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Le point de vue de Terry

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view post Posted on 17/8/2013, 19:22
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LE POINT DE VUE DE TERRY



Avertissement



Ce récit est le point de vue de Terry, ou tout au moins ce qu’il aurait pu penser et ressentir, à partir de l’épisode 31 du DA où nous le voyons apparaître pour la première fois. Il ne faudra donc pas s’étonner d’y voir fidèlement reproduits certains dialogues ou paroles du DA. Je n’ai, encore une fois, pas vraiment cherché l’originalité et n’ai essayé que de décrire les réflexions et sentiments qui, selon moi, agitent Terry lorsqu’il rencontre pour la première fois Candy sur le RMS Mauretania.
Voici un premier chapitre. Si j’en ai le courage, je continuerai… peut-être…
Si vous avez des commentaires, conseils ou critiques, n’hésitez pas… Ils sont toujours appréciés (même les critiques, c’est comme ça qu’on progresse…) et j'en tiens compte !!!


PROLOGUE



Terry n’avait pas prévu la température polaire qui allait régner ce jour-là à New-York et les quelques vêtements qu’il avait emportés ne lui étaient que d’un bien maigre secours contre les violentes bourrasques de neige qui tourbillonnaient dans les rues de la ville. Le vent glacial et tempétueux semblait prendre un malin plaisir à essayer de lui arracher des mains les pans de la cape qu’il tentait tant bien que mal de resserrer tout contre lui, afin de ne pas se transformer en glaçon ambulant.

En quittant le paquebot qui l’avait amené dans la grande ville américaine, le jeune homme comptait se rendre directement chez sa mère, mais les quelques rares fiacres et taxis qui avaient osé affronter les éléments en furie, avaient été pris d’assaut et il lui avait fallu, bon gré mal gré, se résoudre à la marche à pied. Par chance, la traversée en bateau ayant été sans fin, il avait eu tout le loisir d’étudier en long, en large et en travers le plan de New-York qu’il avait pu se procurer et il savait exactement quel itinéraire suivre pour parvenir jusqu’à l’appartement de celle qu’il était venu voir. Mais quoique relativement court, le trajet, sous les incessantes et glaciales rafales de vent et dans cette neige qui s’accumulait trop rapidement à son goût et dans laquelle on s’enfonçait jusqu’aux mollets, se révéla être aussi ardu qu’un parcours du combattant.

Lorsqu’il parvint enfin à destination, Terry eut un choc en voyant que tous les volets de l’appartement de sa mère étaient clos, alors que l’on était en tout début d’après-midi –la demie de deux heures venait tout juste de sonner. Un horrible pressentiment commença à s’insinuer dans son esprit. L’actrice était-elle partie en tournée avec sa troupe ? Ce n’était pas exclu… Le jeune Grandchester n’avait absolument pas envisagé cette éventualité, lorsque, sur un coup de tête, il s’était embarqué sur le Mauretania. Il fallait à tout prix qu’il en ait le cœur net et malgré ses jambes flageolantes, il essaya de prendre un air dégagé, carra ses épaules et alla toquer chez le concierge pour se renseigner.

La porte s’ouvrit sur une femme entre deux âges, au visage sévère, qui le toisa de la tête aux pieds, notant au passage son visage empreint de noblesse bien que rougi par le froid et laissant transparaître une certaine anxiété, ses vêtements d’excellente facture, alourdis par la neige et ses bottes coûteuses en cuir tout imprégnées d’humidité. Impressionnée par la prestance qui se dégageait de l’adolescent, malgré sa jeunesse et l’angoisse qui semblait le tenailler, son visage s’adoucit et elle s’enquit :

-Oui ?
-Je suis venu voir Éléonore Baker. Savez-vous si elle est chez elle ?

La concierge l’étudia un moment, un peu perplexe, puis secoua ses boucles rousses.

-Madame Baker n’habite plus ici.
-Elle… Elle n’habite plus ici ?
-Non, cela fait quelques mois déjà…

Terry eut l’impression qu’un abîme s’ouvrait sous ses pieds et se retint au chambranle de la porte en fermant les yeux. Sa mère n’habitait plus ici et elle ne l’avait même pas prévenu ! Il prit une grande inspiration, rouvrit les yeux et un nœud dans la gorge, balbutia, la voix rauque :

-Et… Et vous savez… où… où elle est allée ?

La concierge le considéra avec une certaine compassion avant de répondre :

-Je suis désolée mon petit jeune homme, mais elle ne me l’a pas dit.

Et désireuse de venir en aide au garçon qui se tenait devant elle, comme statufié et l’air de porter toute la misère du monde sur ses épaules, elle rajouta sur un ton encourageant :

-Vous devriez essayer le quartier de Broadway. Il me semble qu’elle joue, là-bas, en ce moment.

Terry, encore assommé par la nouvelle qu’il venait d’apprendre, remercia la concierge d’une voix blanche. Cette femme avait raison. Il devait se rendre à Broadway. C’était là qu’il avait le plus de chances de retrouver sa mère.

***



Malgré les rafales de neige qui balayaient les rues et ses longues mèches de cheveux qui volaient en tous sens et se plaquaient avec obstination devant ses yeux, le jeune homme ne tarda pas à repérer, en parcourant les avenues du quartier où se concentraient tant de théâtres, une immense affiche au-dessus de l’entrée de l’un d’eux et sur laquelle s’étalait en lettres dorées le nom d’Éléonore Baker. Son cœur se mit à battre plus vite. Il allait peut-être avoir enfin une chance de revoir sa mère ! Le froid lui parut soudain moins âpre et il s’immobilisa pour déchiffrer les renseignements inscrits sur l’affiche : y figurait une liste de dates de ce mois de décembre, dont la date du jour, jutement, où l’actrice devait se produire, ainsi que les horaires, quatorze heures et à vingt heures trente, et Terry, transi mais heureux, monta les quelques marches qui le séparaient de l’imposant porche d’entrée pour pénétrer dans le théâtre. Mais un préposé se rapprocha de la grande porte vitrée et lui en interdit l’entrée.

-La pièce n’est pas finie. Revenez dans une demi-heure si vous désirez entrer.

Une demi-heure ? Une demi-heure dans ce froid ? Terry frissonna et resserra davantage encore sa cape autour de son corps frigorifié.

-S’il vous plaît ! Je pourrais attendre à l’intérieur ?
-Le règlement est formel. Personne n’est autorisé à rester dans le hall durant les prestations.

Contrarié, Terry se retrouva au bas des marches. Le diable emporte ces employés trop zélés, pensa-t-il. Cependant l’espoir de revoir bientôt sa mère lui remit du baume au cœur et il décida qu’il ferait aussi bien d’aller attendre dans un des bars tout proches.

***



Peu de temps après son retour dans le hall du théâtre, alors que le jeune homme se demandait comment il allait se débrouiller pour rejoindre sa mère dans sa loge, une dame avait eu des vapeurs et s’était trouvée mal, et tous les employés présents s’étaient précipités vers elle pour lui porter secours. Celui qui contrôlait l’entrée des coulisses en avait fait autant et Terry en avait profité pour se glisser furtivement dans le couloir désormais accessible. Il ne put malheureusement aller bien loin.

-Que faites-vous là ? Les coulisses sont interdites au public !
-Je dois voir Éléonore Baker !

Le vieil homme, une casquette vissée sur le crâne, considérait le jeune visage implorant et rougi par le froid, et haussa un sourcil. Décidément, bien qu’Éléonore eut, depuis un certain temps déjà, dépassé la trentaine, elle continuait à attirer des garçons de plus en plus jeunes. Quel âge pouvait donc avoir celui-ci ? Quinze ans ? Seize ans tout au plus ?

-Madame Baker ne reçoit personne, déclara-t-il sur un ton définitif.
-Elle me recevra !
-Quel aplomb, jeune homme ! Et pourquoi vous recevrait-elle alors qu’elle a donné des ordres stricts pour ne pas être dérangée ?
-C’est ma… commença Terry avant de s’interrompre brusquement.
-Oui ?
-Je m’appelle Terrence…
-Terrence ? s’étonna l’homme qui se trouvait être le régisseur du théâtre. Et alors ? Je ne connais aucun Terrence dans l’entourage de Madame Baker. Vous devez bien avoir un nom de famille ?
-Dites-lui juste que Terrence veut la voir. Elle saura de qui il s’agit.

Le vieil homme ne put retenir un petit rire moqueur devant l’extrême naïveté de ce jeune homme, qui, comme un certain nombre de ceux à qui l’actrice avait eu la gentillesse de signer un autographe, devait se croire unique et inoubliable.

-Je vous en prie, insista Terry, un étrange mélange d’angoisse et de détermination se lisant dans ses prunelles couleur de l’océan au crépuscule.

Le régisseur soupira en haussant les épaules. L’expression bouleversée de l’adolescent le touchait plus qu’il ne voulait l’admettre. Il savait qu’Éléonore devait honorer un rendez-vous qui revêtait une grande importance pour sa carrière, rendez-vous pour lequel elle n’était déjà pas particulièrement en avance. Mais après tout, rien ne l’empêchait d’aller tout de même voir l’actrice pour lui parler de ce jeune énergumène. Cela le calmerait sans doute et il s’en irait.

-Bon, exceptionnellement, je vais aller lui parler. Ne bougez pas de là.
-Dites-lui bien que je m’appelle Terrence…
-Oui… oui…

L’homme disparut dans un angle du couloir qui devait le mener à la loge d’Éléonore. Terry fut un instant terriblement tenté de lui emboîter le pas, mais finalement se ravisa. Il risquait de se faire jeter dehors pour de bon. Il se rapprocha de la cheminée et tendit ses mains gelées à la chaleur bienfaisante du feu de bois qui y flambait. Au bout d’un temps qui lui parut avoir duré des siècles, le régisseur reparut, un papier à la main et lui annonça :

-Comme je vous le disais, Madame Baker ne peut vous recevoir maintenant.

À ces mots, Terry pâlit et pour la deuxième fois de la journée, vacilla avec l’impression que le monde s’écroulait tout autour de lui. L’homme, surpris par cette violente réaction continua précipitamment :

-Mais elle m’a prié de vous dire qu’elle vous attendrait à dix-huit heures chez elle.

Terry, complètement sonné, prit le bout de papier que lui tendait le vieil homme et tenta en vain de déchiffrer l’élégante écriture de sa mère. Il avait soudain l’impression de tout voir à travers du verre mal dégrossi et ce n’est que lorsqu’il sentit quelque chose de chaud glisser le long de ses joues glacées qu’il comprit qu’il était en train de pleurer. Furieux de se donner ainsi en spectacle, le jeune homme sécha ses larmes d’un geste brusque et finit par discerner les mots qui formaient le message qu’il tenait en mains : il s’agissait de la nouvelle adresse de l’actrice. Il enfouit le papier dans une poche et quitta les lieux sans même songer à remercier le régisseur qui le contemplait avec une perplexité grandissante. Terry se retrouva dehors, sous les tourbillons de neige, l’esprit en ébullition et se demandant ce qu’il allait bien pouvoir faire jusqu’à dix-huit heures. Son bonheur à l’idée de revoir sa mère était entaché d’inquiétude et d’une certaine incompréhension. Sa mère avait l’air bien peu pressée de le revoir…



CHAPITRE 1. Retour à Londres



Terrence Grandchester, le cœur en lambeaux, se tenait, les coudes appuyés au bastingage du plus grand paquebot de l’époque, le RMS Mauretania, qui le ramenait chez lui, ou plutôt dirons-nous, chez son père, car le fils aîné du Duc de Grandchester n’avait jamais vraiment eu l’impression d’être chez lui dans cette vieille demeure ancestrale où il se sentait tout juste toléré, et encore… Sa belle-mère le traitait avec un tel mépris qu’il était certain que si on lui en avait laissé l’occasion, elle n’aurait pas hésité un seul instant à le jeter à la rue. Son père, quant à lui, semblait l’ignorer purement et simplement.

Le froid mordant de l’air du large lui cinglait le visage et lui glaçait les os, mais il n’avait nulle envie de retourner dans sa cabine, où il avait l’impression de s’être terré suffisamment longtemps, seul avec ses pensées morbides, et il ne se sentait pas davantage le courage ni le désir de se mêler à toute cette aristocratie qui fêtait cette dernière nuit de l’année en dansant et en buvant joyeusement et bruyamment dans le salon principal du paquebot, une immense salle à manger s’étendant sur plusieurs ponts, richement décorée de marbre et de panneaux de bois précieux, et surplombée d’une vaste verrière qui aurait dû permettre d’admirer le ciel étoilé sans ce fâcheux brouillard qui était tombé en même temps que la nuit.

Le jeune homme n’avait absolument pas le cœur à la fête et même s’il n’eut pas dit non à un verre de champagne, il préférait rester seul, sur le pont, à observer l’écume pâle et bouillonnante soulevée par les hélices du bateau, et qui se perdait dans la masse sombre et menaçante de l’océan dont on devinait l’étendue au-delà de la brume. Il aurait aimé que ses pensées torturées en fassent tout autant et se dispersent, emportées par le brouillard et le vent. Mais il n’y avait rien à faire. Elles étaient là, insidieuses et destructrices. Pourquoi suis-je allé la voir ? se demandait-il les larmes aux yeux. Déjà, lorsqu’encore plein d’espoir et d’illusions, il avait écrit une lettre à sa mère, l’année précédente, émettant le vœu de la rencontrer, la réponse qu’elle lui avait envoyée avait été pour lui comme une douche froide :

« Tu ne dois pas venir ici », avait-elle écrit, « tu as ta vie là-bas, auprès de ton père. Il peut te donner une instruction et une position qu’il m’est impossible de t’offrir ici. Je n’aurais même pas le temps de m’occuper correctement de toi avec mon travail qui m’absorbe toute entière. »

Elle avait accompagné sa lettre d’une photo d’elle, dédicacée, la seule chose positive dans ce courrier. Il avait pleuré lorsqu’après avoir relu, avec incrédulité, la lettre trois fois, il avait fini par admettre l’horrible réalité : la grande actrice Éléonore Baker, sa mère, ne semblait pas pouvoir ou pire pas vouloir dégager ne serait-ce qu’une minute de son précieux temps pour son propre fils.

Mais il était resté persuadé qu’elle l’aimait tout de même. N’était-ce pas ce que signifiaient les mots qu’elle avait écrit en travers de sa photo : « A mon fils Terrence, avec tout mon amour » ? Terry avait soigneusement rangé la photo dans un carnet en cuir noir qu’il emportait partout avec lui et avait alors décidé qu’il irait tout de même visiter sa mère, mais un peu plus tard. Et l’occasion s’était présentée après une énième dispute avec sa belle-mère. Son père venait de lui donner de l’argent, une somme assez rondelette.

Comme à son habitude le Duc avait le regard ailleurs et n’avait prononcé que quelques mots en lui tendant l’enveloppe. C’était tout ce qu’il savait faire. Lui donner de l’argent ou lui offrir des cadeaux. Mais c’était de tout autre chose dont avait besoin l’adolescent, qui, révolté, avait failli refuser par orgueil le présent de son père. Puis à la réflexion, il s’était dit que cette manne providentielle allait peut-être bien lui être utile. Bien entendu, le geste du Duc envers son fils aîné avait aussitôt provoqué l’ire de Madame Grandchester, Béatrix de son prénom, et la Duchesse ne s’était pas gênée pour clamer haut et fort :

-Vous donnez trop d’argent à ce vaurien, à ce voyou, qui le dépense en alcool et en fumée. Vous feriez mieux, mon ami, de garder votre fortune pour vos véritables enfants, qui eux le méritent.

Terry n’avait pu s’empêcher de laisser échapper un « Ben voyons… » sarcastique ce qui n’avait pas du tout été du goût de sa belle-mère et avait déclenché une vague de reproches et d’accusations dont la plupart avaient trait à ses origines. Le garçon, ulcéré par tant de haine et de mépris pour une chose à laquelle il ne pouvait absolument rien, s’était précipité dans sa chambre pour récupérer quelques affaires, avait glissé la fameuse enveloppe dans son sac et avait claqué la porte du domicile familial, sans provoquer la moindre réaction de la part de son Duc de père. Il faut dire à la décharge de ce dernier qu’il ne s’agissait pas là de sa première escapade. Le jeune homme avait pris la décapotable offerte par son père, pour son anniversaire, et s’était dirigé tout droit vers le port. Il n’avait pas hésité à prendre le premier bateau en partance pour les États-Unis, en plein hiver, seul et en secret pour essayer de rejoindre au plus vite sa mère dont il ne voulait plus se passer.

Le jeune Grandchester releva la tête, plongeant son regard sombre dans le néant. L’horizon bouché devant lui, lui donna la pénible sensation de contempler comme une représentation de sa propre vie, une vie sans avenir, sans saveur, sans couleur et surtout sans amour et il se demanda si une telle vie valait vraiment la peine d’être vécue. Des cris joyeux et des flots de musique s’échappaient du grand salon où se déroulait la fête du réveillon, mais les morceaux rythmés et entraînants que jouaient l’orchestre ne lui apportaient aucun réconfort, bien au contraire. Tous ces gens de la haute société, en train de se divertir, alors que lui n’avait plus goût à rien, lui donnaient la nausée et attisaient sa tristesse et sa rancœur. Il se replongea dans ses pensées. Ces retrouvailles avec sa mère auraient dû le combler de joie mais elles s’étaient transformées en cauchemar.

Ce jour-là, le jour de son arrivée à New-York, la neige tombait à gros flocons et une température glaciale régnait. Le vent piquant tourbillonnait, soulevant avec obstination sa cape tout au long du trajet qui devait le mener jusqu’à la demeure de la célèbre actrice et il y était arrivé complètement frigorifié. Lorsque, debout à l’entrée, il avait aperçu sa mère, il était d’abord resté muet de saisissement, ne voyant plus rien de ce qui l’entourait, ni la monumentale cheminée de pierre, ni les étagères couvertes de coupes et de trophées, ni les nombreux tableaux qui ornaient les murs de la pièce. Seul comptait pour lui le lumineux visage qui lui souriait avec douceur. Puis il s’était jeté dans ses bras, et s’était accroché à elle comme à une bouée de sauvetage en prononçant le mot « maman » qui avait eu une si délicieuse saveur dans sa bouche. Il y avait eu un moment d’intense bonheur, lorsque sa mère l’avait étreint à son tour, l’appelant « son cher petit Terry ». La tendresse de ses paroles et la chaleur de son corps l’avaient réchauffé bien plus efficacement que ne l’auraient fait un feu de bois ou ce quelque chose de chaud qu’elle s’était proposé de lui faire préparer à l’office. Les yeux fermés, le cœur battant la chamade, le visage niché au creux de ses épaules chéries et qui lui avaient tant manquées, il s’était immergé dans ce parfum qui lui rappelait des souvenirs confus remontant à son enfance et s’était senti envahi d’une joie et d’un bien-être tels, qu’il se serait cru au paradis. La chute n’en avait été que plus rude lorsqu’Éléonore lui avait soudain déclaré :

-Je t’ai déjà demandé de ne pas venir ici. Personne ne sait que j’ai un fils, il ne faut pas que cela se sache…

Terry avait rouvert les yeux, en état de choc. Sa mère… sa propre mère avait honte de lui, honte de sa présence à ses côtés, honte de… de son existence même. Incapable de croiser son regard, il était resté assommé, la gorge nouée, les jambes tremblantes. La sidération avait peu à peu cédé la place à la colère. Comment sa mère pouvait-elle se permettre de lui parler ainsi alors qu’il venait de braver les interdits et de traverser l’océan dans le froid et la neige pour venir la rejoindre ?

- Oh, Terry, avait continué Éléonore en s’écartant pour le dévisager, les mains sur ses épaules, sans se douter de la tempête qui s’était déchaînée dans l’esprit de son fils, efforce-toi de me comprendre, je suis ta mère et je t’adore mais il faut garder le secret…

Il n’avait pas pu en supporter davantage et l’avait violemment repoussée, disloquant par son geste brutal le collier qu’elle portait autour du cou et dont les perles en améthyste s’étaient dispersées sur le sol, roulant un peu partout dans la pièce. Puis, furieux et désespéré, il s’était enfui sans se retourner, dans le froid et la nuit, comme si le diable avait été à ses trousses. Il n’avait même pas entendu les appels affolés de sa mère. Il ne voulait d’ailleurs plus rien entendre.

Ses doigts se crispèrent avec désespoir sur le bastingage. Il se sentait à la fois hors de lui et infiniment triste. Qu’espérait-il en venant la voir ? Les larmes qui s’étaient accumulées dans ses yeux, débordèrent soudain et glissèrent silencieusement le long de ses joues. Tout à coup la musique et les voix se firent, durant un court instant, plus présentes à ses oreilles, le tirant de ses sombres réflexions. Quelqu’un avait sans doute dû ouvrir une des portes qui donnaient sur le pont. L’oreille aux aguets, il entendit des pas qui se rapprochaient de lui, puis se sentit observé et resta immobile, en alerte ; il ne se sentait pas d’humeur à discuter ou à s’épancher avec qui que ce soit. Mais apparemment, la personne en question avait suffisamment de jugeote et de bon sens pour ne pas l’importuner et interrompre ses lugubres pensées et elle rebroussa chemin. La curiosité l’envahit soudain et essuyant furtivement ses larmes, il se retourna et aperçut de dos une jeune femme, apprêtée avec beaucoup d’élégance, une cascade de boucles dorées retenues par un ruban rouge lui tombant sur les épaules. Il l’interpella avec hauteur, lui demandant ce qu’elle faisait là, et la demoiselle, surprise, lui fit face et se révéla être une jeune adolescente au visage criblé de taches de rousseur, dont le regard émeraude plongea sans complexe dans le sien. Il fut un court instant déstabilisé par la sollicitude qu’il y lut lorsqu’elle lui déclara, après avoir hésité :

-J’étais montée sur le pont pour prendre l’air et je voulais vous parler car vous aviez l’air tellement triste…

Il ne s’attendait pas à ce genre de paroles de la part d’une jeune fille de la haute société qui avait certainement toujours obtenu sur un plateau, tout ce qu’elle pouvait désirer. Lui-même, d’ailleurs devait admettre qu’il ne manquait de rien, sauf bien sûr pour ce qui concernait ce qui à ses yeux avait le plus de valeur : la tendresse et l’affection. Pour masquer son trouble, il se réfugia dans la seule attitude de défense qu’il connaissait. Prenant un air dédaigneux, il s’esclaffa, la paume de sa main sur le front :

-Moi ? J’ai l’air triste ? Où avez-vous vu ça, Mademoiselle… J’ai l’air triste ?

Et il partit d’un grand éclat de rire un peu méprisant. Puis il se moqua ouvertement d’elle, de ses visions et de ses taches de rousseurs qui, il devait bien se l’avouer, lui donnaient un air si mutin. Mais la jeune fille ne semblait pas prête à se laisser insulter et s’exclama :

-Quoi ? Répétez un peu ce que vous dites ?

Son indignation l’amusa au plus haut point, lui faisant pour un instant oublier l’humeur exécrable dans laquelle il se trouvait à peine quelques instants plus tôt. Finalement cette jeune fille devant lui, avec ses yeux verts étincelants de fureur, avait un je-ne-sais-quoi qui l’émouvait et il se félicita de l’avoir ainsi apostrophée. Cet intermède se révélait beaucoup plus plaisant qu’il ne l’avait imaginé au premier abord. Soutenant son regard, il rapprocha son visage tout près du sien, un sourire sardonique aux lèvres et confirma :

-J’ai bien dit que vous aviez le visage plein de taches de son et j’en suis bien désolé pour vous… ça vous va mal…

La jeune fille sembla un moment décontenancée par l’attaque, mais elle se reprit bien vite et s’écria outrée :

-Comment ? Vous osez ? Eh bien moi, j’adore les taches de son. Je trouve ça très joli !
-Chacun ses goûts, railla Terry que la conversation amusait de plus en plus, mais j’aime mieux comme je suis.
-Je me moque de votre opinion, fulmina la jolie blonde, en fronçant le nez et en serrant un de ses petits poings. Et puis tout d’abord, tous mes amis disent que ça me va très bien !

Terry la dévisagea un moment en arquant un sourcil ; la colère lui allait si bien... Puis il plongea son regard bleu dans le sien, son menton entre l’index et le pouce de sa main droite et ricana :

-C’est leur droit après tout !
-Et puis, ajouta la demoiselle en réfléchissant, c’est la jalousie qui vous fait parler, avouez-le !

Pour le coup, Terry ne put s’empêcher de laisser échapper un petit rire moqueur et portant à nouveau la paume de sa main à son front, s’exclama, sur un ton ironique :

-Ce qu’il faut entendre… Pendant que vous y êtes, dites que je suis jaloux de votre nez !

C’en était trop pour la jeune fille. Ses yeux encore plus verts dans sa figure rouge de colère, elle éclata, les deux poings serrés, semblant prête à en découdre :

-Et qu’est-ce qu’il a mon nez ?

Terry aurait bien continué cette discussion divertissante qui l’avait si bien détourné des sombres préoccupations qui l’agitaient un peu plus tôt mais une voix héla la belle blonde, un domestique sans doute, avec une petite moustache et un impeccable costume sombre, et il prit congé d’elle d’un « Au revoir Taches de Son » bien peu protocolaire avant de tourner aussitôt les talons et de partir, les mains dans les poches, l’allure décontractée. Il l’entendit encore répliquer dans son dos « Eh bien moi je ne vous dis pas au revoir » et haussa les épaules avec une certaine satisfaction tout en se dirigeant vers le pont inférieur. Finalement on pouvait trouver des personnalités fort intéressantes sur ce paquebot.

En arrivant dans sa luxueuse cabine, il enleva sa cape, la déposa négligemment sur le dossier d’un des fauteuils en cuir et se dirigea vers la salle de bain toute carrelée de marbre, dans l’intention de prendre une bonne douche bien chaude qui le réchaufferait et le débarrasserait des embruns dont il percevait le goût salé sur ses lèvres. Il se sentait curieusement le cœur en fête sous le jet d’eau brûlante. Pour la première fois depuis son départ de New-York, il pensait à autre chose qu’à son impossible famille et à ses problèmes sans nombres. La jeune fille aux yeux émeraude et aux boucles blondes avait accaparé son esprit. Qui est-elle ? s’interrogea-t-il, en fronçant les sourcils. Elle n’est pas comme les autres…

***




Le Mauretania touchait au port de Southampton, par une belle journée ensoleillée –une fois n’est pas coutume. Une journée exempte du moindre nuage ou du fog si habituel à la région londonienne. Terrence Grandchester se trouvait sur le pont supérieur du bateau, comme tant d’autres passagers, attendant l’accostage qui n’allait pas tarder à avoir lieu. Il avait repéré, parmi la foule de gens qui se pressait au bastingage, la figure couverte de taches de rousseur de la jeune fille qui avait occupé une grande partie de ses pensées depuis qu’il l’avait rencontrée. Elle était accompagnée du même homme en costume sombre qui avait interrompu leur petite discussion l’autre soir.

Le fils du duc avait croisé la blonde demoiselle à plusieurs reprises les jours précédents, à présent qu’il avait cessé de se cloîtrer dans sa cabine. À chaque fois la même scène s’était répétée, comme si elle avait été inscrite noir sur blanc et qu’il avait été obligé de la jouer : lorsqu’il la rencontrait, il saluait la jolie jeune fille d’un petit signe de tête désinvolte, un sourire plein de morgue aux lèvres et elle, le regard troublé, se détournait pour l’éviter. Il aurait bien voulu s’y prendre autrement, prolonger un peu ces moments, mais il retombait toujours dans les mêmes travers, l’abordant avec l’attitude pleine d’arrogance et de dédain que des années de pratique lui avaient permis de se construire pour masquer ses sentiments et, en particulier, sa peur du rejet. Il y avait bien eu cette fois, dans l’ascenseur –l’un des rares ascenseurs existant sur un bateau, à sa connaissance– mais, son cœur battant de façon anarchique, il s’était finalement senti trop mal à l’aise et n’avait pas osé la dévisager comme il aurait aimé le faire. Et maintenant, le voyage s’achevait et il allait la perdre de vue. Il soupira sans la quitter du regard. Comme elle était jolie avec son écharpe blanche et son petit béret noir orné d’une rose…

Le paquebot s’était enfin immobilisé le long du quai et l’on avait amarré les cordages et fait descendre la passerelle. Terry, l’un des premiers sortis, observa la foule compacte qui l’empruntait, pressée d’aller rejoindre la terre ferme et les familles et amis qui l’attendait là en bas. Les uns et les autres se lançaient des appels et se cherchaient des yeux. La petite demoiselle aux yeux verts n’y avait pas fait exception et dans cette cacophonie de cris, il avait distingué celui qu’avaient lancé les amis qui étaient venus l’attendre. Candy… pensa le jeune homme. Elle s’appelle Candy... Il répéta avec gourmandise ce prénom dont la sonorité avait soudainement acquis un charme bien particulier. Il avait senti une pointe de jalousie lorsqu’avec un visage rayonnant qui ne trompait pas, la jolie Candy s’était jetée dans les bras des deux garçons qui l’attendaient au bas de la passerelle. L’un d’eux était un dandy aux cheveux châtains, mis avec une recherche excessive qui lui aurait valu un sourire goguenard, s’il l’avait rencontré dans la rue. Comment pouvait-on être coiffé ainsi et s’habiller de la sorte, se demanda-t-il avec dédain. Le second, un grand garçon brun portant des lunettes, semblait être un hurluberlu. Terry l’avait contemplé, interloqué et avec une certaine inquiétude, tandis que l’autre sortait devant la jeune fille un pistolet qu’il s’apprêtait à utiliser. Mais comme rien ne s’était finalement produit, la demoiselle avait commencé à regarder autour d’elle, semblant chercher quelque chose ou quelqu’un et il se détourna rapidement, ne souhaitant pas qu’elle s’aperçoive qu’il la dévorait des yeux.

Un pied sur une bite d’amarrage, les yeux perdus vers le large, il ne put s’empêcher de penser avec amertume que personne, jamais, ne viendrait l’accueillir comme ces deux garçons venaient d’accueillir leur jolie blonde. Personne sur cette terre ne tenait à lui. Il n’avait pas d’amis et son père et sa mère ne s’intéressaient absolument pas à lui. Quant au reste des membres de « sa famille », ils le détestaient cordialement. Il sentit un léger picotement le long de sa colonne vertébrale et tourna lentement la tête. Candy… Candy était en train de le fixer, l’air à la fois troublé et interrogateur. Il lui rendit son regard, un peu désarçonné de découvrir que c’était lui qu’elle semblait chercher tout à l’heure. C’est à ce moment-là que le coup de pistolet de l’hurluberlu partit, libérant bruyamment dans l’air froid de ce mois de janvier, serpentins et confettis multicolores. Il n’eut pas le temps de s’attarder sur ce dernier et bizarre événement car déjà l’homme à la moustache, venait les chercher tous les trois pour les amener jusqu’au cabriolet qui les attendait un peu plus loin. Terry les vit s’éloigner le cœur serré. La jeune fille continuait à lui lancer des regards pleins de curiosité, puis elle disparut à l’intérieur du fiacre et le cocher fit claquer son fouet. Le véhicule s’ébranla. Une voiture à cheval ! Quel moyen de locomotion moderne ! s’esclaffa le futur duc. Mais malgré son air moqueur, il sentait un nœud se former dans sa gorge. Reverrait-il jamais cette jeune fille ?

Il se secoua et se dirigea lentement vers sa décapotable, qu’il avait garée dans une rue, derrière le port. Après avoir roulé quelques kilomètres sur la route qui menait à Londres, il distingua un cabriolet qui roulait au loin devant lui. Il ne fut pas long à le rattraper et le reconnut aussitôt. C’était le cabriolet de Candy. Il se mit à klaxonner furieusement pour attirer son attention. Il voulait lui laisser un souvenir impérissable afin qu’elle pense à lui autant qu’il pensait à elle. Au son du klaxon, les chevaux qui tiraient le cabriolet s’emballèrent, mais il n’eut aucune difficulté, malgré tout, à doubler le véhicule. Il rit intérieurement en apercevant du coin de l’œil le visage à la fois surpris et indigné de sa demoiselle Taches de Son. C’était cette image d’elle qu’il voulait garder. De toute façon, il n’était pas fait pour avoir des amis et encore moins des amies…

***



Terry n’avait absolument aucune envie de rentrer tout de suite au manoir pour y subir les remarques acerbes et les remontrances de la duchesse et avait passé une partie de la journée à traîner et rêvasser dans les jardins situés le long de la rive droite de la Tamise. Puis il avait décidé de passer la nuit à l’hôtel Savoy, tout proche. C’était dans ce luxueux palace construit dans le plus pur style édouardien de l’époque, que le Duc de Grandchester avait l’habitude de faire descendre ses relations, lorsqu’il n’avait pas la possibilité de les inviter au manoir familial. Il leur réservait en général la suite 812, qui était celle, disait-il, d’où l’on avait la meilleure vue sur la Tamise et les théâtres qui se trouvaient juste en face, sur l’autre rive. Terry ne pouvait s’empêcher de jalouser ces gens au bien-être desquels son père semblait prêter tant d’attention, alors que lui, son fils, n’avait droit qu’à des regards froids, du moins lorsque le duc daignait lui jeter un regard. Aussi, lorsque le jeune homme se présenta devant le long comptoir de style art-déco, pour réserver une chambre, ce fut tout naturellement cette suite qu’il s’était décidé à réserver. Le réceptionniste qui l’avait reconnu, s’enquit avec componction :

-Puis-je faire quelque chose pour vous, Monsieur Grandchester ?

Terry, fut agréablement surpris de voir que l’homme se souvenait de lui. Il avait bien accompagné son père deux fois à l’hôtel, lorsque celui-ci était venu y chercher des amis, mais il n’était qu’un jeune garçon alors, et s’imaginait que l’homme, à la réception, n’avait même pas remarqué sa présence.

-Je voudrais passer la nuit ici.

Le réceptionniste ne fit pas de commentaires sur le fait que le jeune homme habitait dans les environs et n’avait sûrement pas besoin de passer la nuit à l’hôtel. Son père était le Duc de Grandchester, et il aurait été bien maladroit et imprudent de faire une quelconque remarque.

-Monsieur a-t-il une préférence ? Une suite peut-être ?
-La suite 812, si c’est possible…
-Ah, je suis désolé, Monsieur. Mais cette suite vient juste d’être libérée et n’a pas encore pu être préparée. Cependant je peux vous proposer la suite 813 qui se trouve juste à côté et qui, bien que différente de la 812, a elle aussi ses qualités et une superbe vue.

Terry grimaça de déception. Il aurait tant voulu voir cette suite dont les connaissances de son père parlaient avec des trémolos dans la voix, mais se reprenant il dit :

-La suite 813 fera sûrement l’affaire.

Le réceptionniste nota quelque chose sur un gros registre vert foncé à tranche et coins dorés, sollicita la signature du fils du duc puis
héla un groom pour lui faire monter son sac, mais Terry le remercia d’un geste. Il pouvait bien se débrouiller tout seul. Il n’était pas manchot, que diable.

Après être sorti de l’ascenseur, le jeune homme passa devant la suite 812 dont la porte était restée entrouverte. Il eut envie d’y jeter un œil pour savoir ce qu’il allait manquer, mais il décida de déposer d’abord son sac dans la suite contiguë, qui était celle qui lui avait été réservée. Puis il se dirigea d’un pas nonchalant vers la suite 812 qui piquait tant sa curiosité et en poussa la porte.

Le personnel n’avait visiblement pas encore eu le temps de faire la chambre. Les rideaux n'avaient pas été tirés et la pièce était plongée dans une semi-obscurité mais on voyait qu'elle avait été décorée dans un style moderne comme toute une partie de l’hôtel. Terry n’y vit rien de bien particulier par rapport à sa propre suite, si ce n’est les dimensions de la pièce qu’il trouva exagérées. Il referma soigneusement la porte derrière lui et alla jusqu’à la fenêtre qui donnait sur la Tamise, en sortant une boîte de cigares pour en allumer un. Il avait commencé à fumer l’année précédente, après avoir reçu la lettre de sa mère, par dépit, par bravade et aussi, et surtout, pour faire enrager Madame la Duchesse qui faisait tout pour lui rendre la vie impossible. Son père, comme il fallait s’y attendre n’avait fait aucun commentaire, se contentant de hocher la tête d’un air distrait lorsque son épouse avait fait allusion au dernier vice de son fils aîné. Terry se demandait ce qu’il devrait faire pour enfin sortir le duc de cette apathique indifférence qui plus que toute autre chose le mettait au désespoir. Il aurait mille fois préféré subir la colère de son père plutôt que d’avoir à supporter ce regard absent qui semblait nier son existence même.

Tout en fumant son cigare, il écarta la lourde tenture de velours bordeaux, se planta devant l’immense baie vitrée et laissa son regard errer au dehors. La vue était effectivement époustouflante, magique, les arches du pont de Waterloo enjambant une Tamise qui miroitait sous les rayons du soleil et les magnifiques édifices marqués par l’histoire s’élevant majestueusement sur l’autre rive. Il comprenait le choix de son père et pourquoi certains peintres comme le peintre français Claude Monet s’étaient sentis le besoin de croquer ce paysage idyllique. Le jeune homme soupira et, le cigare toujours à la main, s’installa sur l’imposant fauteuil qui trônait là, en caressant de sa main libre le grain très fin du cuir bleu roi qui recouvrait ce siège qui lui parut extrêmement confortable.

Il fit tourner celui-ci jusqu’à se retrouver face à la baie vitrée et devant un large bureau en bois qui lui sembla de facture assez ancienne et sur lequel il aperçut un rouleau de papier attaché par un ruban. Il s’en saisit et l’examina avec curiosité, tout en croisant ses longues jambes. C’était, semblait-il, un message écrit par un certain Oncle William et destiné à une certaine Candice Neige André. Candice ? Ce prénom ressemblait étrangement à celui de la demoiselle aux yeux verts. Quelle coïncidence ! Se pouvait-il qu’il s’agisse d’une seule et même personne ?

Le jeune homme était sur le point de céder à la curiosité –après tout, le message n’était retenu que par un fin ruban qu’il serait facile de détacher et de rattacher sans que personne ne se doute de rien– lorsque des coups timides furent frappés à la porte et qu’une voix féminine s’éleva. Terry s’immobilisa, quelque peu dérouté. Cela ne pouvait être le personnel qui savait la chambre inoccupée et qui n’aurait sans doute pas frappé, en tout cas, pas si timidement. D’ailleurs il lui avait semblé qu’on appelait le fameux « Oncle William ». Il s’agissait sans doute d’une nièce de l’auteur du message, peut-être même celle à qui ce message était destiné. Sans quitter le fauteuil, il attendit la suite des événements, toujours face au bureau et à la grande baie vitrée. De l’entrée de la suite, on ne pouvait pas apercevoir grand-chose de sa personne, et seul le mince filet de fumée qui montait au-dessus de lui trahissait vraiment sa présence. Il entendit le léger grincement d’une porte qu’on ouvre, puis la voix, plus nette cette fois-ci :

-Oncle William ? C’est Candy Neige André, Oncle William. Je viens d’arriver à Londres et je voulais vous saluer et surtout vous dire merci.

Terry tressaillit en reconnaissant la voix de celle qui avait parlé. C’était elle. C’était bien elle. Bien qu’il ne lui eût adressé la parole qu’une seule fois, il aurait reconnu sa voix entre mille. Ainsi elle s’appelait Candy… Neige… André… Il fronça les sourcils et jeta un coup d’œil sur le rouleau qu’il tenait encore à la main pour s’assurer qu’il n’avait pas rêvé. Non, c’était bien à la fille aux yeux vert émeraude qu’était destiné ce message qui émanait de… son oncle. Lui qui pensait ne pas la revoir… Le hasard, décidément, semblait lui faire un clin d’œil. Comme le silence s’éternisait, la jeune fille reprit :

-Vous m’entendez Oncle William ?

Terry tira lentement une bouffée sur son cigare, prenant le temps de se recomposer une attitude décontractée et répondit d’une voix méconnaissable « Je vous entends » avant de faire tourner son fauteuil avec une lenteur théâtrale. Le regard interloqué que la demoiselle et ses deux accompagnateurs –qu’il reconnaissait, c’était les deux garçons qui avaient accueilli la jeune fille au port– posèrent sur lui, valaient tout l’or du monde. Le jeune homme sourit intérieurement, se leva nonchalamment et s’approcha d’eux d’un air moqueur. Sans répondre à la question du dandy aux cheveux châtains qui lui demandait son nom avec une certaine agressivité, il tendit avec désinvolture le rouleau qu’il tenait à la main à la dénommée Candy, qui le dévisageait avec des yeux grands comme des soucoupes.

- Le précédent occupant a laissé ce message, lui expliqua-t-il en les enveloppant d’un nuage de fumée malodorante.
-Ah… Monsieur Grandchester… intervint un groom qui venait d’arriver, votre suite est à côté.
-Je sais… répliqua le jeune homme en sortant sans se presser de la pièce et il continua : Mais voyant celle-ci inoccupée et la porte ouverte, je suis entré pour y jeter un coup d’œil.

Tout en se dirigeant vers la suite 813, Terry eut encore le temps d’entendre le groom annoncer au trio que Monsieur William venait de partir mais qu’on ne savait pas encore où il s’était rendu. Le fils du duc pénétra dans son salon, non sans jeter un dernier coup d’œil vers la jeune fille qui, maintenant, avait un nom en plus de son prénom. Puis il fronça les sourcils en se demandant qui pouvaient bien être ces deux garçons qui étaient avec elle ?

Edited by Nolwenn - 31/3/2014, 17:08
 
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view post Posted on 1/9/2013, 17:42
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Chapitre 2.

Pensionnaire.



Immobile dans la pénombre, Terry était allongé sur le lit confortable et moelleux de la chambre 813, les yeux fermés, les mains croisées derrière la tête, une jambe repliée, laissant se calmer les battements désordonnés de son cœur. Il lui avait été facile de jouer la comédie devant le trio qui semblait encore plus abasourdi que lui –il sourit à l’évocation de leurs visages médusés, en particulier celui d’une certaine personne, criblé de taches de sons– mais à présent qu’il se retrouvait seul face à lui-même, il sentait des émotions contradictoires le submerger. Quel curieux tour du destin ! Qu’il se soit justement trouvé dans la pièce même, où celle qui occupait ses pensées allait venir, le laissait à la fois incrédule et troublé. Bouleversé eut été sans doute un terme plus approprié pour décrire la tempête qui s’était déchaînée en lui, lorsqu’il avait compris à qui il avait affaire. Il en voulait d’ailleurs à la jeune fille d’avoir réussi ce tour de force de le mettre dans cet état-là et il était partagé entre le désir de la revoir au plus vite et celui qu’elle sorte définitivement de son esprit et de sa vie. Eh bien, mon vieux, ricana-t-il en lui-même, si voir une jolie fille provoque en toi cet effet-là, il vaudrait sans doute mieux entrer au séminaire…

Mais cette fille n’était pas n’importe quelle fille et il ne pouvait pas ne pas admettre que ce n’était pas uniquement le physique de cette jolie demoiselle qui l’avait à ce point déstabilisé. Ce qu’il avait lu dans ses yeux verts l’avait profondément ébranlé. Il ne se souvenait pas d’avoir été dévisagé avec une telle attention inquiète, sans aucun a priori négatif, sans aucun jugement, depuis… depuis des lustres. Même sa mère, malgré son inquiétude et sa joie de le revoir, n’avait pu cacher un léger agacement, qu’il n’avait pu percevoir alors, tant il était heureux de la retrouver enfin. Mais à présent qu’il y songeait, l’accueil que lui avait réservé la grande Éléonore Baker avait été mitigé, presque réticent et avait certainement manqué de chaleur. S’il s’en était rendu compte plus tôt, il aurait pu anticiper sa réaction de rejet et ne l’aurait pas subi ainsi de plein fouet.

Déjà, au théâtre, elle n’avait même pas cherché à le voir. Elle aurait tout de même pu venir l’inviter elle-même plutôt que de le faire faire par l’intermédiaire de cet homme. Ensuite, lorsqu’il s’était présenté devant sa magnifique demeure, au lieu de le serrer tout de suite contre elle, la grande actrice s’était contentée de prendre ses mains dans les siennes, comme elle l’aurait fait avec une vieille connaissance, et elle avait attendu qu’il fasse le premier pas et se jette dans ses bras avant de commencer à réagir. Et ensuite… ensuite… Il ravala un sanglot. Il ne voulait plus y songer. Furieux d’avoir laissé ces noires pensées l’envahir à nouveau, il jeta ses jambes en dehors du lit et resta un long moment assis au bord du matelas, la tête entre ses poings serrés, ses longues mèches brunes cachant les larmes de rage et de dépit qui perlaient au bord de ses paupières. Puis il se leva brusquement. Il ne voulait plus penser à elle. Une bonne douche lui ferait du bien. Pour chasser définitivement de son esprit la pensée de sa mère, il reprit ses réflexions sur la mystérieuse passagère blonde, exactement là où il les avait laissées.

Tout en laissant ruisseler l’eau si agréablement chaude sur son corps élancé, il songea à ce qu’il venait d’apprendre à son propos. Le nom complet de cette fille tout d’abord, Candice Neige André. « Candice Neige André… Candy…» répéta-t-il plusieurs fois tout haut, tout en se disant que si quelqu’un l’entendait, il le prendrait certainement pour un fou. Et puis le fait que l’ « oncle William » dont elle était la nièce, devait sans doute être bien riche pour se permettre d’occuper la suite 812. La famille André devait être riche elle aussi… Son père la connaissait peut-être… Même s’il s’agissait d’américains, comme le laissait supposer l’adorable accent de la demoiselle. Le Duc de Grandchester connaissait tant de monde… Surtout dans les hautes sphères, dans lesquelles évoluait sans aucun doute cette jeune personne.

Terry, soudain pressé de rentrer chez lui, arrêta le robinet d’eau chaude. Il se sentait prêt à affronter le diable en personne. Ce qui l’attendait chez son père ne pouvait être pire que cette petite mort qu’il avait dû subir à New-York. Les reins ceints d’une serviette blanche, il en saisit une seconde pour frotter vigoureusement sa longue chevelure, puis il enfila son pantalon et sa chemise. Malgré ses vêtements un peu défraîchis, il émanait de sa personne un charme et un magnétisme extraordinaires, sans doute en partie dus à ses cheveux encore luisant d’humidité et son regard envoûtant dont la couleur oscillait au gré de son humeur, comme celle de l’océan le fait au gré du temps. Il se saisit de son sac, attrapa sa cape et sans prendre davantage le temps de la réflexion, dévala les marches du majestueux escalier en marbre, trop impatient pour attendre l’ascenseur. Puis il se dirigea avec détermination vers le hall d’entrée, sans remarquer l’intérêt qu’il suscitait chez les personnes de la gent féminine qui se trouvaient sur son passage.

« Monsieur désire ? s’enquit l’homme derrière le comptoir, un sourire de commande aux lèvres.
-J’ai changé d’avis, je ne reste pas, déclara Terry en repoussant avec agacement une mèche rebelle.
-J’espère que ce n’est pas à cause de la suite 812, Monsieur ? Elle est prête, maintenant, si vous désirez…»

L’homme avait prononcé ces mots sans laisser paraître le moindre émoi, mais Terry le coupa.

« Non, non. Ce n’est pas du tout le problème. C’est juste que je viens de prendre conscience qu’il m’était malheureusement impossible de rester plus longtemps…
-Bien, Monsieur… Si Monsieur veut bien signer là…»

Le réceptionniste, le visage lisse, retint un soupir de réprobation. Ces jeunes gens de la haute société étaient bien tous les mêmes, trop gâtés et ne se rendant même plus compte de la valeur de l’argent. Et celui-ci, comme les autres, se permettait de changer d’avis sur un simple coup de tête, sans vraiment savoir ce à quoi il aspirait dans la vie…

Terry, sans s’apercevoir de rien, plongé qu’il était dans ses propres pensées, signa le registre qui lui était tendu et prit congé de l’homme. Il fit le trajet jusqu’au manoir comme dans un rêve, et se retrouva devant la demeure de ses ancêtres sans savoir comment. Il réussit à pénétrer dans la vieille et austère bâtisse et grimpa les deux étages qui le séparaient du bureau de son père sans éveiller l’attention de sa belle-mère. La pièce, malheureusement, était vide, enfin, pas tout à fait. Son demi-frère trônait sur le fauteuil, devant le bureau du duc, très occupé, semblait-il à griffonner sur un des registres de son père. Terry faillit laisser échapper une réflexion et se reprit juste à temps. À quoi bon ? De toute façon, quoi que fit le rejeton de la duchesse, elle le défendrait bec et ongles. Il valait mieux s’esquiver discrètement et ne pas se faire remarquer par cet odieux gamin. Malheureusement pour lui, son demi-frère choisit cet instant précis pour relever la tête de son passionnant gribouillage et ses yeux s’agrandirent de stupeur en apercevant celui qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Sans perdre de temps, il claironna :

« Maman ! Maman ! Le bâtard est revenu !»

