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Lettres à Juliette, (sans rapport avec une autre fanfic du nom de "les lettres à Juliette"...)

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Leia
view post Posted on 22/11/2011, 20:57 by: Leia
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Chapitre 4




Assis dans la véranda de sa luxueuse demeure de Chicago, William Albert André reposa sa tasse de café sur la table nappée de blanc où l’attendait un copieux petit-déjeuner. Il ouvrit d'un claquement sec le journal du matin puis se mit à en tourner les pages. Il finit par s’arrêter sur une en particulier, et un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres. Cette fois, ce n’étaient pas les cours de la bourse qui l’intéressaient mais un article consacré à un certain jeune comédien qu’il avait très bien connu dans le passé. Ledit article titrait en très grosses lettres : « TERRENCE GRAHAM AMOUREUX !!! », suivi d’une photo de Terry prise sur le vif. La mine ahurie qu’il arborait ne laissait plus aucun doute sur la véracité de l’indiscrète révélation du journaliste. Albert exultait à la lecture du récit qui détaillait l’événement :

« Mesdames, mesdemoiselles, sortez vos voiles noirs et vos mouchoirs, le jeune comédien, la star de Broadway, celui qui fait se pâmer des centaines d’admiratrices à chacune de ses apparitions, Terrence Graham, est AMOUREUX !!! Hier, en fin de journée, sur le quai 88 de la gare maritime de Manhattan, alors que nous suivions pour notre journal les déplacements de la comtesse russe Anastasia Pavlovitch, le comportement inhabituel d’une personne dont le visage nous était familier, a retenu notre attention. Nous avons vite reconnu le célèbre artiste en cette personne qui courrait derrière le paquebot Le France et qui s’époumonait en adressant des signes désespérés vers une jeune inconnue, passagère du bateau. Sous nos yeux ébahis, nous avons assisté à un déploiement de larmes et de cris de joie, une véritable transformation à laquelle nous n’étions pas habitués. Nous pouvons en témoigner. « L’acteur-à-la-triste-figure » est capable d’éprouver des sentiments ! Il semblait si heureux qu’il n’a en aucune façon tenté de jeter nos appareils photo à l’eau. Nous avons essayé de lui poser quelques questions qu’il a éludées d’un sourire éloquent puis il a ensuite quitté la gare d’un pas allègre.

Nous avons bien sûr cherché à connaître l’identité de cette demoiselle « Candy » dont il avait à plusieurs reprises hurlé le nom. Nous soupçonnions qu'elle était la même personne qu’il avait évoquée quelques semaines auparavant lors de sa visite au collège Nightingale-Bradford, visite qui avait tourné au scandale et entraîné le départ subit du jeune acteur. (lire notre article du..) Après consultation auprès du bureau de la compagnie maritime, nous n’avons pas trouvé de personne prénommée Candy, mais une certaine Candice Neige André, héritière d’une riche famille de Chicago. Nous avons pu contacter un membre de sa famille qui habite New-York, sa cousine, Elisa Legrand, épouse du richissime marchand d’armes Auguste Withmore. Cette dernière semble avoir une opinion très tranchée sur sa parente :

« Mademoiselle André est une coureuse de dot ! Elle a séduit M. Graham durant leurs études en Angleterre, puis s’est amourachée de mon frère Daniel, qui heureusement, a eu le bon sens d’annuler leurs fiançailles avant qu’il ne soit trop tard. C’est une intrigante qui a su s’attirer les faveurs de notre Grand-Oncle William qui l’a adoptée. Je déplore que Terrence Graham soit retombé dans le piège amoureux qu’elle lui a tendu. Il le regrettera amèrement. Elle sème le malheur partout où elle passe. Elle est d’ailleurs à l’origine du décès de mon jeune cousin, Anthony Brown et elle… »


C’en était trop !!! Albert, fou de rage, jeta le journal par terre. Cette Elisa ne perdait rien pour attendre. Cette fille était vraiment une plaie, une source inépuisable de méchanceté ! Elle n’avait pu s’empêcher de verser son fiel sur Candy, de mentir honteusement à son propos ! Il avait toujours éprouvé peu d’estime pour sa personne, mais il devait bien admettre que ce n’était plus du mépris qu’il ressentait pour elle à présent, mais une véritable aversion, un dégoût pour tout ce qu’elle représentait : sa médiocrité d’esprit, sa lâcheté, sa vanité, que son âme perverse entretenait narcissiquement au point de laisser derrière elle une fange nauséabonde qui le révulsait et dont il avait honte. Honte surtout de n’avoir pas mis plus tôt un terme à ses malfaisances. Lui qui avait toujours essayé de maintenir l’équilibre au sein de la famille, réalisait, un peu tard peut-être, la nature irrécupérable de sa cousine. Il lui avait à plusieurs reprises donné sa chance, mais ce qu'il venait de lire dans cet entretien journalistique avait scellé son sort.

L’appétit coupé, il abandonna son petit-déjeuner et prit le chemin de son bureau avec la ferme intention de téléphoner à sa jeune cousine un peu trop zélée. Il était grand temps de lui faire comprendre qu’elle devait laisser Candy tranquille si elle ne voulait pas subir ses foudres. Il était même disposé au châtiment suprême : l’exclusion définitive de la famille ! La grand-tante pourrait s’en étrangler de rage, il en avait cure. Candy ne méritait pas ce genre de traitement. Les Legrand et consorts devraient s’y résoudre ou renoncer à leurs privilèges. Sa décision était sans appel !

Il aurait dû néanmoins s’attendre à une réaction aussi violente d’Elisa qui avait toujours eu un faible pour Terry. Elle avait dû étouffer de jalousie quand le journaliste lui avait appris les retrouvailles des deux amoureux, elle qui avait tout fait à Saint-Paul pour les séparer. Il regrettait que l’honneur de Candy soit sali par une personne aussi mal intentionnée et il se reprocha son manque de vigilance. Avec l’aide d’Annie et de Patty, il s’était donné tellement de mal à préparer au mieux ces retrouvailles qu’il avait complètement occulté cette empoisonneuse d’Elisa. Elle n’était en tout cas pas prête de se remettre de l’explication sérieuse qu’il était désireux d'avoir avec elle !...

A côté de cela, il restait très satisfait de ce qu’il avait accompli, et ce, grâce à la collaboration de nombreuses personnes. Le résultat était digne d’une organisation des services secrets :

Tout d’abord Annie, qui lui avait apporté des conseils bien utiles. Puis Patty, qui malgré son extrême timidité, était parvenue à affronter Terry et à le faire fléchir. Puis ce chauffeur irlandais, Douglas, dont il connaissait la loyauté. Sans le mettre précisément dans la confidence, il lui avait fait comprendre que sa mission allait lui paraître incongrue, mais qu’il allait devoir la mener à bien jusqu’au bout. La réussite de son plan dépendait beaucoup de lui. Ce dernier avait accompli sa tâche à la perfection sans que Candy se doutât de quoi que ce soit. Cette visite approfondie de New-York avait été imaginée pour que cela éveille en elle, au fur et à mesure, des sentiments enfouis et provoquer un électrochoc, pour aboutir à une conclusion très satisfaisante. Mais cela n’aurait jamais pu se réaliser sans l’aide d’une dernière personne : Mademoiselle Denise, la gouvernante de Terry. Albert savait, grâce à ses informateurs, que cette dernière était très attachée à son maître et qu’elle se désespérait de le savoir si malheureux. Il était alors allé à sa rencontre un matin tandis qu’elle sortait faire ses courses. Il s’était présenté à elle, puis devant une tasse de café dans le restaurant italien d’à côté, il lui avait exposé la situation :

- Dans quelques jours, en fin d’après-midi, une jeune et ravissante demoiselle blonde va se présenter à vous. Elle se prénomme Candice Neige André. Si vous désirez le bonheur de monsieur Graham, il serait judicieux d’être très aimable avec elle. Arrangez-vous habilement pour lui faire découvrir le lieu où il vit, c’est indispensable. Mais surtout, veillez à ce qu’il ne soit pas présent. Pensez-vous qu’il vous sera possible de l’éloigner de chez lui ?
- Monsieur Graham est en répétition en ce moment et il rentre tard. Cela ne devrait poser aucun problème.
- Voilà qui est parfait ! Cette jeune femme doit prendre le bateau pour l’Europe ce jour-là et il faudrait que Ter… enfin, monsieur Graham, apprenne sa venue par hasard pour éviter qu’il se doute de quelque chose. Puis laissez-le agir. Je veux qu’il se batte pour la reconquérir et je suis sûr que c’est ce qu’il fera.

La gouvernante, incrédule, avait scruté son interlocuteur, cherchant la faille qui l’amènerait à rejeter son projet. Mais le regard franc et bienveillant d’Albert l’avait rassurée.

- Monsieur, j’assiste, impuissante, au calvaire de ce jeune homme depuis des années. Si vous me promettez que c’est le bonheur que vous lui offrez, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que tout ceci se réalise.
- Je n’ai pas besoin de vous le promettre, chère mademoiselle. J’en ai la certitude ! Ces deux êtres s’aiment profondément. Ils sont nés pour vivre ensemble et il est grand temps qu’ils le comprennent !

Ils avaient discuté un long moment encore sur des détails d’organisation, puis ils s’étaient séparés en se souhaitant bonne chance. Albert était convaincu que la chance n’avait rien à voir dans cela, il suffisait juste de forcer le destin. Le résultat obtenu avait dépassé toutes ses espérances! Il savait que Candy n’aurait jamais pu résister à la tentation de s’approcher de sa demeure et que cela n’aurait pas manqué de la remuer intérieurement. Quant à Terry, il l’avait bien imaginé rentrant le soir chez lui et découvrant la visite de Candy, mais il n’avait jamais pensé qu’il aurait eu le temps de la retrouver au port. Il exultait ! Le contact entre ses deux protégés était renoué, il ne leur restait plus qu’à faire un pas l’un vers l’autre. Ils n’avaient plus besoin de lui pour cela. Il devinait qu’à présent, ils feraient tout pour être réunis.

Il soupira d’allégresse en poussant la porte de son cabinet de travail. Georges, un sourire complice au coin des lèvres, se tenait debout à côté du bureau, le combiné du téléphone à la main.

- Un appel pour vous, monsieur. C’est monsieur Terrence Graham…

**********



Douglas O’ Loughlin quitta précipitamment l’appartement de sa petite amie. Il avait passé une mauvaise nuit. Les évènements de la journée lui avaient passablement perturbé le sommeil, et il ne s’était endormi qu’au petit matin. Martha qui dormait d’un sommeil de plomb ne s’était pas non plus réveillée et les bruits de la ville se manifestaient déjà vivement sous leur fenêtre quand ils avaient enfin ouvert les yeux. Réalisant l’heure avancée de la matinée, il avait sauté du lit en un éclair, effectué une rapide toilette, s’était habillé à la même vitesse, et était parti comme une flèche, non sans avoir déposé un baiser sur les lèvres pulpeuses de sa bien-aimée, alanguie sur leur couche.

Parvenu dans la rue, il courut vers sa voiture en espérant qu’au bureau on ne lui tiendrait pas rigueur de son retard. En l’absence d’Albert, il devenait alors le chauffeur de certains hauts cadres de la société malheureusement moins indulgents que son original patron. Il traversa la ville à vive allure, frôlant l’accident à plusieurs reprises et s’arrêta enfin dans le quartier de Wall Street, devant l’immeuble qui abritait les bureaux de la Andrew Cornwell and Brown Corporation. Il monta les marches quatre à quatre et se dirigea immédiatement vers le bureau de la secrétaire qui gérait son emploi du temps.

