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Lettres à Juliette, (sans rapport avec une autre fanfic du nom de "les lettres à Juliette"...)

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Leia
view post Posted on 17/1/2012, 11:40 by: Leia
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Lettres à Juliette - chapitre 5
4ème et dernière partie



La Rolls-Royce du duc de Grandchester avait quitté Plymouth et roulait depuis un long moment déjà sur la route qui surplombait la côte, en direction de Londres. Assis sur la banquette arrière de la voiture, Terry feignant d’être occupé à regarder la mer, observait son père du coin de l’œil et attendait. Il attendait ce qu’il avait à lui dire de si important car depuis leur départ, ils n’avaient échangé aucun mot. Finalement, il entendit bruisser le cuir de leur siège, le sentit s’agiter à côté de lui et chercher dans la poche intérieure de sa veste. Il en sortit une enveloppe qu’il lui tendit. C’était de nouveaux papiers d’identité qui remplaçaient ceux qu’il avait perdus au cours du naufrage. Le nom Grandchester était écrit en lettres capitales sur le document et Terry ne put retenir un froncement de sourcils que le duc remarqua aussitôt.

- Tu pourras changer de patronyme dès ton retour en Amérique si tu le souhaites, mais ici, sur la terre de tes ancêtres, et aussi pour l’état civil britannique, tu restes Terrence Graham Grandchester, mon fils…
- Père, je…

Les paroles de Terry butaient au bord de ses lèvres. Des idées confuses l’assaillaient et peinaient à se mettre en ordre. Au bout d’un long moment de réflexion, il y parvint et s’adressa à lui, avec une certaine émotion dans la voix.

- Je n’ai jamais voulu vous blesser, Père. Mais, pour être honnête, je le souhaitais vraiment à ce moment là. Je savais que vous attribuiez beaucoup plus d’importance au nom des Grandchester qu’à votre propre fils, et je voulais vous faire souffrir en refusant de le porter. Cependant, quand j’ai commencé les démarches aux Etats-Unis, j’ai compris que c’était plus complexe et profond que cela, que c’était réellement pour moi un moyen de trouver ma propre identité et de me distinguer d’un lignage qui ne m’avait apporté que des désillusions.
- Pourquoi alors portes-tu encore la bague de famille que je t’avais léguée pour tes quinze ans ?

Le regard de Terry se déplaça vers sa main droite et se posa sur la chevalière qui ornait son annulaire. Il l’avait conservée en effet pendant toutes ces années. Cela mettait en évidence la complexité de ses sentiments vis-à-vis de sa famille, sentiments qu’il avait repoussés et refusés de considérer. Troublé par cet aveu intime, il bredouilla :

- Je ne sais pas pourquoi j’ai gardé cette bague pendant tout ce temps…

Il fit une nouvelle pause et tourna la tête vers la vitre. A travers le voile de son reflet, il apercevait la mer, calme, déroulant paisiblement ses vagues qui allaient s'écraser doucement sur la plage. L’atmosphère de tranquillité qui s’en dégageait contrastait singulièrement avec le tourbillon d’émotions et d’interrogations qui le secouait.

- Peut-être était-ce parce-que malgré moi – dit-il finalement - je n’étais pas capable de faire… de faire le deuil de mon histoire… Vous aviez raison, père, je reste en dépit de tout un Grandchester. J’en ai l’éducation, l’héritage…
- Fils… - murmura le duc en hasardant un geste affectueux vers l’épaule de Terry.
- Mais ne vous méprenez pas – ajouta-t-il dans un mouvement de recul - Ce qui faisait de moi un Grandchester a aussi fait de moi ce que je suis à présent. Terrence Graham, prince de décors de papiers qui ne retrouve sa noblesse que dans les vers qu’il déclame…
- Noblesse et talent, Terrence…Je peux en témoigner… Je t’ai vu sur scène moi aussi…

Les pupilles du jeune homme se dilatèrent de stupeur, si démesurément qu’il lui sembla que tout se déformait autour de lui. Sonné, il balbutia :

- Co… Comment, père ? Vous avez assisté à une de mes pièces ???
- Tu parais bien étonné !
- Pardonnez-moi, mais vous avez toujours été contre ma vocation, une toquade à vos yeux. Vous étiez si critique à cet égard, si imperméable à m’écouter, que l’éventualité même de votre présence dans le public me parait incroyable !
- Et pourtant… Lors d’un de mes voyages à New-York, je suis venu te voir, Terrence, et… J’ai compris…

Le cœur de Terry se mit à battre plus vite, sa gorge à devenir sèche. Le duc se tourna vers lui, et plongea son regard sombre dans le sien, sans aucune froideur cette fois, presque bienveillant.