Terry lui lança un regard furieux et s’éclipsa pour aller s’enfermer dans sa chambre, qui se trouvait juste à côté. Quelle ne fut pas sa surprise, en poussant la porte, d’y découvrir son père qui visiblement venait de se relever du lit sur lequel il avait dû s’asseoir. Que pouvait-il bien faire là ?

« Père ? s’enquit le jeune homme, décontenancé et immobile dans l’embrasure de la porte.»

Le curieux mélange d’angoisse et de soulagement, qu’avait exprimé le visage du maître des lieux avait si vite disparu que Terry crut l’avoir rêvé. À la place, il retrouva la mine inexpressive que le duc affichait habituellement.

« Fils, fut la seule réponse qu’il obtint, alors que son père se rapprochait de lui avec l’intention de sortir de la pièce.»

Fort de ce qu’il avait vu ou cru déceler sur le visage de son père, Terry décida d’exposer son problème sans attendre. Un instant comme celui-là ne se représenterait peut-être pas de sitôt. Il se retrouvait si rarement seul avec le duc. Pour un peu, il aurait juré que celui-ci le fuyait. Il se redressa, sans s’écarter du passage, les mains de part et d’autre du chambranle de la porte et s’exclama :

« Père !
-Oui ? s’enquit celui-ci, manifestement agacé par le l’insistance de son fils, insistance qui frisait le manque de respect.
-Père, j’ai une question à vous poser…»

Le duc le gratifia d’un de ces regards glaçants dont il avait le secret. Si le jeune homme avait eu, ne serait-ce qu’un instant, l’impression que sa présence dans la chambre de son fils était due au souci qu’il pouvait se faire pour lui, cette expression effrayante avait suffi pour le détromper entièrement.

« Tu disparais pendant des semaines entières et tu oses te permettre de me poser des questions ? Pour qui te prends-tu ?
-Père !
-Cela suffit ! Maintenant, écarte-toi !» fit le duc du ton sans appel de celui qui l'habitude de se faire obéir, en bousculant son fils sans douceur.

Terry, vaincu, s’effaça devant son père qui sortit à grandes enjambées de la pièce. Le jeune homme suivit des yeux cet homme qui semblait le considérer comme un étranger et dont il était pourtant le fils. Il baissa la tête en se mordant la lèvre inférieure et, se jurant de ne jamais plus rien lui demander, il s’enferma dans sa chambre en se demandant pourquoi il avait précipité son retour au manoir, alors qu’il était si tranquille au Savoy.

Après avoir déposé sa cape sur le dossier de sa chaise, il se mit en devoir de ranger ses affaires, l’esprit ailleurs. Où avait-il donc la tête ? Pourquoi l’idée avait-elle pu ne serait-ce que l’effleurer, de solliciter le concours de son père ? Se souvenait-il seulement d’une seule et unique fois où celui-ci avait répondu favorablement à l’une de ses pourtant si rares requêtes ?
Il en était là dans ses réflexions lorsque la porte fut brutalement poussée, révélant une Madame Grandchester à la limite de l’apoplexie. Elle avait dû gravir les deux étages de toute la vitesse de ses courtes jambes et sa figure rougeaude et toute congestionnée témoignait de sa hargne aussi bien que de son essoufflement. En contemplant la déplaisante épouse de son père, Terry se demanda, une fois de plus, comment celui-ci avait pu faire le choix de laisser tomber sa mère pour cette mégère acariâtre et sans charme aucun.
S’il était sûr d’une chose, c’est que ses parents s’étaient aimés. Il avait des souvenirs, certes flous, mais des souvenirs, tout de même, de moments de bonheur à trois. Il ne pensait pas les avoir rêvés. Il ne comprenait vraiment pas cet homme qui se prétendait son père. En ce qui le concernait, il aurait encore mille fois préféré sacrifier son nom et son titre plutôt que d’abandonner l’amour de sa vie, s’il s’était lui-même retrouvé dans la situation du duc. Quelle idée de réagir ainsi sous prétexte de se plier aux convenances sociales! Comment son père avait-il pu renoncer ainsi à la femme qu’il aimait ? Mais peut-être le jeune homme s’était-il trompé sur toute la ligne. Peut-être que son père, cet être froid et distant, n’avait jamais aimé personne… Mais même si cela avait été le cas, même si le duc n’avait pas nourri pour sa mère les sentiments amoureux qu’il s’était imaginés, comment avait-il pu se résoudre à épouser cette horripilante femme, qui était son antithèse, lui, si intelligent, si distingué, si aristocratique ? Terry aurait pu pardonner à sa belle-mère son physique ingrat et même sa bêtise si la duchesse lui avait accordé ne serait-ce qu’une once d’attention. Mais non, cette harpie n’avait aucun cœur et pour seule noblesse, celle de son titre. Dès le tout début, elle n’avait pas cherché à cacher son hostilité et son mépris pour ce beau-fils qu’on lui imposait et celui-ci ne s’était pas gêné pour les lui rendre.

Madame Grandchester toisa son beau-fils. Ce Terrence était vraiment insupportable, mal élevé et beaucoup trop insolent avec elle. Comment le duc pouvait-il tolérer une attitude aussi irrespectueuse de la part de ce… de ce… de cet espèce de vaurien illégitime ? Comment, d’ailleurs, son époux avait-il pu avoir le front de lui imposer la présence sous son toit de l’enfant d’une autre, l’enfant de cette… de cette créature dépravée qui n’hésitait pas à accueillir n’importe qui entre ses cuisses ? Savoir qu’on avait été trahie, c’était une chose ; avoir constamment sous les yeux le fruit de cette trahison, c’était tout autre chose et la duchesse ne comptait pas laisser perdurer la situation plus longtemps. Elle apostropha le garçon, sans aménité, élevant le ton au fur et à mesure qu’elle parlait, et agitant de façon menaçante son éventail fermé dans sa direction :

« Ah vous voilà de retour. On ne sait à quoi s’en tenir avec vous. Vous êtes imprévisible.»

Terry détourna le regard. Le mieux était de laisser passer l’orage. Il essaya de s’extraire par la pensée de la pièce en se concentrant sur la mise en ordre de ses vêtements sur les étagères de son placard, tandis que la duchesse continuait à se déchaîner à l’autre bout de la chambre :

« Depuis votre enfance, vous n’en faites qu’à votre tête. Le sang de cette femme coule dans vos veines.»

Elle s’approcha de la cape du jeune homme et la prit entre deux doigts, tout son être exprimant le dégoût le plus profond. Après une interjection qui marquait son mépris le plus total pour l’actrice, pas même bien née, et avec laquelle son fiancé d’alors avait osé la tromper, elle poursuivit, sarcastique :

« Quand je dis cette femme, c’est cette créature que je devrais dire...»

Un rire méprisant suivit cette déclaration. Ces paroles et ce rire furent plus que Terry n’en pouvait supporter. Comment cette femme laide, stupide et sans cœur pouvait-elle se permettre de porter un quelconque jugement sur sa mère ? Le jeune homme se précipita sur la duchesse, lui arrachant sa cape des mains et gronda :

« Assez ! Je vous prie de vous taire. Si vous continuez sur ce ton, Madame Grandchester, il va arriver malheur à votre face de carême.»

Terry savait qu’il s’agissait d’un coup bas et qu’il n’aurait pas dû tirer ainsi parti de la laideur de sa belle-mère, mais il n’avait pu s’en empêcher. Celle-ci, n’en pouvant croire ses oreilles, porta, scandalisée, ses deux mains de chaque côté de son visage qui avait pris une teinte cramoisie. Elle hurla, hors d’elle :

« Vous avez dit face de carême ? Espèce de petit insolent ! Vous auriez mieux fait de rester là-bas et de ne jamais remettre les pieds ici.»

Le jeune homme, sans se laisser démonter, s’approcha de la porte de sa chambre et l’ouvrit en grand pour inciter l’odieuse créature à débarrasser le plancher au plus vite :

« Sortez ! Je suis ici dans ma chambre.»

Trop submergée par la rage pour trouver les arguments qui cloueraient le bec à ce jeune malotru, la duchesse se retira non sans menacer son beau-fils d’une voix furieuse :

« Terrence, jamais je n’admettrai que vous puissiez un jour hériter du titre de Duc de Grandchester.»

Le jeune homme n’en pouvait plus et referma avec sauvagerie la porte derrière sa belle-mère. Il ne savait pas ce qu’il aurait fait si celle-ci était restée une minute de plus, tant la violence et la rage qu’il sentait gronder en lui, l’avait submergé. Il resta là, les mains contre la porte fermée, les paupières closes, en proie à la fureur et au désespoir. Il aurait voulu hurler sa détresse et sa colère, mais resta silencieux, les mâchoires crispées. La voix déplaisante de sa belle-mère lui parvint, à peine assourdie. Elle devait être descendue au salon et était sans doute en train de s’adresser à son père mais elle s’égosillait avec tant de véhémence qu’il pouvait clairement comprendre chacun de ses mots : « Mettez-le en pension, faites donc quelque chose ! Vous n’allez pas me laisser insulter… » Un silence, puis : « Vous entendez ? » Terry imaginait sans peine le regard absent de son père, tandis que l’odieuse femme poursuivait : « Ce n’est pas lui le véritable héritier de la fortune et du titre de Grandchester, ce sont vos enfants mon ami. Il est temps d’agir ! »

Terry n’avait pas envie d’en entendre davantage. Mieux valait finalement retourner au collège dès aujourd’hui. Là, au moins, il pouvait n’en faire qu’à sa tête sans être dérangé. La mère supérieure vivait dans une telle terreur de perdre les dons substantiels dont le duc inondait généreusement le collège Royal de Saint Paul, qu’elle lui aurait laissé faire presque n’importe quoi. Il descendit les marches tout en s’interrogeant sur l’attitude de son père qui ne répondait jamais à son épouse, et qui ne prenait jamais sa défense, lui qui était malgré tout son fils aîné et a priori futur Duc de Grandchester. Et pourquoi son père ne lui parlait-il jamais de sa mère qu’il avait pourtant aimée ? Cela restait un mystère pour lui et il passa devant les deux adultes, la tête haute, une grande noblesse dans son maintien et sa démarche. Il ne s’en rendait pas compte, mais sa prestance naturelle attisait encore la jalousie et le ressentiment de sa belle-mère dont les enfants n’extériorisaient, malheureusement pour eux, que le physique et l’esprit déplaisants de leur mère. C’était à se demander si le duc était véritablement leur père.

« Ce garçon a le don de me porter sur les nerfs ! Je ne veux plus le voir ! continua dans son dos la femme, furieuse.
-Eh bien, cela tombe bien, fit Terry d’une voix basse et vibrante. Je m’en vais d’ici.
-Terrence ! intervint son père, sa colère à peine contenue.»

La surprise se peignit sur les traits du fils du duc qui se figea sans se retourner. Son père lui adressait la parole à présent ? Et il avait élevé le ton ?

« Tu dois respect à ta mère et…
-Ce n’est pas ma mère !» cracha l’adolescent, révolté, tout en se jetant derechef dans l’escalier.

C’était vraiment la goutte qui faisait déborder le trop-plein d’émotions qui, depuis qu’il était arrivé au manoir, assaillait son esprit torturé. Il allait s’enfuir d’ici au plus vite.

« C’est un bâtard, c’est un bâtard, chantonna sa demi-sœur d’une petite voix aiguë.
-Cela suffit ! hurla le duc en se relevant du fauteuil où il était assis. Vous deux allez dans vos chambres. Terrence je t’attends dans mon bureau.»

Et à l’intention de son épouse qui était déjà sur ses talons, il ajouta d’une voix rogue et en martelant chacune de ses syllabes :

« Je veux parler à mon fils seul à seul !»

Béatrix, trop interloquée par la violence qui se dégageait du ton qu’avait employé le duc pour lui adresser la parole, se tint coite, l’esprit complètement annihilé.

Terry, quant à lui, s’était immobilisé au milieu de la volée de marches qu’il était en train de descendre. Il n’avait jamais vu le duc perdre son flegme et sa froideur, et cet éclat soudain l’avait pris totalement au dépourvu. Il se retourna lentement pour apercevoir l’élégante silhouette de son père qui disparaissait à l’étage et après réflexion, lui emboîta le pas. Le duc, n’avait-il pas, pour une fois, montré de l’animosité envers Béatrix ? Et puisqu’il désirait enfin discuter avec lui, il se plierait bien volontiers à sa demande. Il jeta un regard froid à la duchesse qui, l’esprit toujours en déroute, n’avait pas quitté l’endroit où elle se trouvait au moment de l’explosion verbale de son époux. A l’instant où il pénétrait dans le bureau de son père, Terry comprit immédiatement, en découvrant l’expression presque hostile qu’affichait le duc, qu’il ne serait pas question de discussion. Sans lui laisser le temps de s’exprimer, ce dernier lui annonça d’une voix d’où avait disparu toute trace de colère :

« Tu iras dès ce soir en pension à Saint Paul, et tu y resteras jusqu’à nouvel ordre.»

Comme son fils ouvrait la bouche pour protester, le duc leva une main devant lui et ajouta du même ton monocorde :

« Et je ne veux rien entendre. La situation, ici, n’est plus tenable. Tu ne fais aucun effort. Au moins là-bas, n’aurons-nous plus à subir ton insolence et ta mauvaise humeur.
-Père…
-Silence. Va te préparer, je vais prévenir Henry. Il t’accompagnera et préviendra la mère supérieure des nouvelles dispositions qu’elle aura à prendre te concernant. Il est temps que tu apprennes à te comporter comme tout futur duc se doit de le faire. Et tu ne remettras les pieds au manoir, qu’une fois que tu seras revenu à de meilleurs sentiments et que tu te seras excusé auprès de Beatrix.»

Le jeune Grandchester se rembrunit. Présenter ses excuses à la duchesse ? Et puis quoi encore ? Ce serait plutôt à elle de lui présenter les siennes pour tout ce qu’elle lui avait fait et continuait à lui faire subir… Si son père maintenait ses conditions, Terry risquait fort de ne pas rentrer au manoir de sitôt. Mais cela n’avait, au bout du compte, aucune importance car, ici, on le traitait comme un moins que rien, ce qui n’était pas le cas au collège où la plupart des élèves lui fichaient une paix royale, les seuls sentiments qu’il suscitait étant la crainte, teintée d’une certaine admiration. Le seul inconvénient qu’il voyait au pensionnat était qu’il ne lui serait plus aussi facile de sortir pour faire ses virées nocturnes. Mais il trouverait bien un moyen. D’ailleurs il devait coûte que coûte se renseigner sur la famille André.

***



Lorsque Terrence retourna au collège Royal de Saint Paul ce jour-là, plus de deux mois s’étaient écoulés depuis qu’il en avait, pour la dernière fois, foulé le sol. L’aller-retour à bord du Mauretania n’était pas seul en cause. D’abord, il avait dû accompagner son père, qui devait partir au fin fond de l’Écosse, pour un soi-disant voyage d’affaire. En réalité, comme il devait le découvrir peu après, ce n’était qu’un prétexte pour lui présenter la fille d’un de ses amis, un membre de la vieille noblesse anglaise, dont Terry avait oublié le titre, tant l’information le passionnait. Si le jeune Grandchester avait été dans un premier temps plutôt favorablement impressionné par la beauté diaphane de la jeune Caelia, cette fascination avait cessé dès que la jolie brune avait ouvert la bouche, dévoilant un caractère superficiel, frivole et plein de fatuité. Terry ne se voyait absolument pas vivre le reste de sa vie avec, à ses côtés, cette inconsistante créature, aussi belle soit elle. Il était revenu de ce périple avec une mauvaise grippe qui l’avait cloué un certain temps au lit, temps qu’il avait mis à profit pour lire quelques-uns des nombreux ouvrages qui garnissaient la bibliothèque bien fournie de son père. Puis il y avait eu ces quelques jours, où il avait fait l’école buissonnière, pour assouvir son besoin de liberté après avoir été si longtemps cloîtré au manoir. Et pour finir la fameuse dispute avec sa belle-mère qui avait abouti à ce voyage à New-York. Il songea qu’il avait été bien mal avisé de l’entreprendre, quoiqu’à la réflexion… cette traversée, ne lui avait-elle pas permis de rencontrer une certaine personne ?

Presque deux mois qu’il n’avait pas mis les pieds ici ! Terry contempla les vieux murs chargés d’histoire d’un œil neuf et se dit qu’il allait devoir reprendre possession des lieux.

***



Habituellement les escapades du jeune Grandchester ne duraient jamais plus d’un jour ou deux et la mère supérieure s’était fait un sang d’encre à l’idée de ce que le duc pourrait décider, s’il apprenait que son fils avait cessé depuis si longtemps de fréquenter l’établissement. Elle était bien entendu au courant pour le voyage d’affaire et pour la grippe. Mais depuis, Terrence n’avait plus donné signe de vie. L’inquiétude de la vieille religieuse s’était muée en irascibilité qui s’était à son tour retournée contre les sœurs. Celles-ci savaient bien ce qui provoquait la mauvaise humeur de la mère supérieure et commençaient à en avoir assez.

Lorsque la sœur Margareth introduisit l’homme aux cheveux gris dans le bureau de la mère supérieure, celle-ci, les sourcils froncés, l’esprit en déroute, se leva précipitamment, en reconnaissant le majordome du Duc de Grandchester. Qu’allait-elle bien pouvoir lui raconter au sujet de Terrence ? C’est alors qu’elle aperçut, derrière l’homme, le garçon qui se tenait un peu en retrait et elle se remit à respirer plus librement. Un certain sentiment de culpabilité l’étreignait cependant. N’était-elle pas censée rapporter au duc les faits et gestes de son rejeton ?

« Monsieur le Duc de Grandchester m’a chargé de vous remettre ce courrier qui concerne son fils Terrence,» déclara Henry d'un ton uni, en déposant la lettre sur le bureau de la Supérieure.

La vieille femme saisit l’enveloppe d’une main dont elle ne put supprimer totalement les tremblements, la déchira et en sortit un feuillet. Au fur et à mesure de sa lecture, elle se décontracta. Dans sa courte missive, le duc ne semblait absolument pas lui tenir rigueur de quoi que ce soit. Il était juste question pour elle d’accepter le jeune Grandchester au pensionnat. La religieuse releva les yeux vers le majordome et son visage s’éclaira d’un sourire. Terry l’observa, tout interloqué. Cette vieille femme savait donc sourire ?

« Vous pourrez dire à Monsieur le Duc que nous prendrons un soin tout particulier de son fils !»

Le futur pensionnaire n’en doutait pas un instant. Avec tout cet argent à la clef, la mère supérieure n’avait pas trop le choix et il ricana intérieurement. Quelle hypocrisie…

« Je crois bien qu’il reste justement une grande chambre au dortoir des garçons,» continua-t-elle.

La sœur acquiesça :

« Oui, il y en a effectivement une, juste à côté de celle des frères Cornwell.»

Le fils du duc avait dressé l’oreille. Il n’avait jamais entendu parler de ces frères Cornwell et était curieux d’en apprendre davantage à leur sujet. Il espérait ne pas tomber sur des voisins trop encombrants.

« Eh bien Terrence, ajouta encore la Mère Supérieure, sœur Margareth va vous accompagner jusqu'à votre nouvelle chambre. Je vous convoquerai demain dans mon bureau.»

***



En apprenant que le jeune Grandchester allait désormais être pensionnaire à Saint Paul, les sœurs, prévenues par la mère supérieure avaient décidé, sans se concerter, qu’il fallait le remettre au pas sans tarder. Aussi ne se gênèrent-elles pas pour lui faire, dès qu’elles le virent, de nombreuses remontrances, ne dérogeant pas à la déplaisante attitude générale de tous les adultes, à son égard.
Terry s’y était préparé. Aussi lorsque, tout en lui montrant sa chambre qui tenait plus d’une suite que d’une simple chambre d’étudiant, la sœur Margareth n’avait cessé de le réprimander sur tous les tons, il avait fini par lui annoncer sans complexe qu’il avait une envie pressante, là, tout de suite, et que ses reproches pourraient bien attendre un petit peu. Il s’était diverti en voyant l’air offusqué de la jeune femme et avait quitté la pièce sans attendre son reste, laissant sur place une sœur outrée par tant de mauvaises manières. Puis, n’ayant aucune envie d’essuyer à nouveau ses reproches, il s’était faufilé à l’extérieur, pour jouir de la tranquillité qui régnait en général dans le parc du collège. Mais il n’avait pas fait trois pas qu’il y rencontra une autre sœur.

« Terrence ! Cela ne se fait pas de disparaître ainsi sans prévenir personne, s’exclama celle-ci, assez en colère.»

Devant le silence moqueur du jeune homme elle s’enquit :

« Où étiez-vous donc passé ?
-Figurez-vous, commença Terry, sarcastique, que j’ai traversé l’océan pour aller voir le Diable en personne !
-Oh !» fit la sœur, scandalisée, ce qui arracha un rire sardonique au fils du duc qui lui tourna sans façon le dos et s’éloigna en sifflotant pour masquer le vide dans son cœur.

Oui… C’était bien le diable qu’il était allé rejoindre là-bas. Le diable qui l’avait rejeté comme un malpropre, tout comme son père et sa belle-mère venaient de le faire quelques heures plus tôt. Pourquoi était-il allé à New-York ? Quel besoin avait-il de cette femme qui était trop préoccupée par sa propre personne et sa propre carrière pour lui consacrer quelques instants ? Blessé jusqu’aux tréfonds de l’âme par les dernières paroles qu’avait prononcées la grande actrice, il s’était juré que, plus jamais il n’irait la voir, et que même si elle se présentait, à l’instant, devant lui, en lui demandant pardon, il la rejetterait comme elle l’avait fait. De toute façon, je n’ai plus de mère, se dit-il avec désespoir.

Sœur Margareth devait avoir quitté sa chambre, à présent, et il décida d’y retourner. En marchant le long des bâtiments du dortoir des garçons, il perçut une certaine effervescence. Tendant l’oreille, il entendit l’un des garçons déclarer :

« Il paraît qu’il y a un raton laveur dans le parc.»

Le jeune aristocrate haussa les épaules et secoua la tête tout en s’éloignant. Toute cette agitation pour un raton laveur ! Il ne fallait vraiment pas grand-chose pour mettre toute cette jeunesse dorée en émoi ! Un raton laveur, ici, à Londres. Ils en avaient de bonnes ! Et puis soudain, d’un coin perdu de son esprit surgit une image. Celle de la demoiselle Taches de Son, alors qu’elle s’était arrêtée un bref instant en haut de la passerelle, au sortir du paquebot, le visage souriant et trahissant une extrême curiosité. Il avait entre-aperçu derrière ses jambes un éclair de fourrure noire et blanche auquel il n’avait pas prêté attention sur le moment, captivé qu’il était par le visage de la belle qui resplendissait sous le soleil. Se pouvait-il que… Il fronça les sourcils et se secoua, un peu agacé par le tour que prenaient ses pensées. Il avait suffisamment songé à elle ces derniers temps. Fini de rêver, s’intima-t-il. Et il reprit sa marche en direction de sa chambre.

Au détour du couloir qui l’y menait, il vit, de loin, deux garçons dont il reconnût aussitôt les silhouettes. Les deux jeunes gens qui avaient accueilli Candy au port et qui l’avaient accompagnée au Savoy étaient donc pensionnaires ici ? Il s’immobilisa comme frappé par la foudre et le cœur battant s’enfonça dans l’encoignure d’une porte, prêtant une oreille attentive à leur conversation.

« Je t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée. De toute façon, toutes tes idées se soldent toujours par des échecs !
-Il fallait essayer quand même !
-Oui, mais à cause de ça, elle va se faire mal voir, dès le début !
-Mais non… tu exagères, Archie.
-On voit bien que ce n’est pas toi qui risque la punition. Je n’aimerais pas que Candy commence son séjour ici dans une chambre de méditation…
-Je suis sûr que tu te fais des soucis pour rien !»

Terrence avait tressaillit en entendant le prénom qu’avait prononcé le dénommé Archie qui à présent pénétrait dans sa chambre suivi de l’autre garçon. Elle était ici ! Elle était à Saint Paul ! Il allait la revoir ! Mais apparemment, il n’était pas le seul à s’intéresser à elle et il conçut immédiatement de l’aversion pour le jeune dandy qui semblait tant se préoccuper de sa demoiselle aux taches de sons. Pour couronner le tout, les deux garçons habitaient la chambre jouxtant la sienne. C’était bien sa chance.

***



Terry se réveilla au son des cloches. Il s’était couché assez tôt, la veille, sans aller dîner. Toutes ces péripéties l’avaient laissé dans un désarroi et un épuisement qui lui avait coupé l’appétit. De plus il ne se sentait pas d’humeur à affronter la curiosité malsaine de ses camarades ou les reproches des sœurs. Il n’avait vraiment pas l’esprit à ça. Il était donc simplement resté allongé dans sa chambre et laissait vagabonder ses pensées. Mais malgré son vif désir de passer en revue les multiples événements des jours précédents et de préparer ceux du lendemain, brisé par les émotions et la fatigue, il avait sombré dans un sommeil profond peuplé d’yeux verts et de boucles blondes.

Le jeune homme se frotta les yeux, se leva et alla ouvrir la grande porte-fenêtre qui donnait sur un balcon privatif. Il resta un moment les mains appuyées sur la balustrade de pierre et laissa pénétrer l’air piquant du matin dans ses poumons, les yeux fixés sur le bâtiment dont on apercevait quelques bribes, derrière la haute silhouette des arbres du parc qui séparait le dortoir des filles de celui des garçons. Candy était-elle là-bas, pensionnaire comme lui ?

Quelques groupes de garçons étaient déjà en route vers la chapelle. Terry n’avait, pour sa part, aucune intention de se rendre à la messe, et laissa sonner les cloches qui conviaient les élèves à ce rendez-vous matinal, sans esquisser le moindre geste pour se préparer. Il ne supportait pas l’hypocrisie générale qui régnait durant ces cérémonies, où tout un chacun, censé déposer son âme aux pieds du Seigneur, continuait pourtant à avoir ses habituelles pensées mesquines, sans parler du fait que la plupart de ces personnes bien-pensantes avaient en dehors de la messe des comportements en complète inadéquation avec les préceptes qui y étaient enseignés. La tolérance, par exemple, y était prônée. Alors que penser de cet établissement qui ne recevait que des fils et filles de « bonne famille ? Ne s’agissait-il pas d’un manque criant de tolérance ? Il se demanda si Candy, elle aussi, était de ceux qui snobent les gens pauvres… Il aurait juré que non, pas avec le regard plein de compassion qu’elle lui avait lancé… Il se laissa, durant quelques instants, aller à la rêverie. Candy… Soudain son esprit s’anima. La jeune fille tout comme ses camarades, devait être à l’office, à l’heure qu’il était et c’était le seul moment où filles et garçons se retrouvaient dans un même lieu. S’il y allait lui aussi, il pourrait peut-être l’apercevoir ? Le mieux était d’attendre que tous les élèves soient installés sur leurs bancs respectifs. Il prit sa douche, s’habilla sans hâte et ne prit pas la peine de rectifier sa tenue négligée, avant de sortir en sifflotant.

Lorsque Terry pénétra dans la chapelle, la veste négligemment rejetée par-dessus son épaule, il ne prêta aucune attention au visage réprobateur de la mère supérieure, dont le front s’était barré d’un pli sévère qui venait se rajouter à la multitude de rides qui marquaient déjà sa figure revêche. Par contre, il remarqua immédiatement les boucles dorées de l’objet de ses recherches. Il faut dire qu’il était difficile de manquer la jeune fille, avec sa robe blanche et fraîche au milieu de tous ces uniformes sombres. Un rayon de soleil dans un ciel d’orage. Le garçon laissa échapper un soupir de soulagement. Il était si heureux de la trouver là… Mais presque aussitôt il se reprit. Quelle idée d’être venu chercher cette fille ici ! Il n’avait besoin de rien ni de personne. Affichant un air arrogant et moqueur, il s’avança lentement au milieu de l’allée de pierre et les têtes se tournèrent vers lui. Bien entendu, son intrusion dans la chapelle avait interrompu la cérémonie et la mère supérieure, indignée, l’apostropha sévèrement :

« Est-ce une heure pour venir assister à l’office, Terrence ? Veuillez gagner sur le champ votre place !»

Pour toute réponse, Terry jeta un regard circulaire à ses camarades rassemblés là, tels des moutons qu’on mène à l’abattoir, et il se mit à ricaner.

« Puis-je savoir ce qui vous fait rire ?»

Le jeune homme la dévisagea, un sourire ironique aux lèvres et s’esclaffa :

« Oh, rien ! C’est de voir la tête de tous ceux qui sont en train de prier. À les voir vous leur donneriez le Bon Dieu sans confession, mais si vous pouviez lire dans leurs pensées, vous deviendriez toute rouge !»

La mère supérieure, gênée par les allusions de son élève et outrée par tant d’insolence, ne réussit pas à s’adresser à lui avec toute l’autorité nécessaire pour redresser une situation qui était en train de lui échapper et, d’une voix qui avait perdu sa fermeté ordinaire, elle s’étrangla :

« Terry ! Je vous prie de… Je vous prie de…
-Je vous prie de sortir, c’est ça ? se moqua l’adolescent. Oh mais soyez tranquille, je n’ai pas envie de rester, de toute façon, moi, je n’étais pas venu ici pour faire ma prière.»

La vieille femme fronça encore davantage ses sourcils habituellement déjà bien broussailleux. À ses côtés le sœur Margareth et le prêtre, horrifiés par le comportement indigne du jeune homme, se signaient en marmonnant.

« Alors peut-on savoir pourquoi ? s’enquit la Mère Supérieure sans se rendre compte qu’elle tendait ainsi une perche à l’adolescent qui s’en empara aussitôt et rétorqua :
-Pour faire la sieste…»

Une vague de murmures scandalisés parcourut l’assistance. La plupart des élèves du collège Saint Paul connaissaient le caractère emporté et rebelle du jeune Grandchester, mais là, franchement, ils trouvaient que leur camarade exagérait et se demandaient comment la mère supérieure allait réagir.

Terry, qui avait finalement rejoint sa place, s’amusait beaucoup de voir les mines choquées et les exclamations qu’il avait provoquées, aussi bien au sein de ses camarades que du côté des instances supérieures et le pied posé de façon désinvolte sur le banc, il continua sur un ton badin « L’endroit est calme et chauffé et d’habitude, l’office a lieu un peu plus tard. »
Puis avisant son voisin terrorisé, il l’attrapa par le col de sa chemise et lui ordonna : « Toi, viens me prévenir quand la représentation sera terminée. » Et se relevant sans plus de façon, il suivit l’allée centrale pour ressortir de la petite chapelle non sans gratifier au passage ses camarades d’un « Et maintenant, salut les enfants de chœur, amusez-vous bien ! » sonore et moqueur.

« Terry, un instant !» réagit la mère supérieure, hors d’elle.

Le jeune homme se retourna, un sourire goguenard aux lèvres et l’interrompit :

« Je sais bien ce que vous allez me dire ! Vous allez m’inviter à venir dans votre bureau, mais ça ne sera pas seulement pour boire une tasse de thé, hein ?»

Et il reprit avec nonchalance sa marche vers la sortie, mais s’immobilisa un instant pour jeter un coup d’œil dans la direction de Candy. Il eut le plaisir de découvrir que celle-ci était en train de l’observer, les lèvres entrouvertes. La stupéfaction qu’il lisait sur le visage de la jeune fille était attendrissante. Candy finit par baisser la tête devant le sourire énigmatique et le regard insistant que lui lançait le fils du duc. Assez satisfait de sa petite prestation, Terry quitta la chapelle tout en se posant quelques questions.
Pourquoi Candy avait-elle revêtu cette robe blanche ? Était-ce pour se distinguer des autres ? Avait-elle comme lui une âme de rebelle ? Mais dans ce cas, l’aurait-on laissée pénétrer dans la chapelle ainsi vêtue ? Non… elle devait plutôt s’être trompée de tenue… Peut-être était-elle étourdie ? Ou peut-être quelqu’un avait-il voulu lui jouer une farce ? Il savait que c’était monnaie courante, parmi ces fils et filles trop riches et désœuvrés, que de mettre ainsi à l’épreuve les nouveaux venus. Terry penchait plutôt vers cette dernière hypothèse. Quelqu’un avait dû vouloir se moquer de Candy…

Edited by Nolwenn - 7/5/2014, 18:15
 
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view post Posted on 21/9/2013, 10:46
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Je me suis permis d’emprunter quelques idées à « Lettres à Juliette ». J’espère que Leia me pardonnera… Bonne lecture.

Chapitre 3

Souvenirs d’autrefois.



Adossé au tronc noueux d’un des vieux chênes du parc, le jeune Grandchester laissait errer son regard le long des grilles en fer forgé qui délimitaient l’enceinte du collège Royal de Saint Paul. Malgré leur hauteur et les piques à l’aspect menaçant qui les surmontaient, il se disait qu’elles ne seraient pas si difficiles que cela à franchir. Il y avait en particulier, là-bas, à gauche, un arbre qui lui faciliterait bien les choses lorsque l’envie lui prendrait de s’éclipser. Pas tout de suite, peut-être. Il sentait que la supérieure serait sur ses gardes après son esclandre à la chapelle. Mais un peu plus tard, lorsque les choses se seraient un peu tassées, ce serait sans doute faisable. Il n’avait pas l’intention de rester enfermé dans ce sinistre collège où l’on s’ennuyait ferme. Seule la bibliothèque trouvait grâce à ses yeux. Il aimait s’y réfugier pendant que tous les autres étaient en cours, s’immergeant dans des mondes merveilleux, vivant de passionnantes aventures avec des personnages bien plus attachants que ceux du monde réel, quoique… Ses pensées dérivèrent vers la jeune fille aux taches de rousseur et il sourit en repensant au tableau insolite qui s’était présenté à lui dans la chapelle : Candy, lumineuse dans sa robe immaculée et ses boucles dorées, au milieu d’un océan de tenues sombres, un peu comme lorsqu’elle lui était apparue sur le Mauretania, la nuit du réveillon. Elle au moins était intéressante, différente ; en tout cas, il aimait à se l’imaginer ainsi. Et ses taches de son… Il retint un petit rire au souvenir des éclairs de colère qu’avaient lancés le regard de la jeune fille lorsqu’il s’était moqué d’elle. Elle était vraiment irrésistible… Il se figea en entendant craquer des feuilles mortes. Quelqu’un se dirigeait de son côté et il regretta de ne pas s’être mis à l’abri dans les branches de l’arbre, comme il lui arrivait si souvent de le faire. Il aurait pu ainsi passer inaperçu et observer l’intrus sans crainte d’être découvert. Il n’avait aucune envie de discuter avec qui que ce soit. Mais apparemment l’élève s’était arrêté, non loin de l’arbre derrière lequel il se trouvait, car durant un moment il n’entendit plus rien. Puis, aux bruits qu’il percevait, il supposa que le garçon s’allongeait dans l’herbe – c’était forcément un garçon, ce n’était pas le genre des filles de ce collège – et il retint un soupir d’agacement. Il était coincé là, s’il ne voulait pas avoir à être désagréable et rabrouer ce camarade qui ne manquerait pas d’engager une conversation, sûrement sans grand intérêt. Puis, pour une raison inconnue, la curiosité l’envahit et avec mille précautions il se pencha sur le côté pour jeter un furtif coup d’œil à la forme couchée dans l’herbe. La stupéfaction le cloua sur place. Cette robe blanche… Ces boucles blondes… Candy était allongée là, juste à côté de lui, les mains croisées derrière la tête. Il se dissimula derechef derrière l’arbre, le cœur battant à tout rompre. Le destin décidément prenait un malin plaisir à placer la jeune fille sur son chemin. Mais le fils du duc n’eut pas le temps de se poser beaucoup de questions, car une voix retentit :

-Terry !

Le jeune Grandchester pesta. Quelqu’un le cherchait… Il fut tenté de ne pas se découvrir. Il ne voulait pas affronter Candy dans l’état dans lequel sa présence l’avait mis, mais il présumait que le camarade dont il avait reconnu la voix – c’était celle de Will, un de ses voisins de table en littérature anglaise, un des rares garçons du collège dont il pouvait supporter la conversation –il présumait, donc, que celui-ci avait dû l’apercevoir à l’instant, alors qu’il s’était penché pour voir qui était allongé derrière l’arbre. Will viendrait donc immanquablement jusqu’à lui s’il ne se montrait pas. Terry maudit la curiosité qui s'était emparée de lui. Mais peut-être, après tout, valait-il mieux profiter de ce prétexte pour passer devant Candy, en faisant mine de l’ignorer.

Il aurait adoré parler à la jeune fille, mais ne se sentait pas prêt et se demandait s’il le serait jamais. Avec une désinvolture étudiée, il s’écarta lentement du vieux chêne, tenant toujours sa veste négligemment posée en travers de son épaule. Mais il se noya presqu’aussitôt dans les yeux verts de Candy qui s’était redressée et assise dans l’herbe, et qui le fixait avec un air si effaré qu’il en aurait ri s’il n’avait lui-même été en proie à un raz-de-marée de sensations contre lesquelles il eut à lutter pour ne pas se laisser submerger. Heureusement, la jeune fille ne semblait pas avoir remarqué son trouble, sans doute elle-même trop occupée à surmonter sa propre stupéfaction, et prenant sur lui, il réussit à force de volonté à masquer son malaise derrière une attitude dégagée. Ne se targuait-il pas de savoir parfaitement jouer la comédie ? Il détestait avoir à se l’avouer, mais finalement, Béatrix avait raison : le sang de sa mère coulait dans ses veines. Éléonore Baker était une grande actrice, une vedette reconnue, il le savait, et l’inclination grandissante qu’il ressentait pour tout ce qui touchait au théâtre devait sans doute beaucoup à l’hérédité.

Terry se força à feindre l’indifférence la plus complète en passant près de Candy, mais il ne pouvait s’empêcher de la dévorer des yeux. La jeune fille s’était relevée et le dévisageait, médusée, et il l’entendit distinctement prononcer un « Terry ?! » interloqué qui lui fit chaud au cœur. Elle l’avait reconnu. Comment d’ailleurs aurait-il pu en être autrement ? Mon dieu, comme son nom, prononcé par ses lèvres, avait sonné agréablement à ses oreilles ! Il aurait voulu que cet instant dure des siècles… Il aurait voulu prendre doucement dans les siennes les mains de Candy et se perdre dans son regard émeraude, il aurait voulu s’épancher librement et lui confier ses sentiments pour elle, mais il savait bien que c’était impossible, qu’elle allait sûrement le prendre de haut et le rejeter, comme le faisaient les autres, tous les autres.

Son père, sa mère, sans compter son affreuse belle-mère, lui avaient suffisamment fait comprendre qu’il n’était pas digne d’être aimé. Pourtant il n’y avait pas l’ombre d’un reproche dans les grands yeux clairs de la jeune fille. Juste de l’étonnement.

-Terry, appela à nouveau son camarade, brisant le contact visuel qui menaçait de s’éterniser entre les deux jeunes gens. La mère supérieure est furieuse après toi !

L’instant magique s’était enfui et le jeune Grandchester, haussant les épaules, railla « C’est une vieille chouette », tout en se dirigeant vers Will qui avait sans doute été envoyé à sa recherche par la supérieure en personne. Encore des réprimandes en perspective. Mais il devait avouer qu’il les avait bien cherchées, cette fois-ci. Tout en marchant, il inspira profondément et carra ses épaules pour être prêt à affronter, la tête haute, la tempête qui s’annonçait. De toute façon, la directrice du collège craignait bien trop le duc pour qu’il ait vraiment à s’inquiéter.

***



-Terrence Grandchester, s’exclama la mère supérieure, lorsqu’il pénétra dans son bureau sans y avoir été invité.
-Ma Mère, répondit succinctement Terry en la dévisageant sans se gêner.

Maintenant qu’il l’observait de plus près, il trouvait que la femme qui était assise, là, devant lui, avait bien vieilli depuis la dernière fois où il l’avait vue, plus de deux mois auparavant. Les rides tout autour de sa bouche s’étaient creusées et ses sourcils broussailleux avaient blanchi, se rejoignant presque à la naissance de son nez et lui donnant un air encore plus sévère et plus bourru que celui qu’elle affichait déjà avant sa fugue. La mère supérieure, gênée par cet examen détaillé qui frisait l’insolence, frappa violement de son poing son bureau et s’écria :

-Votre conduite, à la chapelle, était inqualifiable !

Terry ne s’émut pas pour si peu et rétorqua calmement :

-Je n’ai fait qu’énoncer la vérité !
-Terrence ! Si vous continuez, je vais être obligée de sévir ! Vous donnez un exemple déplorable à vos camarades. Je n’ai pas l’intention de vous garder ici si vous ne faites pas un effort !

Terrence haussa un sourcil, assez interloqué par cette menace qui lui paraissait bien peu crédible. Il ne voyait absolument pas comment la directrice pourrait se permettre de le renvoyer, si l’on considérait tout l’argent dont son père gratifiait l’établissement, et il ricana :

-Mais ma mère, je ne désire pas particulièrement rester dans ce collège ! Malheureusement pour vous, comme pour moi, vous savez bien qu’à cause de Monsieur mon père, nous allons devoir nous supporter malgré tout !
-Terrence !
-Osez dire le contraire !

La mère supérieure, le visage congestionné, la bouche ouverte sur une réplique qui ne voulait pas venir, semblait sur le point d’exploser et Terry se dit qu’il avait peut-être poussé le bouchon un peu loin. Il ne tenait pas à avoir la mort de cette femme sur la conscience et pour la première fois depuis le début de l’entretien, il détourna le regard, ce qui suffit apparemment à la mère supérieure pour reprendre son empire sur elle-même et déclarer avec un calme qu’elle était loin de ressentir :

-Taisez-vous, Terrence ! Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! Vous serez consigné dans votre chambre pour aujourd’hui !
-Comme il vous plaira…

Quelle punition terrible, se dit le jeune homme en haussant les épaules, et sans en attendre l’ordre, il quitta le bureau, au grand dam de la religieuse qui ne savait plus à quel saint se vouer au propre comme au figuré. Ce Terrence allait finir par l’achever ! Comment un garçon aussi intelligent pouvait-il avoir un caractère aussi épouvantable ? Le jeune Grandchester ne pouvait le deviner, et elle ne risquait d’ailleurs pas de le lui révéler, mais la générosité du duc n’était pas la seule en cause dans l’indulgence qu’elle manifestait à son égard.
En réalité, elle avait un faible pour ce garçon qui ravivait en elle le souvenir toujours douloureux, malgré les années, du jeune frère qu’elle avait perdu, alors qu’elle était encore toute jeune et sur le point de prononcer ses vœux. Il était d’un an son cadet et alors à peine âgé de vingt ans. Ce n’était pas tant à cause d’une quelconque ressemblance physique, bien que son frère portât, tout comme le jeune Terrence, les cheveux longs. Il s’agissait plutôt d’une similarité dans le caractère.

Son frère aussi était un rebelle dans l’âme qui se moquait de tout et de tous. Lui aussi se gaussait des cérémonies religieuses et autres bondieuseries et ne manquait jamais de taquiner sa sœur à propos de sa foi. Ne ricanait-il pas, encore, sur son lit de mort : « Tu pourras remercier ton cher bon Dieu pour cette maladie qu’il m’a si aimablement octroyé et une fois que je serai parti, tu pourras prier pour mon âme bien trop noire pour aller directement au paradis ! » Elle avait voulu protester qu’il n’allait pas mourir, pas encore, mais aucun son n’avait réussi à franchir ses lèvres et elle l’avait contemplé, misérable et résignée. Son frère avait beau dire et beau faire, elle savait que derrière son attitude contestataire, se cachait un cœur en or.

Il les avait quittés bien trop tôt, emportant avec lui la joie de vivre de sa sœur et la complicité irremplaçable qui les liait. Ce drame l’avait affectée de façon si absolue, qu’elle avait failli renoncer à sa vocation. Comment le Seigneur tout-puissant pouvait-il laisser des choses pareilles se produire ? Et puis, finalement, sa foi avait été la plus forte. Mais son caractère, autrefois plutôt enjoué, s’en était ressenti et elle était devenue cette directrice acariâtre que tous les élèves craignaient terriblement. Du moins… presque tous.

***



Après sa journée d’isolement, Terry avait senti qu’il valait mieux essayer de se faire un peu oublier. La veille, en effet, les sœurs n’avaient cessé de faire des rondes à son étage, et le jardinier avait travaillé, jusque très tard le soir juste sous ses fenêtres, ce qui lui paraissait de mauvais augure, pour les jours à venir. Comment espérer fausser compagnie aux sœurs pour aller se promener dans Londres, s’il était l’objet d’une surveillance constante ? Il avait donc décidé de se calmer et d’aller suivre normalement les cours durant quelques jours, ce qui ne lui était plus arrivé depuis bien longtemps. Par contre, il ne put se résoudre à se rendre aussi à l’office, bien qu’il sût qu’il pourrait y rencontrer une certaine jeune fille au regard émeraude. Il avait eu le temps, confiné dans sa chambre, de réfléchir : il avait sans doute intérêt à éviter Candy s’il ne voulait pas avoir à souffrir plus tard des réactions négatives que celle-ci ne manquerait pas d’avoir envers sa personne…

Terry s’arrêta sur le seuil de la salle de classe et toisa avec hauteur les camarades qui s’étaient tournés vers lui et mis à chuchoter lorsqu’ils s’étaient aperçus de sa présence, les mettant au défi de lui poser la moindre question. Qu’il allait être dur, pour lui, d’endurer toute une journée, la compagnie de ces garçons dont les centres d’intérêts s’avéraient être si éloignés des siens ! Retenant un soupir de résignation, il se dirigea vers sa place habituelle, au fond de la classe, près de la fenêtre. De là, il avait vue non seulement sur le magnifique parc du collège mais également sur les autres élèves. Il avait remarqué quelques nouveaux, en particulier le brun à lunettes qui se trouvait être son voisin de chambre et qui avait accueilli Candy, à son arrivée en Angleterre. L’autre, le dénommé Archie, n’y était pas, fort heureusement. Terry sentait qu’il aurait eu du mal à supporter ce dandy qui semblait si soucieux du bien-être de la jeune fille que cela devait forcément cacher quelque chose de plus profond… Le jeune Grandchester, les lèvres serrées, chassa bien vite cette pensée désagréable. De toute façon, qu’est-ce que cela pouvait lui faire puisqu’il avait décidé d’oublier Candy ?

Durant le cours de sciences, Terry dut convenir que le brun à lunettes, dont il connaissait désormais le nom – Alistair Cornwell – n’était pas sot, loin de là, et semblait être doté d’une imagination débordante lorsqu’il s’agissait de proposer des idées. Son intuition, parfois, frisait le génie. Il intervenait avec une rapidité et un à-propos qui laissaient souvent les autres sans voix, à tel point que la sœur dut y mettre un holà et modérer un peu l’enthousiasme de cet élève plutôt exceptionnel, pour permettre à ses camarades de s’exprimer, eux aussi. Le fils du duc découvrit également que quelques cancres, dont un certain Niel Legrand, s’étaient rajoutés à la liste déjà longue de ceux qu’il connaissait déjà. Niel était américain, comme Alistair, et avait vraiment l’air complètement à côté de la plaque lorsqu’il s’agissait de répondre aux questions, pourtant bien simples, que lui posait la sœur. En voilà un, se disait Terry, qui aurait rudement besoin d’étoffer un peu ses connaissances. Non seulement ce garçon ne savait rien, mais il ne faisait clairement aucun effort pour en apprendre davantage : il n’avait pas l’air d’écouter grand-chose et n’arrêtait pas de bavarder avec ses voisins et Terry se dit qu’au lieu de payer ces coûteuses études à leur fils, ses parents pourraient tout aussi bien jeter leur argent par la fenêtre.

Même s’il connaissait la réponse à la plupart des questions posées, le jeune Grandchester n’était pas vraiment d’humeur à participer à la classe et la sœur, une nouvelle qu’il n’avait encore jamais vue, dut le sentir car pas une seule fois elle ne lui adressa la parole, le laissant rêvasser dans son coin, à contempler le parc, par-delà la fenêtre. Elle n’aurait certes pas imaginé, à voir l’attitude détachée de Terry, qu’il ne perdait pas une miette de ce qui se disait et aurait été très étonnée d’apprendre qu’il trouvait son cours fort intéressant, ce que, soit dit en passant, il n’aurait jamais voulu admettre devant qui que ce soit.