- Bonjour Maggie, désolé pour le retard – fit-il tout essoufflé - Des missions pour moi ce matin ?

Absorbée par la lecture d’un journal, la jeune brune aux cheveux courts et permanentés ne répondit pas.

- Maggie ?

La secrétaire finit par lever la tête, et essuya avec un mouchoir une grosse larme qui perlait sous ses lunettes à triple foyers.

- Mais que vous arrive-t-il ? – s’enquit le chauffeur, inquiet devant la détresse de sa collègue de travail.

Pour toute réponse, elle redoubla de pleurs et s’enfuit aux toilettes. Interloqué, il se pencha par dessus le bureau, prit le journal et chercha l’article qui troublait si profondément la pauvre Maggie. A la lecture du titre, il laissa échapper un soupir de soulagement.

- Il vous a retrouvée, mademoiselle ! – se dit-il, une chaleur réconfortante lui enveloppant le cœur.

Il s’était tellement inquiété pour sa jolie passagère de la veille que cette heureuse nouvelle le remplissait de joie. Maîtrisant difficilement son euphorie, il ne put retenir un sourire béat qui croisa malheureusement le visage grimaçant de la secrétaire qui était revenue. Remarquant son contentement, elle gémit de plus belle et repartit dans sa cachette. Il resta quelques secondes interdit, puis s’installa confortablement dans un des fauteuils qui faisaient face au bureau, et attendit patiemment que l’orage passât. La lecture d’un certain article l’aiderait à passer le temps, et c’est avec une réelle satisfaction du travail accompli qu’il s’y replongea avec délectation…

*******



Terry fulminait de rage. Renseignements pris auprès de la compagnie maritime, il venait d’apprendre que le prochain bateau pour l’Europe ne partait pas avant deux jours, et cela le désolait. Il avait quitté Candy la veille et l’idée de perdre le moindre jour pour la retrouver, lui était insupportable. Quoi qu’il fît, il devait pourtant se résoudre à l’évidence : elle aurait toujours de l’avance sur lui, et c’était à lui d’essayer de raccourcir la distance qui les séparait.

Ce matin même, il avait contacté Albert et l’avait supplié de lui dire où se rendait Candy. Ce dernier l’avait chaleureusement accueilli, mais s’était aussi empressé de l’avertir : retrouver Candy ne serait pas une mince affaire et il n’avait pas l’intention de lui faciliter la tâche.

- Il faut que tu comprennes, Terry, que Candy a trop souffert pour que je prenne le risque d’une nouvelle désillusion. Tu vas devoir te bagarrer pour la retrouver. Elle est comme un bijou ; précieux, mais fragile, un trésor qui se mérite. Je vais juste te donner un nom : Venise. Si tu l’aimes vraiment, tu la retrouveras. Mais surtout… Ne me déçois pas !...

Surpris, le jeune homme avait marmonné quelques mots de remerciements et avait raccroché. Un étrange sentiment mêlé d’angoisse et de colère l’avait envahi. L’angoisse, car il se sentait perdu devant si peu d’indices qui devaient le mener à Candy, et la colère d’avoir à prouver la sincérité de ses sentiments. Comment Albert pouvait-il ainsi douter de sa bonne foi alors que sa vie n’était que désespoir et désolation depuis leur séparation ? Comment pouvait-il le laisser partir ainsi à l’aventure, avec pour tout bagage, le nom d’une ville dans laquelle il n’était jamais allé ? Venise, la ville des amoureux… Bien étrange destination que celle-ci mais qui laissait présager une heureuse conclusion : leurs retrouvailles ! Il n’avait aucun doute là-dessus et il prouverait à Albert ce dont il était capable - dût-il passer sa vie à la chercher.

Mais pour l’instant, malgré toute la conviction dont il pouvait faire preuve, la situation fâcheuse dans laquelle il se trouvait, compliquait sa bonne volonté. Appuyé sur le parapet de sa terrasse, il regardait avec détachement vers la rivière Hudson qui coulait au loin et qui se jetait dans la baie de Manhattan. La sirène d’un bateau-cargo lui parvint alors et une idée de génie lui traversa l’esprit. Si un bateau de croisière ne partait pas aujourd’hui pour l’Europe, il en était certainement autre chose pour les cargos de marchandises ! Encore fallait-il en convaincre un d’accepter de le prendre à bord… Mais il avait des muscles sous sa silhouette élancée. Il savait aussi jurer à faire rougir un chœur de bonnes soeurs, fumer comme un sapeur et boire comme un trou si nécessaire. Ni une, ni deux, il prépara son paquetage, puis rédigea une lettre à l’attention de sa mère qui se trouvait en tournée dans le pays, et une autre pour Robert Hathaway, le directeur de la compagnie théâtrale, pour expliquer les raisons de son départ précipité. Il espérait que ce dernier ne lui tiendrait pas rigueur de l’abandonner en pleine préparation de leur prochain spectacle et qu’il ne le renverrait pas de la troupe, mais il était prêt à prendre ce risque. Tout était devenu dérisoire depuis qu’il avait revu Candy, et si cela signifiait renoncer à sa carrière, il y était tout disposé, pourvu qu’il retrouvât sa bien-aimée au plus vite !

Au moment de partir, il remit les lettres entre les mains de sa gouvernante, laquelle insista pour qu’il prenne un sac en papier qui contenait un repas qu’elle lui avait préparé.

- Il faut garder vos forces pour la retrouver, monsieur. – fit-elle d’une voix chevrotante, en enfouissant le sac dans son paquetage.
- Merci, Denise. Vous êtes un ange. – fit Terry, tout aussi troublé.

Il esquissa une main tendue vers elle qu’elle saisit timidement. Mais au moment où il allait passer le seuil de la porte, elle l’attira à elle et le pressa très fort contre son cœur, comme elle l’eut fait avec son propre enfant. Elle s’écarta enfin, les yeux pleins de larmes.

- Prenez soin de vous, monsieur. Je prierai pour que votre voyage se passe sans anicroche et pour que vous soyez réunis au plus vite. Bonne chance !

Emu, Terry la remercia une dernière fois et disparut dans l’ascenseur. Il s’appuya contre la paroi et ferma les yeux en soupirant. Il partait vers l’inconnu, il ne savait pas encore très bien comment il allait s’y prendre, mais il se réjouissait d’être sur le chemin qui le menait vers Candy, libéré des fers qui l’entravaient. Comme il avait hâte de vivre ce jour béni qui les réunirait. Il n’en avait pas dormi de la nuit et savait déjà à l’avance qu’il aurait le sommeil léger tout le long. Le bonheur était enfin à sa portée et il avait l’intention d’en apprécier les moindres instants.

Parvenu dans la rue, il héla un taxi qui le conduisit jusqu’au port de marchandises. Et c’est muni de tout son courage, prenant une profonde inspiration, qu’il remonta le quai, le cœur plein d’espoir.

*****



Un marin, assis sur une borne d’amarrage, achevait de fumer sa cigarette.

- Vous devriez aller voir au troquet derrière vous – marmonna l’homme en crachant un bout de feuille de tabac - C’est là que se négocie ce genre de transactions. Si vous avez de l’argent, vous trouverez quelqu’un sans problème.

Le lieu était passablement enfumé. De nombreuses personnes se tenaient attablées, occupées à boire une bière, à lire un journal ou à jouer aux cartes. Elles levèrent les yeux au moment où le jeune acteur entra et quelques ricanements fusèrent. Bien qu’il eût pris soin de se vêtir simplement, il n’avait pas à l’évidence l’allure d’un marin. Il n’avait pas la peau tannée par le soleil et les embruns, ni les mains calleuses d’avoir trop tiré sur les cordages, ni les ongles noircis par le cambouis. Mal à l’aise, il se dirigea vers le comptoir et expliqua sa situation au barman. Tout en continuant à essuyer des verres, ce dernier lui indiqua d’un signe de tête une table de quatre personnes, à la mine peu encourageante, en pleine partie de cartes. Avec appréhension, il s’approcha d’eux.

- Excusez-moi…
- Tu vois pas que tu nous déranges, mon gars ?!... – grogna l’un des joueurs en arquant du sourcil tout en poursuivant sa partie. Les autres autour de la table continuaient de jouer comme si de rien n’était et l’ignoraient. Ce n’était pas très engageant comme entrée en matière, mais Terry ne se laissa pas décourager.
- Je me permets d’insister ! – fit-il sur un ton plus affirmé. Ils étaient visiblement en train de le tester et il avait bien l’intention de leur faire comprendre qu’ils n’avaient pas affaire à un snobinard qui cherchait à faire le mariole sur les docks. De toute façon, la castagne, ça le connaissait. Il ne l’avait pas pratiquée depuis longtemps, mais il ne voyait pas d’inconvénient à une bonne bagarre, cela lui rappellerait le bon vieux temps.
- Je crois qu’on s’est pas bien compris !... – fit le marin excédé, en reposant ses cartes sur le tapis de jeu. Il se leva en bombant sa massive carrure, surplombant d’une tête le jeune acteur, ce qui ne le troubla point. Son amour pour Candy lui donnait du courage à revendre!
- Nous nous sommes très bien compris, au contraire ! Et si vous voulez que nous en discutions à l’extérieur, je suis votre homme !
- Pas besoin d’aller dehors, moustique ! – s’écria le colosse en lui décochant un uppercut qui le fit basculer de quelques mètres en arrière, renversant une table sur son passage.

Les poings fièrement sur les hanches, il le toisait en gloussant d’un rire gras et grinçant qui témoignait du mauvais état de ses poumons encrassés. Sonné, secouant la tête pour reprendre ses esprits, Terry se releva, et se mit péniblement en position de combat. Mais il se rendit bien vite compte qu’il avait un peu trop présumé de ses capacités. Malgré tout son courage, venir à bout de cette montagne de muscles semblait peu probable. Un seul coup de poing l’avait déjà à demi assommé, le prochain avait toutes les chances de lui être fatal. Autant alors affronter son destin avec panache ! Nombre de ses ancêtres étaient morts au combat, il n’allait pas faillir à la coutume. Poings en avant, jambes écartées, il fit face à son gigantesque adversaire qui s’approchait dangereusement de lui, grognant comme une bête féroce.

- Une taloche ne t’a pas suffi, on dirait !... – s’écria-t-il en levant sa main menaçante, large comme un battoir.

Elle allait s’abattre sur lui quand une voix venue du fond de la pièce, l’interrompit dans son élan.

- Si j’étais toi, Youri, j’arrêterais tout de suite !...
- Hein ? Quoi ??? – mugit le géant hongrois en cherchant dans tous les sens l’imprudent importun. Il l’aperçut finalement, dissimulé dans l’obscurité, assis sur une chaise adossée à demi contre le mur, une casquette lui cachant le visage. – De quoi tu te mêles, toi ??? – rugit-il en trainant ses grands pieds d’ogre jusqu’à lui.

Le téméraire ou inconscient personnage ne se formalisa pas, souleva la visière de sa casquette avec son index et poursuivit.

- Je te dis simplement, brute sans cervelle, que si tu veux être maudit le restant de tes jours par celle dont les photos tapissent ta cabine, je t’en prie, continue de casser la figure à son fils !!!

A ces mots, le poing du forcené retomba aussi rapidement qu’il s’était levé. Ce dernier se tourna vers Terry, l’air ahuri. Il revint vers le jeune acteur qui, par réflexe de survie, recula aussitôt. Il le dévisagea pendant quelques secondes, planta son gros nez aviné devant le sien - qu’il avait esthétiquement parfait.