- J’ai compris en te regardant, caché dans l’obscurité de ce balcon de théâtre, que tu avais fait le bon choix, mon fils… Dès que tu es apparu sur scène, tu as donné corps au personnage, apporté une réalité à cette création qui venait de l’imaginaire. Et là, sous mes yeux ébahis, alors que je venais rempli d’aprioris, j’ai découvert un être rempli d’énergie, d’élan, qui par la magie de son jeu nous rendait complice de l’illusion qui nous entourait. Je me demandais : « Mais quel est son secret ? Quel est donc ce don que j’ai toujours ignoré ? » Et puis, j’ai réalisé que cela avait toujours été en toi, que c’était dans tes gènes, parce que tu es peut-être mon fils, mais tu es aussi celui d’une femme qui était capable elle aussi de sublimer une scène, d’émerveiller l’assistance, de l’ensorceler au point de l’en laisser coite d’émotion : ta mère, Terrence, ta mère avait ce pouvoir là et elle m’a subjugué moi aussi !…

Contre toute attente, la mâchoire de Terry se crispa et il rétorqua sur un ton acerbe.

- Que d’éloges pour une femme que vous avez abandonnée !...

Le duc recula comme s’il venait d’être atteint par un crachat et se raidit. Les mains croisées sur le pommeau de sa canne en bois d’ébène tremblotèrent un court instant.

- J’en payé le prix fort ! Il ne se passe pas un jour sans que je regrette cette décision.

Le haussement d’épaules qu’il reçut en réponse accrût son irritation.

- Tu me juges bien sévèrement, Terrence, mais trente ans en arrière, il n’était pas si facile d’être l’héritier des Grandchester ! Ton grand-père avait conservé, malgré son âge avancé, beaucoup d’influence sur moi et sur son entourage. J’étais pieds et poings liés !!!

Affrontant le mutisme de son fils, il se lança alors dans un long monologue qu’il espérait persuasif.

- Quand j’ai rencontré ta mère, je l’ai immédiatement, éperdument, aimée... Je ne voulais qu’une chose : vivre auprès d’elle, l’épouser et fonder une famille avec elle. Mais la vie n’est pas un conte de fées et les choses se déroulent rarement comme on l'aurait souhaité… A ce moment là, j’étais déjà fiancé à Beatrix. C’était un mariage arrangé qui m’indifférait mais qui prenait une tout autre signification pour moi après avoir connu ta mère… Je suis allé voir ton grand-père, l’ai supplié de me libérer de cette union, mais il a à son tour contre-attaqué avec des arguments de poids : le déshonneur que je faisais subir à la famille en épousant une starlette américaine, et aussi la menace d’être sans le sou si je mettais mon projet à exécution. J’avais été élevé dans les grands principes d’honneur, de prestige et de devoir. Si je reniais cela, je perdais non seulement, mon nom, mon titre, ma fortune, mais aussi la carrière politique que j’étais en train de me bâtir. Je n’ai pas eu le courage de renoncer à tout cela…

Terry persistait dans son silence, se contentant d’adresser à son père un regard ironique empreint de réprobation. Le duc subissait une nouvelle fois le jugement implacable de son fils mais cette fois ne s’en détourna pas.

- Je sais ce que tu penses… Que j’ai été lâche de ne pas sacrifier mon bien-être matériel et mon avenir politique pour ta mère… Lâche et cruel… Non seulement je l’ai abandonnée, mais je lui ai aussi arraché son fils…

Terry, tête baissée et mains croisées entre les jambes, laissa échapper :