Dans l’après-midi eut lieu le cours de littérature anglaise, son préféré. Sœur Elisabeth leur proposait toujours des œuvres intéressantes mais ce qu’elle en disait le laissait souvent perplexe. Au programme de ce jour-là, la religieuse avait choisi une pièce de théâtre, Roméo et Juliette de Shakespeare.

Terry, le regard perdu dans le lointain, se remémora les circonstances dans lesquelles il avait découvert cette œuvre. Il venait d’avoir quatorze ans et avait rencontré en cachette, dans un théâtre à Londres, la grande comédienne qu’était sa mère. Celle-ci lui avait offert un recueil qui contenait quelques-unes des œuvres du grand dramaturge, parmi lesquelles se trouvait cette fameuse pièce. Le jeune Grandchester l’avait lue d’un trait, puis l’avait relue à plusieurs reprises, et bien qu’elle fût écrite en vers et dans un style pas toujours très accessible au jeune garçon qu’il était alors, sa lecture avait embrasé son esprit et ses sens. Le destin tragique de ces deux jeunes gens avait profondément marqué son âme exaltée et il avait été fasciné par la pureté et la violence de l’amour de la jeune Juliette, lui qui vivait dans un univers d’indifférence, où les seuls sentiments intenses qu’il pouvait vivre ou susciter étaient des sentiments de haine ou de mépris. La découverte de cet amour déraisonnablement absolu lui avait ouvert des perspectives insoupçonnées et sa passion pour le théâtre en général et pour William Shakespeare en particulier, était née à ce moment-là.

C’était Béatrix qui, dans un accès de rage, lui avait, l’année précédant cette rencontre, jeté à la figure le nom de sa mère, que le duc lui avait toujours si soigneusement caché. Terry crispa les mâchoires au souvenir de la violente altercation qu’il avait ensuite eue avec ce père qui n’avait rien voulu lui révéler de plus. Le garçon avait alors claqué la porte du domicile familial pour se diriger tout droit vers les archives de la ville afin de compulser journaux et revues et glaner lui-même, au hasard de ses lectures, quelques renseignements sur cette actrice qu’il ne connaissait pas, dont son père ne voulait pas lui parler et qui pourtant était sa mère. Il avait réussi à réunir un certain nombre d’informations qui toutes la décrivaient comme une artiste de tout premier plan, au talent exceptionnel, et dont le jeu à la fois subtil et coloré avait rencontré l’approbation des critiques aussi bien que celle du grand public. Terry avait découvert à son sujet une foule d’anecdotes fascinantes. Mais nulle part il n’était fait une quelconque mention de l’existence d’un fils, et le garçon s’était senti plus misérable que jamais. Pourtant, maintenant qu’il avait vu des photos de l’actrice et pu enfin mettre un nom sur le visage de « la belle dame » qui avait, des années auparavant, si désespérément crié son nom avant de trébucher, quelque part, sur le quai d’un port, alors que lui-même était en partance pour Londres avec son père – un visage qui était resté gravé dans son esprit – Terry ne pouvait s’empêcher de penser que sa mère devait tout de même tenir un petit peu à lui, et après presqu’un an de tergiversations, il avait fini par essayer de la voir et l’avait rencontrée dans ce théâtre.

L’été suivant, il avait redécouvert par hasard cette même œuvre, dans le manoir de son père, en Écosse, en cherchant quelque chose à lire dans la bibliothèque du duc. Alors qu’il tentait d’atteindre, sur une des étagères du haut, un ouvrage, dont il avait oublié le titre depuis, il avait fait tomber un petit livre qui s’était ouvert sur une page couverte d’annotations. Sa curiosité piquée, il avait replacé le volume qu’il comptait initialement prendre, et, les sourcils froncés, s’était penché pour saisir le livre qui reposait au sol tel un oiseau blessé. Le ramassant avec précautions, il en avait tout d’abord lu le titre avant de remarquer, sur la page de garde, les initiales : « E.B. ». Son cœur s’était mis à cogner dans sa poitrine, ses mains à trembler. Il avait dégluti, incrédule. Se pouvait-il que… Oui… C’était tout à fait plausible… Le doute, peu à peu, s’était mué en certitude dans son esprit. Les initiales ne pouvaient être que celles d’Éléonore Baker… sa mère. Le garçon avait été très troublé de découvrir que son père avait gardé ce livre annoté de la main d’Éléonore, tant le duc avait semblé vouloir extirper le moindre souvenir d’elle de sa vie et de celle de son fils. Qu’il ait gardé celui-là lui paraissait tout bonnement incroyable, à moins que la présence de cet ouvrage dans sa bibliothèque fût passée inaperçue ?

Le précieux livre en main, le jeune Grandchester était sorti du manoir et avait suivi le sentier qui descendait jusqu’au lac. Il s’était installé sous un pin sylvestre, face à la calme étendue d’eau qui lui avait toujours donné une impression de plénitude. Là il avait lentement relu l’œuvre, en prenant tout son temps pour étudier les annotations qui parsemaient l’ouvrage et lorsqu’il avait constaté combien les remarques écrites dans la marge par celle qui était sa mère, correspondaient à ses propres réflexions à propos des divers personnages et multiples situations de cette œuvre, et qu’Éléonore avait souligné en rouge les passage qui l’avaient lui-même le plus marqués, il avait été submergé par l’émotion et avait eu l’impression indicible et merveilleuse que sa mère était là, assise à ses côtés et qu’elle lui souriait tendrement.

Terry fut tiré de sa rêverie par le rire qui avait secoué soudainement la classe. Il jeta un regard autour de lui et, avisant le visage embarrassé du dénommé Niel, supposa que celui-ci avait, une fois de plus, montré sa bêtise. La sœur leva les yeux au ciel, puis continua son explication de texte. Elle insistait sur l’inconstance de Roméo et le fait qu’il n’aurait pas dû se donner la mort. Le fils du duc n’adhérait absolument pas à l’analyse qu’elle faisait de cette pièce, dont il connaissait le moindre vers par cœur, et il se dit qu’ils n’avaient pas dû lire la même pièce. Selon sœur Elisabeth, si les deux jeunes gens s’étaient soumis à leur destin, rien de tout ceci ne leur serait arrivé. Leur sort tragique n’était que le résultat de leur opposition à un ordre établi qu’il n’y avait pas lieu de bouleverser. La rébellion, disait-elle, ne pouvait mener nulle part et ce-disant, elle lança un regard appuyé en direction de Terry. Celui-ci, bien entendu, n’était pas du tout d’accord avec elle et soutint son regard avec une certaine insolence.

***



Après cette journée complète de cours, Terry se rendit à l’écurie. Il adorait les chevaux et savait que la petite jument qui y était enfermée, voyait bien peu de monde. Elle appartenait à l’un de ses camarades, dont la mère était une amie d’enfance de la directrice et le père, une personnalité assez influente dans la sphère politique, ce qui expliquait qu’il ait obtenu la permission exceptionnelle de garder la jolie alezane auprès de lui. Mais ce garçon ne s’intéressait pas vraiment à sa jument, ayant d’autres préoccupations pas toujours très catholiques. D’ailleurs, Terry avait eu l’occasion de le voir monter l’année précédente et c’était vraiment pitié que de le voir martyriser sa pauvre monture en tirant à tort et à travers sur les rênes. Cependant, depuis cette sortie mémorable où le garçon avait fini par terre, la jument n’avait plus été montée.

Si Terry avait eu à sa disposition une si belle bête, il ne l’aurait sûrement pas laissée moisir ainsi dans son écurie. Il rêvait de galopades effrénées et de grands espaces, et le parc, ma foi, aurait été un endroit parfait pour se défouler un peu. Le duc, d’ailleurs, connaissait sa passion pour les chevaux et lui avait offert pour ses treize ans un cadeau extravagant : un magnifique poulain bai, issu des meilleures lignées de pur-sang de course et qui avait été assez rapidement confié à un entraîneur, lequel en était extrêmement satisfait. Terry allait voir son poulain plusieurs fois par semaine, d’abord à l’écurie où il était né, puis chez l’entraîneur et ce dernier qui avait vu la complicité qui existait entre le garçon et l’animal, lui avait permis de le monter au début de l’année précédente, non sans lui avoir au préalable donné quantité de conseils, pour ne pas risquer de gâter le futur champion que ce jeune cheval promettait de devenir. Terry, sentant onduler sous ses cuisses les muscles puissants de sa monture, s’enivrait de ces prodigieuses chevauchées, le visage tout près de l’encolure du poulain dont l’épaisse crinière noire se mêlait à ses cheveux bruns tandis que ses sabots faisaient trembler le sol. Ne plus pouvoir monter à cheval lui manquait énormément. S’il avait eu de meilleures relations avec son père, enfin, s’il avait eu avec lui des relations, tout court, il lui aurait demandé d’intercéder en sa faveur afin qu’il ait, lui aussi, droit à un cheval dans ce collège.

Un peu plus tôt, dans la journée, Terry était passé aux cuisines pour y demander quelques carottes. Il connaissait l’une des cuisinières qui travaillait parfois pour le duc, et dont il connaissait bien le fils, Marc, avec lequel il avait passé plusieurs étés en Écosse. Malgré leur différence d’âge, ils s’entendaient comme larrons en foire et Terry aurait adoré avoir un petit frère comme lui, plutôt que l’exécrable demi-frère dont son père et sa belle-mère l’avaient gratifié. La jument l’accueillit en encensant plusieurs fois. Elle savait qu’elle allait avoir droit à une gâterie et piaffa avec impatience en poussant un petit hennissement plaintif.

-Voilà, voilà, ma belle, murmura Terry d’une voix apaisante en lui présentant une carotte.

La petite alezane saisit goulûment la friandise posée dans la paume ouverte du garçon tout en l’observant de ses grands yeux bruns. Terry lui gratta le chanfrein en remontant jusqu’à l’espace entre les belles petites oreilles de la jument, puis il lui tapota l’encolure, tout en lui offrant une seconde carotte. Il aurait voulu faire plus pour elle et aurait adoré la monter. Mais il n’était pas question de demander quoi que ce soit à son propriétaire si imbu de lui-même et qui, il en était sûr, l’aurait envoyé sur les roses. Heureusement qu’il y avait un palefrenier pour prendre soin de la bête et la faire sortir un peu…

***



En quittant l’écurie, Terry décida d’aller faire un tour dans le parc. Il n’était pas plus tôt arrivé à l’endroit où il avait l’habitude de se rendre, qu’il entendit une voix claire qu’il aurait reconnue entre toutes. Elle était là…

Le jeune homme se demanda s’il n’allait pas rebrousser chemin, mais une force irrésistible le poussa au contraire en avant et il se rapprocha silencieusement, en suivant la direction d’où venait le rire cristallin qui le mettait en émoi.

-Si tu savais comme je suis contente que tu sois là, mon petit Capucin, entendit-il.

Le jeune Grandchester fronça les sourcils. Qui était ce Capucin ? Un autre des prétendants de Candy ? Il ne connaissait aucun garçon de ce nom, mais il y avait plusieurs nouveaux dont il n’avait pas encore pu apprendre le nom. Ce devait être l’un d’entre eux. Capucin… Quel nom ridicule… Avec une pointe de jalousie, Terry se rapprocha encore, et tout en restant à l’abri des fourrés, écarta avec précaution les branches qui lui cachaient la scène avant d’écarquiller les yeux, interloqué. À part Candy, il n’y avait personne sur la petite butte qui s’élevait devant lui. La jeune fille riait joyeusement, son gracieux minois tout illuminé par la joie, ses yeux brillant de malice, et elle avait l’air de s’adresser… à l’arbre en face duquel elle se tenait. Le fils du Duc n’y comprenait rien. Candy ne parlait tout de même pas aux arbres ? Elle ne lui avait pourtant pas paru folle ! Oubliant toute prudence, il fit craquer sans le vouloir une branche morte sous ses talons et la demoiselle aux taches de son tourna son regard dans sa direction, sans toutefois l’apercevoir et murmura d’une voix un peu affolée :

-Cache-toi vite Capucin, on vient !

Terry eut beau regarder de tous côtés, pour apercevoir le fameux Capucin, il ne vit rien, rien du tout. De plus en plus déstabilisé par ce qu’il voyait ou plutôt par ce qu’il ne voyait pas, il décida de rester tapi à l’ombre des buissons, espérant qu’un événement quelconque allait enfin se déclencher qui pourrait expliquer le comportement étrange et incompréhensible de la jeune fille. Mais celle-ci, au son du carillon qui appelait les pensionnaires pour le repas du soir, quitta sans tarder l’endroit en chantonnant gaiement une chanson qui parlait d’ « oublier tous ses petits chagrins ». Troublé, Terry la suivit du regard. Qu’elle était belle… et si naturelle. Pas comme toutes ces filles pour qui tout tournait autour de l’apparence ! Le fils du duc fronça les sourcils, il avait décidé qu’il ne devait plus penser à elle et pourtant il était là comme un amoureux transi... Il attendit encore quelques instants, avant de sortir de sa cachette. Il aurait dû, lui aussi, se rendre au réfectoire mais il n’avait pas très faim et préférait aller inspecter l’arbre de Candy. Il dut cependant se rendre à l’évidence : il n’y avait là-bas rien de particulier. L’arbre creux qu’il connaissait bien, était pareil à lui-même et il ne put repérer alentours, la plus petite trace qui lui aurait permis de se faire une idée de ce qui s’était passé. Dépité et bredouille, il se résolut finalement à rentrer lorsqu’une idée saugrenue lui traversa l’esprit. Capucin… Capucin aurait pu être le raton laveur, celui qui avait mis en émoi la communauté scolaire, celui qu’il avait entre-aperçu derrière les jambes de la jeune fille. Plus il y pensait, et plus l’idée lui semblait être celle qui expliquait le mieux le comportement pour le moins étrange de Candy et il se mit à rire, soulagé. Eh bien, se dit-il en se moquant de lui-même, aurais-tu imaginé un jour être jaloux d’un… raton laveur ?

***



Au hasard d’une de ses nombreuses pérégrinations dans l’enceinte du collège, Terry découvrit avec ravissement, dans une des caves d’un bâtiment désaffecté, un vieux piano droit.

Il était déjà venu maintes fois dans ce bâtiment vétuste, et croyait en connaître chaque recoin. Mais il n’avait jamais remarqué, au fond d’une des pièces du rez-de-chaussée, cette porte qui donnait sur l’escalier menant à la cave. Il faut dire que la porte en question était, jusqu’à ce jour, bien dissimulée derrière un empilement de tables et de chaises en équilibre instable, que quelqu’un, tout récemment avait dû déplacer, ou peut-être plutôt faire tomber, vu le piteux état dans lequel se trouvait tout ce mobilier. Terry avait enjambé les débris et poussé la porte, le cœur battant, se demandant ce qu’il allait pouvoir trouver au-delà de cette limite. L’air confiné l’avait pris à la gorge mais en découvrant l’escalier en colimaçon qui s’enfonçait dans l’obscurité, sa curiosité avait été décuplée et il était descendu, ses mains tâtonnant le long du mur en pierre. La première pièce sur laquelle il était tombé était celle du piano.

L’épaisse couche grise qui le recouvrait témoignait du temps que l’instrument avait passé là, oublié de tous. Le jeune homme en souleva le couvercle et malgré ses précautions, un nuage de poussière incommodant s’éleva dans l’air immobile, provoquant chez lui une quinte d’éternuements qui finit par se calmer. Un étroit soupirail laissait filtrer juste assez de lumière pour permettre de deviner les touches du piano et Terry, debout devant l’instrument, égrena quelques notes. Le piano était un peu désaccordé et la pièce sentait le moisi et le renfermé mais le jeune homme prit l’habitude de s’y rendre régulièrement. Il préférait de loin cet endroit où il était tranquille et ne risquait pas d’être dérangé, à la magnifique salle de musique du collège et son superbe et somptueux piano à queue, où trop de jeunes filles avaient tendance à venir défiler, principalement pour se faire voir, entendre et applaudir. Dans cette cave, le fils du duc arrivait à faire abstraction de la sonorité un peu vieillotte et des notes pas toujours très justes qu’il tirait de l’antique instrument et plantait de violents accords et des arpèges sauvages qui l’aidaient à extérioriser sa fureur et son mal-être. Parfois aussi, mais c’était plus rare, ses longs doigts effleuraient avec délicatesse les touches du piano, libérant de douces mélodies qui enchantaient les sens et lui permettait se déconnecter de la réalité… de la triste réalité. Il y passait souvent des heures et ressortait de là ressourcé, l’âme apaisée.

-Mais où étiez-vous donc passé, Terrence ? lui demanda un jour la sœur Margareth qui le cherchait depuis un certain temps et s’était visiblement inquiétée pour lui.
-Moi ? fit-il innocemment. Mais je me promenais dans le parc, tout simplement…

Sœur Margareth, un masque réprobateur sur le visage, sentait bien que le garçon lui mentait effrontément, mais qu’y faire ? Elle savait que s’il en avait décidé ainsi, il n’y aurait rien à tirer du jeune Grandchester. Par chance pour lui, elle ne l’avait pas surpris au sortir du bâtiment et Terry se dit qu’il faudrait qu’il fasse plus attention à l’avenir. Pour rien au monde il n’aurait voulu dévoiler son secret. Si l’on savait qu’il se rendait dans cet endroit vétuste, il y avait de fortes chances pour que la mère supérieure fasse immédiatement venir quelqu’un afin de condamner toutes les entrées du bâtiment. Ce serait la fin de ces quelques moments où il pouvait oublier le monde extérieur et sa brutale indifférence.

***



Terry avait pris l’habitude d’aller se promener dans le parc pendant la durée de l’office du matin. Auparavant, alors qu’il n’était pas encore pensionnaire, il n’arrivait au collège que plus tard, pour les cours, lorsqu’il daignait se présenter en cours. Mais à présent, pour tuer le temps et parce qu’il n’avait pas l’habitude de paresser au lit et ne tenait pas davantage à rester dans sa chambre, cette promenade dans la quiétude matinale, lui fut rapidement indispensable. Il ne risquait pas d’y rencontrer qui que ce soit. Tout le monde était rassemblé dans la petite chapelle comme un troupeau de moutons bêlant dans un enclos. Mais lui, lui était libre… Du moins essayait-il de s’en persuader.

En vérité il savait bien qu’il n’en était rien. S’il avait été réellement libre, il aurait immédiatement quitté cette espèce de cocon étouffant, dans lequel il avait l’impression d’être piégé et dont les élèves, bien trop gâtés, avaient perdu tout sens des réalités et ne se préoccupaient que de leurs petites affaires personnelles, pas toujours très glorieuses. S’il avait pu quitter le collège, il n’aurait manqué à personne et personne ne lui aurait manqué. Personne ? Vraiment ? questionna une toute petite voix dans sa tête. « Personne ne m’aurait manqué » répéta-t-il tout haut avec entêtement. Mais le visage criblé de taches de son qui ne voulait pas sortir de son esprit démentait avec tout autant d’obstination son affirmation.

Finalement, malgré ses résolutions, voilà qu’il était à nouveau là, devant le dortoir des filles, à errer sous le balcon de Candy. Le jeune Grandchester n’avait pu s’empêcher d’y revenir, après sa balade dans le parc. Dieu sait pourquoi, il avait besoin de se sentir proche de cette fille. Cela le troublait et le rendait furieux à la fois. Il savait bien que cette relation, comme toutes celles qui lui importaient, serait vouée à l’échec. Personne n’avait besoin d’un garçon comme lui... Il leva la tête, espérant apercevoir la jeune fille derrière les vitres et sursauta violemment lorsqu’une voix, derrière lui l’interpella :

-Eh bien, jeune homme ?

Terry se retourna vivement, le cœur tambourinant dans sa poitrine, et ouvrit des yeux grands comme des soucoupes en découvrant la personne qui lui faisait face.

Edited by Nolwenn - 7/4/2014, 18:31
 
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view post Posted on 2/10/2013, 14:58
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Suite et fin du chapitre 3.

Le jeune homme était complètement décontenancé. Une petite dame toute ridée l’observait en lui souriant avec bienveillance, une valise à la main. Troublé par cette apparition incongrue dans cette enceinte où les seuls adultes présents étaient des religieuses et des prêtres, et peu coutumier de ce genre d’attitude à son égard, Terry en perdit sa gouaille habituelle et fronça les sourcils, muet et interloqué. Que faisait donc cette grand-mère ici ? Et que lui voulait-elle ? Voyant sa mine effarée la dame eut un petit rire perlé et se moqua :

-Remettez-vous, mon garçon ! Je ne vais pas vous manger ! Je cherche juste le dortoir des filles.

Avec son chapeau orné d’une grande plume blanche qui lui donnait un air extravagant, son air jovial si déplacé entre ces bâtiments austères, et son regard pétillant de malice, comme si elle était en train de jouer un bon tour à quelqu’un, elle avait l’air d’arriver d’une autre planète et Terry, le regard fixé sur le visage dont chaque ride semblait lui sourire, répéta bêtement :

-Le dortoir des filles ?

La vieille dame le contempla un peu plus longuement, légèrement désappointée. Ce jeune homme avait l’air si médusé, qu’elle craignait de ne pas trouver auprès de lui le renseignement dont elle avait besoin. Il était du reste dommage, qu’un garçon par ailleurs si séduisant, manque à ce point de répartie. Mais comme personne d’autre n’était visible dans les environs, il faudrait bien qu’elle se contente de celui-là. Elle usa du ton que l’on prend lorsque l’on s’adresse à un petit enfant ou à une personne mentalement déficiente et lui expliqua posément :

-Oui, l'endroit où habitent et dorment les filles... Pouvez-vous me dire où il se trouve ? Je cherche ma petite fille… Patty… Il me semblait avoir compris que ce dortoir était ici, mais j’ai dû me tromper puisque vous vous y trouvez…
-Non, vous ne vous êtes pas trompée, c’est bien ici, répondit Terry qui avait fini par retrouver une partie de son aplomb.

Cette fois-ci, ce fut à la dame d’être un moment déconcertée, puis un sourire illumina à nouveau son visage et elle gloussa :

-Ah… Je vois… On s’intéresse aux filles !
-Pas du tout, se défendit Terry agacé, c’est juste…

Mais la grand-mère de Patty l’interrompit en secouant l’index :

-Tatata, pas de ça avec moi. J’ai été jeune moi aussi, vous savez !

Et posant sa valise, elle ajouta sur le ton de la confidence, ses deux mains serrées tout contre son cœur :

-Et je trouve cela si romantique ! Roméo sous les fenêtres de sa Juliette…

De plus en plus gêné, Terry était sur le point de lui répondre vertement de se mêler de ce qui la regardait, mais cette vieille dame lui inspirait bien malgré lui de la sympathie et il n’avait pas envie de la rabrouer vraiment. Il prit le même ton patient qu’elle avait pris quelques minutes plus tôt pour lui parler et déclara, une once de sarcasme dans la voix :

-Vous dites que vous voulez voir votre petite-fille, mais le règlement l’interdit… Vous ne pourrez sûrement pas passer par l’entrée principale ! Comment comptez-vous faire ? Passer par une fenêtre ? Traverser les murs ?

Le sourire de la vieille dame s’élargit :

-Je suis ravie de voir que votre cerveau fonctionne normalement, après tout. Cela aurait vraiment été dommage, pour un si charmant garçon !

Terry jeta un regard de travers à la dame qui semblait avoir décidé de se moquer de lui. Mais elle le faisait si gentiment qu’il lui était difficile de lui en vouloir et il décida d’entrer dans son jeu. Arquant un sourcil, il s’enquit d’une voix veloutée, un sourire en coin :

-C’est une déclaration ?

La dame aux cheveux gris se mit à glousser comme une collégienne. Terry eut même l’impression qu’elle rosissait légèrement et se sentit lui-même embarrassé par la tournure que prenaient les événements. Qu’est-ce qui lui avait pris de lui poser une question pareille ? La vieille femme finit par se calmer et répondit en hoquetant :

-Autrefois, je n’aurais pas dit non !

Puis reprenant sa valise et son sérieux, elle ajouta, songeuse :

-Il faut tout de même que je trouve le moyen de voir Patty.
-Je peux vous y aider, proposa Terry, qui, décidément, appréciait sans savoir pourquoi, cette dame et sa joie de vivre. Donnez-moi donc cette valise !

La petite dame tendit sa valise au charmant garçon qui la lui réclamait, toute étonnée de sa galanterie. Elle avait l’impression que les bonnes manières s’étaient un peu perdues ces temps derniers et appréciait énormément de les trouver, ici, dans un collège accueillant des enfants de familles aisées qui étaient dans l’ensemble plutôt mal élevés. Sa petite Patty mise à part, bien sûr…

Le jeune homme la précéda le long du dortoir et se dirigea vers l’arrière du bâtiment. La vieille dame, un sourire espiègle aux lèvres, le suivait à petits pas pressés. Il lui indiqua une entrée :

-Vous devriez pouvoir passer par ici, la porte est rarement fermée à clef.
-Vous avez l’air bien au courant, mon garçon…

Terry détourna la tête, un peu embarrassé. Bien sûr qu’il était au courant. Depuis qu’il était pensionnaire, il passait son temps à vadrouiller dans le collège et avait découvert une foule de choses plus ou moins intéressantes. L’existence du vieux piano droit, par exemple… Il fut tiré de ses pensées par la petite grand-mère :

-Au fait, je m’appelle Martha. Et vous, comment vous appelez-vous, mon garçon, que je sache qui je dois remercier ?
-Terrence Grandchester, pour vous servir, fit le garçon en esquissant une révérence moqueuse. Terry, pour les intimes…
-Eh bien Terry, fit la grand-mère de Patty avec un clin d’œil, merci !
-N’oubliez pas d’attendre un peu avant d’entrer là, que j’aie le temps de faire diversion !

***



Tout en marchant à grands pas vers l’autre côté du bâtiment, Terry se dit que cette Patty avait bien de la chance que quelqu’un de sa famille ait une telle envie de la voir. Voilà une chose qui ne risquait pas de lui arriver, à lui… Il n’intéressait personne, lui… Qu’avait-il fait pour mériter une telle indifférence ? Combien de fois avait-il essayé de se rapprocher de son père alors qu’il n’était encore qu’un jeune garçon ? Mais ses efforts n’aboutissaient qu’à des remarques agacées, voire acerbes : « Voyons, Terrence, un peu de tenue, un futur Duc ne se comporte pas ainsi » ou « Tu ne vois pas que je suis occupé ? » ou, encore pire « Va voir ta mère si tu as besoin de quelque chose ». Sa « mère » étant bien entendu Béatrix… Quelle ironie… Son père espérait-il vraiment qu’il oublie sa vraie mère pour la remplacer par cette harpie qui le détestait cordialement et ne ratait pas une occasion pour lui rappeler qu’il n’était qu’un bâtard et qu’il devait rester à sa place ?

Serrant les mâchoires, il enfouit ses poings dans ses poches, puis avisant un caillou un peu plus loin, lui donna un coup de pied rageur avant d’aller le ramasser. S’il comptait casser un carreau pour entrer par une des fenêtres, il en aurait besoin.

Finalement, comme la poignée de l’entrée principale avait cédé sans difficulté lorsqu’il l’avait tournée, il était tout simplement entré par là. Une fois à l’intérieur, cependant, il s’était rendu compte que personne n’avait remarqué son intrusion et pour précipiter un peu les choses, il s’était décidé à briser tout de même une vitre. Il fallait se dépêcher d’attirer l’attention dans sa direction pour laisser à la vieille grand-mère le temps de mettre ses projets à exécution. Et puis, il ne voulait pas se l’avouer, mais peut-être qu’il aurait ainsi l'opportunité de voir Candy.

Le verre n’avait pas plus tôt volé en éclat, qu’une nuée bourdonnante de jeunes filles était apparue, bientôt rejointe par une sœur Margareth outrée par tant de désinvolture. Terry les attendait, les bras croisés, nonchalamment adossé contre l’un des énormes piliers qui soutenaient la voûte du hall d’entrée, une jambe repliée, appuyée sur la colonne, derrière lui.

-Terrence, s’exclama la sœur d’une voix sévère, vous n’ignorez pas que c’est le dortoir des filles…
-Je le sais aussi bien que vous…
-Et vous avez néanmoins tenté d’y pénétrer !

Terry était sur le point de répondre qu’il avait non seulement tenté, mais parfaitement réussi à y pénétrer, et que d’ailleurs s’il n’avait tenu qu’à lui, personne ne se serait rendu compte de rien, mais il venait d’apercevoir, en partie dissimulée par les autres, une figure blonde, parsemée de taches de rousseur et il en oublia ce qu’il voulait dire. La sœur essaya de trouver une explication à ce silence soudain et inhabituel :

-Terrence auriez-vous bu par hasard ?

Le jeune homme eut un peu de mal à saisir la question que lui posait la religieuse, tant il était absorbé par la merveilleuse vision qui s’offrait à lui. Candy était là… Qu’elle était belle! Sa tenue de collégienne lui allait aussi bien que la coûteuse et magnifique tenue qu’elle portait sur le Mauretania. Terry sentit les battements de son cœur s’accélérer, lorsqu’il croisa le regard de la jeune fille et lui en voulut aussitôt de cette impression tout à la fois étrangement délicieuse et déstabilisante de ne plus s’appartenir. Sans la quitter des yeux, il redressa la tête avec une certaine arrogance et essaya de reprendre ses esprits. Qu’avait demandé la sœur Margareth, déjà ? S’il avait bu ? Lui ? Non, il n’avait pas vraiment pour habitude de boire dès le matin, mais que la religieuse se l’imagine ne le dérangeait nullement, cela permettait au contraire d’asseoir la réputation de mauvais garçon qu’il s’était créé, et il se pencha vers elle et rétorqua, goguenard :

-Et vous, par hasard voulez-vous trinquer avec moi ?
-Oh, ciel, ce qu’il faut entendre !

Un concert de murmures choqués et réprobateurs s’était élevé sous le porche, accompagnant la remarque outrée de la sœur Margareth. Eh oui, mesdemoiselles, je suis le fils du Duc de Grandchester, un des hommes les plus riches et les plus puissants de ce pays, mais je suis infréquentable… Quel dommage pour vous, n’est-ce-pas ? Terry, un sourire ironique aux lèvres, s’approcha des jeunes filles en pleine effervescence et s’amusa de ce qu’il lisait dans leurs regards : de l’indignation, une certaine crainte et aussi… mais oui… de la curiosité et même de l’intérêt. Elles devaient se demander pour laquelle d’entre elles, le jeune homme avait osé braver les interdits de manière si ouverte. Comment auraient-elles pu s’imaginer qu’il faisait tout ce scandale juste pour venir en aide à une vieille dame dont il venait de faire la connaissance et qu’il ne reverrait sans doute jamais plus ? Comment auraient-elles pu comprendre ? Pour mettre un point final à toutes leurs sottes élucubrations, et pour faire durer un peu les choses – il fallait bien donner un peu de temps à Martha – il se rapprocha d’elles et les salua d’un :

-Mesdemoiselles, je vous présente mes irrespectueux hommages. Vous avez toutes ce matin des têtes à faire peur. On se croirait dans une fête foraine, à la baraque du jeu de massacre.

À chacune de ses phrases, les murmures s’étaient intensifiés et des interjections scandalisées avaient jailli, ça et là, amplifiant le brouhaha ambiant. Seule Candy semblait ne pas participer à ce chœur unanime de protestations et le jeune homme se sentit soulagé lorsqu’un léger sourire se dessina au coin des lèvres de la jeune fille. Il aurait détesté qu’elle réagisse comme les autres. La religieuse, derrière lui, tenta de reprendre en main une situation qui était en train de dégénérer :

-Terrence, vous dépassez les bornes ! Regagnez votre dortoir et demain je…

Mais Terry, sans se retourner, interrompit la sœur d’un geste effronté de la main, la laissant sans voix, puis compléta sarcastique :

-Et demain vous ferez votre rapport à la mère supérieure, c’est ça ?
-Terrence !

Le garçon riait sous cape et se retourna vers la religieuse qui ne savait plus par où prendre ce garçon d’une insolence rare. Se fendant d’une profonde révérence, il lui déclara d’une voix profonde et moqueuse :

-Bonsoir ma chère sœur !

Et avant de sortir, il déclara avec une prétention sans bornes, c’est du moins le sentiment que partagèrent tous les autres acteurs de la scène :

-Ne vous en faites pas, pour ce qui est du carreau cassé, envoyez la note à mon père. Il se fera un plaisir de la payer. Bonsoir !

Terry embrassa à nouveau le tableau du regard, son éternel sourire moqueur aux lèvres. Il avait accompli sa mission – du moins l’espérait-il – sans que personne ne se doute de rien, et celle-ci s’était révélée encore plus agréable qu’il ne se l’était imaginée de prime abord. Il contempla tous ces visages féminins tendus vers lui dans l’expectative et dont un seul lui importait. Les yeux verts de sa demoiselle aux taches de son semblaient perdus dans la contemplation des siens. Il se retourna à regret pour ressortir et se mit à siffloter avec désinvolture en poussant la lourde porte d’entrée. Avant de la refermer derrière lui, il eut encore le temps d’entendre les voix indignées des filles derrière lui :

-Je n’ai jamais vu une telle insolence !
-Il mériterait une bonne correction !

Sur le perron de l’antique bâtisse, Terry laissa échapper un petit rire. Quelles pimbêches ces filles ! Il se sentait euphorique. Cette journée s’annonçait merveilleuse et il remercia en pensée la grand-mère de Patty qui lui avait permis de secouer son ennuyeux train-train quotidien, de jouer son rôle préféré du mauvais garçon en lutte contre toutes les autorités du monde et surtout, bien qu’il ne l’eût admis à aucun prix, d’approcher et d’observer Candy de bien plus près qu’il n’eût pu le faire sous ses fenêtres.

Edited by Nolwenn - 7/4/2014, 18:34
 
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view post Posted on 12/10/2013, 16:35
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Chapitre 4 (1ère partie)

L’anniversaire



Après ces quelques semaines de pensionnat, Terry se réveilla le matin du mardi 28 janvier 1913 avec une pénible sensation de vide. Il avait attendu en vain un quelconque signe de la part de son père, mais celui-ci était resté désespérément muet. Ce serait sans doute la première fois que celui-ci ne serait pas avec lui le jour de son anniversaire. Habituellement, le Duc passait toute ou partie de cette journée en compagnie de son fils et à cette occasion se montrait un peu moins distant, un peu plus humain. Il lui offrait des présents déraisonnablement coûteux, comme l’année précédente où il lui avait acheté cette superbe décapotable rouge et confié la bague de famille, une bague sans prix qui passait de générations en générations et sur laquelle étaient gravées les armoiries de la famille Grandchester. Terry y tenait comme à la prunelle de ses yeux et avait d’ailleurs emporté la chevalière avec lui au collège. Ce n’était pas tant le prix de cet objet qui lui importait mais plutôt ce que le geste de son père supposait. Le jeune homme avait eu l’impression que cette bague avait fait de lui un Grandchester à part entière, malgré tout ce que pouvait en dire son horrible belle-mère. Et si son père la lui avait offerte, c’est qu’en dépit de l’attitude froide qu’il avait constamment en sa présence, le duc devait sûrement considérer son fils aîné comme son véritable héritier.

Mais cette année, il n’y avait rien eu de tout cela. Depuis qu’il s’était débarrassé de lui au pensionnat du collège Royal de Saint Paul, le Duc de Grandchester n’avait absolument rien entrepris pour voir ou au moins rester en contact avec son fils et celui-ci avait le pénible sentiment d’avoir été complètement rayé de la vie de son père. Même si le jeune Terrence se montrait souvent agressif et insolent envers lui, il aspirait, plus que tout, à son affection, comme en témoignait la photographie qui trônait sur son bureau, dans sa chambre, au collège.

« Père, pourquoi ? » murmura-t-il accablé, en s’adressant à l’image austère du duc, qui, même pour la photo, n’avait pas daigné ébaucher le moindre sourire… « Pourquoi m’avoir arraché à ma mère et pris avec vous, puisque, visiblement, je vous ennuie ? Pourquoi m’avoir fait subir cette vie sans chaleur et sans amour ? Que vous avais-je donc fait ?» Terry fixait avec désespoir le cadre dans lequel l’homme, à l’abri de son verre poli, paraissait regarder par-delà son fils, semblant, comme dans la réalité, l’ignorer superbement.

Malgré son peu d’espoir qu’une telle chose puisse se produire, Terry avait attendu toute la journée que son père, enfin, se manifeste. Il avait suivi tous les cours, persuadé que la mère supérieure l’y ferait chercher en cas de nécessité et ensuite n’avait osé quitter sa chambre, de peur de le rater. Et voilà maintenant que le soir tombait sans qu’il n’ait eu la moindre de ses nouvelles. Le jeune homme debout, les larmes aux yeux, les deux mains appuyées sur son bureau, contemplait le visage sévère du duc, complètement démoralisé. La rage commença à bouillonner en lui. Son père n’avait pas à se comporter ainsi avec lui ! Un coup de tonnerre retentit quelque part dans le lointain faisant écho au violent coup de poing que le garçon venait d’asséner sur son bureau, faisant trembler la photo dans son cadre en bois. À la fois furieux et malheureux, Terry décida finalement de sortir pour se rendre à l’écurie afin de voir le seul être qui semblait vraiment espérer et apprécier sa présence. Il se passa la figure à l’eau froide : il fallait faire disparaître toute trace de larmes, cela ne siérait pas à l’esprit frondeur qu’il se plaisait à extérioriser. Il prit quelques morceaux de sucre qu’il gardait dans une boîte, au fond de son placard et les fourra dans sa poche. Avant de sortir, il inspira un bon coup et afficha le masque hautain sans lequel il se serait senti trop vulnérable, puis au moment où il allait poser la main sur la poignée de sa porte, celle-ci s’ouvrit et il se retrouva nez-à-nez avec son voisin de chambre, Archibald Cornwell.

-Oh, fit celui-ci décontenancé et surpris. Je me suis trompé, excusez-moi !

Le sang de Terry ne fit qu’un tour. Dans l’état de colère et de désespoir où il se trouvait déjà, c’était véritablement la goutte qui faisait déborder le vase. Que cet insupportable dandy qui parlait un peu trop de Candy à son goût, ose s’approcher de sa chambre, c’était trop ! Il ne prit pas la peine de réfléchir plus avant et ne chercha pas davantage à retenir le mouvement réflexe de son bras qui se détendit brutalement. Son poing partit avec violence dans la figure du garçon, qu’il envoya rouler à terre.

-La prochaine fois vous ferez attention, gronda-t-il entre ses dents serrées.

Abasourdi et encore par terre dans la position où l’avait fait tomber son adversaire, la main tentant sans succès d’apaiser sa mâchoire endolorie, Archibald n’en revenait pas de cette explosion gratuite de violence. Pour qui se prenait donc cet aristocrate prétentieux ? Se croyait-il au-dessus d’eux tous ?

-Mais qu’est-ce qui vous prend de me frapper, espèce de malappris ? s’emporta-t-il avec véhémence. Je me suis pourtant excusé !

Et comme le fils du Duc lui tournait ostensiblement le dos affichant une insolente indifférence, et s’en allait sans lui répondre, sans même lui jeter un regard, il s’écria au comble de la fureur, alors que quelques camarades s’étaient précipités pour tenter de le calmer :

-Revenez ici, si vous l’osez, espèce de grand lâche !

Mais Terry n’était absolument pas intéressé par une bagarre. Pas aujourd’hui, en tout cas. Pas le soir de son anniversaire. Il avait simplement écarté Archibald de son chemin comme on aurait écarté, d’un revers de la main, un insecte déplaisant qui n’arrête pas de vous importuner. Il avait certes été un peu brutal et pris son adversaire au dépourvu, mais quel satisfaction de vider son trop-plein de colère sur cet imbuvable dandy ! Et il poursuivit son chemin sans tenir compte des jérémiades et vaines menaces de son présomptueux voisin, tout en jetant avec nonchalance sa veste par-dessus l’épaule. De toutes façons, il se savait bien plus à l’aise que lui dans ce type de combat qu’il lui était arrivé plus d’une fois de pratiquer le soir, dans les rues de la capitale. Pas plus tard que le samedi précédent, en sortant d’un bar, il avait dû se défendre contre un grand type qui devait s’être imaginé qu’un gosse de riche était forcément une proie facile, incapable de se défendre. Ce dernier avait rapidement déchanté. Terry avait compensé la différence de poids et de taille par une souplesse, une énergie et une témérité qui avaient pris son adversaire au dépourvu. Celui-ci, déstabilisé par cette résistance à laquelle il ne s’attendait absolument pas avait rapidement abandonné son projet initial et s’était désengagé de la bagarre pour jeter son dévolu sur une proie moins rétive, au grand soulagement du fils du duc qui ne savait pas s’il aurait été capable de tenir longtemps la distance.

***



Alors qu’il approchait de l’écurie, un éclair troua la nuit, suivi d’un coup de tonnerre assez proche et d’un hennissement suraigu qui tira Terry de ses réflexions. Le fils du duc s’immobilisa un court instant devant l’entrée du bâtiment, surpris. Kenya, la petite alezane, n’avait pas pour habitude de pousser ce genre de cri, elle était plutôt de tempérament calme, ce qui était heureux pour une bête qui passait le plus clair de son temps enfermée dans sa stalle. Que lui arrivait-il donc ? L’approche de l’orage la rendait-il nerveuse ? Laissant ses yeux s’habituer à la pénombre qui régnait dans l’écurie, tandis qu’une agréable odeur de paille fraîche et de crottin assaillaient ses narines, Terry finit par distinguer la jolie tête de la jument et se rapprocha de son box en murmurant :

-Là, là… Tout doux, ma belle…

Curieusement, Kenya n’avait pas du tout l’air énervée et Terry se demanda un instant s’il n’avait pas rêvé. Un éclair illumina brièvement la stalle et la jument qui tendait sa tête vers lui pour recevoir la friandise à laquelle elle était accoutumée. Le craquement sonore qui suivit presqu’aussitôt cette intense lueur déclencha un bruyant remue-ménage dans le dos du garçon, et après un brusque haut-le-corps, celui-ci se retourna vivement et resta bouche-bée. Dans le box, en face de celui de la petite jument alezane, se tenait un cheval qui renâclait en encensant avec nervosité. C’était sûrement lui qui avait poussé ce hennissement strident tout à l’heure. Alors qu’il était là, médusé, Terry sentit une bourrade entre les omoplates. Kenya, d’un petit coup de naseaux, essayait de se rappeler à son souvenir et le jeune homme, fouillant au fond de sa poche, en retira un morceau de sucre et le lui présenta. Tandis qu’elle happait avec un plaisir évident la friandise, il s’étonna :

-Je ne savais pas que tu avais de la compagnie !

Le fils du duc alla au fond de l’écurie pour récupérer la lanterne qui s’y trouvait et l’alluma afin de voir de plus près le mystérieux cheval qui occupait l’autre box. C’était une jument. Une bête superbe, fine et racée qui l’épiait du fond de sa stalle, en grattant nerveusement la paille de son sabot droit. Sa robe blanche était parcourue de longs frissons. Terry s’étonnait de ne pas avoir été mis au courant de l’arrivée de cette merveille. Que l’heureux propriétaire de cette magnifique monture n’ait pas ressenti le besoin de fanfaronner auprès de ses camarades, voilà qui était nouveau et fort curieux. Habituellement, les garçons de ce collège ne manquaient jamais l’occasion d’étaler leurs privilèges et de montrer leur suprématie vis-à-vis des autres, dans quelque domaine que ce soit. À moins que cette bête n’appartînt à une fille ? À Candy peut-être ? Cela lui paraissait assez improbable mais pas forcément exclu. Terry soupira. Ce n’était pas à lui qu’arriverait une chose aussi merveilleuse : avoir un cheval à soi, dans le collège… La jument s’était un peu calmée et le regardait de ses grands yeux noirs bien écartés et frangés de longs cils.

-Bonjour, ma toute belle !

Les oreilles pointées vers lui, la magnifique bête répondit avec un hennissement doux et s’approcha lentement de lui. Terry, immobile, continua à chuchoter des encouragements et lorsqu’elle passa sa fine tête par-dessus la barrière en bois qui fermait le box, le fils du duc posa délicatement sa paume sur les naseaux palpitants et veloutés de la jument, qui frémit à son contact, sans toutefois se dérober, humant à petits coups saccadés cette odeur qui lui était inconnue sans l’être tout à fait. Terry glissa son autre main dans sa poche, tout doucement pour ne pas effrayer l’animal, puis lui offrit un bout de sucre. Après un bref moment d’hésitation, la jument engloutit la gâterie qui lui était tendue et le fils du duc s’enhardit et lui flatta l’encolure. Il la sentit frissonner sous ses doigts, lorsqu’un autre coup de tonnerre ébranla les cloisons de l’écurie puis entendit Kenya renâcler derrière lui et se retourna. La petite alezane secouait avec force la tête, étonnée et sans doute un peu jalouse que le garçon ne lui prête pas davantage attention.

-Désolé, Kenya, il va falloir partager, maintenant…

***



Puisque son père n’avait pas cru bon devoir se déplacer pour le voir, Terry avait décidé qu’il irait, le soir même, fêter tout seul son anniversaire au pub. Comme il n’avait absolument pas faim, il ne prit pas la peine de se rendre au réfectoire et préféra faire le mur dès qu’il eut quitté l’écurie. Sur le chemin, Terry repensa à la jument blanche en laquelle il avait reconnu un superbe demi-sang. Il s’imaginait les folles chevauchées qu’il aurait pu faire sur le dos de cette merveilleuse monture. Las… Il devrait en faire son deuil.

Le trajet jusqu’au pub n’était pas très long et Terry, à cette heure encore précoce de la soirée, ne fit aucune mauvaise rencontre avant d’arriver devant cet établissement sur la devanture duquel on lisait « Chez Bernie » en grosses lettres noires sur fond de flammes rouges et feu. Ici, il se sentait accepté sans jugement aucun. Lorsque Terry pénétra dans la salle sombre et enfumée, l’endroit bruissait de rires et d’invectives. Bernie, le propriétaire et tenancier du pub, un homme d’une quarantaine d’années, presque chauve mais doté d’une imposante moustache noire qui lui donnait l’air d’un pirate, se tenait derrière son comptoir, un chiffon à la main. Il était en train d’essuyer un verre qu’il déposa devant un client bedonnant, avant de le remplir d’un liquide ambré, avec une dextérité qui dénotait de longues années de pratique. Juste à côté du bar, quatre hommes, assis autour d’une table, jouaient aux cartes sous l’unique lampe de la pièce, entourés de nombreux spectateurs dont certains étaient passablement éméchés. C’étaient eux qui mettaient cette ambiance si animée dans le pub. Terry faillit ressortir séance tenante. Mais il s’agissait de l’établissement le plus proche du collège et il ne se sentait vraiment ni l’envie ni le courage d’aller plus loin. Il se glissa donc dans un angle de l’étroit triangle que formait la salle, à l’endroit le plus éloigné de toute cette agitation et se laissa tomber avec un soupir sur un banc, près de la fenêtre. Le tenancier, dont une partie du travail consistait à ne rien manquer de tout ce qui se passait autour de lui, ne tarda pas à venir le servir. Ce gamin, il le connaissait. Il venait souvent dans son pub et commandait toujours la même chose. Il lui avait déclaré avoir vingt ans, mais le tenancier était persuadé que le garçon était beaucoup plus jeune. Il avait lui-même un fils de quinze ans, avec lequel il avait parfois des rapports un peu tendus. Il connaissait les états d’âme des adolescents et aurait voulu dire à ce garçon de rentrer chez lui, que sa place n’était pas ici et que l’alcool ne résoudrait rien. Mais le gamin affichait un air à la fois si farouche et si résolu que l’homme n’osait tout simplement pas intervenir, malgré la détresse qu’il croyait déceler, sous l’attitude bravache, dans les yeux bleu-vert si expressifs. Un gosse de riche qui ne savait pas profiter de sa richesse, quelle pitié… S’il le chassait de son pub, Bernie savait qu’il échouerait dans celui d’un autre, peut-être moins à l’écoute que lui et qui le laisserait s’enivrer sans état d’âme aucun. Décidément, ce gamin était mieux ici et il déposa devant lui la boisson qu’il lui avait apportée.