- Il dit vrai mon copain, là-bas ? Tu es le fils d’Eléonore Baker ???
- En… En effet, monsieur, je suis bien son fils. – s’entendit bredouiller Terry tout en se demandant s’il n’était pas tombé chez les fous.

Du coin de l’oeil, il essayait de distinguer le visage de l’homme à la casquette, mais n’en percevait pas grand-chose. C’est alors que le Hongrois lui assena une forte tape dans le dos qui le fit culbuter trois mètres plus loin.

- Hahaha !!! Ma parole !!! Le fils d’Eléonore Baker !!! C’est pas croyable !!!

Le visage du malabar s’était éclairé d’un large sourire qui faisait remonter la large cicatrice qui lui barrait l’œil droit. Sa voix se fit plus doucereuse.

- Vous ne pouviez pas nous le dire en arrivant ???
- Dire quoi ? – fit Terry, plié en deux, les mains sur ses cuisses, cherchant à retrouver sa respiration – « Bonjour, je suis le fils d’Eléonore Baker ! ». Croyez-vous que c’est comme cela que j’ai l’habitude de me présenter ???

L’armoire à glace ne l’écoutait plus. Une seule pensée l’obsédait : Eléonore Baker, l’actrice la plus populaire d’Amérique, celle qui lui avait fait chavirer le cœur dès que son regard s’était posé sur une de ses affiches, bien des années auparavant.

- Si vous saviez !!! – fit-il en prenant la main de Terry et en la secouant à lui en déboiter l’épaule. Il la serrait si fort que le jeune homme ne put retenir un hurlement - Je suis un grand admirateur de votre mère ! Je suis même allé la voir à Broadway !

Terry resta pétrifié de stupéfaction. Cinq minutes auparavant, ce sauvage se jetait sur lui, déterminé à le mettre en pièces, et il se tenait à présent devant lui, doux comme un agneau, le vouvoyant, roucoulant, et battant des cils.

- Croyez-vous que vous pourriez m’obtenir un autographe de votre mère, monsieur Baker ? – demanda-t-il d’un air suppliant.
- B… Bien entendu… Dès que je la reverrai... - bredouilla Terry, ne comprenant pas encore très bien ce revirement de situation.

Il était d’autant plus surpris qu’on l’appelle par le nom de sa mère. Lui qui avait choisi le nom de Graham pour qu’on ne lui reproche pas sa filiation avec ses parents, trouvait cela cocasse. Mais il ne voulait pas prendre le risque de le contredire.

- Oh merci, merci !!! – s’écria le molosse en serrant son nouvel ami contre lui, sautillant sur place à en faire craquer le plancher et trembler le mobilier. Puis il enroula amicalement son large bras autour des épaules du jeune homme et l’invita à s’asseoir à sa table.

- J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir été taquin avec vous – fit-il en gloussant d’embarras, tout en faisant signe au barman de leur amener des bières - Mon sens de l’humour à la hussarde est parfois mal interprété…
- Certes, l’humour hongrois ne m’est pas très familier… - répondit Terry, consterné.

Taquin !… Il avait manqué lui fracasser le crâne, et il ose appeler cela de la taquinerie ???

- Alors buvons le verre de la paix, monsieur Baker ! – s’écria Youri en levant vers lui sa chopine remplie de bière.

Terry hésita un instant, puis finit par se rallier à l’invitation. Les deux hommes trinquèrent, rejoints par toute la tablée. Le chahut ambiant avait repris le dessus sur le silence pesant qui s’était installé pendant la bagarre. Terry but quelques gorgées en souriant nerveusement. Une chose l’obnubilait : l’identité de l’homme à la casquette.

N’y tenant plus, il s’excusa auprès de Youri et de ses amis, se leva et se dirigea vers l’intriguant personnage qui n’avait pas quitté le fond de la pièce. Parvenu devant lui, il l’observa quelques secondes, cherchant le moindre indice qui lui permettrait de l’identifier. Il avait l’air jeune, de taille moyenne, mais il lui était toujours autant inconnu alors que ce dernier semblait en savoir beaucoup sur son compte. Agacé, il lui demanda :

- Vous avez l’air de très bien me connaître, monsieur. Puis-je savoir à mon tour votre identité ?
- Hahahaha!!! – ricana l’inconnu en se secouant sur sa chaise – T’as pas changé mon vieux ! Toujours tes grands airs d’aristo!
- Je ne vous permets pas de vous adresser ainsi à ma personne, monsieur ! – s’écria Terry offusqué devant tant de familiarité.

Furieux, il lui arracha sa casquette. Il voulait voir le visage de celui qui se moquait si outrageusement de lui. Découvrant les traits de son interlocuteur, il resta pantois. Ces grands yeux noirs qui le fixaient avec malice, ce sourire goguenard, ces cheveux roux, tout cela lui rappelait un jeune garçon qu’il avait rencontré dans une autre vie, sur les quais du port de Southampton, le jour où il avait quitté Saint-Paul pour partir en Amérique. Peu à peu, la mémoire lui revint.

- Dieu du ciel !!! Cookie !!!
- Tu en as mis du temps à me reconnaître, dis-donc !!! – s’exclama le jeune marin en éclatant de rire - Ah Terry, je n’aurais jamais imaginé te rencontrer ici !

Les deux jeunes hommes s’empoignèrent chaleureusement en s’esclaffant, sous les yeux ahuris des clients du bar.

- Tu as bien changé dis-moi ! J’avais quitté un gamin et je retrouve un homme ! – s’écria Terry en s’écartant un peu pour mieux détailler son ami.
- Ma foi, quand nous nous sommes rencontrés, tu n’étais pas beaucoup plus âgé que moi, tu sais. J’avais déjà quinze ans !
- C’est vrai ???... Tu as raison… Je n’étais pas beaucoup plus vieux, en effet. Pfiouuuuu ! On était de bien jeunes aventuriers !
- Et on s’en est bien sorti finalement, non ? Tu es devenu une grande vedette et moi, je parcours les mers comme j’en ai toujours rêvé. Nous avons réussi nos vies on dirait !

Terry opina tristement avec un sourire désabusé. Comment lui dire que sa vie n’était pas aussi parfaite qu’elle le paraissait ?...

- Mais dis-moi, Terry. Que fais-tu ici ? Tu n’es pas venu sur le port uniquement pour te battre comme un chiffonnier ?
- A vrai dire, non… - répondit-il en frottant son menton encore douloureux – Je voudrais prendre un bateau pour l’Europe au plus vite.
- Bah !... Tu n’es pas allé voir auprès de la compagnie maritime ?
- Si fait, mais le prochain bateau ne part que dans deux jours, et je ne peux pas attendre aussi longtemps.

Cookie le regardait sans comprendre. Puis soudain, un sourire espiègle fendit son visage.

- Toi, mon ami, tu dois avoir une bonne raison pour être aussi pressé de partir. Et je ne serais pas vraiment surpris d’apprendre qu’il y ait une fille là-dessous…
- C’est un peu ça, oui… - fit le jeune acteur en rougissant, se frottant la nuque d’embarras.
- Ne me dis pas que c’est encore pour cette jolie blonde dont tu étais fou amoureux à l’époque ? Attends… Candy, c’est bien ça ?
- Oui, en effet, c’est bien elle ! Tu as une sacrée bonne mémoire, dis donc !
- C’était un bien joli brin de fille, j’en conviens…
- Je te l’avais si bien décrite que ça?
- Oh oui, et pendant toute la soirée ! – répondit-il en riant – Mais j’en ai été beaucoup plus persuadé quand je l’ai vue en chair et en os !...

Terry le regardait, bouche bée, les yeux arrondis de surprise. Le jeune marin, quant à lui, prenait un malin plaisir à faire planer le mystère.

- Explique-toi Cookie ! Comment connais-tu Candy ???

Le jeune homme attendit quelques secondes pour répondre, se divertissant de la mine stupéfaite de son ami.

- Le monde est petit, n’est-ce pas ? Figure-toi que nous nous sommes rencontrés sur le port de Southampton, quelques jours après ton départ. Tout comme moi, elle cherchait à aller en Amérique, et comme nous étions tous les deux sans le sou, nous avons voyagé clandestinement.
- Clandestinement ??? – s’écria Terry, un frisson d’angoisse lui parcourant tout le corps - J’ignorais que Candy avait pris de tels risques pour rentrer en Amérique !
- Cette fille a de la ressource ! Elle m’a épaté à plusieurs reprises !

Cela paraît insensé, mais cela lui ressemble tellement ! Rien ne l’a jamais effrayée, ni fait reculer, quitte à voyager à fond de cale ! Moi qui croyais que tu étais rentrée en même temps que tes cousins. Ah Candy, mon aimée, de quoi ne serais-tu pas capable pour arriver à tes fins ?

Cookie secoua le bras de son ami, qui, un sourire absent sur les lèvres, rêvassait comme un bienheureux.

- Je vois qu’elle t’a vraiment ensorcelé! – fit-il en ricanant tout en singeant son sourire béat. Terry acquiesça en gloussant d’un air candide.
- Ensorcelé et rendu idiot! – poursuivit Cookie malicieusement.

Contre toute attente, Terry haussa les épaules. Il n’avait pas l’intention de le contredire. Aimer Candy le rendait euphorique, et si cela pouvait être pris pour de la folie, il s’en fichait. Cela avait même valeur de compliment à ses yeux.

Deux places s’étaient libérées au bar et Cookie l’invita d’un signe de tête à le suivre. Ils s’assirent chacun sur un tabouret, et commandèrent une bière au tenancier qui leur servit une belle chope bien mousseuse. Terry trinqua pour la seconde fois en quelques minutes. Les deux chopes tintèrent joyeusement et un peu de bière bascula par-dessus bord. Il porta le breuvage sombre et épais à ses lèvres, une irlandaise, aux forts arômes caramélisés, du nom de Guinness. Bien qu’amateur de bières écossaises grosses et maltées, il ne pouvait nier ses qualités gustatives, mais se garda bien de le dire, par pur chauvinisme écossais. Cookie avala la sienne comme s’il eut été d’un simple verre d’eau, puis la reposa sur le comptoir en zinc avec un rot de satisfaction. Il s’était visiblement très bien adapté aux mœurs maritimes et les appliquait consciencieusement. Désaltéré, il reprit le cours de leur conversation.

- Je te sais très discret, Terry, mais tu ne peux rien me cacher. Comment se fait-il que tu veuilles partir en Europe ? J’étais sûr que vous vous étiez finalement retrouvés. C’était pour cela qu’elle partait elle aussi en Amérique. Que s’est-il donc passé, mon ami ?
- C’est une longue histoire !... – soupira tristement Terry tout en jouant machinalement avec une petite boite d’allumettes – Nos chemins se sont croisés à plusieurs reprises, mais nous n’avons jamais pu être réunis. Un événement dramatique nous en a empêchés…
- Cela a dû être vraiment terrible pour que cela parvienne à vous séparer. Elle t’aimait tant !

La gorge nouée, Terry baissa la tête et fixa le contenu de sa bière pour cacher les larmes qui vacillaient au bord de ses yeux. Evoquer cette période lui était toujours aussi douloureux. Malgré les années, il ne s’y était toujours pas habitué. Il avait vécu toutes ces années sans elle comme une véritable torture. Tous ses espoirs de bonheur ruinés en une seconde… Il aurait tant préféré à ce moment-là être mort sous la chute de ce projecteur plutôt que d’avoir à vivre tout ce temps sans elle, aux côtés d’une personne pour laquelle il n’éprouvait rien, si ce n’est de l’indifférence !... Elle était morte à présent. Paix à son âme… Mais il n’en était pas plus guéri de ses blessures. Etait-il vraiment fait pour le bonheur, lui, que le malheur poursuivait en permanence ? Seul un ange pouvait mettre un terme à cette malédiction, un ange blond au nez parsemé de taches de rousseur et qui grimpait aux arbres comme un écureuil.