- Les mots me manquent pour décrire ce que vous nous avez fait subir. Je n’ai jamais compris et je me suis toujours demandé pourquoi vous aviez agi ainsi. Vous n’aviez pourtant pas besoin de moi !
- Tu ne me croiras pas peut-être, mais cela fut un véritable cas de conscience pour moi – répondit le duc en soupirant tristement – Tu étais aussi mon fils et je ne voulais pas que tu grandisses avec la honte d’être un enfant illégitime.
- Vous n’étiez pas obligé de me reconnaître. Vous auriez très bien pu me laisser avec ma mère !
- Ne sois pas si naïf ! Crois-tu que tu aurais été mieux servi si tu avais porté le nom de ta mère ??? Tu n’aurais été que la preuve manifeste de sa faute, du péché de chair qu’elle avait commis avec un homme promis à une autre de surcroit. Crois-tu qu’en Amérique on soit plus large d’esprit que dans la haute société anglaise ? Détrompe-toi, on t’aurait jeté des pierres là-bas aussi, et ta mère en aurait d’autant plus souffert car on lui aurait fait payer cher d’être une mère célibataire. Sa carrière n’aurait jamais pu être ce qu’elle est… Rien ne m’a été plus pénible que de l’obliger à te laisser avec moi car je savais que j’allais lui briser le cœur et cela m’était insupportable. Je savais aussi qu’elle ne me le pardonnerait jamais, qu’elle me maudirait pour cela pour le restant de ses jours, et que je devrais vivre avec cette culpabilité toute ma vie. Mais je savais que je te donnais un nom, une famille, un titre, un avenir, et cela m’aida à passer à l’acte car je pensais agir pour ton bien… et le sien…
- Mais pourquoi alors avoir été si distant avec moi ? Béatrix m’a toujours détesté, mon frère et ma sœur m’ont toujours fait comprendre que je n’étais pas des leurs. Pourquoi ne m’avez-vous pas protégé ???
- Parce-que… Parce-que, chaque fois que je te regardais, chaque fois que mes yeux croisaient les tiens, je la revoyais !… Tu ressembles tellement à ta mère ! Tu me renvoyais quotidiennement le bonheur qui m’était refusé, qui me ramenait vers mon passé et vers mes erreurs, et comme un imbécile, je te repoussais car ta présence était une telle souffrance pour moi que je ne trouvais du réconfort qu’en m’éloignant de toi…

Il s’arrêta un instant, puis reprit d’une voix brisée.

- Pardonne-moi d’avoir été si cruel avec toi ! Je n’ai jamais voulu devenir l’être froid et distant que tu connais. J’aimais tant ta mère, tellement, que lorsque j’ai dû renoncer à elle, une part de moi, la meilleure, est morte à ce moment là. Je t’ai délaissé, je t’ai fait souffrir toi aussi. Au lieu de me rapprocher de toi, je t’ai reproché ton esprit rebelle, je n’ai pas supporté que tu contestes mon autorité et je t’ai chassé de chez moi…
- Vous ne m’avez pas chassé, c’est moi qui suis parti…
- Je t’ai bien facilité la tâche en tout cas… Je me rappelle ce jour où tu es venu me voir pour me demander d’aider cette jeune élève qu’on allait renvoyer de Saint-Paul. Tu te tenais devant moi, implorant, à la limite de l’hystérie. Je me disais que si tu étais capable de faire fi de ton orgueil ainsi c’est qu’elle devait vraiment avoir une grande importance à tes yeux. Je me suis revu à ta place, suppliant mon père de me laisser épouser ta mère, et tout comme lui pourtant, je n’ai pas accédé à ta requête… Je ne saurais t’expliquer pourquoi alors qu’on en a été soi-même victime, on puisse parfois répéter les mêmes erreurs… Je ne saurais te dire pourquoi je n’ai pas voulu te tendre la main ce jour là… Peut-être tout simplement parce-que je ne voulais pas que tu sois heureux. Je savais que contrairement à ce que j’avais connu, je n’aurais jamais rien pu t’imposer. Tu étais libre et déterminé, et je t’en voulais d’être ce que j’avais toujours souhaité être. Mon manque de courage, mon besoin de reconnaissance sociale m’avaient entraîné dans la vie misérable qui était la mienne, et je t’ai impitoyablement puni pour cela... Le lendemain, tu renonçais à tout et tu quittais le collège pour éviter à cette jeune fille d’être renvoyée. Encore une fois, tu me jetais en pleine face la médiocrité de mon comportement. Et quand par représailles, j’ai voulu mettre un terme à mon appui financier au collègue, c’est cette petite américaine qui est venue me faire entendre raison…
- Candy ? Candy est venue vous parler ???
- Etonnante personne en effet qui n’a pas hésité à grimper sur ma voiture pour m’obliger à l’écouter !...
- C’est Candy tout craché ! – fit Terry en ricanant. Son visage s’illumina et un sourire nostalgique se dessina sur ses lèvres.
- Un sacré caractère !... Elle m’a sermonné comme je ne l’avais jamais été, m’a rappelé à mes devoirs de père, et surtout m’a convaincu de ne pas chercher à te retrouver. Elle avait une telle confiance en toi, elle semblait si bien te connaître, beaucoup mieux que moi assurément, et je l’ai écoutée sans rien dire tant tout ce qu’elle me disait sonnait juste et sensé. Ce jour là, vous m’avez tous les deux, malgré votre jeune âge, donné ma plus grande leçon de vie !...

