn.
- Votre sœur ? Je ne savais pas que vous aviez une sœur...

Le ton de la concierge prenait un aspect de plus en plus soupçonneux.

- Hé bien vous le savez maintenant !... - rétorqua la gouvernante, dissimulant son agacement à travers un sourire forcé tout en poussant Candy vers l'ascenseur.
- Mais... Mais monsieur Graham n'est pas là... - les interrompit la curieuse.
- En effet, c'est pourquoi j'en profite pour inviter ma nièce ! - ricana mademoiselle Denise - Vous savez combien monsieur Graham déteste les visites ! Je compte d'ailleurs sur votre discrétion...
- Bien entendu, mademoiselle Denise ! - fit la concierge d'une voix doucereuse avec un clin d'oeil de connivence – Bien entendu ! Je serai muette comme une tombe !
- Je savais que je pouvais compter sur vous, madame Adamski.
- Oh, je vous en prie, mademoiselle Denise. Passez donc une bonne fin d'après-midi !

Les deux femmes se saluèrent puis la concierge referma sa porte. Aussitôt, le rideau de sa fenêtre se mit à remuer légèrement. Elle continuait à les observer, convaincue qu'elles ne l'avaient pas remarquée.

Mademoiselle Denise courut vers l'ascenseur et appuya énergiquement sur le bouton d'appel.

- Maudite fouine ! - grommela-t-elle quand la porte de l'ascenseur se fut refermée sur elles – J'ai menti sur votre identité, mademoiselle, sinon tous les journaux à scandale auraient dans la seconde été au courant que qu'une jeune femme rendait visite à monsieur Graham !

Candy opina avec un sourire entendu.

Monsieur Graham... Monsieur Graham...

Elle était bel et bien dans l'immeuble de Terry, et elle frissonna de nervosité.

– Vous comprenez, les journalistes lui causent suffisamment de problèmes comme cela ! – poursuivait la gouvernante tandis que l’ascenseur entamait son ascension – Depuis le décès de mademoiselle Marlowe, ils ne lui laissent aucun répit. Ils sont à l'affut de ses moindres faits et gestes !

Le cœur de Candy se serra à l'évocation des persécutions qu'on faisait subir à Terry. Elle avait naïvement pensé qu'il serait plus tranquille après la mort de Suzanne et découvrait brutalement qu'il en était rien. Elle se sentait impuissante et démunie et ragea intérieurement de ne pas pouvoir l'aider.

- Vous êtes à son service depuis longtemps ? - finit-elle par lui demander pour chasser de son esprit les pensées négatives qui l'envahissaient.

- Je travaillais auparavant pour madame Marlowe. Mais après le décès de sa fille, j'ai préféré me mettre au service de monsieur. Sous ses airs bourrus, il est très attachant, et... beaucoup plus aimable que madame Marlowe...

Candy hocha la tête en rougissant. Elle avait gardé de la mère de Suzanne le souvenir d'une personne autoritaire et désagréable. Elle comprenait très aisément que la gouvernante l'ait quittée pour Terry.

– Et il a grand besoin qu'on s'occupe de lui ! - ajouta-t-elle – Si je n'étais pas là, il mangerait n'importe quoi ou serait capable au contraire d'oublier de se nourrir ! Heureusement que je veille au grain ! Je suis celle qui fais ses courses, comme vous pouvez le constater – dit-elle en lui montrant fièrement son cabas. Je ne veux pas que ce soit les domestiques, ils achèteraient n'importe quoi. Et je surveille aussi la cuisine afin qu'on lui prépare de bons petits plats. Au moins, s'il ne grossit pas, il ne maigrit pas !

Candy ne put se retenir de rire. Elle imaginait Terry attablé sous la surveillance de mère Denise, le sermonnant s'il ne mangeait pas assez. Cela devait être très comique à observer.

L'ascenseur s'immobilisa au dixième étage. La grille de sécurité s'écarta devant la seule et unique porte du palier. Il n'y avait pas de sonnette. On aurait dit que celui qui habitait cet étage voulait se faire le plus discret possible, ce qui caractérisait tout à fait Terry et sa phobie des intrus. La gouvernante toqua à la porte. On entendit un bruit de pas. La porte s'ouvrit et la tête d’une domestique apparut dans l’entrebâillement.

– Ah, Agatha ! Je vous présente mademoiselle André, une amie de monsieur Terrence. – s’écria Denise en lui tendant son cabas. Merci de bien vouloir la conduire au salon pendant que je vais me mettre un peu plus à l'aise. Ensuite, vous irez nous préparer du thé, du Earl Grey, s'il vous plait.

La bonne acquiesça en silence et fit signe à Candy de la suivre. Elles traversèrent le vestibule et longèrent un couloir qui desservait les pièces à vivre. Elles passèrent devant une salle à manger dont le dossier très allongé des chaises alignées tout autour de la grande table rectangulaire, rappelait le style Mackintosh, un architecte anglais contemporain, apprécié pour ses mélanges d’angles droits et de courbes florales propres à l’Art Nouveau. Puis elles pénétrèrent dans le salon qu’une cloison coulissante d’inspiration japonisante séparait de la pièce précédente. Les jambes tremblantes, la jeune femme fit quelques pas, contemplant les lieux sans vraiment les regarder tant elle était troublée. Deux baies vitrées, séparées par une large cheminée en marbre de carrare, s’ouvraient sur la terrasse, la terrasse qu’elle avait aperçue de la rue. Elle ne s’était donc pas trompée sur les goûts de Terry…

Un tapis persan aux couleurs verdoyantes reposait devant la cheminée au milieu duquel trônait une table basse de forme épurée en bois massif. Quelques livres de voyages et de décoration s’empilaient sur le côté de la table. Au dessus de la cheminée, était accroché un tableau d’un peintre peu connu, un certain Pablo Picasso. L’huile sur toile d’un mètre de hauteur environ représentait un garçon tenant une pipe dans sa main gauche et portant une couronne de fleurs sur la tête. Candy observait le tableau avec perplexité.