- Candy… - murmura-t-il en soupirant tristement.

Une main réconfortante vint se poser sur son épaule.

- Tu la retrouveras, Terry. Aie confiance… Dans quelques jours, tu seras auprès d’elle. Un peu de patience. Que sont quelques jours par rapport aux années perdues loin d’elle ?
- Je ne sais même pas où la trouver… - gémit-il en prenant sa tête entre ses mains – Je n’ai que le nom d’une ville et je dois m’arranger avec cela. Venise…
- Venise ? Ma foi, c’est plus romantique que Le Havre ! J’aimerais bien avoir l’occasion de chercher ma dulcinée dans les ruelles de cette belle ville ! Mais il faudrait avant tout que j’en aie une… Trêve de plaisanterie, pour l’instant, concentrons-nous sur ton cas… Tu vois, l’homme qui fume la pipe à la table de Youri, et bien c’est le capitaine du bateau sur lequel je travaille. Tu as de la chance, nous partons ce soir pour l’Europe, enfin, pour l’Angleterre. Ce n’est pas l’Italie, mais cela t'en rapprochera.
- Je pourrai peut-être attendre un autre bateau… - proposa Terry, contrarié d’user de tant de malchance.
- Tu le pourrais bien sûr, mais à ma connaissance, le prochain pour l’Italie ne part pas avant plusieurs jours. Tandis que dès notre arrivée à Southampton, tu pourras prendre une navette qui te conduira en France, et de là, tu pourras prendre le premier train vers le sud. Tu seras à Venise plus tôt que tu ne le crois.

Terry l’écoutait en silence, d’un air sceptique.

- Je voudrais tellement te croire – fit Terry en soupirant – Mais le sort s’acharne contre moi et je serais prêt à parier qu’il me prépare encore quelque chose pour m’empêcher de la retrouver.
- Impossible tant que tu restes avec ton pote Cookie !!! Les copains ici me surnomment Lucky, c’est pas pour rien !

Terry esquissa un demi-sourire devant les efforts de conviction déployés par son ami.

- Crois-tu alors que ton capitaine acceptera de me prendre à bord ? J’ai de quoi payer, tu sais.
- Je ne vois pas le capitaine refuser quelques billets… Mais nous avons surtout besoin de bras, et un peu d’exercice en mer te fera le plus grand bien. Tu es bien pâlichon et bien maigrichon… Si Candy te voit avec cette mine, elle va s’enfuir en courant !
- Je vais donc tout faire pour la retenir !... – répondit Terry en riant – Je n’ai pas peur de travailler Cookie, et je serais ravi de vous aider pendant cette traversée.
- A la bonne heure, moussaillon ! Allons conclure tout cela avec le capitaine ! Dis-toi que dès à présent tu fais partie de l’équipage de l’Epaulard. Mais évite de contrarier Youri, c’est un sanguin !...

Malgré le clin d’œil que Cookie lui adressait, Terry eut un haut le cœur. Savoir qu’il devrait côtoyer Youri-le-terrible pendant plusieurs jours ne l’enchantait guère, mais s’il fallait en passer par là pour retrouver plus rapidement sa jolie Candy, il acceptait son sort sans rechigner. Il avait hâte de partir, hâte de sentir la houle balancer le bateau, hâte de voguer vers Candy et de la rejoindre à la Cité des Doges, l’écrin italien qui assisterait à leurs retrouvailles. Il se demanda néanmoins, quand il sentit la grosse main de Youri venue gentiment lui fracasser le dos, comment il allait pouvoir arriver à destination sans être éclopé ou défiguré. Le sourire carnassier de la grosse brute ne le rassura point, mais il lui rendit son sourire en retenant un cri de douleur, sous les yeux amusés de son traitre d’ami, qui se retenait d’exploser de rire.

********



La première nuit fut agitée pour Candy. Elle avait du mal à s’habituer au tangage et au roulis. Mais en réalité, elle ne pouvait fermer l’œil, trop obsédée par ce qu’elle venait de vivre.

Terry !….

Elle avait revu Terry ! Et malgré la certitude d’avoir bel et bien vécu ce merveilleux moment, elle ne pouvait s’empêcher d’en douter. Durant toutes ces années, elle s’était efforcée de l’oublier, efforcée de rester loin de lui. Et voilà qu’en une journée tout basculait ! Il jaillissait à travers la foule, hurlait son nom, courrait derrière le bateau qui l'emmenait ! C’était comme si en un instant, cette longue et douloureuse période sans lui avait disparu, comme si elle n’avait jamais existé, comme s’ils ne s’étaient jamais quittés… Elle n’avait qu’à fermer les yeux et elle revoyait son merveilleux sourire, ses ensorcelants yeux aigue-marine, son beau visage resplendissant de joie, une expression si peu commune chez lui qu’elle en restait encore tout émue. Terry avait fait le déplacement jusqu’au port pour elle. Pouvait-elle alors espérer qu’il tenait encore un peu à elle ? Malgré l’évidence, elle persistait dans ses doutes, et maintenait cette inconstance en omettant volontairement d’en parler à Patty. En dépit de la joie intense qui l’habitait, elle s’était refusée à lui raconter ce qui s’était passé. A quoi bon l’ennuyer avec une histoire qui ne connaîtrait peut-être aucune suite ? Pour tout dire, il était possible que Terry se fut trouvé accidentellement sur le port et que sa présence n’ait rien à voir avec elle… Une nouvelle fois, le doute la submergeait et elle soupira tristement en espérant que le sommeil viendrait enfin la soulager de ces pensées négatives qui la harcelaient.

Elle ne s’endormit d’épuisement qu’au petit matin, mais son repos fut de courte durée. Le bateau se réveillait au rythme du lever du soleil, avec ses bruits de machines et son personnel qui arpentait les couloirs. Puis, peu à peu, des portes de chambres commencèrent à claquer, des cris d’enfants se propager, achevant de la tirer de son sommeil. Engourdie, elle alla tirer les rideaux qui cachaient le large hublot de sa chambre et reçut en plein visage la lumière aveuglante d’un soleil ardent. Elle ferma les yeux et resta un moment sous la chaleur revigorante, mais quand elle les rouvrit pour regarder l’océan, elle dût se résoudre à tourner la tête car le mouvement des vagues à travers cette ouverture lui donnait une impression de malaise jusqu’à en perdre l’équilibre. Elle avait surtout le ventre creux, n’ayant rien pu avaler la veille. Un bon petit déjeuner allait la revigorer. S’il y avait bien une chose qui restait constante chez elle, c’était son estomac qui avait la faculté de gérer ses émotions. Mais cette fois, cela lui serait plus difficile car ce n’était pas la faim qui la tenaillait. Cette boule dans le ventre qui remuait n’avait rien à voir avec son appétit. Elle se doutait que cette sensation étrange et désagréable l’accompagnerait tant qu’elle n’aurait pas mis de l’ordre dans son esprit. Mais comment rester sereine alors que tout son être brûlait de revoir Terry ? Elle avait fait son calcul. Le voyage jusqu’au Havre devait durer six jours et même si elle repartait sans attendre, elle ne serait pas de retour avant deux semaines. De plus, elle ne pouvait pas abandonner Patty qui comptait sur elle. Non, décidément, elle devait se résoudre à attendre six semaines pour le revoir et devait prendre son mal en patience. C’était une raison supplémentaire pour ne pas lui en parler sinon elle culpabiliserait et la forcerait à repartir. Elle devait dès à présent se consacrer à son amie, apprécier la chance qu’elle avait d’être heureuse dans son cœur, et comblée en amitié. Pour la première fois depuis très longtemps, Candy éprouvait une joie sincère, réconfortante, dégagée de tout faux-semblant. Elle n’avait plus besoin de simuler. Elle était vraiment heureuse et comptait bien en apprécier les frissons jusqu’à son retour en Amérique.

*******



La traversée s’était déroulée parfaitement jusqu’à présent. « L’Epaulard », favorisé par le temps clément, naviguait à un bon rythme si bien que les prédictions de Cookie semblaient se réaliser. Si la météo se maintenait ainsi, ils devraient apercevoir très bientôt les côtes de l’Angleterre, et Terry avait du mal à cacher son impatience. On ne pouvait pourtant pas dire qu’il s’ennuyait sur le bateau. N’étant pas marin de métier, on lui avait assigné les tâches d’entretien de la coque, c'est-à-dire poncer, nettoyer, fixer, recouvrir de peinture la rouille pernicieuse qui rongeait sans arrêt le métal. Chaque matin, dès l’aurore, après le petit déjeuner, vêtu de sa combinaison de travail, il montait les vingt mètres d’escaliers extérieurs qui le séparaient de sa cabine, puis se mettait à travailler pour ne s’arrêter que lorsque le cuisinier sonnait la cloche du repas. Le soir, ils dinaient tous ensemble à la cantine, riant et partageant des histoires de leur vie, souvent passionnantes et émouvantes. Youri-le-mélomane se mettait alors à chanter des chansons de son pays, son accent slave, fort et lyrique, les emportait en l’espace de quelques notes, vers des contrées lointaines, fières et sauvages. Finalement, Youri n’était pas un mauvais bougre et Terry avait fini par l’apprécier, tout comme il s’était attaché à tous ses compagnons de voyage, de rudes et braves gaillards qui n’avaient pas de vie facile. Ils ne rentraient que deux fois par an dans leur famille, et passaient le reste du temps sur le bateau. Durant cette traversée, au contact de ces hommes qui ne se lamentaient jamais, Terry avait compris l’existence privilégiée dont il bénéficiait et se promit de ne plus jamais se plaindre sur son sort. Son métier n’était pourtant pas, contrairement aux apparences, des plus faciles, car il demandait beaucoup de travail, de concentration, de perfection, mais les récompenses qu’il recevait en retour lui semblaient exagérées, à la limite de l’indécence par rapport à ce dont il pouvait être témoin ici. Jamais ces hommes ne seraient adulés, glorifiés à leur arrivée au port alors qu’ils auraient traversé la mer, affronté des tempêtes pour rapporter des marchandises qu’on attendait impatiemment. Tandis qu’on le payait des sommes astronomiques pour apparaître sur scène et réciter un texte, avec beaucoup de talent certes, mais cela méritait-il une telle vénération ? Il enviait ces hommes qui se serraient les coudes, se soutenaient quand l’un d’entre eux allait mal, alors qu’il n’était entouré que de personnes qui rêvaient de prendre sa place, qui le jalousaient, le critiquaient, à un tel point qu’il se sentait en situation permanente de compétition, comme s’il devait faire ses preuves à chaque apparition. Mais au fond de lui-même, il savait qu’il ne voudrait changer cela pour rien au monde car son amour pour le théâtre dépassait toutes ces sournoiseries. Cette passion qui l’habitait avait été sa meilleure amie tout le long de ces années sordides qu’il avait traversées. Elle l’avait aidé à continuer à vivre bien qu’il en ait perdu le goût, l’avait accompagné, fidèle et discrète, et il se demandait ce qu’il serait devenu s’il ne l’avait pas eue. Mais pour la première fois ici, il ne se sentait plus seul, il se rendait compte qu’il était capable de se faire des amis, de bons copains qui ne voyaient pas en lui l’artiste célèbre, mais un simple jeune homme qui s’était forgé une armure pour mieux se protéger des tragédies de sa vie, et qui peu à peu, faisait tomber ses dernières défenses et laissait de côté son arrogance. Cookie partageait sa cabine avec lui et bien souvent, avant de s’endormir, ils se racontaient des moments de leur vie. Paradoxalement, Terry, peu loquace d’habitude, aimait se confier à lui, et ne tarissait pas d’histoires sur Saint-Paul et sur les moments grandioses où il avait fait enrager Candy. Cookie partait alors dans de grands éclats de rire qu’il étouffait rapidement quand on cognait rageusement contre leur cloison à cause du bruit qu’ils faisaient. Mais la plupart du temps, ils s’endormaient en pleine conversation, écrasés de fatigue.