Terry, médusé par les confessions du duc, restait paralysé, incapable de prononcer le moindre mot. Il n’en revenait pas de tout ce qu’il entendait. Il ne reconnaissait pas l’homme qui se tenait à côté de lui. Pourtant il avait gardé la même voix grave et intimidante, la même majesté dans les gestes, le même regard noir et glaçant qui vous statufiait dès qu’il se posait sur vous. Mais en l’observant avec attention, on pouvait percevoir une certaine fêlure, une fragilité qui lui était inconnue ou qu’il n’avait jamais peut-être voulu voir. En ouvrant un peu plus son cœur, Terry commençait à comprendre ce qui les liait tout deux : une détresse commune qui n’avait peut-être pas les mêmes origines mais qu’ils éprouvaient de la même façon. Il imaginait son père, vingt-sept ans auparavant, beau jeune homme plein de fougue, ses cheveux argentés ayant retrouvé leur couleur de jais, le cœur rempli d’espoir devant la vie qui s’offrait à lui, puis le drame qui s’était joué presque du jour au lendemain, l’obligeant à renoncer à tout ce qui comptait pour lui, l’obligeant à renoncer à l’amour de sa vie… Même s’il ne l’excusait pas, il parvenait à comprendre cette sensation de néant qui s’était emparé de lui et qui lui avait ôté sa part d’humanité. C’était une sensation qu’il reconnaissait car il ressentait son poison perfide depuis dix ans, depuis que lui aussi avait renoncé à celle qu’il aimait. Par chance, il n’avait pas eu d’enfant !... Dieu seul sait comment il aurait agi avec ce petit être, tant la douleur de l’absence l’avait détruit intérieurement… Lui, qui s’était juré de ne jamais se comporter comme son père, se trouvait bien des points communs avec lui…

Ce dernier le soutira alors de ses pensées par une remarque indiscrète qui le décontenança :

- Tu dois être encore très amoureux d’elle pour venir la chercher jusqu’ici…

Devant le visage interdit de son fils, il ajouta, sur le ton de la confidence :

- Tu parles dans ton sommeil...

Terry se décontracta un peu et opina de la tête en soupirant.

- Je l’aime follement depuis le premier jour où je l’ai rencontrée…
- Alors pourquoi ne l’as-tu pas épousée ??? Pourquoi avoir vécu toutes ces années auprès de cette fille qui s’était blessée au cours d’une répétition ? Miss Marlowe me semble-t-il ?

Terry réfléchit un moment avant de répondre. Des souvenirs douloureux le submergeaient, empreints de regrets et d’amertume.

- Je suis resté auprès de Suzanne – finit-il par dire d’un ton las - parce-que, comme vous, père, j’ai manqué de courage. J’étais rongé par la culpabilité d’être toujours vivant alors qu’elle se retrouvait handicapée par ma faute. Je n’ai pas su dire non et j’ai laissé Candy partir. J’ai cru sur le moment que cela m’aiderait à faire mon devoir, celui d’être aux côtés de Suzanne et de prendre soin d’elle, mais au fur et à mesure que le temps s’écoulait, je réalisais la gravité de mon erreur. J’étais lié à cette femme pour le restant de mes jours, cette femme que je n’aimais pas, qui acceptait cela et qui s’en contentait. J’en venais à la mépriser pour cela et je m’en voulais en même temps car j’étais responsable de cette situation. Je vivais l’absence de Candy comme une véritable souffrance, une petite mort qui me rongeait sournoisement le cœur et l’âme… Etrangement, quand Suzanne est décédée, j’aurais dû éprouver du soulagement et me précipiter vers Candy, mais une nouvelle fois, je n’en ai pas eu le courage. Tant d’années avaient passé que j’étais convaincu qu’elle avait tourné la page, qu’elle m’avait oublié, qu’elle s’était peut-être même mariée. J’avais trop peur de devoir affronter cette horrible vérité, que l’amour qui nous avait liés n’était plus qu’un souvenir, et je n’ai pas cherché à la revoir. Dernièrement, contre toute attente, elle est réapparue dans ma vie. Ce fut un instant très bref, mais les quelques échanges que nous avons eus m’ont redonné courage et surtout le fol espoir qu’elle partageait peut-être encore mes sentiments.
- Comment peux-tu alors t’en assurer si tu retournes en Amérique ? – lui rétorqua le duc avec finesse.