Terry attendit que le patron du bar se retire et sortit son paquet de cigarettes de la poche de son pardessus pour en allumer une. La première bouffée qu’il en tira lui rendit un peu de cette sérénité dont il manquait tant ces derniers jours. La cigarette allumée à la main, il prit son verre de l’autre et d’une légère rotation du poignet, fit tournoyer le liquide qu’il contenait, les sourcils froncés, les yeux fixés sur les reflets dorés qu’avait engendrés ce tourbillon, perdu dans d’amères réflexions. Voilà un anniversaire dont il se souviendrait ! Ce n’était pas tous les jours que l’on avait seize ans, mais son père, tout autant que sa mère, avaient l’air de s’en moquer royalement. Et il n’avait pas non plus d’amis avec qui fêter dignement l’événement. Il n’avait personne. Il leva son verre pour un toast imaginaire et murmura, la voix pleine de sarcasme : « Joyeux anniversaire, Terrence Graham Grandchester ! Que la vie te soit douce !» Puis renversant la tête en arrière, il vida d’un trait le breuvage glacé et la brûlure qu’il ressentit aussitôt sur le trajet du liquide, oblitéra momentanément ses pensées sombres et moroses. Un visage parsemé de taches de rousseurs dansa devant ses yeux et son air renfrogné s’éclaira d’un léger sourire. La seule personne qu’il aurait voulu avoir à ses côtés était Candy… N’était-ce pas extraordinaire ? Cette fille dont il avait fait la connaissance à peine un mois plus tôt et qui depuis ne cessait de hanter ses pensées… Terry tira quelques bouffées de sa cigarette et se détendit un peu. Il commençait à se sentir moins mal et l’agitation qui régnait dans le pub ne lui faisait plus, ni chaud, ni froid. Il commanda un autre verre que le tenancier, bien malgré lui, vint placer devant lui. Cette fois-ci, il prit le temps de siroter son whisky, avec l’agréable impression, à chaque gorgée, d’emmagasiner énergie et bonne humeur. Les images se succédaient lentement dans son esprit. Candy sur le Mauretania, Candy au Savoy, Candy dans la chapelle, Candy allongée dans l’herbe, Candy appelant Capucin et, dernièrement, Candy dans le dortoir. Il se repaissait de ces images et ne vit pas le temps passer. Il se demanda s’il arrivait à la demoiselle aux taches de son de songer à lui. À chacune de leurs rencontres, elle le fixait d’un air si étonné et si curieux, qu’il ne pouvait en être autrement… Que pouvait-elle bien penser de lui ?

Alors que Bernie, le front barré d’un pli soucieux, s’approchait de Terry pour échanger le cendrier rempli de mégots contre un cendrier propre, celui-ci s’écria, d’une voix légèrement pâteuse :

-Tenancier ! Encore un verre s’il vous plaît !
-Vous êtes sûr ?
-J’ai seize ans aujourd’hui ! Ça se fête vous ne croyez pas ? Tenez, je vous invite ! Trinquons ensemble !

Terry se leva pour inviter l’homme à s’asseoir auprès de lui, mais il lui sembla que tout tanguait autour de lui et il se rassit lourdement. L’homme moustachu aurait voulu rétorquer quelque chose, mais ne savait pas trop par où commencer. Puis il se lança :

-Pourquoi ne fêtez-vous pas plutôt votre anniversaire en famille ?

Terry plissa les yeux, secoua la tête, puis passa une main dans ses mèches brunes, tout en tapotant de l’autre sa cigarette sur le cendrier.

-Pfff… famille ? ricana-t-il méchamment. Quelle famille ?

Le tenancier, un peu interloqué, avait l’impression de s’avancer sur un terrain miné, mais il poursuivit malgré tout :

-Votre père… votre mère ?

Ce gosse devait bien en avoir, d’où sortait-il tout cet argent sinon ? Terry rétorqua sur un ton bas et agressif :

-Je n’ai plus de mère, plus de père. Je n’ai plus personne !
-Allons, allons… ça ne peut pas être si noir que ça ! Vous devez bien avoir un frère ou une sœur ?
-Un frère ? Une sœur ? railla le fils du duc avec dédain en se représentant les exécrables enfants de la non moins exécrable duchesse. Non… Je vous dis que je n’ai personne. Mais si vous ne voulez pas trinquer avec moi, ce n’est pas grave, je boirai tout seul. J’ai l’habitude…

Bernie, cependant, trouvait son jeune client déjà suffisamment soûl comme cela et décida, contrairement à son habitude, de le lui faire savoir :

-Non, ça suffit, vous avez assez bu. Je ne sais même pas si vous tenez encore sur vos jambes !
-Et alors ? Ça ne vous regarde pas !
-Si ! Je ne tiens pas à ce qu’il vous arrive quelque chose dans mon pub. Si vous avez soif je peux vous apporter un jus ou une limonade.

Le jeune Grandchester, contrarié, eut une grimace suggestive. Ce n’était pas de limonade ou de jus dont il avait besoin en cet instant. De quoi se mêlait cet homme ? Mais le tenancier, qui d’ordinaire ne lui faisait jamais aucune remarque, campa sur ses positions à son grand déplaisir, et comme Terry ne semblait pas prêt à lui commander une boisson non alcoolisée, il le quitta et retourna derrière son comptoir.

Un coup de tonnerre plus puissant que les autres, mit en émoi les clients du pub, et le tenancier s’adressant à l’un des joueurs, se moqua :

-Je crois que le Seigneur est en furieux que tu sois sans arrêt en train de tricher…
-Laisse le Seigneur là où il est, Bernie. Tu sais bien qu’il ne fréquente pas ton bar…

Les autres s’esclaffèrent bruyamment.

Terry, perdu dans ses réflexions, discernait à peine ce qui se disait autour de lui et contemplait, à travers la fenêtre, la rue chichement éclairée par les lampadaires. Il avait passé sa main sur la vitre pour essuyer un peu de cette buée qui recouvrait toute la pièce, du sol au plafond, afin d’apercevoir l’extérieur. Là-bas, en face, se tenaient trois individus à la mine patibulaire, qui semblaient attendre quelque chose ou quelqu’un. Le fils du duc sortit un mouchoir de sa poche pour en frotter méthodiquement un rond sur la vitre et ferma à demi les yeux afin de mieux observer les trois personnages. Il faisait sombre et on n’y voyait pas grand-chose mais la silhouette de l’un d’eux lui semblait vaguement familière. Le grand, là… C’était… Qui était-ce, déjà ? Terry, l’esprit embrumé par l’alcool avait du mal à rassembler ses idées. Écrasant un énième mégot dans le cendrier, il se rapprocha tout près de la fenêtre, appuyant son front contre le verre glacé, les mains autour de son visage pour éliminer les reflets sur la vitre. L’homme, justement, regardait dans sa direction et Terry, soudain dégrisé par une brutale montée d’adrénaline, s’écarta brusquement de la vitre, le cœur battant. Il venait de reconnaître l’individu. C’était celui du samedi précédent. Que faisait-il là ? Il se sentit paralysé par l’inquiétante réponse qui se formait dans son esprit en effervescence. L’homme, dont il avait cru être débarrassé l’autre soir, était sans doute revenu là pour le coincer et avait amené en renfort quelques acolytes, pour être sûr de son coup, cette fois-ci. Terry était encore suffisamment lucide pour se rendre compte qu’il ne ferait certainement pas le poids face à ces trois gaillards, surtout dans le piteux état où l’alcool l’avait mis. Il ne pourrait pas non plus les distancer à la course, alors qu’il tenait à peine sur ses jambes. Que faire ?

Après un nouvel éclair suivi d’un grondement sourd, quelques gouttes commencèrent à s’écraser sur le sol. S’il ne voulait pas être surpris par la grosse averse qui se préparait, le fils du duc savait qu’il avait intérêt à regagner au plus vite Saint Paul, mais les trois hommes là-dehors risquaient de lui chercher des noises et il hésita. Peut-être, après tout, valait-il mieux attendre un peu, peut-être qu’ils finiraient par se lasser. Soudain ce fut comme si les vannes d’un barrage venaient de céder et les trombes d’eau qui se déversèrent brutalement sur la ville prirent au dépourvu les malheureux passants qui n’avaient pas eu la bonne idée de prendre les devants pour se mettre à l’abri. En quelques secondes, tout ceux qui se trouvaient dehors pataugeaient dans des ruisseaux en furie, trempés jusqu’aux os. Le rideau de pluie était si épais, que Terry ne distinguait plus rien au-delà de la vitre, mais il espérait – et supposait – que plus personne ne l’attendait de l’autre côté de la rue. Aucune personne sensée ne serait restée sous ce déluge… Les claquements sonores du tonnerre qui se succédaient à une cadence soutenue et le crépitement de la pluie qui s’abattait avec une violence inouïe sur les vitres, poussée par un vent déchaîné, avaient atteint un tel volume sonore qu’il rendait vain toute tentative de discussion, et les clients s’étaient tus et contemplaient, inquiets et effarés, cette effrayante manifestation de puissance que leur offrait Dame Nature.

Il était hors de question de s’aventurer dehors par un temps pareil et Terry remercia le ciel de ne pas être sorti quelques instants plus tôt. Il n’avait plus qu’à prendre son mal en patience et alluma une nouvelle cigarette. Il n’eut cependant pas à attendre bien longtemps avant que les éléments en furie ne se calment, presqu’aussi soudainement qu’ils s’étaient déchaînés. À peine une demi-heure plus tard, l’orage s’était éloigné, la pluie battante se transformant sans transition en un fin crachin, et le fils du duc décida de mettre à profit cette subite accalmie pour quitter le bar, préférant ne pas tenter le diable en s’attardant davantage sur les lieux. Il prit appui des deux mains sur la table pour se relever, attendit un moment que cesse le tangage autour de lui, puis se dirigea vers la sortie en titubant légèrement, malgré les mises en gardes du patron qui lui conseillait de patienter encore un peu. L’eau, en effet, continuait à déborder en flots des caniveaux, et les avenues ressemblaient plus à des rivières qu’à des rues. Mais mieux valait être trempé que roué de coups, c’est du moins ce que se disait Terry, la main sur la poignée de la porte du pub, en jetant un regard circonspect aux alentours. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y avait pas un chat dans la rue et le garçon s’élança sous la pluie. Le contact de l’eau glacée qui s’infiltrait dans ses chaussures et mouillait son visage chassa une partie des vapeurs alcoolisées qui lui brouillaient l’esprit, redonnant une certaine fermeté à sa démarche hésitante. La lune choisit cet instant pour faire une brève apparition entre les nuages, éclairant les rues désertes et ruisselantes d’une lueur fantomatique et l’héritier du duc allongea le pas, soudain pressé de retrouver la chaleur et le confort de sa chambre, au collège.

***

 
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view post Posted on 22/10/2013, 14:04
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(chapitre 4, 2ème partie)

Ce fut une épouvantable migraine, doublée d’une très désagréable sensation nauséeuse qui tira Terry du sommeil agité dans lequel il avait fini par sombrer la veille. Il lui fallut un certain temps avant de se remémorer l’endroit où il se trouvait et la raison de l’état comateux dans lequel il se réveillait. Désorienté, il referma les yeux, essayant sans y parvenir de chasser les vagues intolérables qui l’assaillaient. Lui, le lève-tôt, n’avait pas le moins du monde envie de quitter son lit ce matin-là, bien qu’il fît jour et que l’activité régnant dans les couloirs indiquât qu’il était sans doute déjà l’heure de se rendre au réfectoire. Trop épuisé par les excès de la veille, il n’avait pas dû entendre la cloche qui signalait le lever. L’esprit encore tout embrumé, il se cacha sous les draps, avec une folle envie de se réfugier à nouveau dans la bienheureuse inconscience que procurait le sommeil.

On toqua à la porte et la voix de la sœur Elisabeth se fit entendre :

-Terrence, la mère supérieure veut vous voir dès que vous serez prêt.

Sous ses draps, le fils du duc se renfrogna, hésita, puis grommela une réponse inintelligible. Sa première réaction avait été de ne pas se manifester du tout, mais la sœur n’aurait pas manqué de s’introduire dans sa chambre pour être sûre qu’il n’y soit pas et il n’y tenait absolument pas. Il savait que la pièce empestait l’alcool et la cendre froide et que lui-même se trouvait dans un piteux état, sans parler de ses vêtements qui traînaient, ça et là, éparpillés au sol. Encore des réprimandes en perspectives, songea-il contrarié. Il n’arrivait plus trop à se souvenir comment avait fini la soirée. Il n’avait peut-être pas pris toutes les précautions nécessaires en rentrant au collège, imbibé qu’il était par l’alcool, et son escapade en ville n’était probablement pas passée inaperçue. En tout cas, il avait eu de la chance la veille, avec cet orage providentiel qui avait fait fuir les trois individus qui sans aucun doute comptaient s’en prendre à lui.

-Terrence ? reprit la sœur sur un ton impatient.
-Oui… marmonna-t-il. Je prends une douche et j’arrive.

Le fils du duc rejeta d’un geste brusque le drap sous lequel il avait espéré s’abriter, et se redressa sur son lit, non sans une grimace. Cette impression d’avoir le crâne pris dans un étau était vraiment abominable. Au ralenti, pour ne pas amplifier ces élancements qui le mettaient au supplice, il ouvrit en grand la fenêtre afin d’aérer. Une agréable odeur de terre mouillée envahit la pièce, chassant en partie celle, nauséabonde, qui y flottait jusqu’à présent. Terry ramassa ses vêtements, encore humides de la veille, pour les suspendre dans un coin de sa chambre. La douche lui fit le plus grand bien, mais cette trêve fut de bien courte durée et l’insupportable sensation que quelqu’un s’amusait à battre du tambour à même son cerveau reprit de plus belle. Terry ferma les yeux, sentant le sang pulser douloureusement dans ses tempes. Qu’est-ce qui lui avait pris de boire autant la veille ? La question était bien entendu de pure forme. Le jeune homme savait parfaitement pourquoi il s’était ainsi laissé aller. Tout était de la faute de son père ! Mais ce qui était fait, était fait, et le fils du duc haussa les épaules avec un certain fatalisme, ce qui lui valut un nouveau spasme douloureux. Son visage se crispa et il s’immobilisa, pour laisser à la douleur le temps de refluer. Puis, contrairement à ses habitudes, il se prépara avec minutie, choisissant une tenue propre qu’il rectifia avec soin devant le miroir pour paraître à son avantage devant la mère supérieure : il ne se sentait pas dans une forme suffisante pour l’affronter avec son arrogance habituelle et espérait ainsi écourter au maximum l’entrevue.

Terry fut heureux de ne croiser personne dans les couloirs. Il ne se sentait pas en grande condition – c’était un euphémisme – et une confrontation avec son voisin Archibald n’aurait sans doute pas pu tourner à son avantage. Par chance, tout le monde était déjà parti prendre le petit-déjeuner. Lui s'en passerait pour aujourd’hui. De toute façon, il se sentait l’estomac barbouillé et n’avait pas du tout faim. Il traversa le parc pour se rendre au bâtiment administratif sans rien remarquer des milliers de gouttelettes qui, accrochées aux branches des arbres, scintillaient de mille feux dans les rayons pâles du soleil levant.

Le jeune homme frappa à la porte du bureau de la mère supérieure. Une voix autoritaire et cassante se fit entendre :

-Entrez !

Terry ferma un instant les yeux, prit une grande inspiration et entra dans le bureau, un masque froid figeant ses traits tirés. La directrice du collège Saint Paul était, comme à l’accoutumée, assise à son bureau devant un tas de paperasses. Elle devait être en train de remplir un formulaire car elle l’attendait, penchée sur ses papiers, la tête relevée, la plume à la main. Elle s’écarta légèrement de son bureau et se mit à dévisager avec attention l’élève qui se tenait devant elle, notant sa tenue impeccable mais aussi son visage plutôt pâle et marqué par les cernes. Avait-il seulement dormi la nuit précédente ? L’adolescent, immobile, attendait en silence la tempête qui n’allait pas manquer lui tomber dessus et qui n’arrangerait certainement pas cette horrible migraine qui depuis le début de la matinée n’avait pratiquement pas cessé de lui faire souffrir le martyre.

-Où étiez-vous passé, Terrence ?

Terry aurait voulu rétorquer qu’il avait bien fallu qu’il aille fêter tout seul son anniversaire, puisque personne ne s’était donné la peine de venir le fêter avec lui, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge et ne purent franchir ses lèvres. Il se redressa, s’efforçant de masquer son émotion et de conserver malgré tout une attitude impassible.

-Nous vous avons cherché toute la soirée, continua la mère supérieure exaspérée par le mutisme de son élève. Votre père souhaitait vous parler…
-Mon père ? l’interrompit Terry, secoué.
-Oui, le Duc est venu hier, et il était d’ailleurs assez contrarié de ne pas avoir pu vous rencontrer !

Il avait fallu au jeune Grandchester faire appel à la moindre parcelle de volonté qu’il avait en lui, pour ne pas extérioriser davantage l’état de trouble dans lequel cette nouvelle inattendue l’avait jeté, l’inondant d’une joie sauvage qui l’avait pris au dépourvu. Son père était venu… Le duc s’était déplacé pour lui… Une petite voix chantonnait dans sa tête et contre toute attente, la migraine qui lui enserrait le crâne commença à céder du terrain. Dans le même temps une certaine colère se mit à gronder en lui. Pourquoi son père avait-il attendu la dernière minute pour venir au collège, lui laissant croire toute la journée, sans parler des semaines précédentes, qu’il l’avait remisé aux oubliettes ? Pourquoi ne s’était-il pas manifesté plus tôt ? N’y avait-il pas là une certaine volonté de sa part ? Terry était presque tenté de croire qu’il l’avait fait exprès. Mais après tout, quelle importance ? Pourquoi se soucier des raisons qui dictaient les faits et gestes de cet homme sans cœur qui avait préféré se séparer de son fils après l’avoir, déjà, séparé de sa mère ? Et d’ailleurs, qu’était-il venu faire au collège ? S’excuser de l’avoir ainsi délaissé ?

La directrice observait le fils du duc et la gamme d’émotions qu’elle avait lue dans ses yeux l’avait un peu décontenancée. Que ce garçon semblât si étonné que son père fût venu le voir un jour comme celui-ci lui paraissait proprement étrange.

-Terrence, votre père a fait amener hier une jument qu’il a laissée à l’écurie du collège pour vous…

La mère supérieure se tut, médusée par la réaction de l’adolescent, qui avait encore pâli et semblé, un très court instant, sur le point de perdre pied. Depuis qu’il s’était introduit dans son bureau, quelques minutes plus tôt, elle ne reconnaissait plus le jeune Grandchester. C’était la première fois qu’elle le voyait manifester d’autres sentiments que la morgue et la condescendance dont il ne se départait jamais. Elle qui s’imaginait déjà que le fils du duc allait la gratifier de son éternel sourire goguenard, trop satisfait de voir la façon dont elle s’inclinait, une fois de plus, devant les exigences du duc, elle devait admettre que le visage pétrifié et le silence de son interlocuteur avaient quelque chose d’inhabituel et même d’un peu inquiétant et pour susciter une réaction qui se faisait attendre, elle éleva la voix et s’enquit :

-Terrence ! Vous m’entendez ?

Le garçon sembla sortir de sa transe et se renfrogna. Après l’explosion de bonheur qui l’avait submergé et déstabilisé, sa méfiance naturelle avait repris le dessus. Sa joie muselée, il était redescendu sur terre. Que croyaient-ils tous ? Et que croyait donc son père ? Qu’il pourrait l’acheter avec ses cadeaux extravagants? Sûrement pas ! Même cette jument ne pourrait pas faire l’affaire. Mais tout de même, il s’agissait d’une merveilleuse jument… Le fils du duc, assailli par des pensées contradictoires, laissa errer son regard couleur océan sur les murs de la pièce avant de le poser sur le visage sévère de la directrice qui l’observait, dans l’expectative. Il devait s’avouer que c’était vraiment un merveilleux cadeau et avec cette soudaine prise de conscience, il se sentit moins seul, moins démuni, et une partie de la tension qui n’avait cessé de s’accumuler ces derniers jours se relâcha. Retrouvant un peu de sa morgue il lui répondit sur un ton froid :

-Difficile de faire autrement. Je ne suis pas sourd.
-Terrence ! Je vous interdis de répondre de cette façon !
-Sinon vous me mettrez à la porte, c’est ça ?
-Terrence !

La mère supérieure pesta intérieurement. Elle ne tirerait rien de plus de l’adolescent qui avait repris son air irrespectueux et hautain des grands jours. Un peu troublée par ce qu’il avait, malgré tout, laissé percer sous sa carapace d’arrogance, elle ajouta, pressée de clore un entretien qui la mettait mal à l’aise :

-Votre père a aussi laissé un paquet pour vous, à l’écurie. Je compte sur vous pour être très prudent lorsque vous monterez votre jument. Vous pouvez vous retirer.

* * *



Terry ne se souvenait plus comment il était sorti du bureau de la directrice ni comment il était parvenu jusqu’à l’écurie. Le fait était qu’il se tenait à présent devant la construction en bois, l’air égaré, le cœur battant de façon désordonné dans sa poitrine. Les deux bêtes saluèrent son arrivée d’un hennissement sonore, mais le jeune homme n’avait d’yeux que pour celle du box de droite et n’arrivait pas à détourner son regard du merveilleux présent de son père, certain que s’il cessait de fixer la magnifique bête, celle-ci se dissiperait immédiatement dans l’éther. Cette jument que la veille encore il avait rêvé de posséder, tout en étant parfaitement conscient qu’il s’agissait là d’un souhait utopique, cette jument était à présent la sienne. Comment était-ce possible ? L’émotion qui l’étreignait en la contemplant lui coupait le souffle. Comment le duc, cet être si froid et si négligent, avait-il pu deviner le besoin qu’avait son fils de cette présence amie ? Terry fronça les sourcils. Cela ne pouvait-être que le fruit du hasard et il se leurrait s’il s’imaginait que son père avait passé du temps à penser à lui en choisissant ce cadeau d’anniversaire. Cet homme trop riche ne savait pas quoi faire de ses millions et avait dû envoyer Henry s’occuper de cette besogne à sa place, se débarrassant ainsi de son devoir de père…

Se secouant, le jeune homme, se souvenant des paroles de la mère supérieure, finit par s’arracher à sa contemplation et jetant un regard circulaire, découvrit rapidement dans un coin le colis qu’elle avait mentionné et sur lequel était inscrit son nom. S’il l’avait remarqué la veille, il ne serait pas sorti s’enivrer comme il l’avait fait. Il se pencha pour soulever le paquet, relativement léger, et tira avec une certaine impatience sur la ficelle qui le maintenait fermé. Une carte s’en échappa qu’il saisit au vol. Le message qu’elle contenait était assez laconique :

« Elle s’appelle Sheila. Joyeux anniversaire mon fils. »



Ce mot était accompagné de la signature paraphée de son père. Terry reconnaissait bien là le style lapidaire du duc. Pas d’épanchements, pas d’émotions, pas de manifestation intempestive de sentiments. À croire que cet homme n’était pas exactement un être humain. Pourtant, le somptueux cadeau qu’il venait de lui offrir, prouvait qu’il avait su deviner les désirs de son fils. Cela ne pouvait pas être juste le fruit du hasard…

***



Le jeune Grandchester avait décidé de mettre à profit l’heure de l’office du matin pour aller faire une balade sur sa nouvelle jument, Sheila, dans l’immense parc du collège. La prière, très peu pour lui. Malgré son envie d’y revoir Candy, il n’était pas retourné à la chapelle depuis la fois où il y avait fait son irrévérencieuse apparition. Quoiqu’en un jour comme celui-ci, il serait bien allé y faire brûler un cierge, n’auraient été tous ces hypocrites qui en garnissaient les bancs et l’autel.

Le paquet qu’avait laissé son père contenait une tenue d’équitation neuve que Terry avait choisi d’étrenner sans tarder et qui lui allait comme un gant, rehaussant encore, si cela était possible, sa prestance naturelle. Lorsqu’il l’avait menée dehors par la bride, la jument l’avait calmement suivi, mais une fois à l’extérieur, elle n’avait cessé de danser sur place, secouant avec nervosité son encolure à la fois gracieuse et musclée, et faisant voltiger en tous sens sa longue crinière comme une extraordinaire flamme lumineuse, incapable semblait-il de se tenir un instant immobile et le jeune homme avait eu un certain mal à enfourcher cette monture qui se dérobait chaque fois qu’il tentait de mettre le pied à l’étrier. Ensuite… Ensuite, cela avait été un rêve. Malgré son caractère ombrageux, Sheila répondait à la moindre sollicitation de ses mains, à la moindre pression de ses jambes, se lançant sans se faire prier dans un trot souple et élastique ou un galop moelleux et cadencé, au gré des invites de son cavalier. Cette impression de totale maîtrise avait été véritablement grisante…

La fabuleuse sensation de liberté et d’allégresse qui l’avait accompagné tout au long de la promenade continuait à l’habiter alors qu’il s’occupait de la jument, bouchonnant avec une vigueur empreinte de délicatesse la belle robe soyeuse, pour lui rendre son lustre et son éclat. La jument se laissait faire avec une évidente satisfaction, poussant de temps à autre un petit hennissement au timbre grave et doux. Terry devait reconnaître que son père ne s’était pas moqué de lui et pour la première fois, depuis bien longtemps, il se sentait en paix avec lui-même, son affreuse migraine à présent plus qu’un lointain souvenir. En remettant en place le matériel de pansage, son regard tomba sur la cravache ou plutôt le fouet, qu’il avait découvert un peu plus tôt, posé contre le mur, auprès de la selle et de la bride de Sheila et dont il n’avait pas pris la peine de se munir lors de sa sortie à cheval. Il n’avait d’ailleurs pas eu à le regretter, mais maintenant, l’idée de s’en servir lui trottait dans la tête. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait testé son adresse au fouet et il se demandait s’il avait gardé l’habileté qu’il avait déployée l’été précédent, en Écosse, devant les yeux ébahis du petit Marc.

Avant de quitter l’écurie, Terry caressa longuement les deux juments. Kenya, qui n’avait pas reçu sa friandise habituelle et qui ne comprenait rien à l’attitude du garçon, renâcla plusieurs fois, espérant qu’il finirait par se rendre compte qu’il avait oublié quelque chose d’important. Mais lorsqu’il avait quitté sa chambre ce matin-là, le jeune homme n’avait pas imaginé une seconde qu’il se rendrait directement à l’écurie après l’entrevue, et il n’avait rien à lui offrir. Furetant dans l’écurie, il ne lui fallut que quelques instants pour découvrir un sac d’avoine dans un coin d’une des stalles vides. Et bien qu’il sût que l’avoine n’est pas exactement ce qui convient à un animal manquant d’activité, il se dit que pour une fois, cela ne pourrait lui faire du mal et déposant son fouet, il enfonça résolument ses mains dans le sac de graines et en tira deux pleines poignées qu’il présenta à chacune des juments. Il alla ensuite récupérer le fouet et sortit de l'écurie.

Edited by Nolwenn - 26/10/2013, 15:25
 
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view post Posted on 26/10/2013, 14:28
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Voilà le passage que vous attendiez... J’espère qu’il ne va pas trop vous décevoir…

Chapitre 5 (1ère partie)

L’enveloppe retournée



Terry venait d’arriver dans l’un de ses coins préférés. Dans cette partie du parc, les majestueux chênes centenaires, sans doute davantage à l’abri qu’ailleurs, étaient encore, pour la plupart et malgré la période avancée de l’hiver, habillés d’une bonne partie de leurs feuilles, même si celles-ci avaient perdu la couleur chatoyante qu’elles arboraient encore l’automne précédent et semblaient n’être plus qu’une pâle ombre de ce qu’elles avaient été quelques mois auparavant. Le jeune homme, soudain conscient de l’odeur de terre humide qui saturait l’air, ferma les yeux et eut un soupir d’aise. Durant quelques merveilleux instants, ces enivrantes sensations olfactives l’avaient transporté en Écosse, dans ces forêts où il aimait tant vagabonder. Mais lorsqu’il rouvrit les yeux, il dut redescendre sur terre et se rendre à l’évidence. Il était bel et bien dans son collège, à Londres…

Baissant les yeux sur le fouet qu’il tenait en main, il déroula la longue lanière en cuir qu’il fit claquer plusieurs fois afin de juger de sa longueur et de son équilibre. Assez satisfait des premières impressions ressenties, il jeta un regard circulaire pour se choisir une cible. La mèche, bien qu’un peu plus longue que celle du fouet sur lequel il s’était entraîné, fendait l’air avec un mouvement très fluide et proche de celui auquel il s’attendait et il estima qu’il ne lui faudrait sans doute que quelques essais avant de maîtriser parfaitement l’instrument. Le jeune homme avisa l’une des nombreuses feuilles mortes qui ornaient encore « son » chêne, celui dans lequel il se plaisait à grimper. Il s’était donné pour objectif de l’atteindre du premier coup, sans toucher aux autres et ajustant avec soin le manche dans sa main, prenait tout son temps pour se concentrer, lorsqu’il entendit le craquement des branches et des feuilles mortes que l’on foule. Soufflant d’exaspération le fils du duc se tourna silencieusement dans la direction du bruit. Pour une fois, il se sentait en paix avec lui-même, mais n’avait pas plus envie qu’habituellement d’être obligé d’engager une de ces insipides conversations avec l’un de ses non moins insipides condisciples. Peu disposé à se laisser importuner par une quelconque présence, il se hissa lestement dans l’arbre qui le surplombait, tout en essayant de ne pas trop faire craquer sur son passage les dernières feuilles toutes desséchées, retrouvant avec aisance et naturel les meilleures prises repérées au cours de ses escalades antérieures. Il s’accroupit sur une branche, sur laquelle il ne s’installait pas d’ordinaire, pour mettre le tronc du chêne entre lui et l’origine du bruit.

À peine quelques instants plus tard, il discerna, à travers les branches, une forme qui se mouvait et son cœur se mit à battre plus fort. Il s’agissait peut-être de Candy ? Après tout il l’avait déjà aperçue en train de se promener dans le parc. Mais une seconde forme se détacha de la première et Terry dut convenir qu’aucune des deux n’avait une allure féminine. Les deux silhouettes se déplaçaient, sous le couvert des buissons, en jetant de fréquent coups d’œil tout autour d’eux, comme si elles craignaient l’arrivée de quelque mystérieux personnage. Puis elles s’immobilisèrent non loin de son chêne et il distingua leurs murmures étouffés :

-T’as pas entendu, comme des claquements ? Il y a sûrement quelqu’un…
-Tu vois quelqu’un, toi ? répondit l’autre sur le même ton en balayant du regard, l’espace autour d’eux. Ça doit être une branche qui a craqué…
-C’était pas un bruit de branches, insista le premier, une note d’inquiétude dans la voix.
-Tu as peur de quoi ? s’enquit son camarade, un rien moqueur.
-Mais de rien, s’agaça l’autre.

Les voix lui paraissaient familières mais il n’arrivait pas à mettre de nom sur leurs propriétaires. Fort heureusement pour lui, aucun des deux n’avait eu l’idée de relever la tête vers lui, car avec sa veste rouge, et même en partie dissimulé derrière le tronc et les quelques feuilles aux tons délavés qui avaient décidé de s’accrocher aux branches sur lesquelles elles s’étaient épanouies au printemps précédent, il serait difficilement passé inaperçu. Déconcerté et intrigué par le comportement étrange des deux garçons, il les observa tandis qu’ils s’enfonçaient dans les buissons. On aurait dit qu’ils préparaient un guet-apens. Terry scruta les environ se posant la question de savoir ce que projetaient ces deux-là, sans toutefois rien remarquer de particulier. Il se demandait ce qu’il allait faire et se préparait à prendre son mal en patience lorsqu’il perçut un bruit de dispute. Il fronça les sourcils en apercevant la tignasse châtain d’un garçon qui s’approchait de l’arbre dans lequel il s’était perché, traînant derrière lui une demoiselle clairement non consentante. Son front se plissa encore davantage lorsqu’il reconnut les boucles blondes de Candy, mais il se détendit lorsque la jeune fille d’un mouvement sec du bras se libéra de l’étreinte inopportune du malotru. Mademoiselle Taches de Son, avec son petit caractère bien affirmé, ne semblait pas prête à se laisser faire et il sourit en entendant le commentaire moqueur qu’elle avait lancé à son agresseur.

Ce n’était effectivement pas l’intelligence qui étouffait le nouveau. Il avait pu s’en rendre compte par lui-même lors des quelques cours auxquels il avait assistés. Le garçon, Niel, si ses souvenirs étaient bon, n’avait vraiment pas l’air à l’aise dans les apprentissages, c’était le moins que l’on puisse dire, et les rares fois où il avait été interrogé, son éloquent silence provoquait murmures et rires étouffés. En tout cas, une chose était sûre, Candy le connaissait et il se renfrogna. Quelles étaient les relations entre ces deux-là ? Le petit air mutin de la jeune fille et le clin d’œil qu’elle lui avait adressé prouvait qu’elle se sentait plutôt à l’aise avec ce garçon qu’elle tutoyait sans complexe. Connaissait-elle donc tous les garçons du collège, alors qu’elle venait tout juste d’y arriver ? Ses voisins de chambre, l’insupportable dandy et le savant fou et maintenant cet âne bâté ? Qui d’autre encore ? Puis il se fit la réflexion qu’ils étaient tous américains. Qu’étaient-ils tous venus faire dans ce collège londonien ? Les États-Unis étaient-ils à ce point arriérés qu’on n’y trouvait point de quoi éduquer les jeunes gens de bonne famille ? Les États-Unis, un pays de sauvages… le pays… de sa mère… Terry ferma les yeux, une boule d’émotion dans la gorge.

Au-dessous de lui le dénommé Niel, visiblement ulcéré par les paroles narquoises de la jeune fille, venait d’appeler à la rescousse les deux garçons qui s’étaient dissimulés quelques moments auparavant dans les buissons et ceux-ci sortirent de leur cachette en ricanant, l’air mauvais. Voilà donc ce que préparaient ces deux voyous qu’à présent Terry reconnaissait : Edmond Fitzgerald, le grand brun qui s’approchait en mâchouillant avec désinvolture un brin d’herbe, fils unique d’une riche famille irlandaise et son alter ego, le petit à lunettes, Harold O’Donnel, d’origine irlandaise lui aussi et presqu’aussi fortuné que son camarade, comme d’ailleurs la plupart de ceux qui fréquentaient le collège. Le fait que ces deux-là se soient acoquinés avec cet idiot d’américain ne l’étonnait qu’à moitié. Ils n’étaient guère plus futés que lui et avaient déjà montré, à plusieurs reprises, leur mauvais esprit. Le fils du duc s’était raidi sur son perchoir. Candy les connaissait-elle aussi ? Sûrement, car après un bref moment d’inquiétude et de surprise, la jeune fille retrouva son aplomb et, pas plus perturbée que cela par leur brusque apparition, elle dévisagea Niel, les mains sur les hanches, l’expression malicieuse, et elle se moqua :

-C’est pas non plus la bravoure qui t’étouffe. C’est comme les autres fois chez nous, quand tu préparais un mauvais coup. Tu n’avais pas le courage de le faire tout seul.

Terry crispa son poing sur le manche du fouet. Il n’aimait pas du tout ce qu’il voyait et entendait. Candy semblait connaître depuis un certain temps cette espèce de benêt et l’avait peut-être même déjà aidé à réaliser ses « mauvais coups » comme elle disait. Ce n’était pas du tout, mais alors pas du tout ainsi qu’il s’imaginait sa petite Taches de Son. Pourquoi fréquentait-elle ce genre de voyou ? Il fallait qu’il en sache plus, et il retint sa respiration pour ne rien manquer des dialogues échangés.

Enhardi par la présence de ses acolytes, Daniel Legrand, quant à lui, ne s’était pas laissé démonter par les remarques désobligeantes de Candy et tendant un doigt accusateur vers celle qu’il avait toujours pris un malin plaisir à considérer comme son souffre-douleur depuis qu’elle avait eu le malheur de croiser son chemin, il s’exclama, avec une morgue et une assurance que la présence de ses camarades lui avaient permis de retrouver :

-Candy, tu parles beaucoup trop ! Dis-moi un peu, ta robe, avec quoi est-elle faite, hein ?

Terry, du haut de son arbre, fronça les sourcils, incapable de comprendre où Niel voulait en venir. Sa demoiselle aux taches de rousseur, d’ailleurs, ne semblait pas davantage savoir de quoi il parlait.

-Quoi ?! s’étonna-t-elle en inclinant son joli minois pour examiner avec une expression de totale incompréhension, la robe noire qu’elle avait, comme il se devait, revêtue le matin même avant de se rendre à la chapelle.

-Il paraît que chez Pony on retourne les enveloppes !

Terry était de plus en plus perplexe. Qu’est-ce que c’était que cette histoire d’enveloppes retournées et qui était ce Pony ? Décidément, Candy connaissait beaucoup, beaucoup trop de monde à son goût et le visage du jeune homme se ferma, tandis que Neil, très fier de sa trouvaille continuait : « Pourquoi pas les robes ? » avant d’éclater d’un rire sardonique. Il lança un coup d’œil d’invite à ses camarades, élicitant un ricanement de la part de Harold. Edmond cracha le brin d’herbe qu’il n’avait cessé de mâchonner, l’air plus mauvais que jamais et les trois garçons s’avancèrent vers la jeune fille qui commençait à se sentir prise au piège.

-Si on regardait de plus près ? ajouta Niel en se rapprochant encore d’elle pour mettre son projet à exécution.

Sans lui en laisser le temps, Candy, du plat de la main, frappa avec virulence le bras qui tentait de la saisir par l’épaule, en un geste réflexe, né de ses nombreuses bagarres avec les garçons de la maison Pony, tout en s’exclamant, furieuse et indignée :

-Non… Lâche-moi !

Niel, battit en retraite, visiblement désarçonné par la violence de cette réaction à laquelle il ne s’attendait pas. Il savait que la petite peste n’avait pas pour habitude de se laisser faire, mais là, avec ses deux complices, il s’imaginait, apparemment à tort, qu’elle serait plus docile. Et d’ailleurs, qu’attendaient-ils ces deux-là pour intervenir ? Après un moment d’hésitation, ses camarades décidèrent enfin d’entrer dans la danse. Ce n’était pas une petite orpheline de rien du tout et pleine de mauvaises manières qui allait leur faire peur, que diable ! Terry dans son arbre, serrait le manche du fouet avec une telle énergie qu’il s’enfonçait, sans s’en rendre compte les ongles dans la paume de la main. En même temps, si cette fille fréquentait tous ces types, elle n’avait qu’à se débrouiller avec eux. Il n’était pas son chevalier servant !

Candy, elle, se défendait comme une diablesse, en hurlant :

-Je vous défends de me toucher sales brutes !

Mais un croche-pied traître eut raison d’elle et elle s’affala lourdement au sol en poussant un cri affolé. Terry, secoué par une brusque montée d’adrénaline faillit perdre l’équilibre. Les garçons, au pied de l’arbre, avaient encerclé avec vivacité la jeune fille à terre et Niel, triomphant, se redressa de toute sa hauteur au-dessus d’elle, en ricanant de plus belle. Les deux autres se précipitèrent vers elle, l’un l’agrippant sans douceur par un bras et par l’épaule et l’autre lui enserrant avec brutalité le poignet et lui tirant les cheveux.

-Aïe ! Lâchez-moi ! s’écria Candy en se tortillant dans tous les sens pour essayer d’échapper à ses deux agresseurs, tandis que Niel, les yeux brillants de satisfaction contemplait la scène, le menton dans une main, un sourire mauvais aux lèvres. Enfin, Candy était à sa merci ! Il en avait plus qu’assez qu’elle se moque de lui. Enfin, elle allait payer !

Terry n’avait pas eu l’intention d’intervenir. D’abord, Candy n’avait qu’à pas fréquenter ces lâches, et puis, il n’avait absolument pas envie de troquer sa réputation de voyou arrogant contre celle de chevalier défenseur de la veuve et de l’orphelin. Mais là, il avait déjà suffisamment attendu. Ces garçons étaient vraiment allés trop loin et il regrettait à présent de ne pas s’être interposé plus tôt. Personne n’avait le droit de traiter de la sorte sa demoiselle Tache de Son, ni d’ailleurs n’importe qui d’autre. Cependant il était trop mal placé pour intervenir efficacement : il n’était pas sûr d’avoir conservé toute sa dextérité dans le maniement du fouet et il risquait de blesser la blonde demoiselle. Il se déplaça prudemment et sans bruit pour avoir un meilleur angle d’attaque tandis qu’en bas les garçons continuaient à martyriser leur malheureuse victime tout en se moquant d’elle.

-Tu as beau avoir été fille d’écurie, lâcha Niel avec mépris, tu ne seras pas la plus forte.
-Arrêtez ! gémit Candy, qui commençait à prendre peur. Vous me faites mal ! Lâchez-moi !
-Si on te fait du mal, tu n’as qu’à hennir, ricana le gros à lunettes en approchant sa figure couverte de boutons tout près du visage effrayé de la jeune fille et en tirant encore plus fort sur les boucles blondes.
-Bonne idée, reprit Niel, tout à fait emballé par la proposition de son camarade. Tu n’as qu’à hennir et on va te lâcher !

Mais Candy se doutait bien que si elle commençait à leur céder, il n’y aurait plus de limite à leurs prétentions. Et elle ne voulait et ne pouvait les laisser faire.

-Non, je ne veux pas ! s’exclama-t-elle avec désespoir, en se débattant furieusement.

Pourquoi s’était-elle laissé entraîner par cette détestable fripouille ? Elle qui le connaissait si bien aurait dû se douter qu’il n’agirait pas seul. Maintenant qu’elle y songeait, elle aurait dû remarquer plus tôt son air sûr. Ce n’était pas dans ses habitudes de montrer une telle assurance. Elle s’était bêtement imaginé qu’elle ne risquait rien puisqu’Élisa, la tête pensante de cet affreux duo, était restée là-bas, avec Patty, et avec une certaine présomption, elle avait présumé de ses forces. Et maintenant ? Qu’allait-il se passer lorsqu’elle n’aurait plus l’énergie pour leur résister ?

-Fais ce qu’il te demande, tu entends ? insista Niel en exultant.

Puis après une pause, qu’il espérait théâtrale, il pointa à nouveau un index menaçant vers elle avant de lui lancer avec le mépris le plus total :

-Cette école n’est pas faite pour les filles de ton espèce ! Ta place est dans une étable !

Niel n’avait pas plus tôt fini sa phrase que la mèche d’un fouet l’atteignit au visage, lui arrachant un cri de douleur et d’incrédulité. Il se recula vivement, la main sur sa joue en feu, cherchant des yeux la provenance de cette attaque imprévue, alors qu’un nouveau claquement déchirait l’air. Le garçon aux lunettes, fauché à son tour et déstabilisé par la cinglante brûlure qui venait de lui enflammer l’épaule, se retrouva par terre à quatre pattes. Le tout n’avait pas duré plus d’une seconde et Terry put constater, avec une certaine satisfaction, qu’il n’avait rien perdu de son habileté au fouet. Sa voix, pleine de mépris, tomba du haut de l’arbre sur lequel il était juché :

-Si sa place est dans une étable, puis-je savoir où est la mienne ? Hein ? Répondez !

Les trois voyous, le nez en l’air, contemplaient, complètement désarçonnés, le jeune aristocrate qui venait de façon cinglante, de mettre fin à leurs agissements bien peu catholiques, tandis que Candy encore à genoux par terre, levait vers lui ses yeux verts émeraude, brillants d’émotion.

-Oh… Terry… lâcha-t-elle, d’une voix frémissante.

Son regard disait tout le soulagement qui l’avait envahie, mais laissait aussi percer une certaine incrédulité. Était-ce à cause de sa présence dans l’arbre, lui le futur duc ? Ou bien parce qu’il avait tant tardé à la secourir, alors qu’il était là-haut durant tout ce temps ? Toujours est-il qu’à présent il allait se faire un plaisir et un devoir de corriger ces espèces de brutes qui avaient osé s’en prendre à sa Tache de Son. Ceux-ci ne s’attendaient visiblement pas à ce que quelqu’un vienne à la rescousse de la jeune fille et semblaient si déroutés par son intervention qu’il ne serait sûrement pas difficile de les mettre en fuite.

-Est-ce qu’il faut que j’aille chercher la réponse ? reprit le fils du duc qui étudiait d’un air moqueur la mine ahurie et presque terrorisée des trois garçons.

Comme Niel et ses camarades, complètement pétrifiés, ne réagissaient pas, il se laissa choir d’un bond souple et léger au pied de l’arbre, élicitant un mouvement de recul du trio. Derrière eux, Candy s’était relevée et le dévisageait avec reconnaissance et Terry ferma les yeux un instant, pour refouler le flot d’émotions que sa vue avait provoqué en lui. Qu’elle était belle ainsi et comme le noir lui allait bien… Raffermissant sa prise autour du manche de son fouet, il toisa les gredins.

-Eh bien, j’attends…

Avec un « Non ! » affolé, Niel, terrorisé, les deux paumes en avant dans un geste d’apaisement, battit en retraite devant le fils du duc qui le scrutait avec colère et mépris. Candy avait raison, ce garçon n’était vraiment qu’un lâche, incapable de se comporter avec un minimum d’amour-propre devant un adversaire digne de ce nom. Pour impressionner la jeune fille, Terry ne put réprimer le besoin de se présenter :

-Alors Messieurs, vous ignorez peut-être que j’appartiens à une des familles les plus riches d’Angleterre ?

Tout en s’avançant vers son adversaire,il épiait du coin de l’œil la réaction de la demoiselle aux cheveux d’or, sur laquelle ses paroles avaient semblé glisser, comme s’il ne les avait pas prononcées. Niel, continuait à reculer servilement devant lui, les épaules basses, dans une attitude qui en disait long sur son manque de courage, et il marmonna d’une voix pleurnicharde :

-Je sais…
-Non seulement des plus riches mais des plus nobles ! rajouta Terry en saisissant avec fureur par le col un Niel terrifié qu’il envoya à terre d’un uppercut bien senti dans la mâchoire.

Ce dernier atterrit aux pieds de Candy qui le contemplait sans y croire, la bouche entre-ouverte, les mains de part et d’autre de son visage angélique. Quelle chiffe molle ! Il n’avait même pas cherché à se défendre et restait prostré à terre, définitivement terrassé par l’épouvante… Terry jeta un regard plein de dédain vers ses deux autres adversaires qui n’avaient même pas levé le petit doigt pour venir en aide à leur camarade.

-Vous êtes, paraît-il, venus dans notre école pour y parfaire votre éducation, n’est-ce-pas ? Eh bien moi je vais vous apprendre à vous comporter en galant homme avec les jeunes filles, déclara-t-il en s’avançant vers les deux garçons qui étaient dans leurs petits souliers devant la froide colère et la détermination qui animait leur adversaire.

Si Harold n’était pas encore remis de la cinglante blessure à l’épaule que lui avait infligée le fils du duc, Edmond, lui, se redressa. Il n’allait tout de même pas se laisser faire par cet aristocrate décadent qui venait les défier seul contre trois ! Refoulant l’appréhension qui lui rongeait les entrailles, il décocha à son adversaire une violente droite qui visait sa figure. Mais c’était sans compter la souplesse de son opposant qui s’écarta d’un mouvement félin et riposta, dirigeant d’un geste précis son attaque vers le plexus solaire du grand brun qui dut se plier en deux, le souffle coupé. Sans attendre, Terry enchaîna et en un même mouvement fluide para habilement le coup de poing dans lequel son dernier adversaire, se sentant acculé, avait mis toute son énergie et lui fit mordre la poussière. Edmond, lui, avait retrouvé une partie de son souffle, mais Terry ne lui laissa pas le temps d’en profiter bien longtemps et lui assénant le coup de grâce, l’envoya rejoindre son compère au sol. Dieu que cela lui avait fait du bien de se défouler sur ces trois fripouilles qui le dévisageaient maintenant avec angoisse. Et malgré sa furieuse envie de leur faire à nouveau goûter la mèche de son fouet et de les étrangler ici et maintenant, il se contint. Il ne désirait pas s’abaisser à leur niveau en frappant des adversaires à terre et leur dit seulement, sur un ton neutre :

-Et maintenant, filez !

Tandis que les trois voyous affolés, s’enfuyaient sans demander leur reste, le fils du duc se pencha avec nonchalance pour ramasser au sol le fouet qu’il avait lâché durant la bagarre. Il sentait dans son dos le regard de Candy et dut faire des efforts surhumains pour ne pas se retourner vers elle. Il finit par quitter les lieux, réprimant sa furieuse envie de rester là, avec la jeune fille. Une voix claire l’interpella, faisant bondir son cœur :

-Attendez !

Terry, tout en continuant à s’éloigner, ferma les yeux. Elle l’appelait ! Candy l’avait appelé ! Son désir le plus cher était de revenir vers elle, mais il était hors de question de lui laisser voir l’effet qu’elle lui faisait. Cependant, lorsqu’il comprit qu’elle lui avait emboîté le pas, il ne put résister à ce besoin, vital, de l’attendre.

-Attendez ! s’écria à nouveau Candy en courant derrière lui.

Cette fois-ci, après avoir pris son air le plus détaché, le fils du duc se retourna, et pour dissimuler son trouble, il s’enquit avec un certain cynisme :

-Il faut que j’attende quoi ?
-Eh bien, que je vous remercie de m’avoir tiré des griffes de ces brutes !