La vie de Terry sur le cargo s’écoulait donc paisiblement. Par sécurité, certains endroits lui avaient été interdits, comme le pont d’amarrage au départ et à l’arrivée. Cookie lui avait d’ailleurs rapporté quelques anecdotes effrayantes, comme cet ancien collègue qui avait eu la jambe coupée par un revers brutal de la corde d’amarrage, ou cet autre qui avait eu l’extrémité du doigt tranchée, pris dans une des lourdes portes du navire. En de rares occasions, il se rendait à la timonerie d’où on avait la meilleure vue de tout le bateau. Les machines de contrôle étaient encore assez rudimentaires, mais cela n’empêchait pas de le passionner, admiratif devant le savoir-faire du capitaine et de son officier, capables de se situer dans la mer avec de simples cartes, papiers, crayons et compas. Parfois, il parvenait à avoir un moment de pause, et il aimait aller chercher l’air du grand large et pour cela, il devait emprunter une passerelle étroite au-dessus du vide et retrouver la passerelle extérieure. De là, il dominait la cargaison et l’horizon. Il aimait venir se placer à l’avant. De là, il recevait le vent en pleine figure, ses longues mèches brunes lui fouettant le visage qui avait perdu sa pâleur et acquis une jolie couleur dorée qui faisait ressortir l’éclat de ses grands yeux turquoise. Mais ce qu’il aimait surtout, c’était le spectacle qui l’attendait à cet endroit : le ballet des peintres, suspendus en l’air sur des balançoires reliées à des cordes elles-mêmes attachées au bastingage, qui remettaient une couche de peinture sur la coque du cargo. Cela lui rappelait les ouvriers new-yorkais qui construisaient les gratte-ciels, qui outre être de bons ouvriers devaient surtout être de bons grimpeurs et de bons équilibristes. Terry, par manque d’expérience, n’avait pas le droit de participer à ces travaux, mais il enviait ces marins qui pouvaient se balancer librement le long de la coque, rafraîchis par les embruns et accompagnés par les oiseaux de mer.

Mais ce soir là, la mer voulait les impressionner. Le soleil s’était enfui, le ciel s’était rapidement couvert, l’air s’était rafraîchi et l’horizon rétrécissait peu à peu.

- Hummmmmm… Nous allons avoir une belle tempête ! – lui dit Cookie alors qu’ils rentraient à l’intérieur.

Les lèvres recouvertes du sel que rejetait l’air marin, ce sel poisseux qui collait aux chaussures et qui se faufilait partout sur le navire, Terry alla vite se doucher et revêtir une tenue propre avant qu’il ne lui soit plus possible de tenir debout à cause des remous. Quand il rejoignit ses camarades à la cantine qui servait à la fois de salle à manger et de salle de repos, les ondulations de la houle se faisaient plus vigoureuses, le bateau tremblait. Il s’assit dans un coin et essaya de lire un livre, mais il dut vite abandonner, le tangage lui soulevant l’estomac. A l’extérieur, il faisait à présent nuit noire, on ne distinguait plus rien au loin. Le vent violent cinglait par rafales la coque et les vitres du cargo, renforcé par une pluie diluvienne qui s’écrasait avec fracas sur les parois. Le bateau suivait les mouvements des vagues, devenues gigantesques, faisant des piqués de plusieurs mètres en descente, si bien qu’il fallait s’accrocher à ce qu’on pouvait pour ne pas tomber et rouler dans la pièce, au risque de se blesser en se cognant. Soudain, une vague fut plus forte que les autres et secoua le navire comme s’il eut été d’un fétu de paille. Tout le monde dans la salle fut projeté dans tous les sens et quand Terry se releva, il se frotta la tête de douleur. Mais il n’eut pas le temps de vérifier si sa blessure était profonde car un homme noir de suie ouvrit la porte précipitamment en hurlant :

- Au feu !!!! Il y a le feu dans la salle des machines !!!!

Tout l’équipage se rua alors tant bien que mal vers les sous-sols. Déjà, une fumée acre et noire remontait et envahissait les étroits couloirs. La sirène d’alerte avait été actionnée et un vacarme assourdissant emplit le bateau. Cela hurlait de toute part et les consignes se mélangeaient aux ordres paniqués des supérieurs. Youri le baraqué était remonté sur le pont pour mettre en marche la pompe à eau tandis qu’en bas, on croisait les tuyaux chargés d’eau de mer pour arroser les flammes. On distinguait difficilement se qui se passait dans la salle des machines tant la fumée était épaisse. Cookie se mit alors en tête de se rapprocher du feu qui léchait les engins à vapeur pour mieux le circonscrire. Muni d’un simple foulard autour de la bouche et de sa lance à incendie, sourd aux appels de ses congénères qui lui intimaient de revenir, il pénétra dans la fournaise et disparut dans les nuages opaques. C’est à ce moment-là qu’une explosion retentit et ébranla fortement le navire. Terry, comme d’autres marins, subit de plein fouet le souffle de l’explosion, et se retrouva plusieurs mètres en arrière. Sonné par le choc, il peina à reprendre ses esprits. Le feu persistait dans la salle des machines, mais le pire venait d’arriver. L’explosion avait créé une brèche dans la coque et de l’eau commençait à s’infiltrer.

- Nous allons couler !!!! – s’écria quelqu’un derrière lui – Préparez les canots de sauvetage et lancez un SOS radio !!!

C’était la voix du capitaine, ferme et assurée, malgré le caractère tragique de la situation. Il fallait agir et sauver l’équipage avant tout. Le feu menaçait de tout faire exploser et il fallait quitter les lieux au plus vite. Mais au moment où il allait partir lui à son tour, Terry réalisa que Cookie n’était pas ressorti du brasier.

- Cookie !!!! – s’écria-t-il en repartant vers l’entrée de la salle des machines. Mais une poigne puissante le retint d’aller plus loin.
- C’est trop tard mon ami. Avec cette explosion, il ne doit malheureusement pas rester grand chose de Lucky – fit le marin en secouant tristement la tête - Il n’y a plus rien à faire sauf essayer de sauver notre peau. Dépêche-toi, viens !!!

Mais le jeune homme ne l’écoutait pas. Cookie était son ami, il ne pouvait pas l’abandonner ainsi. Il était en danger et il fallait qu’il aille à son secours !

Se dégageant vivement de l’étreinte du marin, il courut vers l’entrée de la chaufferie, et sans aucune hésitation, pénétra dans les flammes qui l’avalèrent tout entier, sous les yeux horrifiés du matelot.

*********



Cette nuit là, Candy se réveilla en sursaut. Elle était en larmes. Les images horribles de Terry cerné par les flammes qu’elle venait de voir en rêve lui semblaient si réelles qu’elle avait envie de hurler. Elle se leva, et alla, pantelante, se servir un grand verre d’eau à la salle de bains. Elle avait aussi très mal à la tête et avala un cachet d'aspirine. Elle aperçut sa mine défaite dans le miroir et passa la main dans ses cheveux emmêlés et moites. Elle savait qu’elle serait incapable de retrouver le sommeil après ce cauchemar. Alors, elle prit une douche et laissa couler longuement l’eau chaude sur ses jolies courbes, en espérant que cela l’apaiserait. Mais les images angoissantes et terrifiantes continuaient à la hanter. Elle avait besoin d’air frais et décida d’aller marcher sur le pont. Elle s’habilla rapidement, revêtit sa plus chaude veste et quitta sa chambre. En cette heure tardive de la nuit, elle ne croisa personne en chemin, longea la coursive puis poussa la première porte qui donnait sur le pont. Le ciel était bien dégagé et accueillait une lune presque pleine dont le halo argenté baignait d’une lumière laiteuse la promenade et la rendait facilement praticable. Candy sentit tout de suite l’air marin sur son visage et en gonfla ses poumons. On lui avait toujours dit que de respirer profondément et lentement était un excellent remède contre l’anxiété, mais au bout de quelques minutes de respiration appliquée, elle se dit que celui qui avait inventé ce précepte était soit un fieffé menteur, soit un incompétent de première, tant le résultat attendu se montrait contraire aux prescriptions. Pétrie d’inquiétude, tremblotante, elle se chercha une chaise longue sur laquelle elle pourrait s’installer. Elle en choisit une à l’abri du vent avec une vue plongeante sur le pont inférieur et sur la mer ondoyante à l’horizon. Elle prit la couverture qui était posée dessus, s’en recouvrit et s’allongea sur la chaise. La lune se reflétait sur les vagues comme dans un miroir, se déformait au gré des ondulations, silencieusement, comme pour ne déranger personne. Seul perçait dans la nuit, le léger frottement du navire sur les flots.

Peu à peu, le cœur de Candy battit moins fort et sa respiration prit un rythme plus régulier. L’atmosphère sereine des lieux opérait plus efficacement que ses efforts personnels. Elle essaya alors de se raisonner. Ce n’était qu’un mauvais rêve comme bien d’autres qu’elle avait eus auparavant. Et même si cela semblait réel, Terry ne pouvait pas se trouver dans une telle situation, entouré de machines en feu. Il était bien évidemment en sécurité à New York, à répéter une de ses pièces de théâtre. Ce mauvais rêve n’était qu’une représentation de sa crainte de le perdre de nouveau alors qu’elle venait de l’avoir retrouvé. Comme elle s’éloignait physiquement de lui, bien qu’elle eût ardemment souhaité être près de lui, tous ses doutes, toutes ses appréhensions se traduisaient de cette manière, et il fallait qu’elle chasse ces terribles images qui n’étaient que le fruit de son imagination. Pour se changer les idées, elle essaya de repenser à la traversée qui était sur le point de s’achever et sur les moments agréables qu’elle venait de passer. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas pris de vraies vacances. Etonnamment, son travail à la clinique du Dr Martin ne lui manquait pas et elle n’y pensait que rarement. Albert lui avait assuré que son remplacement était planifié de longue date, très bien organisé et qu’elle n’avait à s’inquiéter de rien. Alors, elle s’en était remis à ses bons conseils et avait pris la décision de profiter pleinement de ces semaines de repos. Patty était une compagne de voyage charmante. Elles s’amusaient beaucoup ensemble et participaient à de nombreuses activités proposées sur le bateau : baignades dans la piscine, parties de ping-pong, de deck-tennis, puis épuisées par leurs activités, elles s’accordaient de longs moments de lecture ou de paresse sur les transats, puis reprenaient des forces dans le grand salon autour de délicieux cocktails et de parties de bridge. Le soir, elles dinaient à la table du capitaine qui aimait s’entourer de jolies filles et de personnes fortunées. Elles avaient d’ailleurs choqué les convives quand elles avaient évoqué leurs métiers respectifs.