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- Mettez-vous à l'aise mademoiselle André. Mademoiselle Denise ne tardera pas à vous rejoindre…

Candy remercia la domestique et prit place dans le canapé en cuir derrière elle. Elle posa sur la table basse son chapeau cloche qui l’embarrassait et se mit en position d'attente, mains croisées sur ses genoux. Mais au bout d’une minute déjà, ses jambes avaient la bougeotte. L'absurdité de la situation la mettait mal à l'aise, et elle se demanda ce qu’elle faisait en ces lieux. Comment réagirait-elle si Terry surgissait devant elle ? Que serait-elle capable de lui dire ? Quelle raison invoquerait-elle pour expliquer sa présence chez lui ? Il serait certainement très embarrassé de la revoir et elle n'avait pas du tout envie de faire l’expérience de cette humiliation. De toute façon, s’il avait vraiment voulu la voir, il aurait agi en conséquence depuis bien longtemps. Elle n’avait vraiment pas sa place ici.

N’y tenant plus, elle se leva, décidée à fuir cet endroit. Mais au moment où elle quittait le salon, elle s’arrêta, intriguée par une forme familière à sa gauche qu’elle distinguait par une porte entrouverte au fond du couloir.

Non, ce ne pouvait être…

Elle s’approcha le cœur battant et aperçut l’extrémité d’un piano à queue, un piano laqué de noir reconnaissable entre tous par la bordure en ivoire qui l’ourlait en ses quatre coins. Terry lui avait expliqué que c’était une pièce unique, un cadeau de son père à sa mère et qu'elle lui avait retourné après leur séparation. Il lui avait fait cette confidence en Ecosse, lors des vacances d’été, l’un des plus heureux moments de sa vie. Elle se rappelait la leçon de piano qu’il avait entrepris de lui donner et les taquineries empreintes d’affection qu’il lui avait infligées. C’était ce jour là qu’elle avait réalisé combien elle l’aimait, que ces sentiments qu’elle croyait à jamais éteints après la mort d’Anthony pouvaient renaître, peut-être encore plus forts, grâce à lui et seulement pour lui…

Terrence avait dû faire venir ce piano d’Ecosse. Pour quelle raison ? Une petite voix intérieure lui soufflait une explication mais elle refusait de l’entendre, repoussant obstinément le risque de se fourvoyer. Poussée par un élan de curiosité empreint de nostalgie, elle écarta un peu plus la porte et pénétra dans la pièce qui était presque aussi vaste que le salon et qui s’ouvrait elle aussi sur la terrasse baignée de lueurs d’un soleil fatigué de fin d’après-midi. Les rideaux de la porte-fenêtre, doublés en velours clair, avaient été tirés pour protéger le mobilier mais laissaient encore passer quelques rayons de lumière, ce qui conférait à la pièce une atmosphère à la fois mystérieuse et sereine. Candy s’assit sur le tabouret du piano, souleva le couvercle qui recouvrait le clavier et fit glisser ses doigts sur les touches, faisant vibrer les cordes. Quelques notes s'échappèrent et le souvenir du morceau de musique que Terry avait composé à la gloire de mademoiselle "Tarzan tâches de son" lui revint en mémoire. Candy se mit à rire à cette évocation et aperçut son visage rieur qui se reflétait sur le couvercle vernissé. L'espace d'un instant, il lui sembla que Terry était assis à côté d’elle, son épaule frôlant la sienne, mais elle réalisa bien vite que ce n’était que le fruit de son imagination. Désireuse de chasser de son esprit ces visions dérangeantes, elle s’écarta du piano et parcourut la pièce du regard : devant elle, contre le mur du fond, une bibliothèque en bois sombre d’allure imposante abritait toute une variété de livres anciens recouverts de cuir et dorés à l’or fin. Blottis dans le coin, une bergère et un repose-pied en tissu brun escortés d'un guéridon surmonté d’une lampe. De l'autre côté, un secrétaire entrouvert. Ce devait être le bureau de Terry, le bureau sur lequel il écrivait ses lettres et peut-être même ses pièces, car elle ne l’imaginait pas se contentant d’exercer son art à travers le talent d’un autre. Terry était un créatif et elle n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’un jour on jouât ses propres oeuvres.

Plongée dans l’intimité du célèbre acteur, elle voulut soulever un peu plus le rideau à lamelles de bois du secrétaire mais se ravisa. Ce n’était pas son genre d’être aussi curieuse et elle s’en voulut aussitôt d’user d’aussi mauvaises manières. Elle se retourna et s'adossa au meuble. Elle leva les yeux vers la bergère, et ce qu’elle vit au dessus, et qu’elle n’avait pas distingué quand elle était près du piano, manqua de la faire s’évanouir. Elle s’en approcha, titubante, les battements de son cœur flagellant douloureusement sa poitrine. Ce qui la troublait aussi intensément se trouvait être un tableau, un tableau qui décrivait un paysage champêtre, un endroit qu’elle connaissait parfaitement pour y avoir vécu, pour y avoir grandi : c’était la maison Pony !!! Portant la main à la bouche pour étouffer un cri, elle ne put empêcher des larmes brûlantes trop longtemps contenues de rouler en ruisseau sur ses joues. Tremblante, elle passa les doigts sur la peinture pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. C’était bien une représentation de la Maison Pony, avec sa chapelle et son clocher dressé vers le ciel, dont le vitrail multicolore étincelait de la lumière d’un soleil d’été. On pouvait même distinguer sur le seuil les silhouettes de Mademoiselle Pony et de Sœur Maria, côte à côte, comme deux hôtes bienveillantes.

Comment ce tableau avait-il pu arriver là ? Qui donc avait peint la Maison Pony ? Elle scruta l'oeuvre, et remarqua dans un coin, en bas, à droite, une signature dont elle ne déchiffrait que le prénom : John. Etait-ce le petit John avec lequel elle avait grandi, celui qui faisait pipi au lit ? Quelque temps après qu'elle soit partie vivre chez les Legrand, il avait été adopté par une famille anglaise qui par la suite était repartie vivre à Londres. Etait-ce dans cette ville que Terry s’était procuré cette peinture ? Pourquoi une représentation de l’endroit le plus cher à son coeur se trouvait-elle chez lui, dans la pièce la plus intime de son appartement ? Etait-il possible qu’il ne l’ait pas oubliée ? Elle en était convaincue jusqu’à présent, et pourtant, en découvrant les signes sans ambiguïté que recelait cet endroit, elle ne pouvait plus nier l’évidence. Pourquoi alors ne lui avait-il jamais donné de nouvelles ? S’il tenait encore à elle, pourquoi ce silence ? Les questions se mélangeaient dans son esprit sans lui apporter de réponse.