Une nouvelle fois, Terry se sentit désarçonné par l’embarrassante question de son père, lequel soutenait son regard et ne semblait pas disposé à le lâcher.

- Vous avez entendu ma conversation avec Cookie, n’est-ce pas ?…
- Oui, je dois bien te l’avouer… Je n’ai pas eu à beaucoup tendre l’oreille. Les murs de l’hôpital ne sont pas très épais… J’espère que tu excuseras cette indiscrétion mais je m’inquiétais pour toi et je voulais connaître les raisons de ta présence ici. Je devinais que ta discussion avec ton ami allait m’éclairer dans ce sens, et j’ai été très étonné par ce que j’ai appris…
- Je suis donc capable de vous surprendre ?
- Plus que tu ne le crois, et un peu plus chaque jour !… Mais en ce moment, je dois dire que tu me déçois un peu. Tu dis aimer cette jeune femme, tu traverses l’atlantique pour la retrouver, tu survis à un naufrage, et à présent, alors que tu touches au but, tu souhaites rentrer aux Etats-Unis ! Cela n’a aucun sens !

Terry baissa la tête en soupirant.

- J’ai peur…- fit-il d’une vois sourde - J’ai peur de briser le charme… de la décevoir… J’ai toujours tout gâché avec elle…
- Mon fils, on apprend beaucoup de ses erreurs, et tu en commettras encore beaucoup d’autres. Mais ce dont je suis sûr en tout cas, c’est que si j’avais, comme toi, la chance de pouvoir réparer celle qui me permettrait de retrouver la femme que j’aime, je n’hésiterais pas une seconde, car elle ne se représentera pas une deuxième fois. Si votre amour a résisté toutes ces années, c’est qu’il mérite d’être vécu, alors n’aie pas peur de lui, saisis-le à bras le corps, bats-toi pour lui !!! Si tu ne le fais pas, tu le regretteras toute ton existence, car tu ne sauras jamais si tu as fait le bon choix. Crois-moi, vivre dans ces conditions n’est pas une vie. J’en suis la triste illustration…

Terry écoutait en silence sans rien dire. Au fond de son cœur, il était soulagé de ce qu’il entendait. Cookie avait déjà commencé quelques heures auparavant à le faire douter du bien-fondé de sa décision. Son père à présent réitérait des propos similaires. Tous deux, à leur manière, avaient su trouver les arguments persuasifs pour le faire changer d’avis. Il pouvait se l’avouer : il se sentait libéré d’un poids qui l’oppressait depuis plusieurs jours. Et il réalisait qu’il n’aurait jamais pu supporter de vivre s’il avait mis en pratique sa résolution. De tout son être, de toute son âme, il avait envie, il avait faim de revoir Candy et de se donner une chance de connaître enfin le bonheur et la paix. Il se tourna vers son père et lui adressa un visage bien différent de la mine sombre et désabusée qu’il avait affichée depuis leur départ.

- Croyez-vous que nous pourrions faire un détour par Southampton ? Il se pourrait qu'il y ait un bateau au départ pour la France…
- Sage décision, Terrence ! – s’exclama le duc, les yeux brillants de joie, en posant avec enthousiasme une main affectueuse sur l’épaule de son fils – Tu ne pouvais me rendre plus fier de toi ! Oui, Terrence, je suis fier de toi, et je n’ai plus honte de te le dire…

Devant l’expression stupéfaite et interrogative de son fils, il poursuivit avec une certaine émotion dans la voix :