L’émotion était palpable dans la voix de Candy et Terry fut déstabilisé par la subite envie qui le prit de serrer la blonde jeune fille dans ses bras pour la consoler et la protéger de tous ceux qui pourraient lui vouloir du mal. Il n’aimait pas du tout cette sensation de ne plus s’appartenir. Comment cette fille s’y prenait-elle ? Il fallait réagir au plus vite.

-Vos remerciements vous pouvez les garder, déclara-t-il sur un ton arrogant et presque brutal. Ce n’est pas pour vous que je suis intervenu !

Il eut un petit sourire narquois en observant la réaction indignée de la jeune fille. Il était assez fier d’avoir réussi à se reprendre. Cependant, il lui était trop dur de continuer ce mensonge éhonté en la regardant au fond des yeux et il détourna le regard avant de poursuivre :

-Mais simplement, parce que je n’aime pas du tout le genre de ces garçons, rien de plus.

Rien n’était plus faux, mais Candy, ébranlée par cette réponse, n’en savait rien et le dévisageait, les lèvres entre-ouvertes. Terry, l’esprit en déroute, déglutit, tentant de chasser cet élan qui le poussait vers elle, vers ces lèvres roses et frémissantes qui ne demandaient qu’à être baisées. Des années de pratique lui avaient fort heureusement appris à enfouir ses sentiments au plus profond de lui-même, et son regard plongé dans le sien il s’enquit d’une voix moqueuse, dont il avait presque réussi à éliminer toute autre émotion :

-Pouvez-vous me dire ce que vous avez à me regarder de cette façon-là ? Vous voulez me faire une déclaration…

Puis incapable de résister au désir de toucher la jeune fille, il lui souleva avec délicatesse le menton, avant de continuer doucement, son regard rivé au sien, avec une nuance de tendresse qu’il n’avait pu réprimer :

- Mademoiselle Tache de Son ?

Candy le contempla d’un air effaré, la main devant la bouche, avant de fermer les yeux. Des images défilaient dans son esprit. Ce surnom, c’était celui qu’il lui avait donné lorsqu’ils s’étaient rencontrés ce fameux soir à bord du Mauretania et qu’il s’était si ouvertement moqué d’elle. S’il l’utilisait maintenant, c’est qu’il l’avait reconnue, alors que jusqu’à présent il semblait vouloir lui faire croire le contraire. Pourquoi ? Pourquoi vouloir lui faire croire qu’il ne la reconnaissait pas ? En voyant le désarroi de la jeune fille, Terry eut un élan de pitié qu’il réprima bien vite derrière des paroles narquoises :

-Je connais un endroit discret où l’on peut flirter, pas loin d’ici, voulez-vous y venir avec moi ?
-Oh… Mais vous êtes fou ?!

Le fils du duc ne savait pas s’il devait se réjouir ou au contraire déplorer la réaction indignée de la jeune fille. Après tout, il était un des plus riches partis du collège et des tas de filles se seraient senties flattées par sa suggestion, même proposée dans ces conditions. Certaines seraient même allées jusqu’à accepter… Mais au moins il était sûr d’une chose, maintenant, Candy n’était pas le genre de fille à sortir avec le premier venu, quoiqu’il lui semblât difficile de se considérer lui-même comme le premier venu. Et si, tout simplement, elle ne s’intéressait pas à lui ? Non, ce n’était pas possible… Il avait vu son regard… Et pourtant… Déstabilisé par le cours que prenaient ses réflexions, il chercha refuge dans sa morgue habituelle et lui lança presque méchamment :

-Vous refusez ?! Tant mieux dans le fond parce que je n’aime pas du tout les visages criblés de taches de son. Je vous salue !

D’un petit geste désinvolte de la main, il prit congé de la belle tout en se traitant intérieurement d’imbécile. Comment avait-il pu déclarer une chose pareille ? Alors qu’il se sentait au contraire complètement envoûté par ce ravissant visage à la peau si douce et aux adorables taches de rousseur ? Eh bien au moins ainsi, elle aurait une bonne raison de ne pas vouloir flirter avec lui. Tandis qu’il s’éloignait d’elle, il l’entendit qui s’exclamait, furieuse :

-Je ne m’appelle pas Mademoiselle Tache de Son je m’appelle Candy Neige, espèce d’insolent !

Et en poursuivant son chemin, il songea tristement : « Je le sais bien… Candy… Je le sais bien, ma petite demoiselle Tache de Son… »

***



Edited by Nolwenn - 27/10/2013, 09:27
 
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(2ème partie)

Après s’être à nouveau rendu à l’écurie, afin d’y déposer le fouet qu’il avait toujours en sa possession, Terry ressentit le besoin de se libérer de la tension qui s’était accumulée en lui, depuis l’escarmouche avec les garçons et la rencontre avec Candy, un cocktail explosif de colère, de frustration et d’interrogations. Et pour ce faire, rien ne lui semblait plus approprié qu’une nouvelle galopade à travers le parc. La belle jument blanche n’avait évidemment pas renâclé devant cette deuxième sortie de la matinée, se laissant conduire hors de son box, et même monter, cette fois-ci avec une extrême docilité, et comme si elle avait deviné l’état d’esprit de son cavalier, elle s’était élancée, dès qu’il lui avait un peu lâché la bride, avec la même frénésie que si une horde de loups l’avait poursuivie. Penché en avant, sa joue collée contre l’encolure de la jument, Terry ne faisait plus qu’un avec sa monture et se laissait emporter, ses pensées s’envolant au même rythme que le galop endiablé de son cheval.

S’il en avait douté un instant, la scène qu’il avait surprise tantôt attestait l’hypocrisie de ces garçons et filles qui venaient soit disant parfaire leur éducation dans cette école réputée pour sa sévérité. Leur éducation ? Quelle éducation ? Le fils du duc s’interrogeait aussi sur la mentalité de ces trois garçons. Comment pouvait-on être assez indigne pour s’attaquer d’une façon aussi honteuse et lâche à une fille ? Même s’il ne pouvait ignorer l’existence de telles pratiques, dont il avait eu connaissance au détour de conversations surprises ici ou là, Terry avait beaucoup de mal à concevoir qu’elles aient véritablement lieu au sein même du collège. Mais en avoir été personnellement témoin prouvait sans conteste la réalité des faits et de voir ce que certains étaient capables de faire lui avait donné la nausée. Il s’était, jusqu’à présent, toujours demandé dans quelle mesure ceux qui décrivaient de telles scènes n’étaient pas simplement en train de fanfaronner auprès de leurs camarades…

Sans doute que les parents de ces garçons y étaient aussi pour quelque chose. À force de tout leur offrir sur un plateau, d’essayer de devancer leurs moindres désirs et de s’angoisser pour leurs « pauvres chéris », ils leur avaient appris que tout leur était dû. Au moins c’était une chose qu’il ne pouvait reprocher à son père, cet homme si parfait, comme se plaisait à lui répéter à l’envi la mère supérieure. Un homme si parfait qu’il avait laissé tomber la femme qu’il aimait pour contracter un mariage plus en adéquation avec les convenances sociales. Était-ce vraiment là un signe de perfection ? Si c’était le cas, il ne voulait surtout pas être parfait. Lui n’abandonnerait jamais la femme de sa vie pour un problème de convenances sociales. S’il tombait amoureux d’une orpheline sans le sou, il l’épouserait quoique son père puisse avoir à y redire. L’image de Candy s’imposa aussitôt à son esprit, avec son sourire espiègle et ses grands yeux verts et il se morigéna : « c’est facile de dire ça, mon vieux, maintenant que tu sais que tu t’es amouraché de la fille d’un milliardaire ». Il l’avait appris quelques jours plus tôt, en lisant un article sur la famille André et ce fameux grand-oncle qui semblait être un original dont personne ne savait rien, et, après l’épisode du Savoy, le fils du duc n’avait pas été étonné de découvrir qu’il s’agissait d’une des plus grandes fortunes américaines. Mais de toute façon, la jolie demoiselle n’avait pas vraiment l’air de s’intéresser particulièrement à lui et semblait connaître et fréquenter de nombreux autres garçons. Ses pensées revinrent à Niel, ce lâche qui avait semblait-il organisé le piège tendu pour Candy. Pourquoi avait-il dit que la jeune fille n’était pas digne de faire ses études dans ce collège ? Était-ce simplement de la jalousie ? D’ailleurs, d’où se connaissaient-ils ?

Et Candy, alors ? Candy, qui d’après ce qu’il avait vu, était de taille à se défendre contre Niel, pourquoi s’était-elle ainsi laissée entraîner dans le bois ? Ne savait-elle pas ce qu’elle y risquait ? Dieu seul sait ce qui se serait passé s’il n’était pas intervenu… À cette pensée, la colère le submergea à nouveau, provoquant une contraction involontaire des muscles de ses jambes, à laquelle la jument répondit aussitôt par un formidable bond en avant qui faillit le désarçonner. Brutalement ramené à la réalité, il tira avec fermeté sur les rênes de sa monture qui chercha un instant à garder la main, avant de finalement céder à son cavalier. Il était temps d’arrêter là cette folle cavalcade et de rentrer s’il ne voulait pas épuiser la jument dès le premier jour…

***



En quittant l’écurie, Terry, inquiet de savoir si Candy s’était remise de l’agression dont elle avait été victime, décida d’aller le vérifier. Il était en train de se diriger vers le dortoir des filles lorsqu’il remarqua, à l’orée du parc, Daniel Legrand de dos, en grande conversation avec une fille qui aurait sans doute pu être plutôt jolie, si son visage, encadré d’anglaises rousses, n’avait arboré un air si irrité, résultat sans doute de la présence de ce fâcheux. Était-il en train d’essayer de l’embobiner tout comme il avait essayé de le faire avec Candy ? La fille en tout cas ne semblait pas se laisser impressionner. Après réflexion, Terry lui trouva un air de ressemblance avec Niel. Elle aurait pu être sa sœur ou sa cousine, avec ce même pli dédaigneux sur les lèvres, cette même lueur malveillante au fond des yeux. Il s’immobilisa, à l’abri d’un arbre, sa colère à nouveau éveillée. Puisque ce malotru était sur son chemin, il comptait bien lui expliquer son fait, mais il devait d’abord attendre que la fille s’en aille. De quoi parlaient-ils, d’ailleurs, ces deux-là ? Le fils du duc était malheureusement trop loin d’eux pour suivre leur discussion et seules quelques bribes de phrases parvenaient jusqu’à ses oreilles. Il y était question de Candy, mais ce n’est que lorsqu’ils commencèrent à élever le ton qu’il put entendre :

-Mais tu m’écoutes ?
-Quoi ?
-Je te dis que Terrence Grandchester l’a défendue.
-Quoi ? Le… le fils du duc ?!

La fille plissa les yeux, stupéfaite et Terry se demanda ce qui pouvait tant l’étonner. Qu’un fils de duc puisse se battre pour se porter au secours d’une demoiselle en danger ? Qu’y avait-il là de si extraordinaire ?

-Oui ! Lui-même !
-Il a défendu cette… cette…

La fille, la figure rouge et les poings serrés avait semblé sur le point de s’étouffer, puis elle avait tapé du pied et d’une déplaisante voix criarde, avait traité Niel d’empoté, avant de disparaître la tête haute, la démarche guindée, l’exaspération perceptible dans le moindre de ses gestes. Terry, un peu déconcerté par la haine et le mépris si tangibles dans la voix et l’attitude de la rouquine resta un moment médusé avant de finalement s’avancer vers le garçon, qui, les épaules basses, fixait l’endroit où venait de disparaître son interlocutrice.

Les bruits de pas, derrière lui, mirent un certain temps avant d’atteindre le cortex de Niel, perdu qu’il était dans des considérations sur le peu de cohérence du cerveau des filles en général et de celui de sa sœur en particulier. Qu’y pouvait-il si cet insupportable aristocrate anglais avait décidé d’intervenir, les prenant par surprise alors qu’il avait tout parfaitement planifié ? Ce n’était vraiment pas de chance qu’il se soit justement trouvé perché dans cet arbre. Comment d’ailleurs imaginer un futur duc en cet improbable endroit ? La prochaine fois qu’Élisa aurait envie de jouer un de ses tours pendables à Candy, elle n’aurait qu’à le faire elle-même. Il n’était pas le larbin de sa sœur, tout de même, et ce n’était pas elle qui avait eu à subir l’humiliation qu’il avait ressentie lorsque Terrence Grandchester l’avait terrassé d’un coup de poing après l’avoir lâchement attaqué du haut de son arbre… À cette pensée, sa main se plaqua instinctivement sur la marque encore cuisante que lui avait laissé le fouet de ce fou furieux. Sa mâchoire, où fleurissait un énorme hématome, le faisait souffrir, elle aussi, et il était en train de maudire cet adversaire aussi redoutable qu’imprévu quand il prit soudain conscience de son environnement sonore. Quelqu’un approchait dans son dos.

Il se retourna d’un bloc vers l’arrivant et en un instant sa physionomie déjà défaite se décomposa tout à fait, cédant la place à une frayeur incontrôlable, et Terry, écœuré, put constater une fois de plus la lâcheté qu’affichait son vis-à-vis. En l’apercevant, Niel avait lancé des coups d’œil affolés à droite et à gauche, cherchant vainement du renfort autour de lui. Mais il n’y avait personne. Personne excepté le fils du duc qui marchait sans se presser vers lui, les mains enfouies dans les poches, le regard froid, et les lèvres retroussées en un sourire qui tenait plus de l’expression du fauve montrant les dents que d’un véritable sourire. Le jeune homme se tassa sur lui-même, paralysé par la peur. Terry, le scruta longuement, ce qui ne fit qu’augmenter le malaise de son camarade qui n’osait même plus le regarder en face, puis il déclara, sur un ton sarcastique :

-Tiens ! Mais c’est cette fripouille de Niel ! Aussi à l’aise avec ses poings qu’avec ses livres…
-Terrence ! réussit à coasser un Daniel à la limite de l’apoplexie. Laisse-moi ! Je ne t’ai rien fait !
-Pff… souffla Terry en secouant la tête.

Décidément cet avorton inconsistant et veule l’horripilait et le fils du duc dut se faire violence pour poursuivre avec lui une conversation qui allait certainement se révéler déplaisante, d’autant plus déplaisante qu’il allait lui falloir maîtriser cette incoercible envie qui le démangeait d’étrangler ici et maintenant le fils Legrand. Cependant celui-ci avait l’air d’avoir sur Candy des renseignements que Terry aurait bien aimé connaître également et il réprima la rage que la seule vue de ce garçon faisait naître en lui.

-Regarde, railla-t-il en montrant ses paumes ouvertes, je n’ai plus mon fouet !

Mais j’ai toujours mes poings, compléta-t-il pour lui-même. Niel, qui le contemplait d’un air apeuré, en était parfaitement conscient et n’osait piper mot.

-Tu ne vas pas me faire croire que tu as peur de moi ?
-Qu’est-ce que… Qu’est-ce que tu veux ? finit par bafouiller le garçon qui visiblement n’en menait pas large.
-Causer un petit peu, c’est tout.

Niel le dévisageait d’un air méfiant, les mains à la hauteur de son menton, prêt à se protéger la figure en cas d’attaque soudaine. Il ne se sentait pas du tout de force contre Terrence Grandchester et se demandait avec inquiétude de quoi l’autre voulait « causer un petit peu ».

-Tu peux me dire ce que c’est que cette histoire d’enveloppes retournées ?

Une expression rusée s’alluma aussitôt dans les prunelles marron du garçon, se mêlant à l’anxiété qu’on y lisait quelques secondes plus tôt et il ne put retenir sa question, ni le dédain un peu moqueur avec lequel il la posa :

-Tu t’intéresses à la fille d’écurie ?

Terry serra les poings, furieux que ce poltron se permette de traiter Candy d’un nom si dégradant, surtout que ce n’était pas la première fois. Puis il se calma, aussi vite qu’il s’était énervé. S’il voulait tirer quelques renseignements de cette espèce de lâche, il ne fallait pas trop l’effrayer. Après tout, lui aussi avait donné à Candy un surnom, mais contrairement à celui de Niel, le sien était plutôt gentil et il trouvait pour sa part qu’il lui allait comme un gant même si la principale concernée ne semblait pas du tout d’accord avec lui. Il ébaucha un demi sourire à la pensée de la fureur qu’avait déployé la jeune fille tantôt, alors qu’il s’éloignait d’elle. Il était sûr qu’elle lui avait tiré la langue et presque certain qu’après avoir tapé du pied avec dépit, elle s’était débrouillée pour trébucher toute seule et pour tomber par terre. Les sons qu’il avait entendus ne trompaient pas. Il avait d’ailleurs failli se retourner pour lancer un commentaire peu flatteur à la demoiselle, puis s’était retenu... à temps : il avait déjà assez dit assez de sottises comme cela. Niel le scrutait avec inquiétude, ne sachant comment interpréter les curieux revirements d’humeur qu’il pouvait déchiffrer sur le visage du fils du duc.

-Pourquoi l’appelles-tu ainsi ? s’enquit Terry, en usant de toute sa volonté pour ne pas élever le ton.
-Mais… Parce que c’en est une !

Comme l’aristocrate anglais semblait vouloir l’anéantir par la seule force de son regard, il se dépêcha d’ajouter, la voix à peine audible :

-Elle a travaillé chez nous comme domestique et fille d’écurie.
-Qu’est-ce que tu dis ? Comme domestique ?
-Oui, ricana Niel devant l’expression interdite de son interlocuteur. C’est bien ce que j’ai dit.
-Tu te moques de moi ? questionna Terry avec un calme redoutable.
-Non… Non, pas du tout. Je t’assure que je te dis la vérité !
-Comme domestique ? Candy ? Ce n’est pas la fille d’un milliardaire?

Niel fronça les sourcils. D’où le futur duc de Grandchester connaissait-il cette petite peste ? Il fallait sans tarder remettre les pendules à l’heure et d’une voix qui cachait mal tout le mépris qu’il éprouvait pour cette fille, il expliqua :

-Mon grand-oncle William, qui sûrement n’a plus toute sa tête, ne l’a adoptée que récemment, mais en réalité ce n’est qu’une orpheline, abandonnée par ses parents, une petite intrigante sans le sou qui ne cherche qu’à prendre une place qui n’est pas la sienne et qui fait le mal partout où elle passe.

Candy ? Une orpheline sans le sou ? Voilà qui était cocasse après les idées saugrenues qui lui étaient venues tantôt. Mais voilà, surtout, qui expliquait bien des choses et en particulier pourquoi cette demoiselle était si différente des autres filles qu’il connaissait. Et pour ce qui était de comploter et de faire le mal autour de soi, Terry en connaissait d’autres qui correspondaient bien mieux à ce tableau peu glorieux que lui brossait Niel. Et il n’y avait pas besoin de chercher bien loin pour cela… Mais une chose l’intriguait tout de même :

-Ton grand-oncle William, dis-tu ? Vous êtes de la même famille toi et elle ?
-Pas vraiment puisqu’elle a finalement refusé d’en faire partie.
-Elle a refusé ?

Comment pouvait-on refuser pareille offre, lorsque l’on était, comme l’affirmait Niel, une orpheline sans le sou ? Pour quelqu’un qui était censée n’être qu’une petite intrigante, tout cela n’avait pas grand sens… De toute façon, les yeux clairs et pleins d’innocence de Candy démentaient tout ce que disait cette espèce de pleutre.

-Comment se fait-il alors, d’après toi, qu’elle fasse ses études dans ce collège hors de prix ?
-J’en sais rien, marmonna Niel, qui regardait à droite et à gauche, espérant toujours que quelqu’un vienne mettre fin à cette déplaisante discussion.
-C’est égal, tu ne m’as toujours pas dit ce que c’était que cette histoire d’enveloppe retournée.
-Ça ne te regarde pas !
-Ah ? Tu crois ça ?

Terry s’était rapproché d’un air menaçant du garçon qui n’eut pas besoin d’un geste plus explicite pour laisser tomber précipitamment :

-Bon, bon, inutile de se mettre dans ces états… Ma sœur m’a dit que Candy avait reçu du courrier de cet orphelinat où elle a été élevée. Et comme ils ont toujours tiré le diable par la queue, là-bas, ils réutilisent de vieilles enveloppes pour ne pas avoir à en acheter de neuves…
-Et alors ? riposta Terry sur un ton venimeux.

Il ne supportait pas cette méchanceté gratuite à l’encontre de la jeune fille, pour la seule et unique raison qu’elle n’avait pas eu la chance de naître dans une famille riche. Cela faisait résonner en lui une corde sensible. Ne lui reprochait-on pas, à lui aussi, ses origines ? La découverte de cette similitude entre sa vie et la sienne la lui rendit soudain encore plus précieuse.

-Eh bien… Tu vois bien qu’elle n’est pas de notre monde !
-De notre monde ? Parce que tu crois que nous sommes du même monde, toi et moi ? rétorqua Terry avec mépris.

Comme l’autre, vexé, restait immobile et muet, il ajouta :

-C’était ta sœur tout à l’heure ?
-Tout à l’heure ? Tu nous espionnais ?
-Pas vraiment… Il faut dire qu’il n’y en avait pas besoin, vous n’étiez pas très discrets… Alors, c’était ta sœur ?

Niel rougit et détourna le regard en prenant conscience que l’aristocrate avait dû surprendre le surnom peu glorieux dont l’avait affublé Élisa quelques instants plus tôt, et il maudit sa sœur et surtout Candy, par la faute de qui tout arrivait. Il grogna :

-Oui, c’était ma sœur.
-Eh bien ta sœur et toi avez intérêt à laisser Candy tranquille, si tu ne veux pas que je vienne te casser la figure. Tu as compris ?

Daniel hocha la tête en signe d’assentiment. Il aurait promis n’importe quoi pour être enfin débarrassé de la présence de ce garçon sous le regard duquel il se sentait écrasé. Il serait toujours temps, plus tard, de trouver comment se venger de lui et de Candy.

Terry, quant à lui, avait l’impression d’avoir suffisamment pataugé dans la fange. S’il restait une seconde de plus auprès de Niel Legrand, il ne pourrait plus contrôler l’envie de meurtre qui montait en lui et il s’éloigna de lui à grandes enjambées. Mais il n’était pas vraiment persuadé d’avoir été suffisamment convaincant pour l’empêcher de réitérer ses exactions. Certaines personnes étaient irrécupérables et ce garçon en faisait clairement partie. Il faudrait qu’il le surveille, lui et ses acolytes.

***



Il l’avait aperçue de loin, discutant avec animation avec une fille brune, qu’il n’avait jamais remarquée auparavant et il se demanda si elle aussi était nouvelle dans l’établissement. Il est vrai qu’il s’intéressait plutôt aux jolies filles et celle-ci, portait d’énormes lunettes rondes qui lui mangeaient la moitié du visage, et lui donnaient un air… un air de… Terry ne savait pas comment qualifier le visage de cette fille, mais cela n’avait vraiment pas d’importance. Celle qui l’intéressait, ce n’était pas elle, c’était sa camarade. Il épiait le moindre de ses gestes, la moindre de ses expressions. Comme elle était belle et lumineuse ! Un instant elle était sérieuse, et l’instant d’après son rire cristallin résonnait dans l’air frais, faisant bondir son cœur. Comme il aurait aimé être celui qui provoquait ce rire musical. La fille, en face de Candy, riait elle aussi, secouant ses deux couettes et il sut à cet instant à quoi elle lui faisait penser. À un… tétard… oui, un tétard à lunettes… Il grimaça. Ce n’était pas très gentil, mais ça ne lui allait pas si mal que ça…

Terry n’était pas le seul à observer les deux jeunes filles. La sœur de Niel, affichant une indignation et un mépris sans bornes, devant le peu de retenue que montrait l’orpheline, se demandait comment faire ravaler son rire à Candy. Terry ne la remarqua même pas tant il était absorbé dans la contemplation de la jolie blonde aux yeux émeraude qui venait de repartir dans un joyeux éclat de rire. C’était si rafraîchissant ! Ce qui était sûr, c’est qu’il pouvait retourner tranquillement dans sa chambre, sa demoiselle aux Taches de Son semblait parfaitement remise de l’agression dont elle avait été victime.

Dans l’après-midi, Terry ressentit le besoin de se défouler sur le vieux piano droit, et l’heure qu’il passa à répéter les passages les plus tumultueux d’une certaine ballade qu’il adorait, tirant de l’instrument, malgré son mauvais état, des plaintes déchirantes, lui fit un bien fou. Il en ressortit à la fois revigoré et apaisé. En longeant l’ancien bâtiment désaffecté, son regard fut attiré par une tache rouge sombre, éclairée par le soleil, derrière la vitre d’une vieille fenêtre qui avait été déposée par terre en équilibre contre le mur décrépit. À travers cette vitre, Terry put constater avec étonnement qu’une fleur s’était épanouie, en plein hiver, se sentant peut-être à l’abri dans cette serre miniature. S’approchant plus près, il put observer cette merveilleuse anomalie, qui déployait ses pétales de velours cramoisi, bordés d’un fin liseré jaune et criblé de petits graines de pollen doré qui lui faisaient comme de minuscules taches de son. Ce lys conférait à ce lieu triste et délabré une touche de gaîté, tout comme Candy éclairait de sa seule présence ce collège morne et froid. Le jeune homme se pencha et écartant d’une main la fenêtre du mur, il cueillit avec délicatesse la fleur qui avait trouvé à cet endroit la chaleur qui lui était nécessaire pour s’épanouir.

***



La journée avait été fertile en événements et, assis en tailleur sur son lit dans la pénombre de sa chambre, Terry les repassait dans son esprit, un léger sourire flottant sur ses lèvres. Il tenait entre les doigts le lys, dont il caressait machinalement la tige. Cela faisait un bout de temps qu’il n’avait pas vu sa demoiselle Taches de Son de si près. Il l’avait, bien entendu, entre-aperçue à plusieurs reprises, mais n’avait pas trouvé l’occasion de lui adresser la parole. Ou pour être plus exact, il n’avait plus vraiment cherché à l’approcher, ébranlé par les sentiments qu’elle faisait naître en lui et qui lui laissaient la désagréable impression d’être trop vulnérable. Et il avait réussi à se tenir éloigné de la belle jusqu’à ce matin.

Il avait été grisant de la toucher et de flirter avec elle, même s’il avait bêtement tout gâché avec sa stupide question. Mais cela avait été si drôle de voir son expression outrée… Son sourire s’élargit. Elle ne s’en doutait sûrement pas, mais elle était si craquante avec ses yeux verts brillants d’indignation et ses taches de rousseurs qui ressortaient davantage lorsqu’elle était en colère ! La physionomie du jeune homme se modifia radicalement lorsque ses pensées dérivèrent vers Daniel Legrand et ce que celui-ci avait fait subir à Candy. Il va falloir que je l’aie à l’œil, celui-là… se dit Terry en lui-même. Alors qu’il réfléchissait à un moyen de mettre ce gredin hors d’état de nuire, des éclats de voix parvinrent jusqu’à ses oreilles et Terry, agacé, soupira. Ses voisins manquaient vraiment de discrétion.

-Qu’est-ce qu’ils sont bruyants, alors ! pesta-t-il tout haut, en déposant le lys sur sa table de nuit avant de se lever pour aller refermer la porte-fenêtre qu’il avait laissé entrouverte.

Mais alors qu’il en saisissait la poignée, un prénom parvint jusqu’à ses oreilles et il s’immobilisa, interloqué. Puis tout doucement, en retenant son souffle, et contrairement à son intention première, il tira légèrement la fenêtre à lui pour mieux percevoir la conversation qu’avaient ses voisins sur leur balcon, se faisant l’effet d’un fouineur indiscret. Puis il haussa les épaules. S’ils ne voulaient pas être entendus, ses voisins n’avaient qu’à parler moins fort.

-Tu crois qu’elle va venir ?

C’était la voix du dandy. Que racontait-il donc ? Terry ne voulait pas croire qu’il parlait de sa demoiselle Taches de Son. C’était tout bonnement impossible…

-Mais oui, tu sais qu’elle ne peut résister au chocolat…
-Tu lui as dit que Capucin était avec nous ?
-Évidemment que je le lui ai dit.

Le doute ne pouvait plus être permis. Ses voisins parlaient bien de Candy. Terry avait été très tenté de se pencher vers l’extérieur afin d’apercevoir le fameux Capucin qui l’avait tant intrigué la fois précédente, Capucin, dont il avait failli être jaloux… Mais il se retint. Il ne se voyait pas, souhaitant une bonne soirée à ses voisins, quoi qu’à la réflexion, la scène eût pu être plaisante. Il s’imaginait la tête déconfite des frères Cornwell s’il s’était montré. Ils se seraient sûrement inquiétés de savoir s’il allait oui ou non les dénoncer à la mère supérieure, en découvrant le raton laveur sur leur balcon. Le fils du duc secoua la tête. La scène aurait certes été amusante, mais elle n’aurait pas lieu : en restant dans l’ombre, il en apprendrait certainement plus à propos de sa chère Candy. Mais comment la jeune fille allait-elle s’y prendre pour arriver jusqu’à leur balcon ? Elle était certes différente des autres filles qu’il connaissait, mais elle ne grimpait pas aux arbres tout de même ?

-Tu es sûr qu’elle a reçu le message avec l’alphabet morse ?
-Mais oui, je le lui ai fait transmettre par son amie Patricia.
-Tu crois qu’elle a réussi à déchiffrer ton message ?
-Arrête Archie ! Tiens prends la lampe de poche, moi je vais lui préparer une petite surprise de mon cru.

Caché par l’obscurité de la pièce, Terry, tout en se demandant quel genre de surprise le savant fou allait encore inventer, observait le bâtiment d’en face qui ne l’avait jamais vraiment intéressé, ce dortoir des filles dont à présent une chambre en particulier et la demoiselle qui l’habitait, embrasaient son esprit. Malgré le fouillis végétal, il distinguait derrière la balustrade, deux silhouettes qui s’affairaient, se découpant en contre-jour comme des ombres chinoises sur le rectangle lumineux que formait la fenêtre éclairée de l’intérieur. Sans doute Candy était-elle avec l’amie que venait de mentionner son voisin. Patricia avait-il dit… S’agissait-il de la fameuse Patty dont il avait aidé la grand-mère l’autre matin ? Il plissa les yeux mais il faisait trop sombre et les deux silhouettes se trouvaient bien trop loin pour lui permettre de percevoir le moindre détail. Soudain, dans le faisceau lumineux de la torche que le dandy tenait en main, Terry entrevit l’éclat blanc d’une corde qui vint s’enrouler avec un claquement sec autour d’une branche. Le fils du duc en resta bouche bée. Dans le même temps, de l’autre côté de la haie d’arbres qui séparait les deux bâtiments, il vit une silhouette s’élever sur la balustrade en pierre et eut tout juste le temps de s’interroger avec incrédulité : « elle ne va quand même pas… » avant que celle-ci ne s’élance dans le vide, provoquant de sa part un hoquet de surprise, sa main se crispant sur la poignée de la fenêtre. En la voyant se balancer au bout de la corde, le cœur de Terry faillit manquer un battement. Ainsi, sa petite Taches de Son jouait les tarzans ? Était-elle folle ? Elle risquait de tomber et de se briser les os. Le fils du duc eut un mouvement d’humeur et jura tout bas. Ses voisins était vraiment irresponsables de faire venir la jeune fille ainsi, tandis qu’eux étaient là, à l’attendre bien tranquillement dans leur chambre… C’était dangereux, sans compter la punition qu’elle risquait si elle était découverte.

Un froissement se fit entendre non loin et Terry fouilla du regard les branches au-dessus de lui. En apercevant la tache claire que faisait la robe de Candy, ses épaules qu’il ne savait pas si tendues, se relâchèrent soudainement. Si le soulagement l’avait envahi, il était mêlé d’une certaine dose de colère et d’une pointe de jalousie. Que venait-elle faire là, chez les frères Cornwell ? Ses craintes étaient peut-être fondées finalement, et Candy avait peut-être pour habitude de passer ses nuits chez les garçons…

-Ah ! Je crois que c’est elle… fit Archibald à l’intention de son frère en faisant clignoter la lampe de poche comme un signal pour Candy.
-Me voilà, Archibald ! répondit cette dernière presqu’aussitôt, du haut de la grosse branche le long de laquelle elle était en train de se déplacer avec prudence, pour se retrouver au-dessus du balcon des garçons.
-Attention de ne pas glisser ! fit la voix inquiète d’Archibald.
-Glisser moi ? Pour qui me prends-tu ? le taquina la jeune fille, en se préparant à s’élancer dans le vide.

Mais Archibald, anticipant la chute, poussa une exclamation étouffée, suivie de très près par un bruit sourd et des gémissements qui témoignaient de l’atterrissage un peu rude de la jeune fille sur le dur sol de pierre. Terry grimaça en imaginant les fesses endolories de la jolie demoiselle, mais songea dans le même temps qu’elle ne l’avait pas volé. A-t-on idée de faire des acrobaties pareilles en pleine nuit ?

-Chuuuuut ! intima Archibald à voix basse et tendue.

Il ne s’agissait pas d’éveiller la curiosité de qui que ce soit, et surtout pas de l’imbuvable aristocrate anglais qui habitait juste à côté et qui ne perdrait sûrement pas l’occasion de les dénoncer.

-Tu ne t’es pas fait mal ? questionna-t-il avec sollicitude.
-Non, pas trop, répondit la jeune fille, un peu vexée par la maladresse qu’elle venait de montrer, avant d’ajouter à l’intention du raton laveur qui poussait de petits cris inquiets pour attirer son attention : allons ! Tu vois bien que je n’ai rien, il y avait longtemps que je n’avais pas grimpé aux arbres, ça me manquait!

Après un moment de silence le dandy reprit :

-Allez viens il ne faut pas rester là, si on nous voyait !

L’instant d’après Terry entendit qu’on tirait les rideaux et se glissant furtivement au dehors s’aperçut que la fenêtre était restée ouverte. Il pourrait donc continuer à suivre la conversation du trio de son balcon. Cependant, il n’en avait plus vraiment envie. Il n’était pas sûr d’aimer ce qu’il risquait de découvrir en restant là et préféra finalement se retirer dans sa chambre. Il se planta au milieu de la pièce, les sourcils froncés, les mains croisées derrière la tête, les yeux fixés sur la cloison qui le séparait de la chambre des Cornwell, comme s’il était capable de voir ce qui se passait par-delà le mur. Que faisait Candy chez eux ? La question le taraudait. Agacé par les étranges sentiments qui s’agitaient en lui, il poussa un profond soupir de frustration. Pourquoi n’avait-il pas accepté gentiment les remerciements de la demoiselle Taches de Son, ce matin, et engagé avec elle une conversation qu’elle n’aurait pu refuser et qu’elle semblait même appeler de ses vœux ? Il savait pourquoi. Il avait peur de découvrir qu’elle n’était pas telle qu’il se l’imaginait, peur d’être déçu, peur de s’apercevoir que… Ses réflexions furent brusquement interrompues par un cri et un vacarme épouvantable, comme si quelque chose de lourd s’était abattu au sol. Un peu inquiet pour Candy, Terry ressortit sur son balcon pour essayer d’en savoir plus et entendit le rire d’Archibald, puis la voix claire de la jeune fille. Décidément, ses voisins étaient impossibles. Comment pouvaient-ils se permettre de faire un boucan pareil, alors que Candy était avec eux ? Attirer ainsi l’attention des sœurs était proprement suicidaire et ils ne s’y prendraient pas autrement s’ils voulaient que la jeune fille écope d’une punition. Finalement, Terry haussa les épaules et referma sans bruit sa fenêtre. Il ne voulait plus s’occuper de ce qui se passait dans la chambre d’à côté.

Comme on pouvait le prévoir, cependant, il ne fallut pas attendre bien longtemps avant que quelqu’un ne vienne faire une ronde à leur étage. Terry sursauta lorsque des coups secs furent frappés et que la voix autoritaire de la mère supérieure se fit entendre : « Ouvrez !». Ce n’était pas chez lui qu’on venait de frapper, mais chez ses voisins. La directrice avait dû voir la lumière filtrer sous leur porte et s’était dirigée tout droit vers leur chambre… Pourvu qu’elle ne trouve pas Candy, songea le jeune homme, le cœur battant. Mais comme on n’entendait aucun hurlement dans la chambre d’à côté, il en déduisit que la jeune fille avait pu s’échapper et il jeta un coup d’œil à travers ses vitres. Et il aperçut effectivement, un peu plus loin, une tache claire dans la nuit sombre. Il ne se sentit rasséréné que lorsqu’il vit que la jeune fille quittait finalement les lieux. Il avait craint un moment qu’elle n’ait décidé d’attendre le départ des sœurs pour retourner chez ses voisins. Il essaya de suivre des yeux la silhouette qui s’éloignait, mais la perdit dans l’obscurité. Il poussa un soupir de soulagement lorsqu’il distingua l’ombre qui atterrissait, sans dommage semblait-il, cette fois-ci, sur son balcon, là-bas en face.

Il s’assit sur son lit et prit le lys sur sa table de nuit. Tout en humant son parfum suave et délicatement épicé, il ne put réprimer un sourire. Sa demoiselle Taches de Son était vraiment pleine de surprises. Jamais il n’aurait imaginé, lorsqu’il l’avait vue pour la première fois dans cette robe sophistiquée qui lui allait si bien, que Candy était aussi à l’aise dans les arbres que sur la terre ferme, enfin… presque...

Finalement, le fils du duc était plutôt content de cette inspection surprise de la mère supérieure. Au moins la jeune fille n’avait-elle pas eu le temps de faire grand-chose dans la chambre des frères Cornwell. Poussant un soupir de satisfaction, il s’allongea sur son lit, une jambe repliée, la nuque reposant sur ses mains croisées, le lys à la bouche, et il ferma les yeux, se laissant envelopper par la fragrance entêtante que répandait la fleur.

Edited by Nolwenn - 4/6/2014, 16:15
 
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view post Posted on 20/12/2013, 15:50
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Chapitre 6 (1ère partie)

Un merveilleux dimanche



Terry laissa échapper un soupir de frustration. Cela faisait belle lurette que la bouteille de whisky qu’il avait ramenée et cachée dans sa chambre était vide, sans parler du paquet de cigarettes qui était resté, froissé et inutile, au fond de la poche de son pardessus.

Que faisait-il là, à se morfondre devant sa fenêtre au lieu d’aller se changer les idées en allant se balader dans les rues londoniennes pour profiter des multiples distractions que pouvait lui offrir le cœur de la capitale ? Mais pourquoi se voiler la face ? Il connaissait parfaitement la réponse à cette question. Il pesta en songeant à la demoiselle qui accaparait ses pensées. C’était la première fois qu’une fille faisait chavirer tout son être de cette manière. Jusqu’à présent il avait toujours eu l’impression d’être le maître du jeu dans ses relations avec les autres en général et les demoiselles en particulier et il n’était pas sûr d’apprécier la sensation de vulnérabilité que Candy faisait naître en lui chaque fois qu’il se trouvait en sa présence. Il avait l’impression que les barrières qu’il avait soigneusement érigées pour se défendre du monde extérieur, ces barrières qui avaient déjà été mises à mal par le désastreux voyage qu’il avait entrepris cet hiver sans réfléchir, que ces barrières, donc, étaient sur le point de voler en éclat. Et il ne pouvait le permettre. Il ne voulait pas souffrir encore. Car il était clair que seule la souffrance serait au rendez-vous s’il avait le malheur de baisser sa garde…

Pourtant, depuis ce fameux soir où il avait surpris les périlleuses acrobaties de la jeune Tarzan en herbe, il n’avait plus vraiment eu envie de faire le mur. Il avait le sentiment qu’il lui fallait rester dans sa chambre, scrutant, le cœur battant, l’obscurité à travers sa fenêtre, et redoutant à chaque instant de voir arriver la demoiselle aux cheveux d’or. Ce n’était pas du tout une question de jalousie… Non, bien sûr que non ! D’ailleurs, pourquoi, et de quoi diable aurait-il pu être jaloux ? Candy pouvait bien faire ce qu’elle voulait, cela ne le concernait absolument pas… En parfait gentleman, il voulait juste être prêt, si un quelconque problème devait survenir, à porter secours à la belle. Il ne fallait pas chercher plus loin. Mais la jeune fille ne s’était plus manifestée, sans doute échaudée par l’inspection inopinée de la mère supérieure qui avait failli la surprendre chez les frères Cornwell. S’il était soulagé que la jolie blonde aux yeux émeraude ait renoncé à rendre visite à son insupportable dandy de voisin et à son frère, une partie de lui ne pouvait s’empêcher de le regretter.

Car il pouvait bien se l’avouer : il avait adoré découvrir cette étonnante facette de la personnalité bien trempée de la demoiselle aux taches de son, malgré la peur panique qui l’avait saisi lorsqu’il l’avait vue s’élancer avec une folle témérité de son balcon. Il n’y avait qu’elle dans tout Londres et même, sûrement, dans tout le Royaume-Uni, pour se balancer ainsi au bout d’une corde avec autant d’audace que d’inconscience. Et aussi un mépris certain du qu’en dira-t-on… Terry sourit malgré lui. Encore un trait qu’ils avaient en commun, elle et lui, en plus de leurs origines douteuses… Sans oublier qu’elle ne rechignait pas non plus à se battre si nécessaire… Un vrai garçon manqué, Mademoiselle Tache de Son, ce qu’il était bien loin de soupçonner la première fois qu’il avait vu, sur le pont du transatlantique qui le ramenait à Londres, cette jeune fille très « comme il faut » surgir de la brume avec sa robe de grande dame et son visage angélique. Mais tout de même, ce qu’elle avait osé faire l’autre soir était extrêmement dangereux, surtout pour une fille. Si elle avait eu le malheur de s’accrocher à une branche morte, elle aurait pu tomber et se blesser gravement. Le jeune homme grimaça en imaginant le corps disloqué de la jolie demoiselle étendu sur le sol. Qu’aurait-il fait s’il était arrivé malheur à Candy ? Il en avait encore des sueurs froides rien qu’en y songeant. Rétrospectivement, il se dit qu’il devait sûrement exister un dieu pour les filles qui se prennent pour des chimpanzés…

D’ailleurs, puisque Candy était si à l’aise dans les arbres, pourquoi ne pas lui demander de faire le mur avec lui et de venir se promener le soir en ville en sa compagnie ? Elle serait peut-être d’accord ? Et vu le talent qu’elle avait extériorisé pour se déplacer d’arbre en arbre jusqu’au dortoir des garçons, passer au-dessus des grilles du collège ne lui poserait sans doute aucun problème ! « Mais qu’est-ce que je raconte ? » déclara Terry tout haut, les sourcils froncés, en prenant conscience de l'étrange direction que prenaient ses pensées. Il était tout à fait hors de question d’amener la jeune fille dans ces quartiers mal famés, où tout pouvait arriver, même si son cœur s’emballait à la seule idée de l’avoir auprès de lui. Du reste, que ferait-il s’il était dans la ville avec elle ? Il songea à ses lèvres douces et pleines, et secoua la tête. Il ne l’embrasserait pas tout de suite, non… Il attendrait qu’elle soit prête. De toute façon, lorsqu’il daignait faire l’effort de s’intéresser à elles, toutes les filles succombaient à son charme… Ou peut-être était-ce plutôt à son futur titre de duc et à la fortune des Grandchester qui lui étaient indissociablement liés, et cette insupportable incertitude l’agaçait tout particulièrement. Mais elle ? Elle n’était vraiment pas comme les autres. Elle était… imprévisible. Comment prendrait-elle la chose ?

Le fils du duc poussa un nouveau et profond soupir, les bras posés au-dessus de sa tête contre la fenêtre, le front appuyé contre la vitre froide, tandis qu’un rond de buée se formait au niveau de sa bouche, et il laissa vagabonder ses pensées, observant, comme il le faisait souvent, le rectangle de lumière qui brillait de l’autre côté du bosquet d’arbres qui séparait le dortoir des garçons de celui des filles et dans lequel il lui arrivait de deviner la silhouette de la demoiselle, accoudée sur la rambarde de pierre. À quoi rêvait-elle lorsqu’elle restait ainsi de longues minutes dans le froid glacial ? Terry aurait donné cher pour le savoir.

Durant ces quelques semaines, en prêtant une oreille attentive à ce qui se disait autour de lui, le fils du duc avait obtenu, sans même avoir à ouvrir la bouche, un certain nombre de réponses aux questions qu’il se posait sur celle qui occupait, malgré lui, ses pensées. Il avait appris entre autres choses que « Pony » n’était pas du tout le nom d’un quelconque garçon, comme il se l’était tout d’abord imaginé, mais celui de l’orphelinat où avait été élevée Candy. Une fois de plus, sa jalousie avait été mal placée. Il se rappelait encore la conversation qu’il avait surprise entre la sœur de Niel et deux de ses amies : la blonde Emily, qui avait tenté quelques timides manœuvres de séduction l’année précédente et à qui il avait fait comprendre sans ménagement qu’elle ne l’intéressait pas du tout, et Louisa, la brune, dont le père, un riche négociant londonien, avait fait un certain nombre de placements sans doute très juteux dans l’immédiat mais qui risquaient de s’avérer catastrophiques sur le moyen ou le long terme. Terry l’avait appris un jour qu’il passait devant la porte entrouverte du bureau de son propre père où celui-ci discutait avec un vieil ami, et il avait enregistré l’information, sans faire tout de suite le rapprochement avec cette camarade de Saint Paul. Lorsqu’il l’avait revue ce jour-là avec ses amies, il avait observé avec mépris mais aussi une certaine commisération la jeune fille qui parlait d’une voix pointue et avec animosité de « ces pauvres qui se prennent pour ce qu’ils ne sont pas » sans se douter qu’elle serait très probablement bientôt confrontée elle-même à cette misère qu’elle critiquait tant.

-Je ne comprends pas comment ton oncle William a pu vouloir adopter cette fille! Quelle idée d’aller la chercher dans cette maison de je ne sais pas quoi !
-Pas la maison de je ne sais pas quoi, mais la maison de Pony ! avait répondu Emily en tentant, sans grand succès, d’imiter la voix et l’attitude de Candy.

Les trois amies s’étaient esclaffées bruyamment, de façon bien peu distinguée, pour de soi-disant jeunes filles du monde, avant que la rouquine ne poursuive :

-En fait, figurez-vous que c’est mon père qui a envoyé notre majordome la chercher. Il voulait en faire ma demoiselle de compagnie. Ma demoiselle de compagnie !!! Vous vous rendez compte ?
-Pfff ! Pourquoi choisir une orpheline pour ça ? s’était étonnée Louisa. Je suis sûre qu’en Amérique aussi il y a des tas de personnes de qualité…

La note légèrement dubitative dans la voix de la jeune fille n’avait pas échappé pas à son amie qui, vexée, avait répliqué, en haussant dédaigneusement une épaule :

-Évidemment qu’il y a des personnes de qualité en Amérique – il n’y a qu’à me regarder, pensait-elle – mais je ne sais pas ce qui a pu passer par la tête de mon cher petit Papa. Il a toujours eu de ces idées bizarres ! D’ailleurs il ne nous a mis au courant qu’une fois sa décision prise. J’ai bien vu que ma mère tiquait à cette nouvelle ! Il faut reconnaître qu’elle au moins, a toujours eu la tête sur les épaules contrairement à lui.
-Ma pauvre Elisa…
-Je ne sais pas comment j’aurais réagi, si c’était à moi que c’était arrivé !
-Eh bien, croyez-moi, avec Niel, on a fait ce qu’il fallait et ma mère n’a pas été très longue à comprendre qu’elle devait sans tarder remettre à sa place cette petite arriviste…

Le sourire mauvais qu’avait affiché la jeune fille était éloquent.

-Raconte… avait aussitôt réclamé Louisa d’un air gourmand.

Ce faisant, elle s’était penché vers son amie, laquelle avait jeté un regard circulaire avec des mines de conspiratrice. C’est à ce moment précis qu’elles avaient découvert la présence du jeune aristocrate qui les considérait avec morgue, un sourcil relevé. Les trois amies avaient aussitôt cessé leur conciliabule, agitées par la curiosité et une certaine crainte. Que leur voulait le fils du duc ? Terry, un sourire goguenard sur les lèvres s’était fendu d’un grand salut, en faisant tourbillonner un imaginaire couvre-chef et il avait déclaré de sa voix grave et moqueuse :

-Bonjour, Mesdemoiselles. Surtout n’interrompez pas pour moi votre si intéressante discussion !
-Terrence ? s’était étonnée Emily.

Elle devait trouver surprenant qu’il leur ait ainsi adressé la parole alors qu’il l’évitait soigneusement depuis qu’il l’avait si ignominieusement éconduite.

-Lui-même, en chair et en os ! avait-il répondu gouailleur en esquissant une nouvelle courbette.
-Il paraît que vous vous intéressez aux filles de rien ? lui avait lancé méchamment la jeune blonde.