Une voix féminine vint brutalement mettre un terme à ses interrogations.

- Souhaitez-vous un nuage de lait dans votre thé, mademoiselle André ?

Surprise, Candy sursauta, honteuse d’être découverte dans cette pièce alors qu’elle était supposée attendre dans le salon. Elle se retourna, dévoilant un visage bouleversé et baigné de larmes vers la gouvernante qui se tenait derrière elle, l’air innocent, une tasse de thé à la main.

- J… Je regrette, madame ! – bégaya-t-elle, livide – Je ne devrais pas être ici… Ma curiosité m’a ôté tout sens des convenances. Je dois vous paraître bien mal élevée, pardonnez-moi. Mais… Mais quand j’ai aperçu ce piano, je n’ai pas pu m’empêcher de m’en approcher. Il me rappelle tant de bons souvenirs… Il…

Mais elle ne put terminer sa phrase, brisée par un violent sanglot. Cachant son visage entre ses mains, elle se précipita vers le couloir, Mademoiselle Denise sur ses talons. Déjà la fugitive atteignait la porte d’entrée et l’ouvrait prestement.

- Ne partez pas ainsi voyons ! - s’écria la gouvernante en essayant de la retenir par le bras - Vous allez manquer monsieur Graham ! Il ne va pas tarder, vous savez !
- Je… Je suis vraiment désolée, c’est au dessus de mes forces ! - gémit-elle en secouant la tête. Au… Au revoir, madame… - ajouta-t-elle en se retournant une dernière fois – Pardonnez-moi !

Puis elle s’engouffra dans l’ascenseur, appuyant comme une forcenée sur l’interrupteur. La machine se mit en branle et entreprit doucement sa descente. Mademoiselle Denise penchée par-dessus la cage d’escalier, regarda Candy disparaître sous ses yeux, le dos courbé, secouée de sanglots. Parvenu au rez-de-chaussée, elle entendit la porte de l'ascenseur s'ouvrir et le bruit des pas précipités de la jeune femme s’évanouir dans le hall. Contre toute attente, un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres. Elle retourna dans le bureau de Terry et se dirigea vers la bibliothèque. Elle cherchait manifestement un livre en particulier et finit par retirer de l’étagère une édition rarissime de la célèbre pièce de Shakespeare, Roméo et Juliette. Elle le feuilleta rapidement puis s’arrêta sur une page qui avait retenu son attention quelques semaines auparavant. Le hasard avait voulu ce jour là qu’elle décidât de ranger ce livre qui traînait sur la table du salon, avant que les domestiques ne l’endommagent ou l’égarent en faisant le ménage. En voulant le remettre à sa place, il s’était entrouvert et avait laissé tomber un article de journal qu’elle avait ramassé. Cette article, vieux de quelques années, relatait l’entrée dans le monde d’une jeune héritière de Chicago, une certaine Candice N. André, et la photo qui la représentait ne laissait plus aucun doute sur l’identité de la jeune femme qu’elle avait accueillie en ces murs, quelques minutes auparavant. D’un œil ému, la vieille femme contempla une nouvelle fois la photo de l’article puis la remit avec précaution dans sa cachette. Elle soupira d’aise. Elle avait enfin l’explication à toutes ses questions.

**************



Terrence Graham poussa la porte de son appartement avec lassitude. Il salua Agatha, venue à sa rencontre pour le débarrasser de sa veste et de son canotier, puis se dirigea vers le salon. Un bon whisky lui ferait du bien. Ces répétitions l’avaient fourbu !

Il versa deux doigts du liquide ambré dans un verre, en avala une gorgée, régla la radio sur une station de jazz et se laissa choir sur le canapé, le bras ballant, la tête et les pieds reposant sur les accoudoirs. Il ferma les yeux un instant, écoutant la musique entraînante qui sortait des haut-parleurs, puis se redressa pour boire une nouvelle gorgée de whisky. C’est à ce moment là qu’il remarqua un objet sur la table basse, devant lui. De sa main libre, il prit le chapeau et le regarda d'un peu plus près.

- Tiens, la nièce de mademoiselle Denise a oublié son couvre-chef ! – se dit-il. Madame Admaski n'avait pas perdu de temps pour l'informer de cette étrange visite pendant son absence. Contre toute attente, il n'en avait pas paru contrarié et ce fut avec une grimace de désappointement qu'elle était retournée dans sa loge. Mais il se ravisa aussitôt au moment où ses narines entrèrent en contact avec la douce effluve qui en émanait : un parfum familier mais très spécial, aux senteurs de violettes et de fleurs des champs. Un parfum qu’il n’avait pas eu le plaisir de respirer depuis des années… Saisi d’angoisse, le cœur palpitant à la limite de l’explosion, il se leva brutalement, laissant tomber dans sa panique le verre de whisky qui se fracassa sur le sol de marbre. Attirée par le bruit, la gouvernante entra précipitamment dans le salon, et se raidit dans le même temps en découvrant le visage blême du maître des lieux, le chapeau de Candy à la main.

- Qui donc est venu ici ??? – s’écria-t-il d’une voix tremblante, brandissant l’objet qui réveillait en lui tout un flot d’émotions.

La gouvernante ouvrit la bouche, hésitante.

- Répondez !!! – gronda-t-il, perdant patience.

Elle sursauta devant l’impulsivité de sa réaction et répondit tout de go.

- Une jeune femme s’est présentée tout à l’heure… Elle disait être une de vos anciennes camarades de collège. Elle… Elle m’avait l’air si fragile, si émue, que je l’ai invitée à vous attendre ici.
- Son nom ! – rugit-il, les dents serrées – Comment s’appelait-elle ???
- Can… Candice Neige André, monsieur…

Candy ! Candy était ici !...