- Vois-tu, je n’ai jamais su m’adresser à toi, ni partager quoi que ce soit avec toi. Cela ne se faisait pas dans la famille. Il était indécent d’exprimer ses sentiments. Seuls le respect des traditions et l’autorité prévalaient. J’ai très bien appliqué ses principes avec toi malheureusement. Et quand tu es parti, si jeune, j’ai réalisé un peu trop tard, les conséquences désastreuses de ma conduite envers toi. Je savais que je ne pourrais pas te faire revenir, alors j’ai suivi de loin ce que tu devenais et j’ai vécu tes succès par procuration. Je suis venu à New-York constater de mes propres yeux, l’être lumineux que l’on décrivait de toi. Et j’ai évidemment convenu que tu avais bien fait de t’éloigner de moi, sinon, tu serais devenu comme moi, un homme égoïste, froid et indifférent à ce qui l’entoure. Je te dis cela aujourd’hui, Terrence, parce que j’aurais dû le faire bien plus tôt. Quand je t’ai vu sur ce lit d’hôpital et que l’on était incapable de me dire si tu allais survivre, j’ai bien cru que j’allais te perdre pour toujours, et que tu allais mourir sans savoir que… que je t’aimais ! Je me suis juré si tu te réveillais, de te dire l’importance que tu avais pour moi. Et je te le dis maintenant. Je suis fier de ce que tu es, de la vie que tu as choisi de mener. Tes ancêtres n’avaient pas de fortune et ont bâti leur grandeur sur de grandes valeurs : le courage et l’honneur. Je suis heureux de constater que tu es de la même trempe. Mon seul regret sera de n’avoir pas été à la hauteur de ce que tu es… Pourras-tu un jour me pardonner d’avoir été un père aussi médiocre avec toi ?
- Il faut… - répondit alors Terry d’une voix hésitante – Il faut bien du courage pour me confier tout cela, père. Je ne sais pas si j’en aurais eu autant. Mais je peux à mon tour vous dire ceci : j’ai toujours espéré pouvoir entendre un jour ces paroles de vous, et je ne trouve pas les mots pour vous dire la joie que cela me procure…
- Oh, fils !... – murmura le duc, dissimulant difficilement son émotion.

Les deux hommes se regardèrent longuement dans un silence éloquent. Le père et le fils se retrouvaient enfin. La joie qu’ils éprouvaient tous deux s’exprimait pudiquement sur leur visage mais était bien réelle. Les sourires timides du début cédèrent peu à peu la place à une gaieté légère qui les dérida définitivement.

- Nous arrivons aux abords de Southampton, monsieur… - les interrompit le chauffeur dans leurs discrètes effusions.
- Changement de cap, Edward ! Continuez vers Londres, et prenez la direction de Kenley dès que vous le pouvez !
- Mais !... – fit Terry sans comprendre – Pourquoi Kenley ???
- Tu verras… – répondit le duc en prenant un air mystérieux – Tu verras… Un peu de patience. Je t’expliquerai quand nous arriverons…

La voiture des Grandchester poursuivit sa route pendant deux longues heures pendant lesquelles le jeune homme trépigna d’impatience. Finalement, arrivant aux abords du sud de Londres, le véhicule s’écarta de la route principale et s’éloigna de la capitale. Rapidement, l’environnement changea : de vastes prairies et des forêts anciennes se mirent à côtoyer de douces collines sur des dizaines d’hectares. Puis, le chemin qui suivait tranquillement le relief en une ligne sinueuse, se mit à prendre, au bout de quelques kilomètres, un aspect plus linéaire, longeant des champs qui s’étendaient sur une longue bande de plusieurs hectares. Tout au fond, une série de baraquements à l’allure semi-militaire fermait la zone. Un simple panneau planté dans l’herbe sur le bord de la route indiquait le nom du site : Kenley, aérodrome.

La Rolls roula encore quelques mètres et s’arrêta devant un des hangars. A l’intérieur, stationnaient trois aéroplanes sur lesquels étaient perchés quelques hommes, en tenue de travail.