Refoulant sa colère, il avait grimacé un sourire. Émily avait repris le vouvoiement. Sans doute pour le garder à distance. Cette demoiselle devait beaucoup lui en vouloir pour oser lui adresser la parole avec une telle agressivité, alors que la fois précédente elle était restée muette comme une carpe devant ses sarcasmes. Élisa, elle, s’était redressée et avait fièrement relevé le menton, le mettant au défi de nier ce que venait d’affirmer son amie. Terry avait pris son temps pour trouver une réplique adéquate et avait finalement répondu aimablement et même d’un air admiratif :

-Quelle brillante déduction ! Je ne t'imaginais pas si perspicace !

Emily et Louisa étaient restées interloquées par la répartie du jeune homme mais la rouquine avait décelé le sarcasme sous le compliment et l’avait questionné avec hauteur :

-Que voulez-vous insinuer ?
-Je n’insinue rien du tout, Mademoiselle, avait-il répondu en la fixant au fond des yeux, mais il me semble bien que ma présence à vos côtés prouve, en effet, la véracité des dires de cette chère Emily… Vous ne croyez pas ?

Louisa avait froncé les sourcils sans comprendre, mais il avait vu avec satisfaction la petite figure de fouine d’Emily se crisper de dépit et de frustration, tandis qu’Élisa, rouge de colère, laissait échapper un « Oh ! » outré.

-N’affichez donc pas cet air offusqué… Vous n’aviez tout de même pas l’impression que je vous prenais pour de grandes dames ?
-Espèce de… de…
-De voyou ? De mufle ? De goujat ? avait proposé, le fils du duc, en s’esclaffant, ravi de l’état dans lequel il avait réussi à mettre ces trois mijaurées qui se permettaient de médire au sujet de Candy.

Sans attendre leur réaction, il s’était éloigné à grands pas laissant libre cours à son hilarité.

L’évocation de ce souvenir avait amené un sourire sur ses lèvres. Il avait été si jouissif d’observer la modification progressive de l’attitude de ces trois prétentieuses qui n’arrivaient pas à la cheville de celle dont elles s’étaient fait des gorges chaudes : perplexité, contrariété et enfin indignation. Elles avaient besoin que quelqu’un les remette fermement à leur place et il s’était fait un plaisir d’être cette personne-là.

La lumière qui, jusqu’à là, éclairait encore un dernier carré par-delà le rideau d’arbres, s’éteignit brusquement, plongeant le bâtiment qui lui faisait face dans l’obscurité la plus complète et ramenant du même coup le fils du duc à la réalité. Il s’imagina Candy en train de se déshabiller et de se coucher. Il aurait aimé être une petite souris pour pouvoir épier la jeune fille. Mais non, être une petite souris ne lui aurait pas suffi, il n’aurait pu se coucher tout contre elle, l’embrasser, la serrer fort dans ses bras en enfouissant son visage dans le creux de son cou et en respirant le frais parfum qui se dégageait de ses cheveux, pour ne plus faire qu’un avec elle. Toutes choses qui n’avaient aucune chance de se produire dans la vie réelle. Terry jeta un dernier regard désenchanté à travers la fenêtre de sa chambre avant de se coucher à son tour. Mais le sommeil n’était pas au rendez-vous et il se tourna et se retourna plusieurs fois dans son lit en soufflant, l’esprit survolté. Un petit verre d’alcool l’aurait calmé, lui aurait remis les idées en place… N’était-il pas temps de renouer avec ses vieilles habitudes ?

Des éclats de voix tirèrent le jeune homme de ses pensées. C’était la voix de la mère supérieure et celle de la sœur Margareth et une autre beaucoup plus grave que Terry n’eut aucune peine à reconnaître : celle de son père. Que venait-il faire à cette heure tardive ? Peut-être que finalement Niel Legrand s’était-il plaint ? Non… Cela paraissait plus qu'improbable. Niel était trop lâche pour oser se mettre son camarade à dos. La vieille chouette avait dû avertir le duc du manque d’assiduité de son fils et celui-ci, bien entendu, s’était dépêché de débarquer pour venir le sermonner. Terry qui cherchait par tous les moyens à se faire remarquer par son père aurait pu être satisfait du soudain intérêt que celui-ci semblait enfin porter à sa personne, mais avec la mauvaise foi si propre à l’adolescence, il n’y vit rien d’autre que des ennuis en perspective. Se relevant d’un bond, il se rhabilla en un clin d’œil, arracha prestement son pardessus du cintre sur lequel il pendait et se précipita sur le balcon pour se hisser sur la branche qui surplombait son balcon, avant de s’éloigner rapidement. Le moment semblait finalement venu de reprendre ses anciennes activités et d’aller noyer son mal-être dans l’alcool en laissant derrière lui son père et l’honorable institution dans laquelle il était censé, entre autres, apprendre les bonnes manières.

***



La partie de cache-cache, qui durait depuis bientôt deux semaines maintenant, irritait au plus haut point le Duc de Grandchester qui avait eu beaucoup de mal à ne pas laisser éclater sa colère dans le bureau de la mère Grey. Il était venu avec la ferme intention d’obtenir les excuses de son fils, qu’il désirait avoir auprès de lui plutôt que dans cet austère pensionnat qui malgré sa réputation ne semblait pas capable de gérer les fantaisies de son fils, et voilà que le petit morveux le tournait en ridicule. Car Terry n’avait aucune envie de subir ses remontrances et s’était débrouillé pour ne jamais être là où on le cherchait. Il passait de longues heures dans le parc ou au sous-sol du vieux bâtiment délabré à laisser ses doigts courir sur le piano. Et, bien entendu, il s’était remis à passer ses soirées à l’extérieur. Mais, par prudence, il avait changé d’établissement. S’il était toujours partant pour une bonne petite bagarre qui lui permettrait de se défouler et d’oublier les problèmes dans lesquels il se débattait, il ne tenait pas à se retrouver face au type de la fois précédente et à ses deux acolytes, trois gaillards contre lesquels il n’aurait aucune chance et qui peut-être continuaient à hanter les abords du pub de Bernie. Il avait donc longuement parcouru les rues dans une direction résolument opposée à celle du bar où il avait pris ses habitudes et avait fini par dénicher cet endroit pas très convivial et où il avait du mal à trouver ses marques. Cependant, on y servait de l’alcool et on y vendait des cigarettes, et c’était bien tout ce dont il avait besoin pour le moment, même s’il regrettait sans doute possible la bienveillance discrète du patron du pub qu’il avait déserté bien malgré lui.

Mais ce matin, Richard Grandchester l’avait surpris au saut du lit. Terry venait à peine de sortir d’un sommeil lourd et sans rêves, lorsqu’on avait frappé à la porte. Il avait répondu sur un ton qui ne cachait pas son agacement d’être dérangé de la sorte, faisant savoir à l’importun, d’une voix sans appel, qu’il n’était pas en état de recevoir qui que ce soit. Aussi, lorsque le bouton de la porte avait commencé à tourner, il s’était assis sur son lit, furieux et outré, prêt à agonir l’intrus d’injures bien senties. Mais lorsqu’il avait découvert l’identité de son visiteur, la répartie cinglante qu’il avait préparée s’étaient évanouie sur ses lèvres et il s’était levé précipitamment, trop surpris pour articuler le moindre mot et submergé par la désagréable sensation d’avoir été pris en défaut.

Et maintenant, voilà que son père était là, devant lui, emplissant la chambre de sa présence, de sa prestance, de son charisme, alors que lui était torse nu, les cheveux en désordre, avec juste le vieux pantalon de pyjama trop court que lui avait offert sa mère quelques années auparavant, debout au milieu d’une chambre qui empestait l’alcool et la cigarette. Le duc le toisait de la tête aux pieds avec cet air hautain et peu amène qu’il lui connaissait bien et qui montrait combien l’aristocratique personnage le jugeait peu digne de l’immense honneur qu’il lui avait fait en l’acceptant dans sa « noble » famille. Mais il n’allait pas se laisser intimider par cet homme qui avait érigé la perfection en dogme. Durant de longues minutes, le jeune homme et son visiteur, debout de part et d’autre de la pièce, s’affrontèrent du regard, puis soudain, ce dernier eut un imperceptible mouvement de recul et rompit le contact, pour contempler d’un air qui se voulait indifférent chaque recoin de la chambre de l’adolescent lequel était bien loin de se douter de la tempête qui se déchaînait sous son crâne. Dieu que les yeux de son fils lui rappelaient ceux d’Éléonore… Cela lui faisait tellement mal de songer à celle qu’il avait abandonnée, il y avait de cela si longtemps, maintenant ! De songer à ce qu’aurait pu être sa vie s’il n’avait pas été aussi respectueux de l’ordre et des règles établies, s’il avait osé s’opposer à son père, s’il avait été plus audacieux et moins ambitieux. Terrence, avec ce regard sombre où semblait se déchaîner un océan en furie, était pour lui un reproche vivant, et chaque fois que ses yeux se posaient sur le visage de son fils, il se rendait compte à quel point la vie « parfaite » à laquelle il s’était laissé contraindre sans vraiment chercher à se battre pour s’y soustraire, se trouvait à l’opposé de celle dont il avait rêvé un jour.

Terry, se méprenant sur l’attitude de rejet de son visiteur, eut l’impression, une fois de plus, que celui-ci ne supportait sa vue et sa présence qu’à grand-peine. C’était un signe de plus qui prouvait qu’il ne l’avait accueilli sous son toit que par pur devoir. La gorge nouée par la détresse, il se redressa, prêt à lui lancer un commentaire mordant, lorsque le duc, qui venait de découvrir le portrait de lui qu’il lui avait offert, prit la parole après s’être raclé la gorge, plus ému et troublé qu’il ne voulait se l’avouer, par ce que pouvait signifier la présence d’un tel objet trônant sur le bureau de son fils :

-Comment trouves-tu ta jument ?

Terry s’attendait à tout sauf à cette question. Était-ce un reproche déguisé sur le fait qu’il n’avait pas remercié son père ? Mais quand aurait-il pu le faire ? Où bien était-ce une question de pure forme, pour engager une conversation qui se faisait attendre ?

-Je… Elle est merveilleuse, Père !

Le jeune homme, déstabilisé, n’avait pu empêcher le léger tremblement d’exaltation dans sa voix et le duc eut une ébauche de sourire. Terry lui en voulut aussitôt. Sa réponse était sortie malgré lui et l’expression satisfaite du duc, aussi brève avait-elle été, lui avait donné la déplaisante impression de s’être laissé piéger par son père. Il enchaîna aussitôt, sarcastique :

-Mais je suppose, que vous ne vous êtes pas déplacé à cette heure matinale, juste pour prendre des nouvelles de Sheila ?

La physionomie de son interlocuteur se durcit immédiatement. Il n’aimait pas du tout le ton agressif que venait d’employer son fils, mais il était hors de question de rentrer dans le jeu de ce garnement qui faisait tout pour le faire sortir de ses gonds et il retint le commentaire acerbe qui avait failli lui échapper. Pourquoi Terry transformait-il chacun de leurs échanges en bataille rangée ? D’un ton dangereusement calme il répondit :

-Non, en effet. Je suis seulement venu te demander si tu étais prêt à présenter tes excuses à Béatrix.

Si le duc espérait une réconciliation avec son fils, il en fut pour ses frais. Terry lui lança un regard chargé de reproches et de colère. Comment son père pouvait-il espérer une chose pareille ? N’avait-il pas compris qu’il ne se sentait absolument pas d’humeur à gratifier sa belle-mère de quelconques excuses ? Comment cet homme pouvait-il être à ce point aveugle à l’hostilité et la méchanceté que la duchesse témoignait à l’égard de celui qu’elle ne considérait plus que comme un imposteur qui venait voler la place qui aurait dû échoir à son propre fils ? Il cracha :

-Vous savez bien que cette… cette femme que vous avez épousée, me hait.
-Tu ne fais pas beaucoup d’efforts non plus, déclara le duc sur un ton las. Tu n’as pas envie de quitter un peu de ton collège ?
-Je n’ai nul besoin de votre autorisation pour sortir quand bon me semble de cet établissement dans lequel vous avez cru pouvoir m’enfermer !

De toute façon, le jeune homme n’avait pas du tout, mais alors pas du tout envie de passer sa journée au manoir, en compagnie de cette mégère et de ses enfants qui le méprisaient et ne se gênaient pas pour le lui faire sentir. Il avait beau jouer l’indifférent, celui que toutes ces attaques et critiques laissaient de marbre, il finissait par les trouver de plus en plus pénible à endurer et la violence qu’il sentait monter en lui, en leur présence, de plus en plus difficile à contenir. Cela en devenait presque effrayant.

-Terrence ! Cela suffit ! Je te prierai de rester à ta place !
-À ma place de bâtard ? C’est cela que vous avez en tête, Père ?
-Surveille tes paroles, fils, ou tu pourrais le regretter ! Tu ne te rends pas compte de ce que je dois subir à cause de toi !
-Je ne vois pas ce que je pourrais regretter et je ne suis pour rien dans la situation actuelle ! Si vous trouvez que je suis une telle épine dans votre pied, il ne fallait pas folâtrer avec ma mère !

Le duc sentit la colère qu’il avait réussi à museler tout au fond de lui, reprendre tous ses droits. Terry n’avait pas à se faire ainsi le juge de la relation unique qu’il avait eue avec Éléonore. Avec rage, il dut constater que son fils, avec son regard flamboyant et ses cheveux en bataille, avait eu raison de son calme et de son impassibilité et le saisissant brutalement par les épaules, il le secoua en hurlant, hors de lui :

-Tais-toi ! Ne sais-tu pas que je pourrais te déshériter ?

Terry se crispa tout entier sous la poigne dure et autoritaire de son père qui lui enfonçait sans ménagement les ongles dans la chair, mais il ne détourna pas les yeux. Il n’allait pas se laisser intimider par cet homme qui n’avait, semblait-t-il, aucune idée de ce que c’était que d’être père. D’ailleurs, cet héritage, dans ces conditions, il n’en voulait pas.

-Mais faites donc, cher… Père !

Il avait craché le mot à travers ses dents serrées, comme on crache une insulte et, amer, continua sur un ton bas et agressif :

-La duchesse n’attend que ça, j’en suis sûr. Elle pourrait enfin mettre votre « véritable » héritier sur le trône au lieu de l’usurpateur que je suis et dont vous vous êtes inconsidérément encombré !

Il reprit sa respiration avant d’ajouter :

-Vos menaces ne me font pas peur ! Un tas de gens arrivent à vivre sans votre fortune et sans votre titre. Et moi je suis sûr d’être de ceux-là !

Le duc repoussa violemment son fils qui se retrouva assis sur son lit, l’air hagard, et il sortit sans un mot, claquant avec force la porte derrière lui. Terry, fixait sans la voir la porte par laquelle son père venait de disparaître, tout en se massant machinalement les épaules à l’endroit où des marques rouges étaient apparues, témoignage de la fureur et de la brutalité dont son géniteur venait de fait preuve. Oui, c’était cela. Cet homme n’était que son géniteur. Il n’avait jamais été son père. Le jeune Grandchester l’avait compris depuis bien longtemps et cela n’aurait plus dû lui faire si mal. Abattu, le fils du duc, toujours assis sur son lit, refoula un sanglot, la tête appuyée contre ses deux poings serrés. Cette horrible sensation de n’être toujours et partout qu’une pièce rapportée devenait proprement intolérable.
 
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view post Posted on 4/1/2014, 20:29
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Heureuse année à toutes et à tous et bonne lecture !

(Deuxième et dernière partie du chapitre 6)

Le printemps était enfin arrivé et avec lui son cortège de bourgeons et de senteurs nouvelles. Des groupes de jonquilles égayaient de leur couleur vive les talus et massifs environnants. Terry s’était allongé dans l’herbe, au sommet de la petite colline où Candy avait l’habitude de se rendre, et, un coude en appui sur le sol, la main soutenant son menton, l’autre posée sur son genou replié et tenant négligemment une cigarette entre les doigts, il laissait son regard errer sur la ville qui se déployait en contrebas. Personne ne risquait de venir le déranger ici en ce jour bien particulier. Tous les élèves, sans exception, avaient en effet eu droit à leur sortie. C’était la tradition dans cet établissement, lorsque le dimanche était le cinquième du mois, ce qui se trouvait être le cas en ce mois de mars. Mais pour sortir, les élèves devaient tout de même obtenir l’autorisation de leurs parents ou de leur tuteur.

Lui, bien sûr, ne l’avait pas obtenue de son père qui risquait d’attendre encore longtemps les excuses qu’il n’avait aucune intention de faire à la duchesse, mais il n’avait jamais vraiment eu besoin de la permission de qui que ce soit pour sortir de l’austère établissement quand bon lui semblait et ce cinquième dimanche du mois n’y ferait pas exception. Il avait d’ailleurs prévu de s’éclipser dans l’après-midi, car il comptait se rendre à l’hippodrome d’Epsom où il tenait à voir courir son poulain, Royal King. Même si celui-ci, à présent dans la catégorie des trois ans, n’était plus vraiment un poulain, Terry continuait à le considérer comme tel. L’entraîneur lui avait affirmé que le jeune cheval était dans une forme éblouissante et qu’il avait de bonnes chances de remporter la course, sa première en tant que trois ans. Terry ne voulait à aucun prix manquer le futur exploit de son protégé, persuadé qu’il était que celui-ci vaincrait haut la main. La seule chose qui le retenait était l’éventuelle présence de son père. Y serait-il lui aussi ? Terry espérait bien que non… Il n’avait aucun désir d’essuyer les foudres du duc, et pas davantage de subir sa glaciale indifférence. Avec un peu de chance la duchesse trouverait une autre activité où entraîner son époux, elle qui semblait allergique aux chevaux.

Le jeune Grandchester fronça les sourcils en se remémorant l’altercation qui l’avait opposé à son père. Il lui en voulait beaucoup d’être allé jusqu’à le menacer de le déshériter, même si l’on pouvait légitimement supposer que les paroles du duc avaient dépassé sa pensée. Mais comment pouvait-il, après l’avoir arraché à sa mère, lui avoir fait vivre ce calvaire auprès d’une femme acariâtre pour laquelle il était et resterait impardonnable par le seul fait d’être né, comment pouvait-il se permettre de simplement formuler de tels propos ? Non pas que Terry se sentît inquiet à l’idée que son père pût finalement se décider à lui retirer vraiment tout soutien : il n’avait pas cherché à se vanter lorsqu’il avait affirmé qu’il arriverait à se débrouiller sans la fortune et le titre des Grandchester, il en était intimement persuadé. Mais il souffrait de savoir que le duc était prêt à faire une croix sur son héritier si celui-ci ne lui donnait point satisfaction. Comptait-il donc si peu pour lui ?

Pourtant, le jeune homme ne pouvait nier que son père était venu s’enquérir en personne de l’état d’esprit de son fils, avec l’espoir que celui-ci fût enfin revenu à de meilleures dispositions vis-à-vis de sa belle-mère, ce qui était plutôt étonnant et venait réfuter l’idée selon laquelle le duc se désintéressait totalement de lui. Le jeune homme était cependant heureux de n’avoir pas cédé au chantage de son père et d’avoir refusé de se soumettre. Oui, il en était très heureux. Qu’aurait-il fait là-bas au manoir, coincé entre un père qui ne voyait en lui qu’un héritier qui devait tenir son rang et une belle-famille qui, elle, ne voyait en lui que celui qui venait usurper une place qui n’était pas la sienne ? Il se sentait tellement mieux, seul, ici, sur cette colline, beaucoup plus libre aussi. La solitude était devenue une amie qui ne lui pesait plus vraiment. Il pourrait enfin, durant cette journée, redevenir lui-même et cesser de tenir les divers rôles qu’il se sentait obligé de jouer en présence d’autrui. Il pourrait se laisser aller à rêver tout à loisir à la jolie blonde aux yeux émeraude qui, depuis trois mois, emplissait ses rêves et ses pensées et qui, chaque fois qu’il la voyait faisait bondir son cœur d’allégresse. Il se demanda ce qu’elle allait faire de sa journée, puis il sourit. Peut-être comptait-elle se rendre au zoo afin de tenir compagnie à ses congénères les chimpanzés ?

Comme tout était tranquille ce matin… Fermant les yeux, il poussa un soupir d’aise, se laissant envahir par le silence serein qui l’enveloppait et qui fut soudain rompu par une voix claire, reconnaissable entre toutes. Terry faillit se relever d’un bond mais il ne voulait pas que la jeune fille qui venait de troubler sa tranquillité s’imagine que sa présence avait un quelconque effet sur lui et il réprima son envie de se précipiter vers elle. Il resta donc allongé, rongeant son frein. Avec un peu de chance elle finirait par l’apercevoir et viendrait jusqu’à lui, ou peut-être pas… L’attente lui parut interminable et il eut beaucoup de mal à ne pas se retourner pour jeter un coup d’œil furtif dans sa direction. Mais que faisait-elle? Et qu’attendait-elle donc ?

Lorsqu’enfin il l’entendit qui accourait vers lui, sa respiration s’accéléra et il tira avec nervosité une bouffée sur sa cigarette, avant d’expirer longuement la fumée en fermant les yeux pour retrouver un semblant de maîtrise de soi. Dieu qu’il était perturbant de se sentir aussi démuni face à une simple jeune fille ! Derrière lui Candy s’était immobilisée, en découvrant la forme allongée dans l’herbe.

-Mais qui êtes-vous ? s’enquit-elle d’une voix incertaine.

L’étonnement sans borne de la demoiselle transparaissait dans le ton de sa question. Elle aussi devait s’être crue toute seule dans le parc de l’école. D’ailleurs que faisait-elle là ? Terry avait eu le temps de se calmer et de s’interroger. Il ne pouvait croire que le puissant milliardaire américain avait abandonné sa fille, même adoptive, un jour comme celui-là. Du reste, il l’avait vue tantôt, esquisser un pas de danse joyeux, comme si elle se réjouissait à l’idée de sortir enfin de ce sinistre collège. À moins qu’elle n’ait, elle aussi, des relations tendues avec son père ? Avec une lenteur étudiée, il se redressa, se retourna et affectant une décontraction qu’il était loin de ressentir, il plongea résolument son regard dans le sien. Son cœur bondissait malgré lui dans sa poitrine et contrarié d’être ainsi le jouet des émotions que Candy faisait naître en lui et qu’il n’arrivait pas à maîtriser complètement, le fils du duc, comme à son habitude, chercha à déstabiliser la jolie demoiselle qui le dévisageait de ses grands yeux émeraude si expressifs dans lesquels se lisait l’effarement :

-Qu’est-ce qu’il y a ? déclara-t-il d’une voix agacée et légèrement moqueuse. On ne peut plus être tranquille ?

Il ponctua sa phrase d’un nuage de fumée qu’il envoya délibérément au visage de son interlocutrice laquelle fronça son joli petit nez et partit dans une quinte de toux, incommodée par les particules malodorantes qui avait envahi ses narines, sa gorge et ses yeux.

-C’est vous Terrence ? fit la blonde demoiselle en toussant, la main devant la bouche, les yeux rougis et lançant des éclairs. Vous devriez avoir honte de venir fumer ici en cachette !

Terry arqua un sourcil, interloqué par cette étrange entrée en matière. Ses yeux se posèrent un instant sur le petit animal qui se tenait aux pieds de la jeune fille, un peu en retrait. Ainsi, voilà donc le fameux Capucin… Que Candy, qui apparemment n’avait pas l’air de se soucier davantage que lui des règlements, se permette de le critiquer et de lui faire la morale, voilà qui était plutôt cocasse et inattendu. Mais pour qui se prenait-elle donc ? Ne savait-elle pas à qui elle s’adressait ? Et espérait-elle vraiment qu’il allait tenir compte de ses doctes reproches ? En tout cas, avec le tour qu’avait pris la conversation, il se sentait maintenant, beaucoup plus à l’aise face à la jeune fille. N’avait-il pas appris depuis fort longtemps à gérer les situations conflictuelles sans laisser filtrer la moindre de ses émotions ?

-Vous pouvez parler, vous qui vous pavanez ici en compagnie de votre raton laveur favori ! railla le jeune Grandchester en désignant d’un geste nonchalant la boule de fourrure qui se réfugia aussitôt derrière les jambes de sa jeune maîtresse. Je suppose que vous savez que cet établissement interdit formellement toute introduction d’animal ?

Candy déglutit, une sourde angoisse commençant à l’envahir. Comment avait-elle pu être assez sotte et imprudente pour oublier la présence de son petit Capucin à ses côtés ? Mais aussi, comment aurait-elle pu deviner qu’elle allait se retrouver nez-à-nez avec cet impossible aristocrate britannique ? Elle s’était imaginée à tort être la seule laissée pour compte dans cette austère enceinte. Elle s’inquiéta de ce qu’il allait faire, à présent, avec son fichu caractère. Elle inspira pour se donner une contenance, et s’insurgea :

-Ce n’est pas du tout pareil !
-Ah bon ?
-La cigarette, c’est…

La jeune fille se tut, cherchant ses mots. Comment expliquer à cet arrogant personnage que ce qui la choquait n’était pas tant qu’il fumât en secret mais bien plutôt qu’il se permît de le faire tout court.
Terry, toujours goguenard, la dévisageait, cherchant à deviner la part d’authenticité dans les protestations de la demoiselle. Était-elle vraiment offusquée ou bien n’était-ce qu’une indignation de façade ?

-Ne prenez pas cet air indigné quand vous mourez d’envie d’essayer ma petite. Vous en voulez une ? tenta-t-il, narquois, tout en lui présentant son paquet de cigarettes, sur lequel il envoya quelques chiquenaudes afin d’en extraire une.

Mais la jeune fille, les sourcils froncés, serrait les poings, tout en secouant ses boucles blondes, outrée par une telle supposition de sa part. Comment pouvait-on avoir envie de faire pénétrer dans ses poumons cette fumée infecte qui vous prenait à la gorge et sentait si horriblement mauvais ? Et puis, il fallait qu’elle fasse comprendre à ce garçon arrogant et désagréable mais au charme si terriblement irrésistible qu’il n’avait aucune idée de ce qui pouvait lui plaire ou pas, à elle, Candice Neige André. Fronçant le nez de dégoût elle riposta :

-Je n’en n’ai pas envie du tout ! Cela sent bien trop mauvais !
-Oooh ! Ne faites-donc pas cette tête-là, s’esclaffa Terry toujours assis à ses pieds, ça ne vous arrange pas, surtout avec vos taches de rousseur !

Et le jeune homme éclata d’un rire impertinent, tandis que Candy se raidissait d’indignation tout en poussant une exclamation de dépit, plus blessée par les quolibets du jeune homme, qu’elle n’aurait voulu l’admettre. S’il prenait clairement plaisir à la mettre mal à l’aise, elle savait qu’elle n’aurait pas dû y prêter autant d’attention. Elle avait bien compris, en suivant les bavardages des uns et des autres, que le fils du duc, sans doute trop imbu de sa propre personne, avait un caractère impossible, qu’il avait l’habitude de tout tourner en dérision et de prendre de haut tous ceux qu’il croisait, élèves comme adultes. Mais son ironie et ses piques la déstabilisaient malgré tout. Si elle avait pu deviner la part que ces petites taches qui parsemaient son adorable petit minois jouaient dans l’attirance que Terry éprouvait pour elle, la jeune fille aurait pu à son tour user de sarcasmes et de raillerie et remettre à sa place le séduisant aristocrate. Mais celui-ci continuait en riant de plus belle :

-Quand vous êtes en colère, votre nez bouge, c’est drôle comme tout Mademoiselle Taches de Son !
-Je vous interdis de m’appeler Taches de Son, s’étrangla la jeune fille au comble de la fureur. Je croyais vous l’avoir déjà dit ! Vous n’êtes qu’un insolent, un goujat et un mal élevé!

Terry sourit devant cette flopée d’épithètes peu flatteuses. Candy n’était pas la première à le traiter de tous les noms et elle ne serait sûrement pas la dernière non plus. Mais sortant de sa bouche, les tares dont elle l’affublait avaient une saveur toute particulière et il trouvait fort divertissant la façon dont elle les lui avait jetées à la figure, dressée sur ses ergots, les yeux flamboyant de colère, même si une part de lui-même déplorait la direction vers laquelle la conversation s’était orientée. Apparemment, c’était toujours la même scène qu’ils devaient tous deux jouer, lui, l’aristocrate insolent et sarcastique et elle, la demoiselle outrée et colérique. Même si c’était dans ce rôle qu’il se sentait le moins vulnérable, Terry se demandait avec une pointe d’angoisse si leurs relations pourraient un jour évoluer différemment et si Candy saurait voir en lui plus loin que la carapace d’arrogance dans laquelle il s’était enfermé depuis si longtemps.

Puis, se demandant comment réagirait la demoiselle si elle apprenait qu’il l’avait surprise s’adonnant à des activités bien peu en rapport avec la bienséance, il se décida à la taquiner :

-Oh… et comment est-ce qu’il faut vous appeler alors, pour vous plaire ? Peut-être Mademoiselle Tarzan ? Hmm ?

Candy sentit sa colère s’évaporer d’un coup, remplacée par une sourde inquiétude. Ce nouveau surnom ne lui disait rien qui vaille. Qu’est-ce que cela cachait ? Elle dévisagea le fils du duc, troublée, avant de s’enquérir, en balbutiant :

-Pourquoi… Pourquoi m’appeler Mademoiselle… Tarzan ?
-Je revois en pensée, une scène extraordinaire…

Terry laissa flotter un silence, pour ménager le suspense et sourit, semblant se plonger dans ses souvenirs, tandis que la demoiselle, frémissante, le scrutait avec attention. Comme elle était belle ainsi, suspendue à ses paroles, les lèvres entrouvertes, une légère appréhension visible au fond de ses prunelles émeraude !

-Oui, une scène extraordinaire, reprit-il finalement d’une voix théâtrale. Une corde blanche qui jaillit au milieu de la nuit et qui s’enroule autour d’une branche et une sorte de petit animal sauvage qui ressemble à un chimpanzé femelle qui s’y accroche, se balance et atterrit tout droit chez les garçons.

Au fur et à mesure qu’il s’exprimait, il vit le visage de la jolie blonde se décomposer petit à petit et il ne put s’empêcher d’en éprouver une certaine satisfaction. Ainsi, elle était tout de même gênée qu’il l’ait surprise en train de se balancer dans les arbres, la nuit, pour se rendre au dortoir des garçons.

Candy, quant à elle, ne savait plus quoi dire. Il sait, se dit-elle ébranlée, il m’a vu l’autre jour quand je suis allé voir Archibald et Alistair. Est-ce lui qui nous a dénoncé auprès de la mère supérieure ce soir-là ? Ce ne serait pas impossible, ils ont l’air de se détester Archie et lui. Et avec son caractère de cochon… Mais pourquoi alors me dévoiler qu’il était au courant ? La jeune fille avait bien remarqué que les relations qu’entretenait le jeune aristocrate avec la hiérarchie du collège n’étaient pas au beau fixe, c’était le moins que l’on puisse dire, et après réflexion, elle abandonna l’idée qu’il ait pu prévenir la mère supérieure. Pourtant elle le questionna :

-C’est vous qui nous avez dénoncé ?

Le fils du duc eut un rire incrédule. C’était à son tour d’être outré. Non mais, pour qui le prenait-elle ?

-Il est peut-être dans vos habitudes de rapporter les faits et gestes de ceux que vous croisez, déclara-t-il avec hauteur en plissant les yeux, mais cette détestable manie ne fait pas partie des miennes.

Assez agacé que Candy ait pu imaginer une telle chose à son propos, il continua, sarcastique :

-Voyons un peu, Mademoiselle Taches de Son ou Mademoiselle Tarzan ou peut-être un petit mélange des deux. Et si je vous appelais simplement Cheetah, la petite guenon ?

S’il avait voulu faire sortir Candy de ses gonds, c’était réussi. La jeune fille complètement hors d’elle cherchait ses mots sans parvenir à ses fins et ne trouva finalement rien d’autre à répliquer qu’un pauvre « Je vous le défends ! » qui manquait singulièrement d’énergie.

Le fils du duc lui sourit, narquois. Il n’avait pas du tout l’intention d’abandonner les charmants sobriquets qu’il avait imaginé pour elle et qui la mettaient dans tous ses états. Surtout que ces surnoms dont il l’avait affublée lui permettaient de faire redescendre la belle du piédestal où son esprit l’avait inconsciemment hissée.

-Il faudra bien vous y faire ! railla-t-il tandis que la demoiselle le foudroyait du regard.

Il se tut un instant et détailla l’exquise jeune fille qui se tenait, courroucée, devant lui, dans cette tenue qu’il ne lui avait encore jamais vue et qui lui allait si bien, puis il ajouta, une lueur taquine dans les yeux :

-D’ailleurs, je me demande ce qu’une jeune fille bien élevée – il insista sur ces mots – peut bien aller chercher dans le dortoir des garçons ?
-Je… euh… commença Candy en rougissant.

Puis elle tapa du pied et s’exclama :

-Cela ne vous regarde pas !
-Je vois… ricana le jeune homme d’un air entendu.
-Je vous défends de tirer de conclusions hâtives !
-Ai-je affirmé quoi que ce soit ? C’est vous, me semble-t-il, qui tirez toute seule des conclusions hâtives, Mademoiselle Tarzan-Taches de Son !

C’en était trop, le fils du duc avait dépassé les bornes et Candy perdant toute retenue se mit à hurler, rouge comme une pivoine, élevant le ton au fur et à mesure qu’elle s’exprimait :

-Je vous ai déjà dit que je m’appelle Candy Neige André et que désormais je ne répondrais qu’à ce nom-là ! C’est compris ? Mettez-vous bien ça dans la tête !

Sans paraître s’émouvoir de la tempête verbale de la jeune fille, Terry se releva tranquillement, son éternel sourire narquois aux lèvres, épousseta avec nonchalance son pantalon, et tout en prenant un ton faussement contrit, s’excusa :

-Oh, mais j’ai parfaitement compris et il en sera fait selon votre volonté... Mademoiselle Cheetah-Taches de Son !
-Ooooh !

Candy était si furieuse qu’elle en louchait presque et Terry, une fois de plus, se moqua :

-Et ne vous mettez pas en colère, ça n’est pas très joli ! Vos taches de son se voient deux fois plus... Et d’abord que faites-vous ici ? C’est le cinquième dimanche, non ?

La jeune fille se calma. Ce n’était pas cet insolent et trop séduisant personnage qui allait la déstabiliser, que diable ! Elle en avait vu d’autres et s’était toujours tirée, la tête haute, de toutes les situations, même les plus pénibles. Mais que répondre à sa question ? Elle n’allait tout de même pas lui expliquer que si elle se trouvait dans l’enceinte du collège ce matin-là, c’était parce que personne n’avait cru bon lui permettre d’en sortir… Il se serait encore fendu d’une de ses désagréables remarques. Elle aurait voulu trouver une répartie cinglante pour le remettre à sa place, mais la seule qui lui vint à l’esprit ne l’était pas tant que cela :

-Je pourrais vous poser la même question ! »

Le fils du duc tira une bouffée de sa cigarette, un peu décontenancé par la réplique de la jeune fille. Il n’avait aucun désir d’étaler ses problèmes familiaux devant elle et il lui tourna le dos. Fermant les yeux, il déclara sèchement et avec hauteur : « Si vous tenez à le savoir, sachez que j’ai horreur de la compagnie et que je me plais à être seul. » Ce qui n’était pas loin d’être la vérité.

-Eh ben, ce n’est pas une raison ! répliqua Candy avec véhémence. Cette colline est mon domaine à moi ! Elle me rappelle des souvenirs, je l’ai appelée « la colline retrouvée » et je vous interdis de venir la polluer avec vos cigarettes !

Elle s’interrompit un instant avant de reprendre sur le même ton :

-D’ailleurs… peut-être qu’à la place, vous feriez mieux d’aller plus souvent en cours !

Et sans plus de façons, la jeune blonde lui tourna le dos et s’en fut, laissant Terry un peu interloqué. Celui-ci laissa finalement échapper un long sifflement qui traduisait à la fois sa stupéfaction devant la sortie de son interlocutrice et une certaine admiration devant le culot qu’elle affichait alors qu’en général ses camarades arboraient plutôt une attitude craintive voire servile face à lui. La demoiselle aux taches de son, elle, ne semblait pas vouloir s’en laisser conter.

-Eh bien, elle ne vous l’envoie pas dire ! se dit-il tout haut en laissant échapper un petit rire.

Comment pouvait-elle oser lui signifier ce qu’il devait faire ? « Son » domaine à elle… « Sa » colline retrouvée… Et puis quoi encore ? Savait-elle au moins depuis combien de temps il fréquentait cette école ? Non, elle n’en avait sûrement pas la moindre idée. Et puis… Aller plus souvent en cours ? Mais, ma parole, de quoi se mêlait-elle ? Ne savait-elle pas qu’il était de toute façon l’un des tous meilleurs de sa classe ?

Tirant une dernière bouffée sur sa cigarette, il décida de la jeter et l’écrasa consciencieusement sous son talon. Il n’était pas dit qu’il allait continuer à polluer la « colline de Candy »… Après tout, le simple fait d’avoir pu passer ces quelques instants avec sa demoiselle aux taches de son lui avait procuré un tel plaisir que l’odeur de la fumée lui avait soudain paru bien fade. Il fallait être honnête aussi, il n’avait plus le moindre désir de s’envelopper de ces effluves qui semblaient tant incommoder la jeune fille.

***



Après le départ de Candy, le jeune Grandchester s’était demandé s’il allait vraiment sortir cet après-midi-là. Il avait certes très envie de voir courir son trois-ans, Royal King, mais d’un autre côté, toute une après-midi en tête-à-tête avec Mademoiselle Cheetah, voilà qui n’était pas pour lui déplaire. Même s’ils ne s’étaient pas séparés dans les meilleurs termes, il aurait plusieurs heures devant lui pour tenter de recoller les morceaux qu’il avait une fois de plus fait voler en éclats, si toutefois la belle acceptait de se laisser approcher à nouveau.

Le fils du duc fronça les sourcils avec humeur. Mais qu’est-ce qu’il avait à toujours être aussi désagréable chaque fois que la jolie blonde était dans les parages? Il fallait croire que c’était plus fort que lui. Peut-être était-ce mieux ainsi, après tout. La gentillesse lui faisait peur, celle de Candy en particulier. Il se demandait toujours ce que cela cachait et craignait de ne pas savoir la gérer ou de découvrir que l’attention que la demoiselle semblait lui porter n’était pas sincère, que son intérêt pour lui ne se bornait qu’au prestige qui l’entourait, lui et son illustre famille. Mais qu’allait-il raconter là ? Il savait parfaitement que ce n’était pas du tout le genre de Candy, ou tout au moins, il essayait désespérément de s’en persuader. Non, non, il en était persuadé. Elle était différente de toutes les pimbêches qu’il avait fréquenté jusqu’à là. Radicalement et foncièrement différente. Il fallait absolument qu’il arrive à avoir une autre attitude avec elle. Qu’il la surprenne… mais de façon positive… pour une fois. Une pensée germa dans son esprit.

Et s’il lui proposait un pique-nique dans le parc ? Il pourrait aller voir à la cuisine. Kathryn, la mère de Marc, serait sûrement d’accord pour lui préparer quelque chose… Tout heureux de son idée, il se dirigea à grandes enjambées vers l’arrière du bâtiment principal où officiaient les cuisinières.
Celle que le jeune Grandchester cherchait était assise dehors, sur les marches, en train de lire une lettre. Elle releva la tête et eut un mouvement de surprise en l’apercevant, puis sourit et se leva pour l’accueillir.

-Ah… Monsieur Terrence, c’est vous… Bonjour !
-Bonjour Kathryn !
-Figurez-vous que j’étais justement en train de relire un passage de la lettre de Marc où il me demande de vos nouvelles.
-Eh bien vous pourrez lui dire que je me porte comme un charme ! Et lui comment va-t-il ?
-Il se débrouille… Il a hâte que l’on se retrouve, et moi aussi !
-Plus que trois mois…
-Oui… Plus que trois mois. C’est court, mais c’est aussi terriblement long.

La cuisinière soupira, puis elle sourit à nouveau. Elle aimait beaucoup le jeune Terrence qui contrairement aux autres élèves du collège ne semblait pas se soucier de l’étiquette et lui adressait la parole avec gentillesse et naturel comme si elle était vraiment quelqu’un et non pas simplement une domestique tout juste bonne à cuisiner. Et surtout elle appréciait par-dessus tout qu’il ait pris Marc sous son aile.

-Alors… C’est vous qui êtes resté coincé au collège aujourd’hui ?
-Oui, moi et une camarade… Et à ce propos, je me demandais…
-Oui ?

Le fils du duc hésita avant de formuler sa demande, s’inquiétant de savoir comment elle serait interprétée. Puis il se lança :

-Pourriez-vous nous préparer un pique-nique ?
-Un pique-nique ? Quelle bonne idée, avec ce beau soleil et ce parfum de printemps. Elle est jolie au moins cette camarade ?

Terry sentit une certaine chaleur envahir ses joues et serra les mâchoires agacé par cette manifestation soudaine et inopportune de ce corps qui le trahissait, mais Kathryn lui fit un clin d’œil et s’éclipsa dans les cuisines après avoir déclaré sur un ton léger :

-Je vais vous préparer ce panier repas. Vous n’aurez qu’à venir le chercher d’ici un quart d’heure.

Terry resta un moment les bras ballants, puis il se secoua et se mit en quête de la demoiselle aux yeux verts. Il allait lui proposer un pique-nique. Un pique-nique romantique pour se faire pardonner sa détestable attitude de tantôt. Il était sûr qu’elle accepterait plutôt que de déjeuner seule dans un réfectoire rendu encore plus sinistre par l’absence totale de vie. Enfin, il l’espérait… Et peut-être qu’après le pique-nique, si les circonstances lui étaient favorables, il pourrait même proposer à Mademoiselle Tarzan-Taches de Son de se rendre avec lui à Epsom. Tout à ses pensées, il ne vit pas tout de suite l’homme moustachu qui discutait dans la cour avec la sœur Margareth.

Lorsqu’il l’aperçut, son cœur manqua un battement et ses craintes furent confirmées presqu’aussitôt, lorsque le nom de Candy parvint jusqu’à ses oreilles. L’homme était venu chercher la jeune fille et elle allait partir. Le merveilleux après-midi qu’il s’était imaginé avec elle, allait tomber à l’eau. La déception qu’il en ressentit fit place à une irritation sans nom. Voilà ce qui vous arrivait lorsque vous vous laissiez aller à de faux espoirs. Bêtement, puisqu’il savait parfaitement qu’elle n’y pouvait absolument rien, il en voulait à Candy et surtout à ce monsieur qui lui avait brisé son joli rêve. Et d’ailleurs qu’est-ce qu’un Monsieur Brighton pouvait bien vouloir à la jeune fille ? Il n’avait pas l’impression que les André étaient apparentés de près ou de loin aux Brighton… En tout cas il n’en avait jamais été question dans les quelques articles qu’il avait parcourus concernant l’illustre milliardaire.

Un moment, il songea à quitter immédiatement le collège pour ne pas laisser le champ libre aux pensées moroses et chagrines qui menaçaient d’envahir son esprit, mais la mère de Marc l’attendait et il ne voulait surtout pas l’inquiéter. La pauvre femme avait déjà son lot de sujets d’angoisse sans qu’il n’ait besoin d’en rajouter de nouveaux. Lorsqu’il la retrouva, celle-ci l’attendait, un sourire heureux aux lèvres, et lui présenta avec une certaine fierté un panier rempli à ras bord de victuailles toutes plus appétissantes les unes que les autres.

-Je crois que vous aurez de quoi vous régaler, vous et la petite demoiselle…

Le jeune Grandchester n’avait plus faim du tout, mais il ne voulait pas faire de peine à la cuisinière qui s’était donné du mal pour lui faire plaisir et dissimulant sa contrariété, il se força à lui retourner un chaleureux sourire, puis la remercia en lui prenant le panier des mains.

Arrivé en haut de la « colline retrouvée » de Candy, il posa le panier et se laissa choir avec lassitude sur le sol herbeux. Toute la magie du lieu avait disparu. Il grignota sans conviction quelques bouchées de la succulente préparation de Kathryn sans même en remarquer le goût exquis, puis trop énervé pour continuer seul un repas prévu pour deux, il se releva en soufflant d’exaspération. Cette Candy Neige André le mettait dans tous ses états et cela ne pouvait durer plus longtemps. Un petit tour au champ de course lui ferait le plus grand bien.

***



Des hennissements nerveux se mêlaient au claquement sec des sabots sur le sol en ciment sur lequel étaient construites les stalles, les appels des lads tentant de calmer des chevaux surexcités se combinaient au bruit de l’eau sous pression utilisée pour rafraîchir les jambes des cracks qui venaient de terminer leur course, et tout cela était périodiquement couvert par les folles ovations d’un public conquis. Plonger dans l’atmosphère festive et bruyante de l’hippodrome d’Epsom était exactement ce qu’il fallait à Terrence Grandchester pour se changer les idées.

Balayant du regard le tableau où était affichée la liste des jockeys et de leurs montures accompagnés de leurs numéros et de celui du paddock dans l’enceinte duquel chaque couple cavalier-cheval pouvait se détendre et s’échauffer avant la course, le jeune aristocrate eut tôt fait de repérer celui qui l’intéressait. Royal King portait le numéro deux. Après avoir jeté un rapide coup d’œil au plan des lieux qu’il tenait en main, le jeune homme se dirigea de sa démarche souple et assurée vers l’enclos numéro un où Ambrose Selton devait déjà avoir amené le poulain bai.

Alors qu’il s’approchait du paddock en question, il tressaillit en apercevant de dos la silhouette d’une jeune fille aux longs cheveux blonds. Il pesta, interloqué, en se frottant les yeux, et déstabilisé par la sensation d’irréalité qui était en train de le gagner, il s’arrêta net. Devant lui, dans cet hippodrome d’Epsom où il avait projeté de l’amener tantôt, se tenait sa demoiselle aux taches de son. Aucun doute possible là-dessus. Elle portait la robe qu’il avait remarquée le matin même et qui mettait si bien en valeur sa gracieuse silhouette. Par quel prodige se retrouvait-elle là ?

Que le destin s’obstine à la mettre ainsi sur son chemin devait bien avoir une signification. Quelqu’un lui tapota l’épaule et il se retourna en sursautant :

-Eh bien, rit l’entraîneur, on dirait que tu as vu le diable !
-Ah… Wallace…

L’intervention du vieil homme avait sorti Terry de sa transe et ce fut avec un certain soulagement qu’il lui demanda :

-Alors ? Comment se porte notre champion ?
-Tu le vois toi-même, il piaffe d’impatience ! Il n’a jamais été plus prêt !

Le jockey, de fait, semblait avoir un peu de mal à calmer son ombrageuse monture qui essayait à tout moment de lui prendre la main, dansant sur place et agitant énergiquement sa musculeuse encolure et sa majestueuse crinière noire. C’était un peu comme s’il voulait proclamer que personne jamais, ne pourrait le soumettre tout à fait. Terry le contemplait, fasciné par la formidable puissance qu’il sentait se déployer devant lui.

-Vous êtes sûr qu’Ambrose ne va pas se laisser déborder ? s’enquit-il légèrement inquiet.
-Tu sais bien que Royal King nous sort le grand jeu dès qu’il sent que les choses deviennent sérieuses… Ne te fais donc pas de soucis. Ambrose sait ce qu’il fait !
-Alors, il a ses chances ?
-Si tu veux mon avis, oui… Toutes ses chances même. Je connais ses concurrents… à part peut-être ce cheval américain dont je n’avais encore jamais entendu parler. Un certain Pony Flash. Je suppose que s’ils lui ont fait traverser l’Atlantique c’est qu’il doit être plutôt bon, mais je ne m’inquiète pas trop. Tiens… le voilà !

Wallace lui désigna un poulain gris pommelé tout en muscles qui pénétrait dans l’enclos, mené par la bride par son jockey.

-Je ne suis pas sûr que le terrain sec que nous avons aujourd’hui soit ce qui lui convienne le mieux. Ce genre de chevaux s’épanouit mieux sur terrain lourd… Bon il faut que j’y aille. Juste un papier à signer… Tu vas voir ce sera une grande course !

L’entraîneur tapota affectueusement l’épaule de Terry et lui sourit avant de s’en aller. Le jeune Grandchester reporta son attention sur le paddock où Ambrose venait de mettre pied à terre et vérifiait avec minutie le harnachement de l’étalon bai. Juste à la périphérie de son champ de vision, il percevait les silhouettes de Candy et de Monsieur Brighton et était en train d’hésiter sur l’attitude à adopter –devait-il aborder la jeune fille ? – lorsque cette dernière s’exclama :

-Pony Flash, il faut arriver le premier !