- Je regrette monsieur de vous avoir froissé par mon initiative. Mais elle ne ressemblait pas à ces admiratrices hystériques qui rodent autour de l’immeuble parfois. Elle me semblait si sincère dans ses propos à votre égard…

Les oreilles bourdonnantes, jambes et mains tremblantes, il ferma les yeux pour ne plus voir le plafond qui tournoyait au dessus de sa tête. Son corps le trahissait et il ne pouvait plus le maîtriser.

- Pourquoi n’est-elle donc plus là ? Que s’est-il passé ??? – parvint-il péniblement à prononcer.

- Je l’avais laissée seule quelques minutes dans le salon. Quand je suis revenue, elle n’y était plus. Je l’ai surprise dans votre bureau. Elle m’a dit que c’était le piano qui l’avait attirée car elle le reconnaissait…

Le piano du manoir de mon père en Ecosse… Le piano sur lequel je lui ai appris quelques notes… Elle n’a pas oublié…

- Elle pleurait à chaudes larmes ! Elle était manifestement très bouleversée. J’ai vite compris que ce n’était pas le piano qui la mettait dans cet état, mais ce petit tableau champêtre qui se trouve à côté de la bibliothèque.

Les yeux de Terry s’écarquillèrent de stupeur.

Le tableau de la maison Pony. Le tableau que j’ai acheté dans une galerie à Londres, lors de ma dernière visite à mon père au cours de laquelle je lui annonçais ma décision de renoncer au nom des Grandchester. Je n’en croyais pas mes yeux, ce matin là, en le découvrant, alors que je repartais vers le port de Southampton ! La maison Pony en Angleterre, chez un marchand d’arts de la capitale !!! C’était inouï !!! Puis ma rencontre avec ce jeune peintre, John, l’auteur du tableau, qui me confia avoir vécu à l’orphelinat et avoir très bien connu Candy ! Quelle émotion ! Quelle joie !

Oh Candy, quelles pensées t’ont traversée quand tu as découvert mon secret ? Qu’as-tu ressenti en voyant chez moi cette peinture de la Maison Pony, l’endroit qui t’a vue grandir, le lieu que j’avais ardemment souhaité connaître dès mon arrivée en Amérique ? J’avais besoin de ressentir cette émotion, cette impression d’être avec toi et je l’ai entretenue à travers ce tableau. J’imagine ton trouble et les sentiments contradictoires qui ont dû t’envahir. Savoir que je continuais de penser à toi sans pour autant aller vers toi. Oh Candy, pardonne-moi !...

- Où est-elle à présent ? – demanda-t-il d’une voix blanche – Elle devrait être là et je ne la vois pas. Où est-elle partie ???
- J’ai bien essayé de la retenir mais c’était sans issue – soupira la gouvernante - Entre deux sanglots elle est parvenue à me dire qu’elle n’avait pas la force de rester et elle a disparu.
- Mais elle ne vous a rien dit d’autre ??? - s’écria-t-il en la secouant par les épaules - Vous n'avez pas une idée de l’endroit où elle a pu aller ??? Je vous en prie, essayez de vous souvenir !!!!

La vieille dame réfléchit un instant puis son visage s’illumina.

- En se présentant, elle m’a dit qu’elle devait partir ce soir pour l’Europe !…
- Pour l’Europe ?
- Oui, elle doit prendre un bateau. J’ai lu dans le journal de ce matin que le paquebot France était à quai, au Pier 88, et qu’il partait ce soir.
- Au Pier 88, vous dîtes ?
- Si mes souvenirs sont bons, oui. Avec un peu de chance, vous pourriez y arriver avant l’embarq….

Mademoiselle Denise s’interrompit, interdite. De Terry, il ne restait plus qu’un courant d’air provoqué par l’ouverture tout en grand de la porte d’entrée, suivi du bruit de ses pas précipités dans l’escalier.

***************



Tout le long du chemin qui menait à la gare maritime, Candy resta murée dans un silence pesant, le visage tourné dans la direction opposée, le regard perdu dans le vide. Quand Douglas l’avait vue surgir du bâtiment, en larmes et suffocante, il n’avait posé aucune question et s’était contenté d’appuyer sur l’accélérateur et de quitter les lieux au plus vite. Dieu qu’il en voulait à son patron de lui avoir confié une telle mission ! Jusqu’au bout, il avait appliqué à la lettre le plan de route qui devait s’achever expressément dans ce quartier jusqu’à signaler la présence du comédien en ces lieux. Il comprenait à présent l’émoi qui agitait sa passagère, celui qu’il avait deviné depuis Broadway jusqu’ici. Cela devait avoir une relation avec ce jeune homme. D’où le connaissait-elle ? Ils devaient certainement être très proches pour provoquer chez elle une telle confusion. Pourquoi s’était-elle enfuie si vite de chez lui alors ? Que lui avait-on fait pour la mettre dans cet état là ?

La colère s’empara de lui et il se mit à maudire tous ceux qui avaient entraîné cette jolie blonde dans ce guet-apens. Quel était le but de tout cela à moins de vouloir la faire souffrir ? Quelle réaction attendait-on d’elle si ce n’est une profonde détresse et des pleurs interminables ? Pourquoi avoir provoqué cette rencontre pour la laisser ensuite en plein désarroi ? Il avait beau chercher, il ne trouvait aucune réponse à ses interrogations, et c’est avec un sentiment profond d’impuissance qu’il la déposa devant l’embarcadère qui accueillait l‘impressionnant et luxueux paquebot français.

- Vous voilà arrivée, mademoiselle – fit-il en simulant l’enthousiasme.

Candy ne répondit pas, toujours plongée dans ses pensées. Douglas sortit lui ouvrir la porte et elle descendit de la voiture sans réfléchir, comme un automate.

- Je sais que cela ne me regarde pas – s'enhardit-il à dire en se positionnant bien face à elle pour capturer son regard – Mais vous me semblez si désespérée que si je puis faire quelque chose pour vous aider, je vous en prie, n’hésitez pas. Je ferai n’importe quoi pour soulager votre peine.