- Oh, monsieur le duc ! – s’écria un des mécaniciens en venant à sa rencontre. Il lui tendit une main noire de cambouis après l’avoir auparavant essuyée sur un chiffon graisseux – C’est un plaisir de vous voir ici ! Cela faisait un petit moment que vous n’étiez pas venu !
- En effet, Harvey. Cela me manquait !
- Mais vous auriez dû nous prévenir de votre visite car j’aurais pu préparer votre avion. Hélas, il est un peu tard pour le faire voler maintenant car la nuit va bientôt tomber.
- Ne vous en faîtes pas, Harvey ! Pouvez-vous néanmoins y jeter un œil car je souhaiterais partir demain matin.
- C’est comme si c’était fait ! J’y travaillerai dessus toute la nuit s’il le faut !
- Vous êtes bien aimable ! Je savais que je pouvais compter sur vous ! Permettez-moi de vous présenter mon fils, Terrence.
- Enchanté monsieur – fit Terry d’une voix absente, en serrant machinalement la main du mécano. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à comprendre ce qui se passait autour de lui. Cet environnement insolite ne cadrait pas avec la personnalité de son père, et il s’adressa à lui, soucieux de réponses à ses interrogations :
- Pouvez-vous m’expliquer enfin ce que nous faisons ici ???
- Nous sommes au camp d’aviation de Kenley !
- Je le vois bien, mais qu’a voulu dire cet homme en parlant de « votre » avion ? Vous financez cet endroit ?
- En partie… Mais je suis aussi propriétaire d’un bimoteur qui peut transporter jusqu’à quatre personnes.
- Mais qui pilote cet engin ?
- Moi !...

Terry resta pétrifié sur place comme si la foudre lui était tombée dessus. C’était vraiment la journée des surprises, et il se demanda un court instant s’il ne faisait pas l’objet d’un canular. Mais le ton ferme qu’avait employé son père semblait dénué d’ambigüité malgré le demi-sourire qui redressait sa fine moustache. Ce dernier, devant l’expression stupéfaite de son fils, l’invita à le suivre dans un autre bâtiment qui se trouvait à l’autre bout du campement. En chemin, il lui apporta quelques explications sur sa secrète passion : l’aviation.

- Tu étais trop petit pour t’en souvenir, mais quand je vivais avec ta mère en Amérique, j'avais été témoin des premiers essais de vol des frères Wright, dans l’Ohio. C’était en 1900 dans un planeur. Quand, par la force des choses, je suis rentré en Angleterre avec toi, j’ai laissé de côté tout cela car cela me rappelait trop les années heureuses de ma vie que j’avais perdues. Mais avec le temps, la passion a repris le dessus, et j’ai recommencé à m’intéresser à l’aéronautique. Je me suis rapproché de ce milieu de fous volants, ces pilotes émérites qui avaient fait la guerre et qui s’étaient illustrés en mission de reconnaissance. Je me suis vraiment retrouvé dans mon élément. J’ai repris le pilotage et depuis, de temps en temps, je viens voler ici.
- Mais comment ai-je pu ignorer tout cela ??? – gémit Terry.
- Parce-que tu vivais déjà en Amérique à ce moment là et que nous ne nous parlions plus… - répondit tristement le duc – Je suis heureux de pouvoir à présent partager avec toi ma véritable passion. Les affaires, la politique furent un mal nécessaire, mais voler… Ha, Terrence ! Voler ! C’est se sentir libre, se sentir revivre ! C’est une sensation indescriptible tant elle vous remplit de joie ! Pendant quelques heures, on change d’univers, on ne pense plus à rien, on est hors du temps. Peux-tu comprendre cela ?
- Oh oui père, je vous comprends très bien – répondit Terry dans un sourire sibyllin.

Le théâtre lui offrait cette même liberté. Il éprouvait une euphorie similaire quand il était sur scène. Le père et le fils avaient beaucoup de points communs finalement…

Ils arrivèrent devant le bâtiment qui affichait un grand panneau sur lequel était maladroitement peint à la main « BUREAU » en lettres capitales. Mais alors qu’ils poussaient la porte, ils manquèrent de buter sur un homme qui sortait.