Terry se tourna vers elle, la mine renfrognée. Évidemment, il aurait dû se douter que la jeune américaine soutiendrait ce tocard venu des États-Unis, mais il découvrit avec stupéfaction que c’était le poulain bai que la jolie blonde contemplait et encourageait et non le gris pommelé qui se trouvait un peu plus loin sur sa droite. Que Candy confonde ainsi son Royal King avec un quelconque cheval venu de ce pays de sauvages qu’était l’Amérique le contrariait. Il n’était pas question de la laisser se fourvoyer ainsi et il décida d’aller de ce pas rétablir la vérité. Il s’approcha d’elle et posa sa main sur son épaule. La jolie demoiselle se retourna d’un bloc et poussa une exclamation stupéfaite. Le jeune aristocrate qui se tenait devant elle était plus séduisant que jamais avec ce costume immaculé, dont la veste était ouverte sur un polo bleu faisant ressortir la profondeur de son regard, et elle resta bouche bée avant de lâcher un « Terry ? » interloqué, son regard pleins d’interrogations. Le fils du duc fut un instant décontenancé par la force de l’attirance qu’exerçait sur lui cette jeune fille. Tout en elle lui semblait parfait et comblait chacun de ses sens, ses grands yeux clairs dans lesquels il avait envie de se noyer, sa voix frémissante lorsqu’elle avait chuchoté son prénom, le discret parfum de violettes qui se dégageait de sa chevelure soyeuse dans laquelle il aurait voulu enfouir son visage et qui, soulevée par une légère brise, caressait la main qu’il avait laissé s’attarder plus longtemps que nécessaire sur l’épaule frissonnante de la blonde demoiselle. Il ne manquait à ce divin cocktail que le sens du goût et les lèvres roses, arrondies d’étonnement, de la belle demoiselle étaient comme une invite à de doux moments de félicité. Troublé et contrarié par le chemin qu’avaient pris ses pensées, Terrence Grandchester retira sa main comme si elle avait été brûlée par le diable en personne et détournant le regard il ferma les yeux pour faire le vide dans son esprit avant de déclarer avec une arrogance sans bornes :

-Ce cheval ne s’est jamais appelé Pony Flash, mon petit. Il s’appelle Royal King et c’est un trois-ans qui m’appartient et qui est le grand favori de la prochaine !
-Mais Monsieur Brighton ? s’étonna la demoiselle en s’adressant à l’homme qui l’accompagnait.

Celui-ci fronça les sourcils et rouvrit le programme pour vérifier les dires du prétentieux personnage qui, sans le moindre savoir-vivre, était venu les déranger. Mais prétentieux ou pas, les faits étaient là.

-Ah, non… Je me suis trompé, concéda-t-il avant de relever la tête pour chercher des yeux le cheval portant le numéro quatre. Pony Flash, c’est celui-là, le gris.
-Pony Flash, cette espèce de gros lourdaud ?

Le jeune Grandchester ne put contenir le rire qui montait dans sa gorge. Il faut dire qu’au milieu de tous ces purs sangs à la ligne fine et déliée, la puissante musculature du poulain gris lui donnait effectivement l’allure d’un cheval de labour ou presque. La déconvenue que l’on pouvait lire sur la figure de la jeune fille était vraiment comique à voir et Terry décida de continuer la taquiner :

-Il est comme vous, il vous ressemble, sa robe est tachetée de grains de son !
-Grains de son ou pas grains de son, riposta Candy sans se laisser démonter, moi je suis sûre qu’il court le plus vite et qu’il va arriver avant le vôtre !

Arquant un sourcil, le fils du duc se demanda ce que Mademoiselle Taches de Son pouvait bien y connaître en chevaux.

-Ah oui ? Et vous voulez qu’on fasse un pari ?
-Un pari ?

Terrence acquiesça, mais, grand seigneur, ne pouvait se résoudre à parier que Royal King arriverait avant le poulain américain. Cela ne laisserait aucune chance à la jeune fille, du moins en était-il persuadé. L’entraîneur, qui habituellement était plutôt prudent, n’avait-il pas eu l’air d’affirmer que la victoire du trois ans bai était dans la poche ? Le fils du duc opta donc pour une clause moins contraignante pour le cheval gris, avec à la clef quelque chose qui semblait beaucoup tenir à cœur à la demoiselle qui le dévisageait l’air perplexe. Il lui déclara, goguenard :

-Oui, je m’engage solennellement si cet animal s’arrange pour finir la course parmi les trois premiers à ne plus jamais vous appeler Mademoiselle Taches de Son, mais à vous saluer bien bas en vous appelant Mademoiselle Candy Neige André.

Ce disant, il esquissa une révérence moqueuse.

-C’est juré ? s'étonna Candy qui n'arrivait pas à s'imaginer que le jeune aristocrate tiendrait une telle promesse.
-Oui, c’est juré, mais s’il n’arrive pas dans les trois premiers alors vous serez mon esclave !
-Votre esclave ? s’enquit, effarée, la jeune fille qui n’en croyait pas ses oreilles.
-Oui, quand je sortirai une cigarette pour me la mettre à la bouche, vous l’allumerez et quand j’aurai soif vous servirez le thé !

Et quand j’aurais envie d’un baiser, vous me le donnerez, ajouta-t-il à part soi avec un petit sourire en coin. Il s’amusait follement en devinant le tumulte des pensées qui devaient se presser dans cette jolie tête blonde.

-Oh mais pour qui est-ce que vous me prenez ?
-C’est à vous de décider et à ce canasson de s’arranger pour finir la course dans le peloton de tête.

Comme il s’y attendait, la jeune blonde hésitait visiblement devant cet absurde pari et il fut proprement estomaqué lorsqu’elle finit par affirmer d’une voix rauque où perçait l’exaspération :

-Eh bien… c’est d’accord !
-Parfait ! Attendons la suite…

Et il lui fit un petit signe de la main puis tourna les talons pour se diriger vers les gradins, tandis que derrière lui Monsieur Brighton remarquait :

-Tu aurais pu me le présenter, tu ne crois pas Candy ?

Ce à quoi la demoiselle répliqua d’un ton fort peu amène :

-Cette espèce d’insolent n’en vaut pas la peine !

***



Terry avait pris place dans la tribune habituellement réservée au duc et à sa famille. Son père fort heureusement n’était pas dans les parages. De là où il était, le jeune homme surplombait l’endroit où se tenaient Candy et Monsieur Brighton et il resta un moment à contempler la gracieuse silhouette qui était assise en contrebas et qui discutait avec animation avec l’homme, à côté d’elle. C’était lui, Terrence Grandchester, qui aurait dû être assis là-bas à la place de cet homme… Pour ne plus voir la complicité qui semblait lier la jeune fille à ce monsieur, il se plongea dans la lecture du programme qu’il tenait à la main. Ce Pony Flash, d’où venait-il ? Est-ce que ce nom de « Pony » avait quelque chose à voir avec l’orphelinat où avait été élevée Candy ? Il fronça les sourcils en constatant que le Steeve Ranch où avait été élevé le poulain se trouvait à côté d’une petite ville de l’Indiana dont il n’avait jamais entendu parler et dut se rendre à l’évidence. Impossible de savoir s’il y avait un lien quelconque avec le lieu d’où était originaire sa jolie Taches de Son et qu’il ne connaissait pas davantage. Reportant son attention sur les boxes qui avaient été installés sur la ligne de départ et où les lads venaient de faire pénétrer les chevaux, son attention fut attirée par l’attitude étrange du jockey du poulain gris, qui, au lieu de se préparer pour le départ, était penché sur le côté, apparemment en train de vérifier quelque chose sur l’antérieur gauche de sa monture.

Puis tout à coup, plusieurs choses eurent lieu presqu’en même temps. La sonnerie annonçant le départ retentit, le mécanisme qui maintenait les portes fermées se libéra et tels des diables sortant de leur boîte, les chevaux jaillirent de leurs boxes, soulevant des nuages de poussière et une ovation d’un public en pleine ébullition. Le poulain gris n’y avait pas fait exception bondissant comme une furie hors du sien mais son jockey qui n’était pas prêt, fut déséquilibré par l’élan formidable de sa monture et faillit être désarçonné. Le cheval déstabilisé par les mouvements désordonnés de son cavalier perdit quelques précieuses secondes que ses concurrents avaient déjà mises à profit pour le distancer. Comme on pouvait s’y attendre, Royal King, lui, caracolait dans le peloton de tête et grignotait petit à petit les quelques mètres qui le séparaient de la première place.

-Oh le pauvre… se dit un Terry condescendant et un peu déçu du piètre départ du cheval américain.

Même s’il était clair que celui-ci n’avait pas la classe de son Royal King, il aurait espéré une lutte un peu plus équitable entre son cheval et « celui de Candy ». Les mains derrière la tête et ses longues jambes croisées et nonchalamment posées sur la rambarde en métal qui courait tout autour des gradins, il suivait d’un œil connaisseur l’avancée du favori qui remontait sans grands efforts un alezan qui avait pris la tête de la course, tandis que le cheval gris qui était en si mauvaise posture l’instant d’avant venait de déborder par la droite les chevaux qui traînaient dans le peloton de queue et commençait lentement mais sûrement à rejoindre celui de tête. Cette spectaculaire remontée avait encore exacerbé, si cela était possible, les cris et les hurlements des spectateurs, qui debout sur les gradins, trépignaient d’excitation. Terry s’était redressé, atteint par l’ambiance électrique qui régnait sur l’hippodrome et surveillant du coin de l’œil l’avance de Royal King, il se prit à se passionner pour ce Pony Flash qui ne payait pas de mine et qui pourtant mettait tant de cœur à l’ouvrage. Allait-il vraiment réussir l’exploit de se placer parmi les trois premiers ?

Mais le poteau d’arrivée était déjà trop proche et une ovation salua le vainqueur de ce trois mille mètres. Royal King, comme il fallait s’y attendre, venait de remporter la course avec une longueur d’avance. Les trois suivants déboulèrent dans un mouchoir de poche sur la ligne d’arrivée, mais Terry était presque sûr que le courageux cheval gris n’avait finalement pas fini dans le tiercé de tête. Cependant, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de s’interroger à présent : comment la course se serait-elle déroulée s’il n’avait pas été gêné par la maladresse de son jockey au moment du départ ? Aurait-il pu terminer devant Royal King ? Certes, il savait que le cheval bai avait encore de la réserve et qu’Ambrose ne l’avait pas poussé dans ses derniers retranchements, cependant cette incertitude contrariait le jeune aristocrate et perdu dans ses réflexions il ne s’aperçut de la présence de Candy debout sur le gradin, juste en dessous du sien, que lorsque celle-ci, d’une voix timide vint le questionner :

-J’ai perdu mon pari, vous voulez que je commence par cirer vos chaussures ?

Terry tombait des nues et posa un regard empreint de douceur sur le beau visage levé vers lui. Tant de candeur, tant d’innocence, une certaine anxiété aussi… Il ne s’était pas du tout imaginé que la jeune milliardaire accepterait d’honorer ce pari délirant dont il avait été le seul à poser des conditions qu’il savait parfaitement extravagantes. Mais à présent qu’elle était là devant lui, posant sur lui un regard humble, il se rappela qu’elle avait certainement déjà dû en voir de toutes les couleurs lorsqu’elle était au service de la famille de ce vaurien de Niel et il regrettait infiniment de s’être laissé aller à proposer ce stupide pari bien peu digne d’un gentleman. Il avait envie de dire à sa demoiselle Taches de Son qu’un baiser de sa part serait amplement suffisant mais quel était l’intérêt d’en obtenir un de cette façon-là ? Et puis il n’allait pas tirer avantage du manque de professionnalisme de ce maladroit qui avait monté le poulain gris. Pony Flash aurait tout à fait mérité de finir dans le peloton de tête.

-De là où j’étais, je l’ai vu arriver bon troisième ! mentit le jeune aristocrate en détournant le regard, gêné par celui de Candy.
-Quatrième ! insista celle-ci.

Dieu, quelle ingénuité… N’importe qui d’autre aurait sauté sur l’occasion pour gagner le pari. Sa demoiselle Taches de Son, elle, semblait tenir à la vérité, fût-ce au risque de le perdre.

-Bon eh bien, disons que le pari est nul…

Sans attendre la réponse de la jolie blonde, le jeune aristocrate s’en alla, laissant derrière lui une Candy médusée par ce changement radical d’attitude.
 
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view post Posted on 28/1/2014, 22:51
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Je voulais absolument poster quelque chose aujourd'hui, jour d'anniversaire de notre cher Terry. Mais ça n'a pas avancé assez vite.
Alors, désolée, ce ne sera pas très long. Bonne lecture quand même !!


Chapitre 7 (1ère partie)


Rencontre.




-Que faites-vous ici Terrence Grandchester ?!

Terry se retourna en sursaut, le cœur battant à tout rompre, en entendant la voix courroucée qui l’interpelait avec autorité. Allongé au sommet de la « colline retrouvée», perdu dans de délicieuses pensées, il ne s’était absolument pas rendu compte de l’approche de celle qui venait de le surprendre en train de fumer dans le parc et les remontrances qui allait inévitablement suivre l’exaspéraient à l’avance. Difficile de trouver des arguments ou de mentir dans ces conditions. Il allait à nouveau faire l’objet d’une surveillance plus stricte, ce qui l’horripilait au plus haut point. Aussi, n’est-ce pas peu dire qu’il fut abasourdi lorsqu’il rencontra les yeux rieurs de Candy qui avait réussi à travestir sa voix pour se faire passer pour ce qu’elle n’était pas et s’esclaffait à présent en secouant ses boucles dorées, devant son expression ahurie. La réplique pleine de sarcasmes qu’il avait préparée s’était évanouie au bord de ses lèvres. L’esprit en déroute, il la buvait des yeux, incapable de réagir. Sa demoiselle aux taches de son était là, en train de se moquer de lui, certes – et en général il n’appréciait pas du tout que l’on se permette de le faire – mais elle était là et son rire à elle était un tel bonheur pour les sens qu’il était prêt à faire une croix sur sa fierté. Candy semblait si heureuse de sa petite farce. Lui-même, d’ailleurs, se sentait maintenant le cœur en fête. Ne venait-il pas justement de s’imaginer qu’elle venait à lui pour se blottir dans ses bras ?

-Oh, c’est vous ? Vous m’avez surpris… avoua-t-il avec un petit rire. J’ai bien cru un instant que c’était la mère supérieure !
-J’ai parlé en me bouchant le nez… s’amusa la jeune fille.

Et après un moment de réflexion, elle s’étonna :

-Vous craignez donc la mère supérieure ?

Elle se rappelait encore le comportement frondeur du jeune aristocrate qui avait soulevé un tel scandale lors de la messe alors qu’elle venait à peine d’arriver à Saint Paul. Il ne semblait pas se soucier des règlements, alors, et pas davantage d’ailleurs lorsqu’il se permettait de ne pas assister aux cours, ou encore lorsqu’il faisait le mur pour aller boire, comme elle l’avait entendu raconter. Mais elle n’était pas sûre de ce dernier point. Ce n’étaient peut-être que des commérages. En tout cas, que Terrence Grandchester s’inquiète de ce que pourrait dire ou faire la mère supérieure la laissait un peu perplexe…

Celui-ci secoua la tête, avec une grimace :

-Non, quelle idée… Mais vous, par contre, vous m’avez vraiment fait peur !

Il avait failli ajouter « Mademoiselle Tarzan Taches de Son » et s’était retenu juste à temps. Ce n’était pas le moment de mettre déjà la délicieuse demoiselle en colère. Quoiqu’il adorât la taquiner et observer les mille et une facettes de ce beau visage qui traduisaient si bien les sentiments qui la traversaient, il avait juste envie, pour une fois, d’avoir avec elle une conversation « normale ». Mais après tout, était-ce vraiment chose possible ? Voulant partager avec elle le bien-être qu’il éprouvait, il lui tendit avec un rien de provocation la cigarette au bout de laquelle un mince filet de fumée se déroulait en volute paresseuse dans l’air tiède du printemps et, fermant à demi les yeux, il murmura sur un ton de conspirateur :

-Vous en voulez une bouffée ?

La physionomie de la jeune fille se métamorphosa aussitôt, changeant du tout au tout. Les poings sur les hanches, Candy avait perdu d’un seul coup son joli sourire et sa bonne humeur. Elle semblait fâchée à présent, très fâchée même si on en croyait la lueur de colère qui avait remplacé l’air espiègle qui éclairait jusqu’à là son regard. Il n’y aurait décidément pas de « discussion normale » aujourd’hui, se dit Terry, résigné, tandis qu’elle répliquait d’une voix irritée, vexée qu’il n’ait pas pris plus au sérieux ce qu’elle lui avait pourtant demandé de façon si explicite la fois précédente :

-Je croyais pourtant vous avoir formellement interdit de polluer l’air que respire mon arbre ! Espèce de malappris.

Tout en parlant, la jolie blonde, d’une vigoureuse tape sur la main du jeune aristocrate stupéfait, lui avait arraché l’objet du délit, qu’il tenait encore la seconde d’avant entre ses longs doigts, et la cigarette, après une rapide pirouette dans les airs, avait fini sa course dans l’herbe où Candy s’était empressée de l’écraser à coup de talons rageurs.

Bien qu’il sût, pour l’avoir vue à l’œuvre avec ce vaurien de Niel, qu’elle n’hésitait pas à user d’une certaine violence si nécessité se faisait sentir, Terry était estomaqué par la vive réaction de la jeune fille qui était bien la première, dans ce collège, à oser porter ainsi la main sur lui alors qu’il ne l’avait aucunement menacée. Il restait sans voix, les yeux écarquillés de stupéfaction, encore une fois incapable de trouver une réplique adéquate. Il avait l’air si vulnérable que Candy se radoucit aussitôt. Elle n’était pas venue pour sermonner le fils du duc mais pour lui proposer un petit cadeau qui, elle l’espérait de tout son cœur, pourrait être un dérivatif à la détestable habitude qu’il semblait avoir prise.

-Vous savez, c’est mauvais pour la santé, et si vous continuez de la sorte vous ne pourrez plus vous en passer… continua-t-elle sur un ton d’où avait disparu toute agressivité.

Impossible de ne pas remarquer la sincère inquiétude qui transparaissait sur les traits de la belle. Que sa demoiselle Taches de Son se fasse du souci pour lui, voilà qui n’était pas déplaisant. Pas déplaisant, certes, mais dans le même temps franchement exaspérant. Il n’avait pas besoin qu’on s’occupe de lui et encore moins qu’on lui dicte sa conduite. Il n’avait besoin de personne et surtout pas d’une nounou. Et puis, elle exagérait… Il avait juste eu envie, ce matin, d’un peu de calme et de la sérénité que pouvait lui procurer le fait de fumer une cigarette, une toute petite cigarette. Rien de plus. Il n’était absolument pas question, ici, d’une quelconque dépendance…

- Et en quoi cela vous concerne-t-il ? grommela-t-il sèchement, agacé de s’être laissé, pour la seconde fois en si peu de temps, surprendre par les initiatives imprévisibles de cette fille pas comme les autres.
-En rien… vous avez raison, convint celle-ci d’une petite voix désolée. Je pensais juste que quelqu’un comme vous, épris de liberté, n’aurait pas envie de s’enchaîner de son propre gré à… à ça.

Candy, la mine dégoûtée, désignait de la main ce qui restait du mégot qui avait presque disparu dans le sol entre les brins d’herbe piétinés tant elle s’était acharnée à le fouler aux pieds. Comme Terry, vexé par ses paroles ne répliquait pas, la jeune fille, tout en fouillant dans sa poche, ajouta avec un sourire hésitant :

-Et je vous ai apporté quelque chose à la place !

Elle s’approcha du jeune aristocrate qui était toujours assis par terre devant elle et qui, très surpris, lorgnait avec curiosité l’objet oblong fait de bois et de métal que sa jolie demoiselle Taches de Son lui tendait et qu’un rayon de soleil jouant sur sa surface argentée fit miroiter, tel un éclair. Même si la raison avouée de son geste était seulement qu’il arrête de fumer, Candy lui portait suffisamment d’intérêt, semblait-il, pour venir lui offrir quelque chose et rien qu’à cette idée, Terry avait une folle envie de bondir sur ses pieds pour serrer sa petite Tache de Sons dans les bras et exécuter avec elle un pas de danse joyeux. Au lieu de cela il resta bien sagement assis à ses pieds, et d’une voix neutre, s’étonna simplement en saisissant l’objet :

-Un harmonica ?
-Oui, c’est mon instrument favori ! Vous n’aurez qu’à souffler dedans quand vous aurez envie de fumer !

Le fils du duc observa le petit instrument de musique, le tournant et le retournant entre les mains en se demandant s’il saurait en tirer une mélodie. Cela ne devait pas être plus difficile que de jouer du piano… Soudain les paroles que venait de prononcer Candy, résonnèrent dans son esprit. Son instrument favori ? Mais alors, elle avait peut-être déjà joué elle-même sur celui-ci ? Elle avait peut-être déjà posé ses jolies lèvres sur l’instrument… Il inspecta les rebords métalliques espérant y découvrir une trace quelconque qui pourrait étayer sa supposition. Subitement, il fronça les sourcils… Qu’était-il en train de faire là ? Le fait qu’elle ait ou n’ait pas joué de cet harmonica n’avait absolument aucune raison de le préoccuper et il fit sauter avec désinvolture l’instrument dans sa main pour se donner une contenance.

-Ouais… Ouais… commença-t-il d’une voix détachée, sans trop savoir comment poursuivre.

Ce qui le dérangeait le plus était de ne pas savoir à quoi s’en tenir sur les motivations profondes qui guidaient la gentillesse de Candy et d’en être si profondément troublé. Qu’attendait-elle exactement de lui en retour ? Attendait-elle seulement quelque chose ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’une jeune fille comme elle, si simple, si naturelle, pouvait bien trouver à un garçon tel que lui ? Un bon à rien auquel ni son père ni sa mère n’avait cru bon de s’intéresser, qui passait son temps à boire, à fumer et qui plus est, à se moquer d’elle... Bien sûr il était aussi le fils aîné du Duc de Grandchester. Était-elle comme toutes ces pimbêches qui lui faisaient les yeux doux, attirées par ce titre honorifique et ronflant qui finirait par lui revenir un jour ? Non, cela ne semblait pas entrer en ligne de compte, de quelque manière que ce soit, dans l’attitude que la demoiselle avait à son égard. Mais peut-être cachait-elle son jeu ? Cette incertitude sapait sa confiance en soi déjà vacillante. Il était heureux en tout cas de la voir faire fi de sa réputation de mauvais garçon, de son arrogance derrière laquelle il se sentait d’une certaine façon à l’abri, de ses plaisanteries qu’il savait n’être pas toujours du meilleur goût mais qu’il ne pouvait s’empêcher de lui lancer malgré tout à la figure.

Mais en même temps, il lui en voulait de ce sentiment proche de l’exaltation que sa présence ne manquait pas de provoquer en lui, et en lequel il ne se reconnaissait pas, en lequel il ne voulait pas se reconnaître. Cette envie de l’embrasser, par exemple. Avec n’importe quelle autre fille, il aurait tenté sa chance et celle-ci aurait sûrement apprécié ses faveurs. Mais là, c’était tout autre chose. Il ne voulait pas brusquer Candy. Il avait peur qu’elle n’apprécie pas, ce qui était un comble. Depuis quand craignait-il de déplaire à une fille ? Il la regarda. Candy était dans l’expectative, ses grands yeux innocents fixés sur lui, attendant qu’il veuille bien livrer sa pensée. Il pourrait simplement lui dire quelque chose de gentil, pour changer. Mais non. Il se sentait trop mal à l’aise dans ce rôle et aurait trop peur que cela passe pour de la faiblesse. Il préférait s’accrocher à son image d’aristocrate arrogant. C’était une manière d’être qui lui était bien plus familière. Il choisit donc de la taquiner à nouveau :

-Je crois comprendre. Est-ce que ce ne serait pas par hasard pour savoir quel goût ont mes lèvres ? s’enquit-il, tout en sachant pertinemment combien sa question était incongrue puisqu’il était celui qui avait envie de poser ses lèvres sur les siennes.

Cependant sa répartie eut l’effet escompté. La tension, qu’il avait senti monter en lui, retomba, remplacée par une certaine jubilation devant l’embarras de son interlocutrice dont les joues avaient pris une jolie teinte rosée. La réaction, outrée, de la jeune fille ne se fit pas attendre :

-Oh… Comment osez-vous ?

Candy semblait tellement furieuse que Terry voyait le moment où elle lui reprendrait l’harmonica et le planterait là, excédée, et pour éviter d’en arriver à ces extrémités il se hâta de lui déclarer, avec un sourire espiègle :

-Depuis quand n’a-t-on plus le droit de plaisanter ? Je vous remercie, j’accepte le présent !

Candy souffla, très agacée. Ce Terrence Grandchester était vraiment un garçon exaspérant. Il pouvait se montrer charmant et attentionné, et la minute d’après, sans que l’on ne puisse deviner quelle mouche l’avait piqué, il devenait soudain arrogant et presque odieux. Ces incompréhensibles revirements d’attitude la rendaient folle et elle lâcha :

-On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec vous… Vous êtes impossible !

Terry eut un petit pincement au cœur : les paroles que venait de prononcer Candy étaient pratiquement les mêmes, mot pour mot, que celles qu’avait prononcées la duchesse, quelques mois auparavant, lorsqu'il était revenu des États-Unis. Il fallait espérer qu’elle ne finisse pas, comme sa belle-mère, par le détester… Sans un mot, il replia ses jambes et s’installa en tailleur, ressentant avec acuité, dans son dos, cette présence qui le mettait malgré lui en émoi. Portant lentement l’harmonica à sa bouche, il posa ses lèvres sur le métal froid en fermant les yeux et des souvenirs, profondément enfouis dans sa mémoire, affluèrent aussitôt, d’abord confus, qui le laissèrent pantois. Il se souvenait à présent, qu’il avait déjà eu un harmonica en main lorsqu’il était tout petit. Il se revoyait jouant une mélodie dont l’air nostalgique lui était totalement sorti de l’esprit jusqu’à ce jour. Il se rappelait comment la duchesse s’était soudain dressée devant lui, immense et effrayante et avec quelle furie elle lui avait arraché l’instrument des mains en hurlant de son horrible voix criarde : « Ce gosse est insupportable. Tout ce bruit c’est vraiment intolérable ». Tout ce bruit, voilà ce qu’elle avait pensé du joli morceau qu’il était si heureux de connaître et de jouer. Cela l’avait tellement blessé, à l’époque… Il ne se souvenait pas avoir jamais revu le petit instrument et se demandait comment il avait pu si complètement oblitérer cet épisode douloureux de sa vie. Il se remémorait encore du sentiment indescriptible de perte qu’il avait ressenti alors. Cet harmonica, il y tenait comme à la prunelle de ses yeux et l’affreuse Béatrix n’en avait tenu aucun compte.

La mélodie, dont il avait pourtant oublié jusqu’à l’existence avant cet instant précis, lui était revenu tout naturellement sous les lèvres et les doigts et tandis qu’elle s’élevait dans l’air, calme et mélancolique, sa demoiselle Taches de Son qu’il n’avait cessé d’observer du coin de l’œil depuis qu’elle s’était approchée à son côté, s’assit dans l’herbe tout près de lui, en retenant sa robe d’une main. Rêveuse, les yeux perdus dans le lointain, Candy semblait avoir oublié leur différend et s’était laissée emporter par la musique, et la perfection de cet instant qu’il savait éphémère lui gonflait le cœur d’un fol espoir, sentiment qu’il ne se croyait plus capable d’éprouver depuis ce soir glacial d’hiver où sa mère l’avait rejeté. Mademoiselle Tarzan, immobile et songeuse, un léger sourire sur les lèvres, ses cheveux blonds lui faisant comme une auréole lumineuse dans le soleil, ne ressemblait en rien au petit singe agile qu’il avait vu se balancer d’arbres en arbres pour se rendre dans le dortoir des garçons. N’en déplaise au dandy, c’était quand même avec lui, Terrence Graham Grandchester, qu’elle se trouvait en cet instant et il en était heureux, très heureux. Candy avait raison finalement. Pas besoin de cigarette pour se sentir bien.

Ce moment de paradis ne pouvait malheureusement pas durer éternellement et le son de la cloche qui annonçait le début des cours retentit, le tirant de la bienheureuse sensation d’euphorie dans laquelle il baignait. Pour essayer de prolonger la magie de ces merveilleux instants, Terry, faisant mine de ne pas prêter la moindre attention à la sonnerie, continua imperturbablement sa petite mélodie, mais près de lui, Candy s’était déjà relevée, comme mue par un ressort.

-C’est l’heure de la classe, déclara-t-elle avec un enthousiasme qu’il n’arrivait pas à comprendre.

Pourquoi était-elle si pressée de partir ? À contre cœur, il écarta ses lèvres de l’harmonica et tandis que la dernière note s’évanouissait dans l’éther, Candy ajouta sur un ton gai et enjoué :

-Il faut que j’aille rejoindre mes camarades. Et n’oubliez pas ! Il est interdit de fumer près de mon arbre ! Vous n’aurez qu’à jouer de l’harmonica à la place. Et puis il faudrait que vous alliez en cours, vous aussi ! À tout à l’heure Terry !

Un clin d’œil et un petit signe espiègle de la main et la voilà partie, la joie de vivre personnifiée. Terrence Grandchester la regarda s’éloigner avec un mélange de sentiments assez contradictoires et qu’il aurait été bien en peine d’identifier : de la contrariété certes, mais également une certaine reconnaissance, un rien de tristesse, de l’amusement aussi. Elle était si fraîche, si vive ! C’était un vrai bonheur que de l’avoir près de soi. Mais le fils du duc avait du mal à l’admettre et murmura à part soi :

-Oh… Elle ne doute de rien cette Taches de Son. Pour qui se prend-elle ?

Puis il sourit à la pensée qui venait de lui traverser l’esprit : « Et si j’allais assister aux cours en jouant de l’harmonica ? »
 
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view post Posted on 14/2/2014, 18:25
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Suite et fin du chapitre 7.

« On sert pas les enfants ici… déclara la petite dame rousse qui tenait le bar.
-Je ne suis plus un enfant », protesta Terrence qui se demandait pourquoi diable cette femme refusait de le servir aujourd’hui alors que les autres soirs, cela n’avait jamais eu l’air de lui poser le moindre problème.

Mais la tenancière, les yeux étrécis, le visage revêche, campait sur ses positions et le fit savoir d’un : « Ouste… Vous avez rien à faire ici ! » autoritaire qui sonna désagréablement aux oreilles du jeune Grandchester. Il faut dire qu’elle n’avait jamais été particulièrement affable avec lui, pas plus d’ailleurs qu’avec la plupart de ses autres clients, se contentant de les servir, la mine peu avenante, ce qui expliquait sans doute la clientèle très clairsemée de l’endroit. C’était du reste une des raisons pour lesquelles Terrence avait porté son choix sur ce bar : il y avait peu de monde et il espérait y être tranquille.

« Mais, j’ai vingt-et-un ans ! » mentit-il avec autant d’irritation que de conviction.

Deux clients se retournèrent et lui jetèrent un regard distrait, et il eut l’impression d’être le centre de mire de tout l’établissement.

« C’est pas ce qu’a dit le représentant de votre père.
-Le représentant de… de mon père ? »

Terry tombait des nues. Que venait faire son père dans cette histoire ? Et de quel représentant parlait cette femme ?

« Oui. De votre père qui a menacé de faire fermer mon bar si je vous vendais quoi que ce soit. J’ai pas du tout l’intention de me retrouver au chômage à cause d’un gamin qui a envie de faire des siennes. J’ai une famille à nourrir moi !
-Mais comment pourriez-vous connaître mon père ? Vous ne savez même pas qui je suis !
-Votre père est duc de quelque chose qu’il a dit son représentant et je veux pas d’histoires avec un type de la haute ! Si c’est pas désolant, de boire et de fumer à votre âge… »

Terry était resté pétrifié quelques minutes, avant de sentir l’indignation et le ressentiment l’envahir et le submerger. Son père… De quoi se mêlait-il encore celui-là ? N’était-ce pas assez de l’enfermer à Saint-Paul puis de menacer de le déshériter ? Fallait-il encore qu’il l’empêche de profiter du moindre plaisir qu’il arrivait à dénicher ici ou là ? Et puis, comment avait-il deviné qu’il venait à cet endroit ? Le faisait-il suivre ? La femme en tout cas n’avait clairement aucune intention de le servir et le jeune homme, retenant à grand peine son envie d’envoyer valser par terre les verres vides qui étaient posés sur le bar, devant lui, lui tourna brusquement les talons et se dirigea à grandes enjambées nerveuses vers la sortie. En quittant le pub, il jeta un regard circonspect dans la rue mais ne vit rien qui pût lui donner à penser que quelqu’un le surveillait. Furieux et frustré, il se demanda ce qu’il allait faire à présent. Ce contretemps avait décuplé son envie d’alcool. Il ressentait avec une violente intensité la nécessité d’absorber quelque chose de fort pour se remonter le moral et faire passer le goût amer qui lui avait envahi la bouche après la rebuffade dont il venait d’être l’objet.

Puisqu’on ne voulait pas de lui ici, il trouverait bien un autre lieu où satisfaire ce besoin vital de noyer le mal-être qui lui collait à la peau. Après tout, ce n’était pas le seul pub à Londres ! Après un instant d’hésitation, il se dirigea à grands pas vers une avenue toute proche où il avait remarqué un autre bar, avant de porter son choix sur celui dont on venait de l’expulser. Malheureusement pour lui c’était justement le jour de fermeture de l’établissement en question, quelle malchance ! Le jeune Grandchester souffla, puis tourna son regard à gauche puis à droite, indécis. Où aller maintenant ? Il décida de longer l’avenue. Il finirait bien par tomber sur quelque chose d’ouvert…

Après quelques minutes de marche, Terrence déboucha dans une ruelle et s’arrêta net en voyant passer devant lui une Rolls-Royce qui ressemblait à s’y méprendre à celle de son père. S’enfonçant dans l’ombre d’un porche, il se mit à l’observer attentivement tandis qu’elle s’éloignait lentement dans la nuit. Pourtant, malgré les quelques lampadaires qui, brièvement, éclairaient tour à tour le véhicule, il faisait bien trop sombre. Impossible de savoir si oui ou non il s’agissait bien de la Rolls du duc. Mais, qu’aurait-il fait dans le coin ? Terrence ne l’imaginait pas du tout dans ces lieux mal famés. En tout cas, si son père était vraiment dans les parages, une chose était sûre, le jeune Grandchester ne pouvait plus se permettre de déambuler tranquillement dans le quartier. Pas question de se retrouver nez à nez avec sa Grâce. Il n’avait qu’à retourner chez Bernie finalement. Cela faisait plusieurs mois qu’il n’y avait plus mis les pieds. L’espèce de voyou qui lui avait cherché des noises avait dû se lasser et ne l’attendait sûrement plus. Il fallait juste espérer que son père n’ait pas envoyé son « représentant » faire tous les bars de Londres… Il attendit un certain temps, à l’abri du porche, la voiture à cheval dont il avait perçu de loin le bruit cahotant des roues et les claquements secs des fers sur le pavé et héla le cocher lorsqu’enfin celui-ci passa à sa portée.


***




L’accueil que lui réserva Bernie fut des plus chaleureux. Le tenancier aurait dû se réjouir de ne plus voir son jeune client, mais il n’avait pu s’empêcher d’être un peu inquiet lorsqu’il avait constaté que celui-ci avait cessé de venir, après avoir fréquenté si assidûment son établissement. Il n’avait pu s’empêcher de se demander s’il n’était pas arrivé malheur à ce garçon taciturne et solitaire lorsque, malgré ses mises en gardes, il était rentré chez lui le soir du terrible orage qui avait transformé les rues de Londres en autant de rivières en folie. Les journaux qu’il avait l’habitude de lire n’avaient, il est vrai, mentionné aucune disparition dans les jours qui avaient suivi ce violent épisode orageux, mais d’un autre côté, ce garçon avait tout de même affirmé qu’il n’avait pas de famille… Aussi, ce fut tout sourire qu’il l’accueillit.

Le jeune homme s’installa dans son coin préféré et après avoir commandé, alluma tout de suite une cigarette. Dès la première bouffée, la tension qui l’habitait depuis que la tenancière de l’autre bar avait évoqué son père, se fit moins forte et il reposa le coude sur la table, un peu rasséréné. La tête légèrement inclinée vers l’arrière, ses longues mèches brunes pendant dans le vide, derrière lui, ses paupières ne laissant à peine entrevoir de ses yeux qu’une mince fente dans laquelle se reflétait l’extrémité rougeoyante de sa cigarette, il esquissa un sourire en imaginant les grimaces et l’air indigné de sa demoiselle Taches de Son si celle-ci avait pu le surprendre en cet instant précis. Elle n’aurait sûrement pas davantage apprécié de le voir consommer de l’alcool… Mais ce n’était pas cette ravissante effrontée qui allait régenter sa vie et sa façon d’être, tout de même, et puis, il n’avait pas l’intention de s’enivrer, juste de boire un peu et de fumer quelques cigarettes à l’abri de certains regards trop curieux. De toute façon, il ne comptait pas s’éterniser là. Il ne lui restait plus grand choses en poche, ayant dépensé une grande partie de ce qu’il avait emporté avec lui pour payer la course jusqu’au pub de Bernie. Il était en tout cas assez fier de lui. Son père aurait beau dire et beau faire, il restait encore libre de se comporter comme il l’entendait…


***




Terrence venait de sortir du pub et s’arrêta sur le pas de la porte. Il contempla la nuit étoilée, l’humeur presque joyeuse. L’air était étrangement doux pour la saison et semblait porteur de messages d’espoir. Le jeune homme s’emplit les poumons des senteurs tièdes qui saturaient l’atmosphère avant de s’élancer dans la rue, en sifflotant cette mélodie qui lui était revenue en mémoire lorsque Candy lui avait offert son harmonica. Ces quelques notes le remplissaient de sensations oubliées, à la fois nostalgiques et bienheureuses. Il aurait bien aimé jouer la mélodie à l’harmonica, mais il avait préféré le laisser dans sa chambre, un peu plus tôt, pour ne pas risquer de le perdre, et là, en cet instant, il se dit qu’il avait été bien sot de ne pas l’emporter malgré tout.

Une voix pâteuse se fit entendre dans son dos.

« Tu vois ce que je vois, Irving ?
-Ooooh, mais qui voilà… » fit une autre voix sur un ton qui ne présageait rien de bon.

Terry avait senti une onde glacée lui parcourir la colonne vertébrale lorsqu’il avait entendu la réplique. Il avait immédiatement reconnu le propriétaire de cette voix qui crissait de façon si déplaisante et il s’était vivement retourné, tout en retenant sa respiration. Devant lui se tenait, éméché et les yeux injectés de sang, l’homme qui lui avait cherché querelle quelques mois plus tôt. Mais cette fois-ci, il était entouré de trois types qui le toisaient en ricanant.

« Notre petit Monsieur va gentiment nous donner sa bourse aujourd’hui ! fit l’un des compagnons du dénommé Irving. »

Terry n’hésita pas bien longtemps. Quoiqu’ils aient clairement forcé sur la bouteille, il ne tenait pas du tout à se lancer dans une bagarre dont il avait malgré tout fort peu de chances de sortir vainqueur. Il tira donc de la poche de son pardessus le billet et les quelques pièces qui lui restaient, pas grand-chose, à la vérité, car il ne tenait pas à se promener seul dans les rues de Londres avec une fortune sur lui et avait déjà presque tout dépensé en trajet, alcool et cigarettes, et il les tendit à l’homme balafré qui lui faisait face. Celui-ci les lui arracha, loucha sur ce qu’il avait entre les mains, visiblement déçu, et jura.

« C’est tout ce que tu as sur toi ? cracha-t-il, très contrarié que ce gosse de riche n’ait pas sur lui une somme plus rondelette.
-On va le fouiller Max, déclara Irving de sa voix éraillée. Mais d’abord, je veux ma revanche sur la dernière fois.
-À quatre contre un… Quel courage ! s’exclama le jeune Grandchester qui n’en menait pas large mais avait réussi à cacher l’angoisse qui l’étreignait sous un ton sarcastique.
-Non… Juste toi et moi… » sourit Irving d’un air mauvais.

Et sans crier gare, il lui lança un formidable coup de poing qui lui fendit la lèvre. Un peu sonné, Terry porta la main à sa figure et fixa, ahuri, ses doigts qui luisaient sous le lampadaire, poisseux de sang.

« On fait moins le fier là…
-Vous n’êtes même pas capable de vous battre dans les règles ! s’exclama le fils du duc la voix vibrante de colère en essuyant d’un geste brusque du revers de la main, le liquide chaud qui coulait sous son menton.
-Dans la rue, y a pas de règles, gamin ! »

Et l’homme au regard aviné lui décocha aussitôt un nouveau coup de poing. Mais échaudé par la fois précédente, l’adolescent avait anticipé son mouvement, et d’une vive rotation du torse s’était écarté, juste à temps pour éviter l’impact. En rencontrant le vide, l’autre, qui n’était pas au mieux de sa forme et ne s’attendait pas du tout à la réaction quasi instantanée de son opposant se trouva déséquilibré et le jeune aristocrate profitant de l’élan de son adversaire, lui saisit le bras et lui donna l’impulsion supplémentaire qui allait lui assurer momentanément la victoire : l’homme, emporté par cette brusque accélération qu’il n’avait pas vue venir, butta sur le sol inégal et se retrouva allongé face contre terre.

La victoire cependant fut de courte durée. Au bout de quelques instants, l’ivrogne se secoua et soufflant comme un bœuf, se releva en poussant un juron, et, un rictus de colère sur la figure, il se jeta derechef sur le fils du duc qui n’avait pas eu la présence d’esprit de tirer profit de son bref avantage, alors que son adversaire gisait encore au sol, à sa merci. Il faut dire qu’il n’était pas dans ses habitudes de frapper quelqu’un à terre. Mais il aurait mieux fait de laisser ces considérations de côté, dans ce combat où la seule règle était de gagner. L’homme beaucoup plus grand et plus puissant que lui commençait à gagner du terrain tandis que Terrence, lui, s’essoufflait et se demandait s’il pourrait tenir encore longtemps. Alors qu’il était en train de tenter d’éviter un énième coup de poing, une pensée saugrenue s’insinua dans son esprit et il se revit, plusieurs années auparavant, lisant un conte, écrit par un certain Daudet et parlant d’une petite chèvre qui luttait pour l’honneur contre un loup. Pour l’honneur, car elle n’avait aucune chance de vaincre contre l’énorme prédateur qui l’avait agressée. Comme lui à présent. Cette pensée, étrangement, suffit à lui donner un regain d’énergie et il abattit avec rage son poing sur la figure de son adversaire qui, pris au dépourvu, poussa un grognement frustré.

Sans prévenir, l’un des autres voyous entra soudain dans la danse et ceintura l’adolescent par derrière. Par chance, c’était juste le moment qu’avait choisi Irving pour frapper une nouvelle fois, et Terrence pour se baisser, afin de l’éviter et le dénommé Max prit en pleine figure le coup de poing qui était destiné au fils du duc et s’effondra aux pieds des deux adversaires. Bien que trop sonné pour se relever immédiatement, il était fou de rage, et saisissant son couteau dans sa poche, il attrapa la première chose qui passa à portée de main et qui se trouvait être la jambe du jeune aristocrate. La douleur fulgurante que celui-ci ressentit presqu’aussitôt, lui fit perdre l’équilibre et il tomba à la renverse. Le choc lui coupa le souffle. Irving se jeta sur lui sans perdre une minute, la mine plus terrible que jamais. Le saisissant à la gorge, il se mit à serrer et Terry, pris de panique agrippa les mains de son adversaire pour essayer d’écarter de son cou la poigne qui le privait lentement mais sûrement d’air tout en se tordant dans tous les sens, pour essayer d’atteindre son adversaire à coups de pied, sans parvenir à le faire lâcher prise. L’oxygène commençait à lui manquer et ce fut dans un brouillard qu’il entendit soudain une voix :

« Laissez donc ce gosse tranquille ! »

Quelqu’un venait à son secours, mais il était sans doute déjà beaucoup trop tard, car il avait l’impression qu’un voile noir était en train de lui recouvrir les yeux et il se sentait glisser dans l’inconscience. Était-ce cela, mourir ? Ce n’était pas si terrible… Sauf que… Il pensa à Mademoiselle Taches de Son qu’il n’avait pas pu embrasser et qu’il n’embrasserait jamais. Des coups et des cris retentirent suivis d’une exclamation de stupeur, et soudain l’étau qui lui enserrait le cou se relâcha et Terry sentit l’oxygène salvateur s’engouffrer enfin dans ses poumons exsangues. Couché sur le dos, incapable de bouger, il suffoquait, toussant et aspirant tour à tour, à petits coups convulsifs, l’air frais de la nuit. On se battait encore non loin de lui et il percevait dans un enchevêtrement de sensations nauséeuses et confuses, un bruit de lutte ponctuée de grognements sourds, d’interjections furieuses et de plaintes étouffées, puis un bruit de course précipitée, et enfin plus rien. Il savait qu’il aurait dû se lever au plus vite et quitter les lieux sans tarder mais il se sentait sans force, incapable de bouger, incapable même d’ouvrir les yeux. Il décida de se donner un instant de répit pour retrouver ce souffle qui lui avait si cruellement fait défaut. Au bout de quelques minutes toutefois, des pas se rapprochèrent à nouveau et l'adolescent se crispa tout entier, se préparant au pire.

« Ça va ? » fit une voix chaude et bien timbrée près de lui.

Terry ouvrit lentement les yeux et vit, penché au-dessus de lui, un visage encadré de longues mèches de cheveux clairs, sur lequel, malgré la pénombre et le regard caché derrière des verres, il pouvait lire l’inquiétude. L’homme, plutôt jeune et athlétique, était agenouillé près de lui et commençait à lui palper avec délicatesse le haut du corps, ce qui provoqua de sa part gémissements et grimaces.

« Je crois que vous n’avez rien de cassé. Vous pouvez vous vanter d’avoir eu la chance que je sois justement passé par là ! Et d’ailleurs, qu’est-ce que vous fabriquez dehors tout seul à cette heure indue? »

Si l’inconnu ne venait pas justement de se porter à son secours et si lui-même ne s’était pas senti si terriblement mal, Terry lui aurait répliqué vertement de se mêler de ses affaires. Mais cet américain – encore un – venait très probablement de lui sauver la vie en intervenant à ses propres risques et périls dans une bagarre qui ne le concernait pas le moins du monde et de cela au moins, le fils du duc se devait de lui être reconnaissant.

« Qui… » commença-t-il dans un croassement avant de déglutir péniblement. Il avait la gorge sèche et douloureuse, les lèvres en feu, ses tempes le lançaient terriblement, il avait l’impression d’avoir au moins trois côtes cassées, sans parler de cette blessure à la jambe qui le faisait affreusement souffrir.

« Qui êtes-vous ? finit par hoqueter l’adolescent d’une voix éraillée.
-Qui je suis, n’a pas beaucoup d’importance, lui répondit l’inconnu, mais vous pouvez m’appeler Albert. Et vous ? Comment vous appelez-vous ?
-Terrence » lâcha le jeune Grandchester dans un souffle.

Et après avoir repris sa respiration, il ajouta, dans un murmure un « merci » reconnaissant. L’homme blond ébaucha un sourire encourageant ce qui éclaira ses beaux traits réguliers et il déclara au jeune blessé qui gisait toujours sur le trottoir :

« Eh bien, Terrence, vous ne pouvez rester là… Il va falloir faire un effort maintenant… là… doucement… »

Le dénommé Albert venait de passer avec précaution un bras autour des épaules et sous la nuque du garçon pour l’aider à s’asseoir. Celui-ci souffrait le martyre et faisait beaucoup d’efforts pour ne pas hurler de douleur. Lorsqu’il se retrouva enfin en position assise, l’étranger se décala pour placer un genou derrière lui.

« Où habitez-vous ? » s’enquit-il.

Et comme le jeune blessé ne répondait pas, il ajouta en guise d’explication :

-Je vais vous ramener chez vous.
-Non… Pas chez moi… Mon père me tuerait… »

Albert observait d’un drôle d’air ce garçon qui ne semblait pas être du genre à se promener seul dans un tel quartier et à cette heure si tardive et qui pourtant s’y trouvait et il se demandait pourquoi le jeune visage s’était durci à ce point lorsqu’il avait évoqué son père. L’américain n’avait pas pour habitude de s’immiscer dans les affaires des autres, mais il lui semblait étrange que cet adolescent ne veuille pas rentrer chez lui pour se faire soigner.

« Vous êtes sûr ? » insista-t-il.