Candy leva vers lui des yeux rougis de trop de larmes et balbutia :

- Vous êtes bien aimable, Douglas. Je regrette de vous avoir inquiété par cette démonstration d’émotivité quelque peu excessive.
- Mademoiselle André, voyons…
- Ne vous en faîtes pas ! – renchérit-elle en relevant fièrement le menton - Ces larmes vont vite sécher. Elles ne sont que la conséquence de souvenirs douloureux que je croyais avoir oubliés. Vous voyez, ce n’était rien !...

A ces mots, elle esquissa une grimace qui se voulait un sourire mais qui ne laissait pas dupe le jeune irlandais.

Cette fille est vraiment très courageuse et dotée d’une grande volonté !

Il pouvait en témoigner. Il l’avait vue quelques secondes auparavant, ébranlée, à la limite de l’effondrement, et elle s’efforçait à présent de lui afficher un visage heureux, comme si le drame qui s’était déroulé précédemment n’avait jamais existé. Quelle vie difficile elle avait dû connaître pour s’acharner ainsi à dissimuler ses faiblesses !... Il aurait voulu lui dire qu’il était terriblement désolé pour elle, qu’elle pouvait se laisser aller devant lui, que c’était naturel de pleurer, que cela lui ferait du bien, mais il opta finalement pour la politique de l’autruche. A quoi bon la contrarier dans sa volonté alors qu’il allait la quitter dans quelques minutes sur ce port, dès qu’il l’aurait confiée à un membre du personnel d’accueil du bateau. Lui rendant son sourire, il répondit :

- Aaaah ! Ce sourire vous va à ravir, mademoiselle ! Ne vous a-t-on jamais dit que vous étiez beaucoup plus jolie quand vous souriiez ?

Le regard de Candy se troubla une nouvelle fois. Remarquant son émoi, il s’en voulut pour la bévue qu’il venait innocemment de commettre et prit la décision de ne plus ouvrir la bouche afin de ne plus risquer de la blesser sans le vouloir.

- En effet, on me l’a dit à plusieurs occasions… - hoqueta-t-elle dans un triste sourire – Et comme vous n’êtes pas le premier, je vais finir par le croire…

Le ton malicieux sur lequel elle avait achevé sa phrase le désarçonna. Et tandis qu’il la conduisait vers la passerelle réservée aux passagers de première classe, son embarras persista. Elle remit son billet à l’officier en poste devant la plate-forme puis se tourna vers celui qui avait été son chaperon toute l’après-midi, et lui tendit la main.

- Cher Douglas, je vous remercie pour cette excellente après-midi passée en votre compagnie. J’espère que nous nous reverrons bientôt et que vous me présenterez alors votre douce Martha.
- Chère Mademoiselle – répondit-il, en recouvrant de sa main libre sa fine main gantée. Il avait du mal à cacher son émotion – Ce fut un grand privilège de faire votre connaissance. Je vous souhaite un excellent voyage.
- Merci Douglas, vous êtes bien aimable. A très bientôt, j'espère...

Elle pivota sur ses talons et s’apprêtait à traverser la passerelle quand l’accent chantant du chauffeur la rappela. En deux enjambées, il était auprès d’elle. Il joignit ses mains fragiles aux siennes les siennes, qu’il avait larges et puissantes.

- Mademoiselle, vous allez me trouver bien audacieux mais veuillez bien accepter ce conseil venant d’un être simple comme moi mais qui, je crois, a su garder tout son bon sens… Je tenais à vous dire que… que si deux êtres sont faits l’un pour l’autre, le jour viendra où le destin les réunira. L’amour peut venir à bout de tous les obstacles. Gardez confiance, ne renoncez pas ! Promettez-le moi !

Candy écarquilla les yeux d’étonnement. Cela faisait si longtemps que l’on n’avait pas évoqué si directement ses sentiments et ses souffrances. Très rapidement, son regard s’embua.

- O… Oui, je vous le promets Douglas. – murmura-t-elle, le menton tremblotant – Merci pour votre attention. C’est très touchant.
- Entre nous, il serait vraiment le roi des idiots s’il vous laissait partir ainsi, non ? – ajouta-t-il spontanément, emporté dans son élan.

Candy se retint de rire devant la remarque espiègle de son interlocuteur. Ce Douglas, avec ses maladresses, lui plaisait beaucoup et lui rappelait sa propre nature.

- Vous avez raison, mon ami, il mériterait la plus belle des couronnes ! – gloussa-t-elle, ravalant ses larmes.

Elle le salua une dernière fois, puis se retira définitivement, hâtant le pas pour ne pas risquer un nouveau rappel. Arrivée devant l’entrée du hall, elle se retourna et aperçut Douglas de l’autre côté, agitant sa casquette en guise d’adieu. Elle baissa la tête, respira profondément, puis se redressa, adressant au portier son plus beau sourire et disparut dans le ventre du navire.

****************



- Plus vite, voyons, plus viiiiiiite !!! – s'égosillait Terry à l’oreille du chauffeur de taxi.

Le pauvre homme roulait à tombeau ouvert dans les rues de New York mais cela semblait toujours trop lent pour son passager. Marcello avait eu tort d’accepter cette course malgré le triplement de la somme que le jeune acteur lui avait proposé car il se trouvait à présent à risquer la mort à chaque carrefour, ou pire, une malencontreuse rencontre avec des policiers qui pourraient lui retirer sur le champ sa licence, et sa licence, il en avait bien besoin. Arrivé d’Italie quelques années auparavant, il s’était trouvé bien fortuné de pouvoir accéder à ce métier, laborieux, pénible, mais qui payait pas trop mal, et qui surtout, allait lui permettre de faire venir sa petite famille qui était restée au pays. Pas facile de faire ce sacrifice, mais quand on crève de faim et qu’une chance s’offre à vous, même très loin, il faut savoir la saisir. Sa chère Anna, le petit Massimo et sa sœur Maria seraient bientôt auprès de lui, à condition qu’il ne se soit pas tué avant à cause de ce fou furieux de client !... Par chance, la circulation était assez fluide en cette fin de journée, et il espérait que la sainte mère qui pendouillait à son rétroviseur veillerait sur lui plus que de coutume. Il pouvait sentir le jeune-homme s’agiter sur la banquette arrière. Il l’entendait pester, jurer comme un charretier. Quelle mouche l’avait donc piqué pour être aussi affolé ? Il n’allait pas s’envoler ce fichu bateau !