- Sacrebleu, Richard !!! Quelle bonne surprise ! Mais que fais-tu là en cette heure tardive ??? – s’écria l’homme avec un fort accent français.
- Lucien !!! Vieille canaille ! Je pourrais te poser la même question !
- Je viens de transporter des clients au départ de Paris, et je repars demain matin avec quelques «Inglishes» désireux de s’encanailler à Pigalle. Et toi ?
- J’emmène mon fils en Italie, à Venise ! – fit-il en lui présentant Terry auquel il serra virilement la main.
- Mazette ! Venise ! C’est une sacrée balade !
- J’ai grand espoir de pouvoir y parvenir en début d'après-midi, vois-tu.
- Ma foi, avec la météo clémente que nous avons ces jours ci, cela m’a l’air faisable – dit le Frenchie en prenant un air pensif – As-tu au moins un plan de route ?
- Non pas encore car ce voyage est un peu précipité. Je venais au bureau pour cela. Mais puisque tu es là !…
- …Nous allons travailler dessus ensemble, n’est-ce pas ? Haha !!! J’ai d’ailleurs rapporté de nouvelles cartes topographiques qui devraient nous aider.
- Lucien, tu tombes vraiment à pic !
- Allons réfléchir à tout ceci à l’intérieur ! – dit-il en prenant son ami par l’épaule - La secrétaire a préparé cette eau chaude avec de l’herbe que vous les « Inglishes » aimez tant.
- Du thé, Lucien, du thé ! – répondit Richard Grandchester, légèrement agacé.
- Oui, oui, du thé, si tu veux ! Mais ça remplacera jamais un café bien corsé !
- Si ton Napoléon en avait bu un peu plus, vous n’auriez pas été battus à Trafalgar !...
- Rôooooo, quelle attaque sournoise ! Je reconnais bien là la perfidie britannique, espèce de mangeur de pudding avarié !
- Ohohoh !!! Tu oses critiquer la haute gastronomie anglaise ??? Il y en a qui ont perdu leur tête pour moins que ça !... – s’écria le duc en agitant un index menaçant sous le nez du pilote. Ce dernier rétorqua avec un ricanement insolent.
- Nous français, sommes très doués pour faire tomber des têtes ! Nous sommes des connaisseurs en la matière, surtout quand cela concerne des têtes d’aristocrates comme la tienne !...
- C’est bien pour cela que l’Angleterre est restée un pays civilisé, elle !!!
- Oh, Richard, alors là tu exagères !… blablabla… blablabla…blablabla….

Bras ballants, incapable de la moindre réaction, Terry laissa les deux hommes entrer dans le bâtiment, blaguant comme de vieux copains de chambrée. Il n’y avait pas de doute. Il ne reconnaissait pas son père !!! Ce dernier avait dû avoir une attaque au cerveau et on ne l’en avait pas informé, ou alors, il souffrait d’une maladie incurable et cela l’avait complètement transformé ? Quel était donc cet être jovial qui plaisantait avec un inconnu, un "Froggie" de surcroît ??? Qu’était devenu l’austère duc de Grandchester, qui ce matin encore, le paralysait par sa froideur et son regard glacial. C’était le monde à l’envers !!! Décidément, il ne connaissait rien de son père, mais ce qu’il en découvrait ne l’indifférait point, au contraire. Finalement, cet homme commençait à devenir plaisant…


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Le lendemain, un bimoteur s’envolait au dessus de la campagne anglaise. Le pilote, dont on devinait les mèches de cheveux argentées sous son bonnet de cuir, serrait fébrilement le manche qu’il guidait vers la France pour ensuite atteindre la chaîne des Alpes, dernière frontière avant l’Italie. Derrière lui, les grands yeux turquoise d’un jeune homme brun brillaient de milles étoiles. Ebloui par le panorama extraordinaire qui s’étendait sous ses pieds, le cœur gonflé d’espoir, il ne ressentait pas la peur de celui qui célébrait son baptême de l’air. Seul l’importait le ravissant visage d’une jeune femme blonde qui lui semblait se dessiner sur les nuages pommelés qu’ils traversaient. Le ciel d’un bleu limpide se reflétait sur la carlingue métallique de l’avion, si bien qu’il devenait invisible, comme englouti dans les eaux d’un lac.

Bien des heures plus tard, et après une halte pour se ravitailler en carburant, ils aperçurent au loin les premiers contours des montagnes aux sommets enneigés. Le cœur de Terry se mit à battre plus vite. Il se trouvait à présent à quelques heures d’elle. Plus rien ne pouvait s’opposer à leurs retrouvailles. Il en était convaincu. Ce soir, il la serrerait dans ses bras !....

L’aéroplane poursuivit sa course, frôlant adroitement les pentes enneigées des monts alpins, ignorant que le vif espoir qui allégeait leur voyage allait rapidement prendre le goût du désenchantement…

Fin du chapitre 5



Lucien : Lucien Bossoutrot (1890-1958), aviateur et homme politique français. En février 1919, il effectue le premier vol commercial international avec passagers de Paris à Londres (Kenley) à bord d’un bimoteur Goliath Farman.

Froggies : surnom que les anglais donnent aux français à cause de leur appétit pour les cuisses de grenouilles… En retour, les français surnomment les anglais « Roastbeefs »

Edited by Leia - 22/3/2016, 10:17
 
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