- Comment ??? – s’était offusquée la comtesse Pavlovitch – Vous travaillez ? Des gens de votre condition ???
- Et nous gagnons même notre vie grâce à cela… - avait répondu Patty, vexée, prenant plaisir à déconcerter l’aristocrate russe.
- Rassurez-vous, nous ne faisons cela que pour l’argent… - avait malicieusement renchéri Candy – Mais je dois vous avouer que je suis heureuse d’avoir été adoptée car malgré mon salaire, je n’aurais jamais pu m’offrir une aussi belle croisière !
- A… Adoptée ??? – s’était étranglée la comtesse.
- Oui, j’ai grandi dans un orphelinat, puis monsieur William André m’a adoptée à l’âge de treize ans alors que j’étais domestique chez ses cousins…

Un silence pesant s’était abattu sur la table, chacun fixant, gêné, son assiette. Mais soudain, pendant qu’un ange passait, un éclat de rire retentissant avait jailli à l’autre bout de la table. C’était Madame Margaret Brown alias Molly Brown, une richissime veuve, qui, bien qu’ayant réchappé du naufrage du Titanic, continuait à apprécier les croisières en bateau.

- Hohoho !!! Comme vous êtes amusantes toutes les deux ! Vous me rappelez la jeune femme que j’étais au même âge !

Candy et Patty s’étaient regardées, étonnées et ravies de ce soutien inattendu.

- Continuez ainsi mesdemoiselles ! Ne comptez que sur vous même et ne faîtes pas comme certains ou certaines ici qui vivent dans un passé révolu.

La comtesse avait tressailli devant l’allusion à peine voilée de la riche américaine.

- Et oui, madame, le monde change ! – avait poursuivi Mrs Brown, en insistant sur chaque syllabe - Les femmes travaillent, ont le droit de vote, et n’ont plus besoin d’un mari pour être autonome. Cette liberté vous fait-elle peur, comtesse ?

Embarrassée d’être aussi franchement interpellée, l’aristocrate ne lui avait point répondu et avait profité de l’arrivée providentielle des desserts pour détourner la conversation sur le thème de la gastronomie. Les autres invités s’étaient jetés hypocritement sur le sujet, ce qui avait accentué le malaise ambiant.

- Je parie qu’elle ne sait même pas se servir un verre de lait !... – avait marmonné Molly Brown en haussant les épaules.

Les regards de Candy, de Patty et de leur nouvelle amie s’étaient croisés, et elles avaient pouffé de rire comme des bienheureuses. Usant d'une vague excuse, elles avaient du reste précipité leur départ, et poursuivi leur conversation, à l’écart dans le petit salon, devant une tasse d’espresso bien chaud.

- Quelle bande de snobinards ! – s’était écrié Molly en secouant rageusement son éventail – Que connaissent-ils de la vie pour vous juger de la sorte ??? Ils ne sont bons qu’à compter leurs billets verts alors qu’ils n’ont aucune idée de ce que ça coûte de les gagner !
- Rassurez-vous Mrs Brown, ce genre de comportement ne m’est pas inconnu, mais il a cessé de me blesser depuis bien longtemps. – avait répondu Candy en souriant – J’ai eu de la chance d’être élevée par deux merveilleuses dames qui m’ont appris les vraies valeurs de l’existence et cela m’a beaucoup aidée par la suite. Ces gens sont plus à plaindre qu’à mépriser car ils ne seront plus rien sans leur fortune, alors que si je perdais tout, je sais qu’il me resterait des amis fidèles et sincères et un but dans la vie. J’ai aussi la chance d’avoir un père adoptif qui comprend et partage mes aspirations. Que pourrais-je demander de plus pour être heureuse ?
- Un fiancé peut-être ? – avait lancé Molly, l’œil brillant de malice – Vous n’en avez curieusement pas parlé. Jolie comme vous êtes, Candy, je suis prête à parier que vous avez l’embarras du choix et que vous vous faites désirer…

Le visage de Candy s’était soudainement assombri et elle avait baissé la tête, gênée. Remarquant son trouble, Mrs Brown s’était agitée sur son siège en soupirant, regrettant sa maladresse.

Quelque chose de terrible avait dû lui arriver pour qu’elle réagisse ainsi…

- Pardonnez-moi Candy, je ne voulais pas vous blesser – avait-elle bredouillé en posant une main réconfortante sur la sienne – Vous êtes si jeune, si jolie, que je n’aurais jamais imaginé que vous puissiez déjà souffrir des affres de l’amour. Il était soldat, c’est cela ? Il est mort à la guerre ?
- Fort heureusement non !… Mais toutes ces années sans lui furent comme si cela s’était passé ainsi… - avait tristement répondu Candy.
- S’était ???? – avait sursauté Patty en écarquillant les yeux, le cœur battant.
- Oh Patty ! – s’était exclamée Candy en se tournant vers elle, la voix chancelante et les larmes aux yeux – Je ne voulais pas t’en parler car cela ne veut peut-être rien dire mais… J… Je l’ai vu… Je l’ai vu sur le quai au moment où notre bateau quittait le port !!!
- Mon Dieu !!! – avait crié Patty, portant d’émotion ses mains à la bouche – Mais que faisait-il là ???
- Je crois… J’espère que c’est suite à ma visite chez lui peu de temps avant…
- Ta visite chez lui ? – l’interrompit Patty, dévorée de curiosité – Je t’en prie, Candy, Explique-toi ! Raconte-moi, raconte-nous tout ! Tu ne quitteras pas cette pièce avant de m’avoir, de nous avoir tout raconté !
- En effet, Candy, et je m’en assurerai ! – avait ajouté Mrs Brown, un sourire diabolique fendant son visage replet – Prenez votre temps mon enfant, mais surtout, n’oubliez aucun détail…

Candy avait obtempéré en gloussant. Elle avait d’abord expliqué grossièrement les raisons de sa séparation à Molly, puis s’était lancée dans son récit. Fébrile, elle avait décrit la découverte de l’endroit où Terry habitait, puis sa rencontre avec la gouvernante qui l’avait conviée à entrer chez lui, la visite de son appartement puis cette pièce avec le piano et surtout le tableau qui l’avait bouleversée au point de la pousser à s’enfuir. Et enfin, contre toute attente, la présence de Terry sur le quai, la joie des retrouvailles, les larmes versées, les regards échangés, alors que le bateau s’éloignait et les séparait une nouvelle fois…

Patty, toute tremblante, avait laissé couler des larmes de joie.

- Mon dieu, Candy ! Comme je suis heureuse pour toi ! Dès que nous arriverons au Havre, tu prendras le premier bateau et tu iras le retrouver au plus vite !!!
- C’est aussi pour cela que je ne voulais pas t’en parler, Patty. Il n’est pas question que je te laisse finir ce voyage seule ! Je tiens beaucoup à t’accompagner. Nous sommes parties ensemble, et nous reviendrons ensemble !
- Mais voyons, Candy ! N’es-tu pas impatiente de le retrouver après toutes ces années ???
- Je suis d’accord avec vous, Candy – était intervenue Mrs Brown, visiblement très émue par le récit de la jeune blonde – Il n’y a pas de raison pour que vous changiez vos projets. Il ne faut pas trop faciliter les choses à ce jeune homme. Il faut qu’il vous attende, qu’il compte impatiemment chaque jour avant vos retrouvailles. Elles n’en seront que meilleures, car croyez moi, ce garçon n’était pas sur le port par hasard, il n’était là que pour vous, ma belle ! Tout indique qu’il vous aime encore éperdument. Pourquoi garderait-il si précieusement tant de souvenirs de vous si ce n’était pas le cas? Arrêtez de douter et concentrez-vous plutôt sur ce merveilleux jour qui vous réunira bientôt.

Candy avait opiné sans rien dire, se contentant de sourire, d’un air rêveur. Son cœur s’était mis à battre plus vite, ses joues avaient rosi. Mais Molly, curieuse comme une pie, avait rapidement mis un terme à ses rêveries.

- Mais dîtes-moi, Candy. Quel est le prénom de ce mystérieux jeune homme ?
- Terry… Enfin... Terrence… - avait-elle répondu en rougissant.
- Terrence ?... Tiens, tiens… Cela me rappelle ce jeune comédien qui joue si divinement au théâtre et que j’ai vu plusieurs fois à Broadway !

Les joues de Candy s’étaient d’un coup enflammées et ses yeux s’étaient mis à briller de mille étoiles. La bouche de Molly Brown s’était aussitôt arrondie et ses yeux agrandis de stupéfaction.

- Oh mon dieu, Candy !!! Parlons-nous de la même personne ??? – s’était-elle écriée en riant nerveusement – Oh, comme je vous comprends à présent ! Haaaa ! Si j’avais votre âge, dieu m’est témoin que je serais folle de lui !

Et elle était partie dans un rire sonore qui avait attiré le regard désapprobateur des clients du salon. Les joues de Candy avaient viré au cramoisi tandis que de la buée s’était formée sur les lunettes de Patty, bouleversée par les révélations de son amie.

- J’adore les belles histoires d’amour ! La votre est si délicieuse qu’elle mérite d’être fêtée avec les honneurs ! Alors, champagne !!! – s’était exclamée la riche américaine en faisant un signe au serveur qui arriva quelques minutes plus tard les bras chargés d’un seau de glace et d’une belle bouteille à bouchon doré à l’intérieur.

La soirée s’était terminée dans les larmes, les fous rires et les bulles. Patty et Candy, peu habituées à boire de l’alcool, s’étaient vite retrouvées pompettes et avaient dû rapidement rejoindre leur cabine avant de perdre toute contenance. Elles étaient peut-être jeunes et célibataires, elles n’en restaient pas moins des Ladies, et Candy n’était pas certaine que la famille André eût apprécié de voir leur nom en grosses lettres dans la rubrique à scandale des journaux. Mrs Brown, quant à elle, encore très en forme, avait prolongé la soirée devant une partie de poker en compagnie de compatriotes, de riches industriels du Colorado.

Tout ceci venait de se dérouler quelques heures auparavant, et Candy rit intérieurement au souvenir de cette étonnante soirée. Mrs Brown était vraiment une femme très attachante, qui n’avait pas renié ses origines populaires malgré sa réussite sociale. Elle aimait choquer, remuer l’ordre établi et elle les avait fait bien rire avec ses remarques acides sur la haute société. C’était aussi une femme qui savait lever le coude et Candy s’étonnait encore d’avoir été si facilement entraînée. Il faut dire, à sa décharge, que le champagne était de grande qualité, du Cristal de chez Louis Roederer, qui avait été élaboré à l’origine pour le Tsar Alexandre II de Russie. Un vrai nectar, vineux, fin et fruité, dont une coupe avait suffi à lui faire perdre la tête ainsi que celle de Patty. Candy comprit alors que l’alcool qu’elle avait bu avait probablement eu une action sur ses rêves. Dans une situation normale, les hoquets qu’elle émettait encore par intermittence auraient dû la déranger. Cette fois-ci, bien au contraire, ils la rassuraient. Elle savait que même le meilleur des champagnes pouvait perturber le sommeil et entraîner des cauchemars. Elle trouvait ainsi une réponse à ses inquiétudes et cela la tranquillisa. Elle ferma les yeux, bercée par le roulis du bateau. Allongée sur le transat, bien lovée sous sa couverture, elle s’endormit tout doucement, sans rêves cette fois, mais définitivement apaisée.