- Patty a dû lui remettre ma lettre… – se disait Terry, cherchant des réponses aux questions qui l’assaillaient - C’est pour cela qu’elle est venue. Mais pourquoi s’est-elle enfuie alors ??? Ah, si j’étais arrivé plus tôt, si… Encore une fois, nous nous sommes manqués ! Pourvu que je n’arrive pas trop tard !!!

Il appuya la tête en soupirant contre la vitre et regarda défiler les rues qui n’en finissaient pas. Il se sentait nauséeux, oppressé. Il espérait ne pas s’être trompé de navire. Il avait si souvent joué de malchance qu’il s’attendait encore une fois au pire… Il avait tellement peur, tellement peur de ne pas la trouver !

Je t’en prie, Candy, attends-moi !...

Enfin, les immenses hangars de la gare maritime s'élevèrent l’horizon et le chauffeur de taxi se remit à respirer. Pier 92… 90… 88 ! Ils étaient à destination ! Terry lui remit en hâte une poignée de billets et sortit de la voiture sans prendre le temps de fermer la porte derrière lui. Ceci fait, le taxi repartit en trombe, fuyant le plus loin possible cet échappé de l’asile avant qu’il ne changeât d’avis…

*****************



Assise sur son lit, Candy s’ennuyait mortellement. Comme pour toute passagère de première classe, ses bagages avaient déjà été déballés et leur contenu méticuleusement rangé. Elle avait finalement rien à faire et cela la contrariait d’autant plus que Patty n’était toujours pas arrivée. Elle qui croyait être la retardataire, il semblait que son amie fut plus zélée qu’elle. Elle aurait bien aimé la trouver en arrivant. Cela lui aurait évité d’avoir à penser. Encore secouée par ce qu’elle venait de vivre, il lui semblait émerger d’une torpeur qui s’éternisait. Groggy, son esprit avait des difficultés à se reconnecter à la réalité. L’intensité du moment dont elle venait de faire l’expérience la ramenait des années en arrière, et l’ivresse éprouvée n’effaçait pas le goût amer qui en restait. Découvrir que Terry n’avait pas guéri de ses blessures ne l’empêchait pas de douter sur les sentiments qu’il éprouvait pour elle. Peut-être était-il nostalgique d’un passé qui n’était plus tout en refusant le présent avec elle de peur de briser la part de rêve qui lui restait et dont il s’était accommodé ? Peut-être que tout simplement, il gardait tous ces souvenirs de leur passé comme des reliques d’un bonheur qui s’en était allé, pour pouvoir s’y réfugier quand il le souhaitait, et ne pas avoir à affronter la réalité, cette réalité dont elle faisait partie. Il avait manifestement renoncé à elle depuis longtemps. Elle n’était plus qu’une pièce d’un musée qu’il avait rangée soigneusement, avec l’intention de ne plus y toucher.

La gorge nouée, secouant la tête pour chasser de nouvelles larmes qui bordaient ses jolis yeux, elle se leva. Elle étouffait, elle avait besoin d’air !

Elle allait quitter sa luxueuse cabine quand elle entendit toquer à la porte qui communiquait avec la chambre de Patty.

- Candy, es-tu là ? Puis-je entrer ?

La jeune femme se précipita vers la porte et l’ouvrit tout en grand. Une Patty toute échevelée l’accueillit à bras ouvert.

- Oh, ma chère Candy ! J’ai bien cru ne jamais arriver !!!! – s’écria-t-elle entre deux effusions – Figure-toi que le directeur m’a retenue jusqu’au dernier moment ! J’avais beau lui expliquer que nous étions depuis plus de deux heures en vacances et que nous avions deux mois devant nous pour réfléchir à la rentrée scolaire, il n’en démordait et trouvait toujours un prétexte pour m’empêcher de partir ! Il savait pourtant bien que j’avais un bateau à prendre, mais je le soupçonne d’avoir vicieusement et volontairement ralenti mon départ. Je l’ai toujours trouvé suspect mais là, il a dépassé toutes mes espérances !!!
- Tu es là, c’est le principal ! Oublie cet affreux bonhomme et viens avec moi sur le pont. Au bruit que font les moteurs, je crois que le bateau ne va pas tarder à quitter le port.

Patty soupira en plongeant la main dans les cheveux.

- Avance-toi, je te rejoindrai dans quelques instants. Ce fut une telle course pour venir ici que je suis en nage. Je vais faire un brin de toilette et changer de tenue. Cela ne t’embête pas ?
- En aucune façon, mon amie. Nous avons tout le temps d’être ensemble à présent. Ne tarde pas trop quand même car tu risques de manquer l’appareillage, ce qui doit être une vraie merveille sous ce soleil couchant.
- Je te promets de faire vite ! A tout de suite ! – répondit-elle en refermant la porte.

Candy prit dans l’armoire une étole de soie rose dont elle entoura ses épaules en prévision de la fraîcheur sur la promenade du pont supérieur et quitta sa chambre. Regarder s’éloigner les gigantesques silhouettes de Manhattan devait être un sacré spectacle ! Déjà des dizaines de personnes s’agglutinaient sur le bastingage et se préparaient à la cérémonie des mouchoirs qui voulait qu’on les agitât au moment du départ. Candy se faufila dans la foule et finit par se trouver une petite place sur le pont arrière du bateau.

L’air marin sentait la peinture fraîche et le cambouis mélangés. Le plancher venait d’être nettoyé. Tout était prêt pour la traversée. Elle prit appui sur le garde-corps et regarda vers le bas avec une sensation délicieuse de vertige. Les gens semblaient si petits sur la terre ferme mais elle parvenait quand même à distinguer clairement, comme cette femme qu’elle devinait en pleurs, serrant fort contre son cœur son marin de mari qui s’apprêtait à monter à bord. Comme ils avaient l’air de s’aimer tous les deux et comme ils avaient l’air triste de se séparer ! Comme elle les enviait !

Soudain, les passerelles se retirèrent. Le navire frémit, secoué de vibrations étouffées. L’eau se mit à bouillonner, l’écume qui en émanait s’écrasant contre le ventre d’acier. Les cheminées exhalaient des bouquets de nuages de vapeur sous le cri strident du sifflet. Amarres larguées, Le France commença à s’éloigner doucement du quai. Les bras et les mouchoirs s’agitèrent alors mêlés aux cris d’adieu. On s’envoyait des baisers, se hurlait des « au revoir » qui se perdaient en écho dans la cacophonie ambiante. Elle ressentit un pincement au cœur devant tant d’allégresse qu’il lui était impossible de partager et serra un peu plus fort son étole autour de ses épaules. Indifférente aux appels de la foule en bas, elle concentra son intérêt sur le bandeau de gratte-ciels qui commençait à se découper en ombre chinoise sous le soleil couchant. Etrangement, il lui sembla alors entendre son propre nom. Elle tendit l’oreille convaincue d’avoir mal entendu. Mais cela se renouvela, puis une autre fois, et encore une fois. Intriguée, elle se pencha un peu plus et ce qu’elle vit lui coupa tout net la respiration…

***************



Au moment où Terry descendit du taxi, il entendit les sifflets du navire qui annonçaient son départ imminent et l’angoisse le saisit. Le hall d’embarquement était immense, le bateau l’était tout autant. C’était chercher une aiguille dans une botte de foin sur ce quai long de plusieurs centaines de mètres !

Les passerelles venaient d’être larguées, les énormes ancres remontées, seules restaient sur le débarcadère les familles qui échangeaient leurs adieux larmoyants avec les passagers massés sur les ponts. Il leva la tête et essaya d’apercevoir parmi tous ces visages inconnus, celui de celle qui avait tant hanté ses pensées toutes ces années. Il chercha longuement, son cœur sursautant à plusieurs reprises alors qu’il pensait l’avoir reconnue. Mais ce n’était jamais elle et il commençait à se décourager. Il avait tant espéré, tant prié pour arriver à temps, qu’il ne comprenait pas pourquoi le destin s’acharnait à vouloir l’empêcher de la retrouver alors qu’il était si proche d’y parvenir.

Arriva le moment fatal où les moteurs se mirent bruyamment en route. Délovant ses liens des amarres, le paquebot entama son déhalage. Imperceptiblement, il se mouvait, longeant le flanc du quai pour s’éloigner un peu plus chaque seconde du sol New-Yorkais.

Seigneur Dieu !!! Cela ne pouvait pas se passer comme cela ! Non, cela ne pouvait pas !...

Tournant la tête dans tous les sens, scrutant chaque pont du bateau, Candy restait introuvable, et une vague de désespoir le submergea. Le bateau poursuivait son chemin, irrémédiablement, jusqu’à dépasser le malheureux jeune acteur, effondré, lui exhibant sa colossale poupe comme un point final à sa quête. Sur le point de renoncer, il leva une dernière fois les yeux, lesquels s’attardèrent une seconde sur une frêle silhouette qui se tenait en bout de pont, et qu’il n’aurait jamais remarquée si le bateau ne l’avait pas dépassé.

Dieu du ciel, Candy !!!

Elle avait coupé ses cheveux, elle se tenait plusieurs mètres au dessus de lui, mais il était capable de la reconnaître entre toutes, parmi des centaines d’autres… Sans plus réfléchir, il se mit à hurler de toutes ses forces son nom, réitérant ses appels à chaque profonde respiration. D’interminables secondes s’écoulèrent et puis, comme il l’espérait, elle tourna la tête vers lui. Il la sentit vaciller puis se ressaisir, sa main se lever timidement pour le saluer. Paralysé par l’émotion, les yeux embués de larmes, il resta un long moment sans bouger jusqu’à ce qu’il réalisât que le paquebot s’était éloigné et qu’il accélérait la cadence.

Terry ! Terryyyyyyyyyy !!! – s’écria-t-elle en agitant plus énergiquement le bras.

Comme le son de sa voix était doux à ses oreilles, comme il était merveilleux de pouvoir l’entendre de nouveau ! Il ne l’avait jamais vraiment quittée, il l’avait bien souvent entendue en rêve, mais cette fois, il pouvait en savourer les délices et en palper la réalité. Elle se trouvait vraiment sur ce bateau, il pouvait la voir, distinguer ses magnifiques yeux couleur émeraude qui le dévisageaient, et deviner ses larmes mêlées aux embruns. Il espérait qu’elle pouvait voir les siennes, mais contrairement à celles qu’il avait versées ce terrible soir d’hiver, presque dix ans auparavant, celles-ci exprimaient la joie, le bonheur intense, à la limite de l’euphorie. Il voulait lui parler, prononcer autre chose que son prénom, mais les mots restaient muets dans sa gorge. Il se trouvait incapable d’émettre autre chose que des gargouillis incompréhensibles.

Elle n’a pas changé ! Comme elle est belle ! Et comme les cheveux courts lui vont bien !!!
Ma petite Tarzan tâches de son… Je n’arrive pas à croire que tu es là, devant moi ! Tu m’as tant manqué ! J’aimerais voler vers toi comme ces oiseaux de mer qui tournoient au dessus de toi et te serrer dans mes bras, sentir la chaleur de ton corps contre le mien, et te retenir à jamais…


Le France continuait son avancée vers la mer et dépasserait bientôt la jetée. Terry suivit le bateau en courant, profitant de la centaine de mètres qu’il lui restait, soutenant le regard de Candy dont il ne voulait rien perdre. Regards si mêlés et si proches, mais que l’océan allait une nouvelle fois séparer. Il lui fallut pourtant s’arrêter, la mer s’interposant entre eux, ramenant ses vagues contre la berge jusqu’à tremper le bas de son pantalon. A bout de souffle, il regarda la silhouette de Candy disparaître peu à peu, hurla une dernière fois son nom. Il lui sembla l’entendre lui répondre mais le son lui parvint à demi étouffé par les sifflets du bateau. Celui qui partait, celui qui restait… Nouvelle séparation mais qui ne laissait pas ce désagréable goût d’amertume car il savait qu’ils n’avaient à l’instant jamais été aussi proches et qu’ils feraient très bientôt route ensemble. Il ne la laisserait pas encore lui échapper. Il s’en faisait la promesse et rien cette fois ne pourrait l’en détourner.