*********



Le bruit de cris et de plongeons dans la piscine de l’étage inférieur la soutira de son sommeil. Elle ouvrit les yeux. Il faisait jour, des gens se promenaient déjà sur le pont, des enfants jouaient, le personnel et les officiers allaient et venaient à leurs occupations. Elle s’étira longuement puis se leva lentement. Sa tête lui faisait encore mal. Elle avait besoin d’une nouvelle aspirine et retourna dans sa chambre. En arrivant, elle remarqua que la porte de celle de Patty était ouverte et que la femme de chambre était en train d’y faire le ménage. Elle se servit un verre d'eau, avala rapidement son cachet, puis se mit en quête de son amie, qu’elle chercha d’abord dans la salle de restaurant où l’on achevait de servir le petit déjeuner, puis dans le salon de lecture, ensuite à l’extérieur sur le pont, mais ne la trouva point. Au bout de longues minutes de recherche, alors qu’elle parcourait pour la énième fois la promenade, elle devina, en voyant les côtes françaises grossir au loin, le lieu où devait se trouver son amie. Elle finit par l’apercevoir à l’écart, du côté de la proue du bateau qu'une haute et large cheminée dissimulait en partie. Appuyée contre la rampe, elle fixait l’horizon.

- Ah, Patty ! Je te cherchais partout !

La jeune enseignante se retourna et lui sourit tristement.

- J’espère que tu auras mieux dormi que moi cette nuit. Ce champagne a fait bien du dégât dans ma petite cervelle ! Ouille ! – fit Candy en se massant les tempes.

Mais Patty restait silencieuse, fixant la mer. Candy posa une main réconfortante sur son épaule.

- Patty… Je sais pourquoi tu es là… Si tu veux rester seule, dis-le moi, et je m’en irai, sinon, je veux bien te tenir compagnie en ce douloureux moment.
- Excuse-moi, Candy – répondit la jeune brune en soupirant – Je ne voulais pas me cacher de toi… Je voulais juste être ici, avec lui…

C’est donc ici que son avion s’est écrasé… C’est au-dessus de ces flots qu’Alistair est mort au combat, que son corps inerte a été englouti et repose…

Le cœur serré, Candy balaya d’un œil nouveau le paysage marin qui s’offrait à elle. Elle déplaça sa main vers celle de Patty appuyée sur la rampe et la pressa avec émotion.

- Je sais que les mots ne sont pas d’un grand soutien dans ces circonstances, Patty, mais je voulais que tu saches que je partage ta peine. Alistair me manque tellement à moi aussi !...

Contre toute attente, Patty lui renvoya un visage serein.

- Rassure-toi, Candy, j’attends ce moment depuis si longtemps ! Peux-tu imaginer ce que c’est que de ne pas pouvoir se recueillir sur la tombe de celui qu’on aime ? Je n’ai jamais eu envie de retourner sur celle où il est censé se trouver à Lakewood. Qu’irais-je faire là-bas alors que je sais que cette tombe est vide ? Même si je veux croire que son âme m’accompagne, même si parfois je le sens si proche que j’ai presque la sensation de pouvoir le toucher, j’aurais vraiment voulu voir où il repose. Et maintenant, je le sais… J’ignore pourquoi mais j’avais toujours imaginé cet endroit sombre, plongé dans les ténèbres, comme un gouffre infini, et je le découvre aujourd’hui scintillant sous le soleil et nuancé de couleurs sans cesse en mouvement. Tout comme ce qu’il était dans la vie, un être solaire qui illuminait nos existences par son esprit vif et sa gentillesse. Pendant toutes ces années, je n’ai jamais trouvé la force de venir jusqu’ici, mais avec toi, cette fois à mes côtés, j’ai senti que je pourrai le faire. Je n’ai qu’à te regarder, Candy, et je peux espérer que l’on se remet de tout, que l’on sort grandie de ses épreuves. Tu es la preuve vivante que l’on peut être meurtrie par la vie sans jamais cesser de l’aimer. Je voulais donc te dire que ma présence ici a pour ambition de me rapprocher d’Alistair mais aussi… d’en faire le deuil…
- Patty… - murmura Candy, les yeux troublés de larmes.
- Ne pleure pas Candy… Sois heureuse pour moi… - répondit Patty, la gorge nouée par l’émotion – Dieu sait combien j’aime Alistair ! Je l’aimerai jusqu’à la fin de mes jours ! Mais en m’approchant de ces côtes, de ces falaises qui l’ont vu tomber, mon cœur au lieu de se serrer, s’est allégé. Je me suis sentie rassurée, et l’angoisse, le chagrin qui me possédaient au début, se sont peu à peu envolés. J’ai eu l’impression qu’Alistair voulait me faire comprendre que je n’avais plus à m’inquiéter pour lui, que tout irait bien pour lui, tout comme pour moi. C’est comme si le voile noir qui ternissait ma vie s’était déchiré et que je redécouvrais les subtiles teintes de l’existence. J’ai l’impression de sortir d’un long sommeil, de voir et d’entendre de nouveau, comme une renaissance !
- Oh, Patty !!!! – s’écria Candy en la pressant contre son cœur – Tu ne peux pas imaginer la joie que tu me procures en disant tout cela ! J’ai tellement prié pour un jour entendre ces mots sortir de ta bouche !

Serrant plus fort son amie contre elle, elle sanglotait à la fois de joie et de tristesse. De joie, car elle n’aurait jamais espéré voir Patty renaître à la vie, et de tristesse aussi, car la perte d’Alistair avait laissé un vide incommensurable en elle, vide difficile à combler. Alistair… Son compagnon des mauvais jours, qui avait toujours trouvé l’invention ou le bon mot pour la dérider. Elle avait conservé précieusement la boite à musique qu’il lui avait donnée sur le quai de la gare avant qu’elle parte rejoindre Terry à New-York. Cette jolie musique qui, dès qu’elle l’entendait, la réconfortait, la consolait comme il savait si bien le faire quand il était là, près d’elle. Etrangement, il lui sembla entendre distinctement cette mélodie à travers le vent léger qui caressait son visage. Elle se redressa. Au même moment, une mouette passa au-dessus d’elles, les frôlant presque, et laissa échapper quelque chose qui tomba en virevoltant aux pieds de Patty. Elle se baissa pour le ramasser. C’était une fleur blanche à cinq pétales avec en son centre un pistil de forme curieuse. Et un sourire ému se dessina sur ses lèvres.

- C’est une fleur d’orchidée… - bredouilla-t-elle en la montrant d’une main tremblante à Candy – C’est ma fleur préférée… Alistair m’en offrait souvent car il savait que je les adorais.
- Les orchidées ne poussent pas en pleine mer et certainement pas le long des côtes françaises, Patty… - observa Candy, toute frissonnante du phénomène surnaturel qui se déroulait sous ses yeux.
- En effet… Oui… - murmura Patty en tournant la tête vers la côte, tout en portant la fleur à son cœur.

Candy se rapprocha d’elle et posa affectueusement son bras autour de ses épaules. Fixant à son tour l’horizon, sa tête posée contre la sienne, elle lui dit d’une voix détendue :

- Tu peux avoir le cœur en paix à présent, Patty. Tu viens de recevoir le plus beau des messages d’amour, ne crois-tu pas ?

Une larme brulante roula sur la joue de la jeune brune qui acquiesça, le menton tremblotant.

- O… Oui… Je sais désormais qu’il est heureux là où il est… C’est ce qui compte pour moi…
- Tu vas pouvoir penser à toi maintenant, mon amie. Je suis sûre que c’est ce que veut Alistair. Par je ne sais quel miracle, il est parvenu à te faire un signe. Tu es bénie des dieux, Patty !!!
- Je me demande… Je me demande pourquoi il… Pourquoi il ne s’est pas manifesté avant ?
- Parce que tu n’étais pas prête. Parce que peut-être, il n’en était pas à son premier essai mais que tu ne l’entendais pas… Quand on sombre dans le chagrin, on devient sourd et aveugle, on perd ses repères, tout ce qui nous relie à la réalité. Et quand on retrouve tout cela, qu’on retourne à la lumière, on est ébloui par cet afflux de sensations, d’impressions qu’on avait oubliées. Mais quelle joie de pouvoir savoir qu’on n’a pas été abandonnée !...

Candy lui raconta alors ce qui s’était passé en Ecosse avec Terry, quand ce dernier l’avait obligée à monter à cheval alors qu’elle en éprouvait une peur épouvantable depuis l’accident d’Anthony. Pendant de longues minutes, elle avait hurlé sa terreur, hurlé le nom d’Anthony, puis peu à peu, elle s’était mise à écouter la voix devenue tendre de Terry, à sentir les battements de son cœur contre son corps, à ressentir la vie qui était en lui. Il sentait l’herbe fraîchement coupée. Sa poitrine était brûlante. Ses paroles raisonnaient à ses oreilles comme si c’était hier.

- Ouvre les yeux, Candy ! Ouvre les yeux tout grand. Ne regarde plus vers le passé, regarde devant toi !

Et quand elle les avait rouverts et constaté la vie autour d’elle, il avait conclu :

- Anthony est mort, mais nous, nous sommes là Candy. La vie est la plus forte et les souvenirs doivent laisser place à la réalité. Et la réalité, c’est toi et moi…

En entendant ces mots, elle avait senti renaître l’espoir, un espoir qu’elle avait cru à jamais perdu. Mais le plus merveilleux dans tout cela, c’est qu’en regardant un peu mieux les arbres qui l’entouraient, elle avait aperçu, mêlé aux lumières qui traversaient le feuillage, le doux visage d’Anthony. Un visage souriant et serein qui voulait lui dire que tout irait bien désormais. En s’ouvrant de nouveau à la vie, elle était parvenue à entendre et à voir ce dont elle avait été incapable auparavant, quand elle était murée dans son désespoir. Patty faisait à présent la similaire expérience et elle se réjouissait d’avoir été présente à ce moment là, car elle pourrait toujours la rassurer en cas de doute, et lui certifier que ce qu’elle venait de vivre était bien réel.

Cette dernière eut alors une phrase qui la décontenança.

- Je pense que toi aussi, tu es prête, à présent… - fit-elle en lui remettant une enveloppe qu’elle venait de sortir de la poche de sa veste.
- Qu… Qu’est-ce que c’est ? – bredouilla Candy, chancelante, en reconnaissant toute de suite l’écriture raffinée de Terry.
- Il me l’a confiée il y a quelques semaines de cela. Pardonne-moi de ne pas te l’avoir donnée plus tôt… Mais il voulait que je m’assure que tu étais bien prête pour cela. Il ne voulait pas que tu te sentes obligée envers lui. Tu semblais si indifférente que je ne voulais pas t’influencer en quoi que ce soit. Mais ce que tu nous as raconté hier m’a rassurée et a conforté ma décision.
- Une lettre de Terry… - fit Candy à haute voix comme pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Les larmes brouillaient sa vue et elle serra plus fort la lettre entre ses doigts de peur de la laisser tomber et qu'elle soit emportée par la brise – J’ai tant espéré au fond de mon cœur qu’il m’écrierait un jour. Je n’ai jamais eu le courage de lui envoyer la mienne. Oh, Patty ! J’ai l’impression de rêver !…
- On non, Candy, tu ne rêves pas ! Je suis si heureuse d’être son messager ! Voir ton visage s’illuminer, t’entendre prononcer son nom sans que ta voix s’étrangle de chagrin, est la plus belle des récompenses. Dépêche-toi, Candy ! Dépêche-toi d’aller lire cette lettre ! Que fais-tu encore plantée là, allons ???

Candy déposa rapidement un baiser reconnaissant sur la joue de son amie et s’enfuit en courant vers sa cabine. Son cœur battait à tout rompre, il lui semblait qu’il allait éclater ! Elle courait dans les coursives sans les reconnaître, l’esprit vidé de toute pensée. Arrivée devant la porte de sa suite, elle mit un long moment à insérer la clé dans la serrure tant sa main tremblait. Elle entra enfin et ouvrit tout en grand la baie-vitrée. L’air frais pénétra dans la pièce et l’aida à émerger de sa torpeur. Elle ouvrit le tiroir de son secrétaire et en sortit un coupe-papier en ivoire, usant de sa lame pour déchirer le repli de l’enveloppe. Une feuille d’un jaune pâle se trouvait à l’intérieur, une seule page dont la couleur rappelait les jonquilles du parc de Saint-Paul, ce carré de fleurs sur lequel elle avait trébuché en tombant sur Terry qui s’y était allongé.

- Eh bien, je sais que je te plais beaucoup mais je n’imaginais pas que tu essaierais de me séduire de cette façon !... – lui avait-il lancé, moqueur, tout en entourant sa taille de ses bras.

Rougissante, elle l’avait repoussé brutalement.

- J’ai failli te marcher dessus, Terry !!! Tu es comme les pierres, tu te mets n’importe où !!!!
- Les pierres ne sont pas sensibles au parfum des jonquilles…

Candy soupira de mélancolie en se remémorant ce délicieux souvenir.

Terry parmi les fleurs… Quel spectacle cocasse !

Ses yeux se posèrent une nouvelle fois sur la lettre. Fébrilement, elle sortit la feuille de l’enveloppe. Son cœur se remit à battre furieusement, assénant douloureusement ses coups contre sa poitrine. Une peur incontrôlable la retenait de lire le contenu de la lettre, comme si en le faisant, elle allait rompre l’enchantement. Il lui avait tellement manqué !... Un seul geste d’elle à présent et cette absence s’évanouirait. Cela lui semblait irréel ! Enfin, réunissant tout son courage, elle prit la lettre entre ses mains et ce qu’elle en découvrit la remua jusqu’au fond de son être.

"Chère Candy,

Comment vas-tu ?

Je voulais attendre pour t'écrire qu'un an se soit écoulé après la mort de Suzanne... Puis, pris de doutes, j’ai encore laissé passer six mois.

Mais à présent, muni de tout mon courage, je t'envoie cette lettre pour te dire que pour moi, rien n’a changé.

Je ne sais pas si tu liras un jour ces mots, mais je voulais à tout prix que tu le saches.

T.G.


Candy resta un long moment pétrifiée sur le bord de son lit, incapable de penser correctement. En lisant ces lignes, il lui avait semblé qu’il était assis à côté d’elle et qu’elle entendait sa voix grave et profonde lui murmurer tendrement ces mots. Il lui avait semblé si proche qu’elle pouvait sentir un parfum léger de jonquilles l’envelopper. Elle soupira de contentement.

- Oh, Terry !... Moi non plus, je n’ai pas changé… Ta lettre est très courte mais je n’ai pas besoin que tu m'écrives de longues lignes pour comprendre ce que tu veux me dire. Terry, mon amour… Tu hésitais, tout comme moi… Pourquoi avons-nous si peur l’un de l’autre ? Pourquoi ne sommes-nous pas capables de faire un pas l’un vers l’autre ? Crains-tu autant que moi que cet espoir soit réduit à néant, comme il l’a déjà été une fois ? Oh Terry, j’aimerais tant être près de toi et briser cette fatalité qui nous a trop longtemps éloignés. J’aimerais tant, Terry !....

Elle bascula en arrière et se laissa choir sur le lit, les bras en croix. Etourdie, ivre d’émotions nouvelles, elle ferma les yeux sur le plafond qui tournoyait au-dessus d’elle, et se laissa aller à rire, timidement au début, puis de bon cœur ensuite. Elle s’émerveillait des sons qui sortaient de sa gorge, empreints d’une gaieté, d’une légèreté qu’elle n’avait plus entendues ni ressenties depuis une éternité. Elle était amoureuse et n’avait jamais autant éprouvé de joie d’être dans cet état…

********



Le lendemain, au petit matin, un train quittait la gare du Havre, avec à son bord deux jeunes et aventureuses américaines. Dans quelques heures, après un voyage de plus de deux cent kilomètres, elles arriveraient à Paris pour prendre l’Orient-Express qui devait les mener à Venise. Confortablement installées dans leur compartiment personnel, elles regardaient le paysage défiler à travers la fenêtre. Le littoral normand s’était effacé pour des terres blondes, des bocages vallonnés, des forêts de hêtres et de pins. Le tracé du chemin de fer suivait la Seine et traversait plusieurs fois le fleuve, ce qui avait nécessité la construction de viaducs dont le plus long atteignait cinq cent vingt mètres. Les deux amies se divertissaient à chaque passage sur l’un de ces ouvrages d’art d’où elles avaient une vue dominante sur la large rivière qui serpentait des dizaines de mètres plus bas.

Balancée par le roulis du train, la tête appuyée contre la vitre, Candy somnolait. Depuis son départ de New-York, elle dormait très mal, trop excitée qu’elle était par le regain d’espoir que cela avait suscité en elle de revoir Terry, espoir décuplé après la lecture de sa lettre. Sur le moment, elle avait pensé plier bagages et rebrousser chemin jusqu’à l’ile de Manhattan. Mais elle s’était rapidement ravisée. Comment aurait-elle pu se rendre chez Terry et sonner à sa porte, avec pour tout prétexte de brèves retrouvailles sur le quai d’un port, et quelques lignes sur une feuille de papier ? Bien entendu, au fond d’elle-même, cela suffisait amplement pour qu’elle courût le rejoindre, mais elle n’avait pas oublié que ce n’était pas de cette façon que devait se comporter une vraie Lady. Car avec les années, c’était bien ce qu’elle était devenue : une magnifique jeune femme au maintien et à l’élocution parfaite, et qui, loin d’avoir renié ses origines, en avait retiré le meilleur pour l’intégrer aux exigences de sa condition d’héritière des André. Elle était la fille unique d’Albert et avait su s’en montrer digne, en observant, écoutant, apprenant et appliquant à la lettre les leçons de conduite qu’on lui avait enseignées. Faisant fi des mauvaises langues, elle s’était rapidement adaptée à ses nouvelles obligations tout en y apportant une grâce qu’elle n’aurait jamais soupçonnée, une grâce naturelle qui ne demandait qu’à être révélée.

Pourtant, Terry s’était moqué d’elle en Ecosse quand elle lui avait dit qu’elle avait l’intention de devenir une Lady pour faire honneur au grand-oncle William.

- Toi, une Lady ? Cela ne t’irait pas du tout ! – lui avait-il rétorqué le plus naturellement du monde.

Il ne s’était pas rendu compte à quel point il l’avait blessée en disant cela. Lui, comme tout le monde autour d’elle, avait bénéficié d’une excellente instruction, d’une connaissance parfaite des bonnes manières et elle avait souffert régulièrement de ces lacunes car elles avaient été bien souvent source de malentendus. Malgré cela, elle avait charmé Terry, mais elle voulait qu’il connût d’elle cette qualité qu’elle avait développée, améliorée avec le temps. Elle voulait qu’il soit fier d’être à ses côtés et non pas qu’on lui rappelât en permanence ses origines modestes. Elle se demanda néanmoins s’il saurait apprécier ce changement qui s’était opéré en elle. Elle n’était plus cette élève de Saint-Paul qui faisait le mur à la nuit tombée et qui grimpait aux arbres comme un chimpanzé. Presque dix ans s’étaient écoulés depuis cette période. Elle avait acquis depuis une certaine maturité, qu’elle exerçait à travers son métier d’infirmière, mais elle était aussi un membre important d’une famille de la haute- société de Chicago, respectée et honorée. Saurait-il retrouver la vraie Candy dans tout cela ?

Et Terry, avait-il changé lui aussi ? Il prétendait le contraire dans sa lettre mais la tragédie qu’ils avaient connue tous deux avait certainement laissé des cicatrices. Aimerait-elle ce qu’elle découvrirait de lui ? Tout ceci exigeait une longue réflexion. C’est pourquoi elle appréciait ce voyage avec Patty. Cette dernière avait pourtant insisté pour qu’elle reparte tout de suite, mais Candy lui avait affirmé sa détermination. Elle voulait tirer profit de ces quelques semaines, loin de tout ce qui pourrait lui rappeler Terry, pour réfléchir sur sa situation. Elle voulait ardemment le revoir, mais pas dans ces conditions. Mrs Molly Brown lui avait bien fait entendre que la précipitation était mère de bien des déconvenues et elle savait qu’elle avait raison. La patience allait devenir sa meilleure conseillère jusqu’à son retour en Amérique, mais elle admit intérieurement qu’il lui en faudrait une bonne dose tant la seule évocation de Terry la rendait vulnérable à toutes les tentations.

Elle posa affectueusement les yeux sur Patty, calmement penchée sur son ouvrage de broderie : un bavoir pour le futur bébé d’Annie. Elle se dit que ce n’était pas une mauvaise idée d’occuper ses mains. Un peu d'activité manuelle libèrerait son esprit tourmenté. Elle fouilla dans ses affaires et retira une ébauche de tricot qu’elle avait, elle aussi, commencée en prévision de la naissance prochaine. Elle tendit à la lumière du jour ce qui était censé ressembler à un gilet et se désola du résultat : à défaut de symétrie, il serait très aéré pour les chaudes journées d’été, considérant la largeur de certaines mailles qui laissaient passer aisément un doigt ou deux. Elle approcha le tricot de son visage et s’amusa à regarder à travers l’un des orifices. Se faisant, elle croisa le regard de Patty qui venait de lever la tête. Les yeux de cette dernière s’agrandirent de surprise et elle éclata de rire. Candy se mit à rire à son tour, emporté par les tressautements d’épaules de son amie. Elles riaient si fort qu’on pouvait les entendre dans tout le wagon si bien qu’elles ne remarquèrent pas les sifflets de la locomotive qui annonçaient leur arrivée prochaine à la gare de Paris-Saint-Lazare…

*******



Quand Terry ouvrit les yeux, son corps lui faisait si mal qu’il lui sembla qu’un immeuble de dix étages s’était écroulé sur lui. Il était allongé sur un lit et une odeur désagréable de pharmacie flottait dans la pièce. Sa vision était trouble et il ne discernait que de vagues formes qui se détachaient dans la lumière du jour. Une silhouette s’approcha de lui, vêtue d’une blouse blanche et chapeauté d’une coiffe de même couleur qui retombait sur sa nuque.

- Candy… - murmura-t-il d’une voix presque inaudible.

La silhouette sursauta, s’approcha un peu plus et s’écria en se redressant :

- Il se réveille ! Il se réveille ! Vite ! Allez en informer Monsieur !!!!

Le jeune homme entendit alors des pas précipités dans le couloir, puis quelques instants plus tard, le son d’une voix familière, qui le fit tressaillir malgré son engourdissement.

- Comment va-t-il ? - s'enquit la voix, fébrile.
- Il vient tout juste de se réveiller, Monsieur…

Terry tourna la tête vers la voix et, malgré la confusion qui ralentissait ses pensées, il parvint peu à peu à en distinguer les traits : un costume sombre, un port altier, des cheveux grisonnants contrastant avec la fine moustache noire qui recouvrait une lèvre supérieure de grand séducteur, lui conféraient une allure hautement aristocratique et distante, reconnaissable entre toute.

- Père… - gémit Terry dans un souffle.
- Terrence… Mon fils… - répondit le Duc de Grandchester.

Le manque de sommeil avait creusé les traits de son visage et veiné de rouge son regard sévère. Il posa une main affectueuse sur le bras de Terry, qui frissonna d’étonnement.

- Bienvenue Terrence, bienvenue dans le monde des vivants…

Fin du chapitre 4



Edited by Leia - 4/3/2016, 16:32
 
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59 replies since 22/11/2011, 18:57   34628 views
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