Un flash crépita soudain derrière lui. Il se retourna et en reçut un autre en pleine figure. Aveuglé, il avança d'un pas et remarqua deux hommes qui l'encerclaient de leurs appareils photo.

Ces vautours de photographes ne le laisseraient donc jamais tranquille ??? L'envie ne lui manquait pas de les jeter à l'eau. Il devinait qu'il ferait la une des journaux le lendemain, avec en prime la photo de son visage bouleversé. Mais étrangement cette fois, le plus heureux des hommes n'en avait que faire !...

**************

Terry ! Mon dieu, c’est Terry !!! – se dit Candy en se retenant à la rampe, ses jambes l’abandonnant. C’était bien lui qui courait derrière le bateau et qui l’appelait ! Elle n’en croyait pas ses yeux ! Que faisait-il là ? Comment l’avait-il retrouvée ???

Malgré la hauteur, elle pouvait distinguer ses yeux couleur de lagon qui la fixaient, ce regard ensorcelant qui lui faisait perdre toute maîtrise. Elle esquissa un geste vers lui, timidement comme si elle craignait qu’il s’évanouît sous ses yeux. Elle reçut en retour son désarmant sourire et des larmes brulantes de joie roulèrent immédiatement sur ses joues. Secouée de sanglots, elle observait sa longiligne silhouette poursuivre sa course au rythme de l’irrémédiable progression du navire. Il n’avait pas vraiment changé. Il avait gardé son beau visage plein de grâce bonifiée par la maturité. Ses épaules s’étaient élargies, il avait l’air d’avoir grandi. L’adolescent qu’elle avait connu et aimé était devenu un homme, et cette nouvelle apparence de lui l’émerveillait. Comme elle aurait voulu se lover au creux de ses épaules rassurantes, sentir ses mèches brunes caresser son visage, écouter les battements de son cœur contre sa poitrine. Battait-il aussi vite que le sien, douloureusement, intensément, follement ?...

Terry ! Terryyyyyy ! - s’écria-t-elle en agitant plus énergiquement le bras.

Regards mêlés, mains si proches, il lui semblait qu’en tendant un peu plus le bras elle pourrait le toucher, sentir le doux contact de sa peau contre la pulpe de ses doigts.

Oh, Terry, mon amour, tu ne m’as donc pas oubliée ? Quelle souffrance de te savoir si près et si loin à la fois ! Quand cessera-t-on de nous torturer ainsi ? Sommes-nous éternellement voués à nous retrouver et à nous séparer ? Dis-moi que tout ceci n’est pas qu’un beau rêve et qu’en me réveillant, je serai rassurée sur la réalité de cet instant !...

Le bateau quitta définitivement le quai, indifférent et implacable, obligeant le jeune homme à interrompre sa course. Elle aurait voulu arrêter le temps pour le retenir encore un instant. Elle ne voulait pas être séparée de lui, pas comme ça, si vite !

Celui qui partait, celui qui restait… Les rôles s’inversaient étrangement. Celui qui se tenait cette fois debout sur la berge, c’était lui. Il hurla son nom une dernière fois lequel lui parvint assourdi par le haut vent des terres et les cris des matelots. Elle l’appela à son tour mais le cri strident du sifflet en réduisit en grande partie la portée. Elle regarda dans sa direction jusqu’à ce que la distance effaçât son aristocratique profil et qu’il ne devînt plus qu’un point infime dans l’horizon, qu’elle fixa durant de longues minutes, jusqu’à ce qu’elle réalisât qu’ils avaient quitté la baie et qu’ils abordaient la pleine mer. La nuit était à présent tombée et les lumières de la ville scintillaient au loin comme des étoiles dans l'obscurité. Curieusement un sentiment de calme et de sérénité l’envahit. Elle savait au fond d’elle-même que ce n’était qu’un au revoir, que les mains déliées se renoueraient et que les regards se mêleraient de nouveau l’un à l’autre. Un jour prochain. Un jour très prochain…

La voix grelotante de Patty derrière elle, la ramena à la réalité.

- Brrrr ! J’aurais dû faire comme toi et mettre une petite laine avant de venir ici ! Je n’imaginais pas que l’on eût si vite froid en pleine mer !

Candy offrit à son amie un regard perdu dans le vague. Quelques minutes auparavant, elle était noyée dans celui de Terry. Elle avait du mal à reprendre ses esprits.

- Pardonne-moi de ne pas t’avoir rejointe plus tôt. J’étais si bien à me prélasser, loin des exigences de mon odieux directeur, que je n’ai pas vu le temps passer… Mais, dis-moi, tu m’as l’air bien pensive ! Ce départ était si extraordinaire que cela ?

Un sourire sibyllin se dessina sur les lèvres de la jeune blonde.

- Tu n’as pas idée à quel point il l'était, ma chère Patty ! Vraiment pas idée...


Fin du chapitre 3




Notes :

La gare Grand Central : Normalement, Candy aurait dû arriver à une autre gare car Grand Central ne desservait que New-York et ses environs, mais j’ai fait le choix de faire une petite entorse à la vérité historique car je trouve cette gare trop belle et je voulais vous la faire découvrir ainsi qu’à Candy… ^^

Cole Porter : Célèbre compositeur, notamment de la chanson « Night and Day »

Martha Graham : Danseuse et chorégraphe américaine. Elle est considérée comme l’une des plus grandes innovatrices de la danse moderne.

Le France : était un paquebot transatlantique français de la Compagnie générale transatlantique mis en service en 1912 et qui assura la ligne Le Havre - New York. C'est le seul navire français à avoir arboré quatre cheminées.

Edited by Leia - 21/5/2017, 08:25
 
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59 replies since 22/11/2011, 18:57   34628 views
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