Oui… Le jeune Grandchester en était parfaitement certain. Il ne se voyait absolument pas, débarquant au beau milieu de la nuit chez lui. Il ne voulait même pas s’imaginer la scène catastrophique et le sermon sans fin auquel il aurait droit si sa belle-mère prenait connaissance de ses dernières frasques. Il espérait bien que cet homme comprendrait. Ce dernier secoua la tête, avec une moue réprobatrice mais déclara après réflexion :

« Je vais vous amener chez moi, alors. Vous ne pouvez pas rester dans la rue dans cet état. Vous avez besoin de soins… Votre blessure à la jambe, là, est plutôt moche…»

Terry leva les yeux vers l’homme blond qui le dévisageait avec une gentillesse mêlée d’inquiétude. Une part, tout au fond de lui, aurait bien aimé accepter sa proposition – il se sentait si mal en point – mais dans le même temps, l’idée que cet homme, aussi sympathique soit-il, pourrait ne l’avoir présentée que par obligation morale lui déplaisait souverainement.

« Je dois retourner au… collège... haleta-t-il. J’y suis pensionnaire. Ils ont tout… tout ce qu’il faut là-bas.
-Au collège ? Quel collège ?
-Saint-Paul… Ce n’est pas très loin d’ici…
-Je sais où se trouve le collège Saint-Paul », déclara Albert d’un ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu.

La contrariété qui était passée sur le visage de son sauveur, n’avait pas échappé à l’adolescent qui se demanda ce que cela pouvait bien signifier.

« Est-ce l’habitude à Saint-Paul de laisser sortir leurs pensionnaires le soir ?
-Euh… Non… »

Curieusement, devant cet homme dont il venait à peine de faire connaissance et qui ne restait qu’un étranger pour lui, Terrence se sentit rougir de honte et détourna les yeux, embarrassé par le regard scrutateur d’Albert.

« Je vois… déclara finalement celui-ci sur un ton neutre. Vous avez fait le mur…
-Eh bien… oui.
-Je m’étonne que dans un établissement d’une telle notoriété la surveillance ne soit pas plus sévère… »

Une telle notoriété ? Terrence ignorait que la réputation de Saint-Paul eût traversé l’Atlantique, mais n’eut pas le loisir d’y attacher davantage d’importance car Albert, déjà, tentait de l’aider à se remettre sur pied, ce qui ni n’alla pas sans un nouvel et insupportable élancement. La souffrance qu’il éprouvait dut se lire sur son visage car l’homme interrompit immédiatement son mouvement et s’enquit, l’air préoccupé :

« Ça va aller ? »

Le blessé grogna un « oui » d’une voix étranglée. Il n’aurait pas dû s’appuyer avec si peu de discernement sur sa jambe blessée. Le trajet jusqu’à Saint-Paul promettait d’être abominable… Cette fois-ci, lorsque l’étranger lui proposa de le raccompagner au collège, il accepta sans états d’âme.


***




« Nous voilà arrivés ! » s’exclama Albert tout bas, alors qu’ils étaient enfin parvenus devant les grilles du collège Saint-Paul.

Et levant les yeux vers le haut portail d’entrée il s’inquiéta :

« Il vaudrait peut-être mieux sonner.
-Surtout pas. Je trouverai ce qu’il faut à l’infirmerie, mentit Terry.
-Mais comment comptez-vous passer cette grille ?
-Je ne sais pas, répondit Terry qui se sentait pour l’instant parfaitement incapable d’un tel exploit. Je me débrouillerai. Ne vous en faites pas !»

Il n’osait abuser de la gentillesse de l’américain qui s’était déjà battu pour lui et l’avait ramené jusqu’aux portes du collège. Il attendrait d’avoir repris son souffle après cet interminable trajet qui avait été aussi pénible qu’il promettait de l’être, et qu’il n’aurait sans doute pas réussi à accomplir sans l’aide providentielle de cet homme et ensuite, il aviserait. Il finirait bien par trouver une solution pour pénétrer dans l’enceinte du collège. Albert le considérait avec attention tandis que Terrence fronçait les sourcils, perdu dans ses pensées, et il se décida sans plus tarder. Il ne pouvait pas laisser l’adolescent dehors, même si celui-ci affirmait qu’il pourrait désormais s’en sortir seul, trop fier, comme on l’est à cet âge-là, pour admettre l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait.

« Je crois qu’il vaut mieux que je vous ramène jusqu’au dortoir.
-Ce n’est pas la peine…
-Oh, je crois bien que si !
-Je vous assure que…
-Inutile de protester ! Je vous raccompagne, un point c’est tout !
-Et si on nous surprend ?
-On verra bien à ce moment-là ! »

L’adolescent finit par céder : il sentait bien que l’aide de l’homme blond ne serait pas superflue. Celui-ci l’aida à s’agripper à la grille, puis y grimpa lestement lui-même, comme s’il avait passé sa vie à le faire. Arrivé tout en haut, il lui tendit une main secourable que Terry saisit avec reconnaissance. Il ne savait pas comment il aurait fait sans la bienveillante présence de l’américain, avec cette jambe sur laquelle il ne pouvait prendre appui. Il venait de remarquer qu’il avait dû également recevoir un coup de couteau sur l’avant-bras gauche qu’il avait aussi du mal à utiliser. L’étranger l’attrapa sous l’aisselle pour l’aider à se hisser davantage, et une fois que son protégé eût franchi le haut de la grille, il se laissa choir avec souplesse de l’autre côté et reçut dans ses bras le fils du duc qui s’effondra, extrêmement éprouvé par la douleur et l’effort qu’il venait de faire.

Maintenant que le plus dur était fait, il fallait encore traverser le parc. Terry avait vaguement indiqué la direction du dortoir au dénommé Albert qui, à son grand soulagement, avait pris les choses en main, et il avait pu se laisser guider, se concentrant de toutes ses forces pour ne pas trop laisser voir la douleur atroce qui enflait de minute en minute, le privant de tous ses moyens. Il ne voulait pas que l’homme se rendît compte de l’état dans lequel il se trouvait et ne prévînt les sœurs.

« Merci », souffla-t-il entre ses dents, lorsqu’ils furent enfin devant le bâtiment.

L’étranger, avisant un banc dans l’allée sombre, aida Terry à s’y asseoir.

« Restez là, dit-il, je vais voir s’il est possible de pénétrer dans cette bâtisse sans éveiller l’attention. »

Au bout de quelques minutes, son sauveur était à nouveau à ses côtés. Le jeune Grandchester avait eu le temps de reprendre un peu son souffle et murmura :

« Dites-moi comment je pourrais vous remercier…
-C’est inutile !
-Mais…
-Si vous y tenez vraiment, vous n’aurez qu’à venir me donner de vos nouvelles quand vous serez remis de vos blessures. Au zoo de Blue River. J’y travaille et je serais très heureux de discuter un peu avec vous.
-Je viendrai », lui assura Terry, reconnaissant.

Albert s’approcha de lui et passant son bras sous les aisselles l’aida à se redresser. Il avait repéré une fenêtre mal refermée au rez-de-chaussée et dirigea aussitôt ses pas vers cette entrée providentielle, soutenant avec douceur et efficacité le corps de l’adolescent qui clairement ne tenait presque plus sur ses jambes.

« Venez, je vais vous aider ! proposa l’homme en poussant davantage la fenêtre.
-Non, je peux y arriver tout seul », déclara Terry en se glissant à travers l’ouverture avec une grimace.

Il se serait volontiers affalé de l’autre côté de la fenêtre, le temps de reprendre son souffle mais il ne pouvait se le permettre s’il voulait donner le change et éviter que son sauveur n’insistât pour l’accompagner jusqu’à sa chambre, voire allât réveiller les sœurs. Il s’obligea donc à se redresser et essayant de ne rien montrer du calvaire qu’il subissait lança un dernier « et encore merci ! » au dénommé Albert qui l’observait la mine soucieuse, puis il referma soigneusement derrière lui la fenêtre et s’adossa un moment au mur en prenant une grande inspiration pour se donner le courage nécessaire : il ne restait plus qu’à monter à l’étage. Un dernier effort et il pourrait enfin se laisser tomber sur son lit.

Le jeune Grandchester leva la tête, le visage grimaçant, en arrivant au bas de l’escalier qui menait au premier, mais il n’avait pas trop le choix. S’agrippant résolument à la rampe de son bras valide, il se hissa avec lenteur, essayant de minimiser l’appui sur sa jambe meurtrie. Mon dieu… Cet escalier qui n’en finissait pas, chaque marche lui paraissant plus haute que la précédente. Il avait l’impression de grimper au sommet d’une montagne infranchissable. Lorsqu’enfin il parvint sur le palier du premier, il se plia en deux, à bout de souffle, ses mains, moites, posées sur les genoux, la sueur perlant au bord de ses tempes, et il essaya de puiser dans ses dernières réserves, la volonté et l’énergie nécessaires pour parvenir jusqu’à sa chambre. Il ne fallait pas qu’on le découvre là… Les sœurs faisaient parfois des rondes et il ne se sentait pas en état de supporter un de leurs homériques sermons. Se redressant en haletant, il prit appui sur le mur pour entamer sa laborieuse avancée dans le couloir, tout en comptant les portes au fur et à mesure qu’il les dépassait.

Il ne s’agissait surtout pas de se tromper de chambre et d’atterrir dans celle des Cornwell. Il se sentait bien trop mal pour affronter qui que ce soit et le dandy en profiterait sûrement pour lui mettre la raclée… Quoique… Non, ce garçon, bien que prétentieux en diable, n’était pas du genre à s’acharner lâchement sur plus faible que lui. Il fallait bien lui reconnaître au moins cela. Il serait peut-être même capable de lui tendre la main et de lui proposer son aide et Terry ne savait pas s’il n’en ressentirait pas une humiliation plus grande encore.

Lorsqu’enfin il atteignit sa chambre et réussit à tourner la poignée de la porte, qui semblait vouloir prendre un malin plaisir à lui résister, une bouffée de parfum lui chatouilla les narines, mais l’information mit un certain temps avant de parvenir jusqu’à son cerveau embrumé par la douleur et l’alcool. Il eut tout juste le temps de pénétrer dans la pièce, avant de s’écrouler lourdement au sol, à bout de forces et il finit par percevoir l’odeur agréable et familière qui flottait autour de lui et qui lui donna une sensation de bien-être en total contraste avec la condition désastreuse dans laquelle il se trouvait. Oui… Il la reconnaissait à présent. C’était le discret parfum qui se dégageait habituellement de la chevelure soyeuse de Candy. Voilà que j’ai des hallucinations olfactives, ricana-t-il intérieurement. Trop affaibli pour se relever tout de suite, il resta face contre terre, troublé. Cette petite Taches de Son le suivait décidément partout. Devait-il en imputer l’alcool ? Il avait bu, certes, mais il n’avait pas l’impression d’avoir tant forcé sur la bouteille. Était-ce dû à la douleur ? Peut-être s’était-il évanoui et était-il en train de rêver ?

Il se crispa tout entier et se roula en boule lorsqu’une douleur fulgurante remonta le long de sa jambe, comme si on lui enfonçait à nouveau le couteau dans les chairs. Non, il n’était pas en train de rêver. Il n’aurait pu ressentir avec autant d’acuité ce qu’il éprouvait en ce moment et qui lui avait complètement coupé la respiration. C’est à cet instant qu’il l’entendit. Un léger froissement sur sa gauche suivi d’un « Terry ?! » chuchoté et incrédule. Candy ? pensa-t-il à son tour, dérouté.

Que faisait-elle là dans sa chambre ? À moins qu’il ne se soit tout de même trompé et qu’il ait finalement échoué dans celle des Cornwell ? Cela lui paraissait difficile à croire avec les précautions qu’il avait prises mais c’était sans doute la seule explication. Cette idée et le fait que la jeune fille se permît de leur rendre visite si tard et qui plus est, dans une chambre plongée dans l’obscurité, avec tout ce que cela pouvait signifier, lui firent momentanément oublier sa douleur et il fit un effort titanesque pour se redresser, prenant appui sur sa main valide, afin de faire face au dandy et à son frère. Quant à Candy, et bien il aviserait. Il détestait l’idée qu’elle pût être témoin de sa faiblesse et de ce qui allait suivre et serra les mâchoires, en proie à une contrariété et une frustration sans nom. Il releva la tête, prêt à… prêt à quoi au fait ? Il était en si piteux état… Et là, il se figea, effaré.

Son cœur qui tambourinait déjà follement dans sa poitrine se mit à battre de façon anarchique lorsqu’il aperçut, dans la pénombre juste éclairée par un rayon de lune, la chevelure dorée de Candy qui s’était levée de son lit et saisissait précipitamment une robe de chambre mauve dont elle enveloppa ses gracieuses formes tout en nouant avec fébrilité la ceinture autour de sa taille. Terry déglutit, peinant à trouver un sens à la scène qui se déroulait sous ses yeux et dont, malgré son hébètement, il ne perdait pas une miette. Il devait être… Oui, c’était cela… Il devait être dans le dortoir des filles et plus précisément dans la chambre même de Mademoiselle Tarzan-Taches de Son… Comment avait-il bien pu échouer ici ? C’était tout à fait impossible… À moins que… Son esprit embrumé buttait sur l’explication, évidente. C’était cela : son sauveur s’était trompé de bâtiment lorsqu’il lui avait, de loin, montré le dortoir des garçons, dont la silhouette sombre se dressait, par-delà la haie de chênes centenaires. Il est vrai que le jeune Grandchester, trop absorbé par sa douleur, n’avait absolument pas pris la peine de jeter un œil autour de lui afin de vérifier si l’homme avait bien compris ses indications. Et à présent il était ici. Dans sa chambre. C’était une chance – une autre fille aurait certainement déjà ameuté tout l’étage – mais dans le même temps il en ressentait une intense contrariété : cela l’insupportait de se retrouver dans un tel état de faiblesse et de se donner ainsi en spectacle devant celle qui troublait son cœur et son esprit. Comment allait-elle prendre la chose ? Sans compter qu’on risquait de venir et qu’il n’avait pas du tout envie, qu’à cause de lui, Candy ait des ennuis.

« Mais qu’est-ce que vous venez faire ici et en pleine nuit ? »

Elle n’avait pas crié. Un bon point pour elle. Il y avait certes, un peu d’affolement dans sa voix, mais pas une once de réprobation et si Terry en éprouva un réel soulagement, cela provoqua immédiatement en lui un certain agacement. Pourquoi prendre tant à cœur ce que pensait cette fille, s’interrogea-t-il tout en finissant de se redresser pour se retrouver, non sans mal, en position assise, adossé contre le mur. La puissante poussée d’adrénaline qui l’avait submergé tantôt, avait, semblait-il, un peu atténué la cuisante douleur qui n’avait cessé de s’intensifier jusqu’à présent, mais Terry sentait que le répit serait de courte durée.

« Excusez-moi, je me suis trompé de dortoir, bredouilla-t-il en essuyant du revers de la main le sang qui avait recommencé à couler de sa blessure à la lèvre. On m’a ouvert la mauvaise fenêtre. »

Il n’était pas dans les habitudes du fils du duc de présenter des excuses, mais il ne voulait pas effaroucher davantage la demoiselle. Il se sentait incapable de regagner le bon dortoir dans l’instant et avait besoin de quelques minutes supplémentaires pour reprendre son souffle et retrouver le courage de s’y rendre. Il espérait qu’elle comprendrait et n’en prendrait pas ombrage. Il la suivit du regard tandis qu’elle allait appuyer sur l’interrupteur et n’eut pas le temps de la prier de n’en rien faire. Gêné par la lumière qui venait d’inonder la pièce, il cligna des yeux et entendit Candy pousser une exclamation de surprise horrifiée en découvrant l’état de son involontaire visiteur.

« Mais vous êtes couvert de sang ! s’écria-t-elle. Attendez ! Je vais vous soigner ! »

Tout en parlant, elle s’était précipitée vers le lavabo, avait rempli une carafe au robinet et munie d’un mouchoir propre, qu’elle avait dû prendre au passage dans ses affaires, elle revint en un tourbillon auprès de lui. S’il n’avait pas été aussi mal en point, il aurait sans doute souri devant l’agitation fébrile que la jolie blonde était en train de déployer, mais là, tout ce qu’il avait à l’esprit était le spectacle pitoyable qu’il devait lui offrir et il se redressa encore un peu, cherchant à se draper dans sa dignité. La jeune fille, à mille lieues de ces considérations, s’agenouilla à ses côtés.

« Que vous est-il arrivé Terry ? » murmura-t-elle en proie à une indicible inquiétude.

Il faillit s’étrangler lorsqu’une soudaine chaleur se répandit dans ses veines. C’était inattendu, terriblement gênant et tout à fait hors de propos. Bien sûr, c’était bon de la sentir là, tout près de lui. Mais il aurait mille fois préféré que ce fut dans d’autres circonstances et non pas à la fin de cette désastreuse journée, alors qu’il se sentait comme une loque, misérable et inutile. Il n’avait que faire de la pitié des gens. C’était un sentiment qu’il ne voulait inspirer à aucun prix, et à elle encore moins qu’à tout autre. Ce serait pour lui l’humiliation suprême et il se raidit dans sa fierté. Il préférait à tout prendre qu’elle le blâme pour ce qu’il avait fait. Aussi n’essaya-t-il pas de minimiser ses torts :

« J’ai fait le mur, je suis sorti en ville et je me suis battu. »

Avec un tel préambule, peut-être cesserait-elle de le regarder de cet air sincèrement préoccupé et si plein de compassion qui le mettait sens dessus dessous. Mais Candy, bien trop soucieuse depuis qu’elle avait découvert l’étendue des blessures du fils du duc, n’avait absolument pas l’esprit à lui faire la morale et ne sembla même pas relever la façon un peu provoquante dont il avait formulé sa réponse.

« Vous êtes tombé sur plus fort que vous, n’est-ce-pas ? » constata-t-elle simplement tout en versant un peu d’eau sur le mouchoir qu’elle tenait en main.

Elle commença à lui tamponner délicatement le visage, essuyant avec douceur les plaies et épongeant le sang qui avait commencé à sécher par endroits, tandis qu’après un instant d’hésitation, il se lançait dans des explications, laissant parfois échapper une plainte ou une grimace lorsqu’elle touchait un point particulièrement sensible. Il lui parla de la bande de voyous qui l’avaient attaqué, se jetant sur lui sans crier gare pour lui voler son argent. Il lui parla de l’étranger qui l’avait, fort heureusement, tiré de là puis ramené jusqu’au collège et sans lequel, dieu seul savait ce qui serait advenu de lui.

Tout à l’émoi qui l’avait envahi sous les doigts attentifs de la jeune fille, Terry ne s’attendait pas au vif et brutal élancement qui lui transperça la jambe de part en part. Il se contracta tout entier, les poings serrés, les mâchoires crispées par la souffrance, et, mortifié, crut lire de la pitié dans les beaux yeux émeraude qui plongeaient dans les siens. L’intolérable sensation de brûlure passa immédiatement au second plan, remplacée par la colère. Il n’avait que faire de sa compassion. Il relâcha d’un coup tout l’air qu’il avait, sous l’emprise de la douleur, inconsciemment retenu dans les poumons et Candy s’écarta brusquement de lui, grimaçant à son tour en portant vivement le mouchoir devant son nez.

« Oooh… s’exclama-t-elle choquée. Votre haleine sent terriblement l’alcool ! »

Quelle effarante et extraordinaire découverte, songea-t-il avec dérision. Bien sûr que son haleine sentait l’alcool. Que s’était-elle imaginé ? Qu’il était un petit ange ? Qu’il avait fait le mur pour aller au musée ?

« Et après ?! » lança-t-il d’un ton agressif en lui soufflant derechef son haleine saturée de vapeurs alcoolisées au visage.

« Oooh ! Mais en voilà des façons ! se rebiffa la jolie blonde en élevant le ton et en le repoussant avec emportement sans plus d’égards pour ses blessures dont elle semblait avoir, en un instant, complètement oublié l’existence. C’est comme ça que vous me remerciez de m’occuper de vous espèce de… »

Terrence la coupa d’un long « chchcht » péremptoire –la porte était toujours entrouverte et il ne s’agissait surtout pas de réveiller les voisines de Candy et encore moins les sœurs. Ce faisant, il porta dans un mouvement réflexe l’index devant la bouche pour donner plus de poids à son injonction, mais ce geste brusque venant se rajouter à ce que venait de lui infliger sans ménagement la jeune fille – une réaction excessive assurément – avait à nouveau réveillé le mal sournois qui venait de s’apaiser un instant. Une exclamation de douleur lui échappa et il tenta de contenir le flot de sensations intolérables qui s’étaient emparées de lui en enserrant sa jambe meurtrie entre ses deux mains. En une seconde Candy était près de lui, l’angoisse au cœur. Jusqu’à présent, elle s’était principalement focalisée sur la figure ensanglantée et couverte d’ecchymoses du jeune aristocrate et n’avait pas remarqué ses autres blessures.

« Ils vous ont donné des coups de couteau ? » s’enquit-elle effarée, en examinant la mauvaise coupure qu’il portait à la jambe.

Son pantalon blanc maculé de sang, était largement déchiré et laissait voir une vilaine et assez profonde entaille qui laissait les chairs à nu et un frisson de saisissement parcourut la jeune fille, à cette vue tandis que Terry, les yeux fermés attendait que l’abominable sensation reflue.

« Oui… » articula-t-il avec difficulté.

Il fallait absolument que cette douleur lancinante cesse… Il n’était pas sûr de la supporter encore longtemps. Il commençait à transpirer. Les tremblements de ses mains étaient en train de se propager à tout son corps. Il ne pouvait rester ici. Mais il se sentait sans énergie aucune.

« Le sang ne coule plus, c’est déjà ça… » déclara Candy, sur un ton apaisant et très professionnel, avec un calme qu’elle était loin de ressentir.

Elle cherchait autant à se rassurer qu’à rassurer son visiteur nocturne qui lui semblait bien pâle maintenant, et avait, d’un coup, perdu toute la morgue dont il faisait encore preuve la minute d’avant, et, debout devant son placard, elle réfléchit pour trouver de quoi le soulager. Elle avait souvent observé Mademoiselle Pony et Sœur Maria en train de soigner les nombreuses plaies et bosses que les enfants ne cessaient de se faire en jouant et en courant dans la campagne et avait cru comprendre qu’en compressant la blessure, la douleur serait moins vive. De plus cela aiderait à stopper pour de bon l’hémorragie qui malgré son affirmation optimiste n’était pas encore tout à fait endiguée. Ses yeux tombèrent sur son écharpe mauve qui pendait sur un cintre. Une écharpe qu’elle adorait. Mais c’était tout à fait ce dont elle avait besoin en ce moment. Elle la prit en poussant un petit soupir de résignation. Terrence Grandchester avait beau avoir un caractère épouvantable, il ne méritait pas qu’elle le laissât souffrir ainsi.

Dans quel quartier de Londres a-t-il bien pu aller pour être attaqué par des bandits ? réfléchit-elle un peu troublée, tout en revenant vers le jeune aristocrate. Sûrement pas un lieu que fréquentent les membres de la haute société ! Pourquoi doit-il se battre ainsi ? Un garçon de si noble famille !

Elle s’accroupit à nouveau près de lui et s’activa, lui nettoyant avec soin la plaie, puis elle lui enroula l’écharpe autour de la jambe, en serrant assez énergiquement. Il lui semblait que c’était ainsi qu’il fallait procéder lorsqu’on bandait une blessure.

« Allez-y doucement, se plaignit le jeune homme, vous allez me faire mal ! »

Candy fronça les sourcils. Non mais, qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre ! Elle était là à se décarcasser pour lui et Môssieur l’Aristocrate ne trouvait rien de mieux à faire que de geindre et de se plaindre comme un bébé…

« Quand on aime se battre dans les rues, il faut savoir souffrir ! » répliqua-t-elle sarcastique en nouant encore plus serré les deux bouts de l’écharpe, tandis que le visage du jeune Grandchester arborait un rictus qui déformait complètement son visage habituellement si séduisant.

Terry était suffoqué par la brusquerie de Candy. « Doucement ! » la conjura-t-il.

Où était passé la douce créature qui lui avait nettoyé le visage avec tant de délicatesse ?

« Vous profitez de l’occasion pour régler vos comptes avec moi ! Avouez, Mademoiselle Tarzan ! »

Il avait prononcé ces derniers mots dans le but de la provoquer, mais la jeune fille avait décidé d’entrer dans son jeu.

-Non ! Pas Mademoiselle Tarzan, Monsieur Grandchester, se moqua une Candy qui se sentait l’esprit espiègle malgré l’inquiétude qui ne l’avait pas quittée et la situation peu orthodoxe dans laquelle le fils du duc les avait involontairement mis tous les deux. Mademoiselle Taches de Son, n’oubliez pas ! »

Tout en esclaffant, la jeune fille secouait son index comme une maîtresse qui réprimande gentiment un élève récalcitrant. Elle était si craquante ainsi ! L’élève en question, désarçonné par la subite bouffée de désir qui l’avait envahi et extrêmement vexé que sa petite répartie n’ait pas eu l’effet escompté, ne put s’empêcher de répliquer à son tour :

« Vous avez une excellente mémoire mais j’aurais dû vous appeler Petite Peste… »

Ces paroles n’avaient pas plus tôt franchi ses lèvres qu’il regretta aussitôt de les avoir prononcées, d’avoir même pu les penser. Il se maudit et maudit sa fierté ! Mais il était trop tard pour les regrets inutiles et avec une parfaite mauvaise foi, il essaya de se persuader qu’elle l’avait finalement bien cherché. Étaient-ce des façons, aussi, de se moquer ainsi alors qu’il était là, à souffrir le martyre ? L’exclamation outrée de Candy lui prouva qu’il avait bien, cette fois-ci, atteint son but mais il n’en retira aucune satisfaction, tout au contraire. Malgré les éclairs que lançaient les magnifiques yeux émeraude, la jeune fille avait l’air blessée et il s’en voulait d’en être la cause. Une nouvelle vague de douleur déferla avec violence sur lui, le laissant pantelant. Il sentait la sueur qui perlait à son front.

« Ça fait vraiment mal… hoqueta-t-il. Laissez-moi le temps de reprendre mes forces et je vais m’en aller, je ne veux pas que vous ayez des ennuis ! »

La réaction de Candy, une fois de plus, avait été à l’opposé de celle qu’il aurait eue s’il avait été à sa place. Au lieu de se fâcher, elle s’était à nouveau penchée vers lui et lui rafraîchissait le front avec le linge humide, et cela le mettait d’autant plus mal à l’aise. Comment pouvait-elle réagir avec autant de gentillesse alors que lui avait été à la limite de la grossièreté ? La jeune fille, de son côté, avait vraiment eu, durant un instant, envie de tout plaquer là, mais son bon cœur le lui interdisait. De plus qu’aurait-elle fait ? Terrence Grandchester était dans sa chambre, et elle ne pouvait pas simplement l’ignorer comme s’il ne s’y trouvait pas… Et puis… peut-être, après tout, avait-elle vraiment serré trop fort l’écharpe en pansant sa blessure ? Peut-être avait-elle vraiment cherché à tirer profit de sa faiblesse et à régler ses comptes avec lui, comme il le lui avait reproché ?

« Oh, taisez-vous, le pressa-t-elle. Vous souffrez assez comme ça… Votre front est brûlant. Vous avez sûrement de la fièvre. »

Elle se releva et sortit un instant de la chambre pour jeter un coup d’œil à gauche puis à droite dans le couloir, en proie au doute et à l’incertitude. Terry était vraiment mal en point. Il transpirait énormément et semblait vraiment beaucoup souffrir. Que devait-elle faire ? Elle n’avait rien pour le soigner. Il lui aurait fallu un calmant. Elle savait qu’il y en avait à l’infirmerie mais à cette heure celle-ci était fermée à clef et il était hors de question de prévenir la sœur. Que faire alors ? Elle ne pouvait le laisser dans cet état… Une idée germa dans son esprit et elle sourit. Elle trouverait sûrement ce qu’il lui fallait à l’extérieur, dans une pharmacie. Malgré l’heure tardive elle espérait qu’elle en trouverait une qui serait encore ouverte. Elle savait qu’elle n’aurait aucun mal à franchir l’enceinte du collège. Elle y avait déjà songé plusieurs fois sans jamais aller jusqu’au bout. Elle savait déjà par où elle passerait.

Candy rentra dans la chambre en refermant la porte derrière elle, l’esprit rasséréné par la décision qu’elle venait de prendre. Elle attrapa sur son lit l’édredon et l’oreiller et sur le canapé quelques coussins, puis les bras tout encombrés par sa récolte, elle s’approcha en souriant de lui.

« Terry, je n’ai pas ce qu’il faut ici, je fais un saut jusqu’à la pharmacie », annonça-t-elle gaiement en lui glissant son oreiller derrière le dos et en le calant avec les quelques coussins.

Le jeune Grandchester la contempla, incrédule. Était-elle folle ou faisait-elle semblant ? Il était hors de question de la laisser faire. Les rues de Londres étaient bien trop dangereuses à cette heure-ci, même pour un garçon, son état le prouvait assez.

« Non, ce n’est pas prudent et d’ailleurs, je n’ai besoin de rien ! » affirma-t-il en mettant dans ses paroles toute la conviction dont il était capable.

Il espérait qu’elle ne serait pas assez aveugle ou assez inconsciente pour mettre malgré tout son projet à exécution, mais si elle s’y décidait quand même, il savait qu’il ne serait pas en état de l’en empêcher.

« Si…, insista la demoiselle en le recouvrant avec l’édredon. Je n’ai pas le droit de vous laisser partir comme vous êtes et vous avez de la chance que je ne sois pas comme une de ces filles qui s’évanouissent à la vue du sang !
-Candy… »

C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom. S’il avait espéré que cela suffirait à la faire changer d’avis, il en fut pour ses frais. La demoiselle aux taches de son, un sourire mutin aux lèvres, ne laissa rien filtrer du mélange d’angoisse qui lui enserrait le cœur devant la gravité de l’état du garçon qui avait échoué dans sa chambre, et de plaisir lorsqu’enfin Terrence Grandchester avait daigné s’adresser à elle autrement que par surnoms interposés.

« Attendez-moi ici, je reviens !
-N’y allez pas ! » tenta à nouveau Terry sans plus de succès.

Déjà, Candy avait enjambé la balustrade et lui faisait un petit signe de la main accompagné d’un « À tout de suite ! » enjoué, puis disparaissait de sa vue.

Devant l’entêtement de la jeune fille, Terrence sentit l’exaspération le gagner. L’anxiété qu’il éprouvait pour elle n’y était pas étrangère non plus. De quoi se mêlait-t-elle à la fin ? Ce n’était pas son affaire ! Et s’il lui arrivait quelque chose ? Il ne se le pardonnerait jamais…

Et puis, après tout, tant pis pour elle. Qu’y pouvait-il ? On n’avait pas idée d’être aussi têtue. Il fallait toujours qu’elle se mêle de ce qui ne la regardait pas. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir tenté de la dissuader d’y aller, de l’avoir prévenue des dangers qu’elle courrait… Mais puisqu’il se trouvait physiquement dans l’incapacité de la retenir, il ne pourrait être tenu pour responsable si quoi que ce soit arrivait à la jolie blonde. Cependant malgré les excuses qu’il essayait de se donner, le fils du duc ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable. Il reposa avec lassitude la tête contre l’oreiller de Candy, cet oreiller qui était tout imprégné de son parfum et ferma un instant les yeux…


***




Terrence ouvrit un œil, puis l’autre, le cerveau encore tout baigné par un rêve agréable dont il oublia la teneur aussitôt que son esprit sortit des limbes dans lesquels il était engourdi. S’il ne se souvenait plus de la moindre bribe de ce rêve, une étrange sensation d’euphorie persistait malgré tout. La couche improvisée que lui avait confectionnée Mademoiselle Tarzan était loin d’être aussi confortable qu’un lit mais sous l’édredon chaud et douillet, enveloppé de la délicieuse fragrance qui s’en dégageait, il avait dû s’assoupir, probablement vaincu par la fatigue et les émotions. Il remarqua avec satisfaction que sa blessure le lançait moins et repoussa d’un geste la couverture. Dans la pénombre, il palpa avec précaution sa jambe endolorie. Le sang avait séché sur le foulard de Candy et ne semblait plus couler du tout. C’était déjà une bonne chose.

« Cette petite Taches de Son a au moins une qualité, murmura-t-il tout bas, c’est une bonne infirmière. »

Où était-elle à présent, cette tête de mule ? Pourquoi ne l’avait-elle pas écouté ? Et pourquoi n’était-elle toujours pas rentrée ? Le fils du duc ne savait pas combien de temps s’était écoulé depuis qu’il s’était endormi et n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait bien être. Mais il n’avait pas l’intention de s’attarder dans cette chambre plus longtemps, au risque de s’y laisser surprendre. Bien qu’encore faible et très fiévreux, il se sentait un peu mieux et il décida qu’il fallait en profiter. D’ailleurs il était plus que temps de quitter l’endroit. Les rondes nocturnes surprise des sœurs n’étaient pas si rares et il ne voulait pas que sa présence en ces lieux puisse porter préjudice à la jeune entêtée. Elle aurait déjà suffisamment de problèmes si l’on découvrait qu’elle n’était pas sagement couchée dans son lit. Prenant appui sur la commode près de laquelle il était assis, Terrence dut s’y prendre à plusieurs reprises avant de réussir à se redresser sans trop réveiller la douleur qu’il craignait de voir se manifester dans toute son intensité s’il venait à trop solliciter sa jambe.

« Et maintenant, voyons si je peux mettre un pied devant l’autre… » grogna-t-il en esquissant avec lenteur et circonspection un premier pas. Il ne put réprimer un soupir et une grimace. La douleur était toujours vive, malgré ses précautions – il avait pris appui très progressivement sur sa jambe blessée – vive, mais supportable malgré tout. Il n’était tout de même pas une mauviette ! Il récupéra les coussins et la couverture qui étaient restés par terre et, se déplaçant à pas comptés, déposa le tout sur le lit de Candy, disposant les coussins sous la couverture de façon à donner l’illusion de la présence d’un corps. Cela ne tromperait bien sûr personne si on allumait, mais cela pourrait peut-être faire l’affaire dans le cas contraire.

Il n’avait plus qu’à y aller… Et le balcon se révélait être l’issue la plus sûre. La plus sûre, certes, mais pas forcément la plus accessible, songea le jeune Grandchester en fixant avec une pointe d’inquiétude la corde que Candy avait nouée à la balustrade et qui pendait dans le vide. Toutefois, maintenant qu’il s’était décidé, il était inutile de tergiverser plus longtemps et il se dirigea, clopin-clopant vers le balcon, puis se retourna, jetant un dernier coup d’œil circulaire dans cette pièce qui, malgré les circonstances, avait abrité quelques émois pas si désagréables.

« Adieu, Candy » déclara-t-il tout bas, un sourire au coin des lèvres, avant d’essuyer ses mains moites sur son pantalon, d’enjamber avec précaution la balustrade et d’agripper la fameuse corde blanche sur laquelle, en une autre occasion, Mademoiselle Tarzan s’était balancée, telle le chimpanzé agile qu’elle était.
 
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view post Posted on 4/5/2014, 16:30
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Chapitre 8 (1ère partie)

Convalescence



« Que s’est-il passé ? » demanda une voix cassante qui exigeait une réponse immédiate.

Terrence Grandchester, raide et crispé, se tenait debout, les mains appuyées sur le rebord du bureau de la vieille chouette. Comment et pourquoi était-il arrivé là ? Il n’en savait fichtrement rien. Tout n’était qu’un maelstrom de sensations chaotiques et parcellaires dans son esprit en ébullition et seule la voix de la religieuse lui parvenait avec une extraordinaire et désagréable netteté.

« Le duc est-il au courant ? »

Il eut envie de lui hurler de se mêler de ses affaires, mais malgré tous ses efforts ses lèvres refusèrent de coopérer, comme si elles avaient été scellées par un sort puissant. Il avait l’impression de manquer d’air et suffoqua, paniqué, tandis que les battements désordonnés de son cœur s’affolaient et qu’un long frisson lui parcourait l’échine. Il finit par glisser dans un oubli bienfaisant.

Quelques minutes plus tard, ou était-ce quelques heures, il était à nouveau dans sa chambre, mais la directrice de Saint Paul l’y avait suivi, ou précédé, peut-être, il ne s’en souvenait plus trop. D’ailleurs, cela n’avait aucune importance, mais… ne pouvait-elle le laisser un peu en paix ? Une voix masculine sortie de nulle part prononça quelques paroles dont le sens lui échappa complètement. Il entendait aussi des murmures confus autour de lui alors qu’il savait pertinemment qu’il n’y avait là personne d’autre que la mère supérieure et lui. Il avait chaud, beaucoup trop chaud, et sentait dans le même temps son corps traversé d’ondes glacées, et cette étrange concomitance l’oppressait et l’angoissait. Et surtout, il avait mal. Une douleur sourde qui avait commencé à enfler et finit par occulter toute autre sensation. Subitement, l’image de la vieille religieuse qui le toisait, l’air menaçant, sembla se dissoudre dans l’air en même temps que s’apaisait sa douleur. Il perçut alors un appel, qui semblait lui parvenir de loin, de très loin. Malgré tout, il reconnaissait la voix. C’était sa voix, la voix de Candy, il en était sûr. Et elle avait besoin de lui !

Sans se poser de questions, le jeune Grandchester s’élança à la fenêtre et ce qu’il vit en contrebas le fit frémir. Dans la rue mal éclairée, trois hommes entouraient la jeune fille et étaient en train de la rouer de coups de couteau. Grands dieux, comment avait-il pu accepter de la laisser partir tantôt ? Il savait pourtant combien les rues de Londres pouvaient être dangereuses, la nuit. Ne venait-il pas lui-même d’en faire la cruelle expérience ? D’ailleurs, il reconnaissait à présent les silhouettes des trois individus. Il se précipita, prêt à bondir par la fenêtre pour se porter au secours de la belle, mais il fut arrêté dans son élan par un nouvel appel, impérieux celui-là : « Terrence ! » Il chercha des yeux l’importun mais ne vit personne. La mère supérieure, elle-même, avait disparu. L’appel retentit une nouvelle fois tout près de lui, plus pressant, et il se réveilla dans un sursaut.

Il entrouvrit avec difficulté les paupières et vit un regard soucieux qui plongeait dans le sien. Dieu merci, tout ceci n’était qu’un horrible cauchemar… Candy était là, tout près de lui. Une vague de douleur l’assaillit et il referma les yeux, sans force, attendant qu’elle refluât. Il entendit un murmure apaisant et sentit qu’on lui soulevait les épaules et qu’on cherchait à lui introduire quelque chose dans la bouche. Il voulut se débattre… Il n’allait pas se laisser faire comme un nourrisson… Même par Mademoiselle Taches de Son. Mais l’énergie l’avait à ce point déserté qu’il ne put faire autrement qu’accepter d’écarter ses lèvres brûlantes et desséchées. Il eut du mal à déglutir, faillit s’étouffer, mais lorsque le liquide frais coula finalement dans sa gorge ce fut comme un baume bienfaisant et, un peu apaisé, il sombra à nouveau dans un sommeil agité.

***



Ce fut la soif qui le tira des rêves tourmentés dans lesquels il se débattait. Désorienté et tout en sueur, il eut beaucoup de mal à émerger du chaos où son esprit s’était enlisé et mit un certain temps avant de comprendre où il se trouvait. Il régnait dans la pièce une odeur qu’il eut du mal à identifier et il fronça le nez, un peu incommodé. Il se sentait horriblement nauséeux et dans un état de faiblesse indescriptible mais au moins était-il couché dans son lit. D’ailleurs, comment était-il parvenu jusqu’à là ? C’était un mystère. Ses derniers souvenirs… Il plissa les yeux cherchant à les faire ressurgir du fond de sa mémoire qui lui paraissait désespérément vide… Oui… Maintenant... il se souvenait avoir ouvert la porte de sa chambre qu’il avait eu toutes les peines du monde à atteindre et alors qu’il se tenait, tout tremblant et pantelant sur le seuil de la pièce, il s’était dit qu’il aurait mieux fait d’attendre le retour de Mademoiselle Tarzan. Elle lui avait promis d’aller lui chercher de quoi apaiser sa douleur et têtue comme elle l’était, elle aurait sûrement été capable de parcourir tout Londres pour lui rapporter ce qu’il lui fallait, et lui, bêtement, avait préféré s’en aller, ou plutôt, devait-il à présent admettre, s’enfuir, tant il se sentait honteux du portrait peu flatteur qu’elle avait dû se faire de lui. Il aurait pourtant eu le plus grand besoin d’un analgésique en cet instant précis. La souffrance était devenue à ce point intolérable qu’il s’était laissé choir, incapable de réprimer un cri. Au-delà de cet instant, c’était le trou noir. Quoique… À présent qu’il y songeait, quelques bribes de souvenirs lui revenaient à l’esprit. Mais il était extrêmement désorienté, ne sachant distinguer la part de réalité dans le fouillis d’images incohérentes qui flottaient dans son cerveau en déroute. Ce n’était tout de même pas les quelques malheureux verres qu’il avait ingurgités la veille qui pouvaient l’avoir mis dans cet état, non ?

Prudemment, pour ne pas réveiller la douleur qui pour l’instant semblait s’être calmée, il jeta un regard autour de lui, se demandant si Candy était vraiment venue dans sa chambre ou si sa présence à ses côtés n’était que le fruit de son imagination, tout comme l’était, il en était à présent convaincu, sa confrontation avec la vieille religieuse. Mais sa chambre était plongée dans une semi-obscurité et l’on n’y distinguait pas grand-chose. Les rideaux occultaient presqu’entièrement la fenêtre, ne laissant filtrer qu’une faible lumière grisâtre : l’aube était-elle déjà sur le point de se lever ? Le fils du duc fronça les sourcils. Il ne se souvenait pas avoir tiré ces rideaux et se demanda combien d’autres choses il avait oubliées après cette nuit peut-être trop arrosée, finalement.

Il étendit le bras vers sa table de nuit, tâtonnant à la recherche de sa lampe de chevet et même pour exécuter ce malheureux geste, il eut l’impression de puiser dans ses dernières réserves d’énergie. Il trouva, malgré tout, la force de retirer sa main, avec une vivacité dont il se croyait bien incapable, lorsque ses doigts entrèrent soudain en contact avec une substance qui lui parut horriblement visqueuse et glaciale et qu’il mit un certain temps à identifier. Lorsqu’il comprit qu’un verre d’eau était là, à portée de main, la question de savoir pourquoi il s’y trouvait n’occupa que très brièvement ses pensées, laissant rapidement la place à un intense soulagement à l’idée de pouvoir étancher sans tarder la soif qui le tenaillait. Il se saisit du verre et le vida à petites goulées précipitées. Au moment de s’essuyer du revers de la main, le contact d’une matière rêche contre ses lèvres le stoppa net dans son mouvement et perplexe, il passa son autre main sur la bande de tissu qui lui enserrait l’avant-bras. Quelqu’un avait dû prendre soin de lui... Commençant à se poser des questions, il souleva le drap et glissant sa main le long de sa jambe, découvrit que le pansement de fortune que lui avait fait sa demoiselle Taches de Son avait été remplacé par un bandage bien plus professionnel, qui lui couvrait toute la jambe et remontait jusqu’au-dessus du genou. Il fallait bien se rendre à l’évidence : sa virée nocturne n’avait pas dû passer inaperçue. Et il allait lui falloir maintenant affronter le discours pontifiant et réprobateur de la mère supérieure. Il poussa un soupir de frustration à cette idée, puis, revenant à son intention première, chercha à allumer sa lampe de chevet pour finir par s’apercevoir qu’elle ne se trouvait pas à sa place. De plus en plus perplexe il résolut de se lever et fit un gros effort pour se redresser. Mais tout se mit à tournoyer autour de lui et il se laissa retomber sans force sur son oreiller en portant la main devant ses yeux, puis jugea qu’il valait peut-être mieux remettre à plus tard cette périlleuse tentative.

***



Un peu plus tard, un bruit feutré le sortit du sommeil agité dans lequel il avait sombré. Il cligna à plusieurs reprises des yeux, ébloui par la lumière du soleil qui entrait à présent à flot dans la pièce, puis son regard fiévreux fut attiré par un mouvement. Mais il eut le plus grand mal à le focaliser sur la silhouette qu’il apercevait de dos, en contre-jour, en train de s’affairer dans sa chambre. Il ne percevait d’elle qu’une cascade de boucles blondes qui le mit en émoi.

« Candy ? » laissa-t-il échapper dans un murmure incrédule.

La demoiselle se retourna vivement et à la place du regard émeraude qu’il attendait, Terrence rencontra des yeux noisette. Ce qu’il avait pris pour une cascade de cheveux blonds s’avérait être un fichu jaune qui couvrait en partie la chevelure châtain de l’inconnue. Qui donc était-elle et que faisait-elle dans sa chambre ? La dame, plutôt jeune encore, abandonna sans cérémonie ce qu’elle était en train de faire et s’exclama sur un ton où perçait le soulagement :

« Ah ! Vous voilà enfin réveillé ! »

Le jeune Grandchester la suivit des yeux tandis qu’elle venait à son chevet et sa physionomie passa d’une certaine perplexité à la sidération lorsqu’il commença à se rendre compte qu’il ne se trouvait pas du tout dans sa chambre. La femme, à qui le regard médusé du fils du duc n’avait pas échappé, posa une main fraîche sur son front, puis lui saisit le poignet et commença à l’ausculter.

« Cela fait plus de vingt-quatre heures que vous êtes dans un état semi-comateux, lui déclara-t-elle doucement pour répondre à sa question muette.
-Vingt… vingt-quatre heures ? »

C’était impossible… Terry, abasourdi, laissa son regard errer dans la chambre, cherchant à assimiler la nouvelle, puis le reposa sur l’inconnue qui devait être infirmière.

« Oui… Votre blessure au bras s’était infectée et… »

La jeune femme s’interrompit. Inutile de lui expliquer qu’ils s’étaient tous inquiétés pour lui.

« En tout cas, vous avez finalement repris conscience, c’est le principal. Comment vous sentez-vous ?
-Exténué…
-Le contraire eût été étonnant ! Voilà qui devrait vous aider à vous sentir mieux.»

L’infirmière, s’était retournée pour prendre un verre et l’avait rempli d’une mixture peu ragoûtante qu’elle était en train de lui présenter. Il se força à avaler son contenu et grimaça. Le goût et la texture de ce mélange amer n’étaient en rien plus agréables que son aspect. La jeune femme l’aida ensuite à se lever pour satisfaire un besoin urgent puis le raccompagna jusqu’à son lit. Une intense sensation de lassitude l’envahit presqu’aussitôt et il dut lutter pour empêcher ses paupières de se refermer malgré lui. Tant de questions se pressaient dans son esprit ! Qui était cette jeune femme, pourquoi elle était là, et où l’avait-on amené… Mais une question, en particulier, lui importait plus que tout le reste, c’était de savoir si Candy était bien rentrée la veille… ou… l’avant-veille peut-être, il ne savait plus trop. Mais comment formuler sa demande sans que cela ne porte préjudice à la jeune fille et surtout sans dévoiler l’intérêt qu’il lui portait ? Bataillant contre une envie de plus en plus irrépressible de s’abandonner au sommeil, il essaya de rassembler ce qui lui restait d’attention et d’énergie et parvint finalement à bredouiller d’une voix inconsistante qui trahissait l’extrême somnolence qui était en train de le gagner :

« Pas de… disparition à Saint Paul ? »

L’infirmière fronça les sourcils, interloquée, et dévisagea le jeune Grandchester sans parvenir à saisir la raison de cette question incongrue. Elle finit par mettre les propos incohérents de son patient sur le compte du puissant remède qu’il venait d’ingurgiter. Il n’allait pas tarder à s’endormir. Cependant il luttait visiblement pour rester éveillé et son regard voilé mais anxieux semblait attendre une réponse. Un sourire réconfortant sur les lèvres, elle déclara d’une voix apaisante :

« Non… Pas que je sache… »

Et ayant appris par la mère supérieure les écarts de conduite du jeune Terrence, elle voulut le taquiner pour détendre un peu l’atmosphère et ajouta :

« D’ailleurs, qui, excepté vous, pourrait être susceptible de disparaître à Saint Paul ?»

Mais la fin de sa phrase fut perdue pour le fils du duc, qui, vaincu par la fatigue, n’avait pu maintenir sa vigilance jusqu’au bout et s’était déjà rendormi.

***



Lorsqu’il reprit conscience, l’infirmière était assise à son chevet et l’observait avec attention, un bol fumant entre les mains.

«Comment vous sentez-vous ? »

Le jeune Grandchester eut un petit sourire las :

« J’aimerais pouvoir dire que je me sens mieux… »

L’infirmière hocha la tête en lui rendant son sourire et d’un ton apaisant lui assura :

« Malgré ce que vous avez l’air de croire, vous êtes plutôt en bonne voie. »

Il est vrai que sa nausée avait disparu et que le léger fumet qui s’échappait du bouillon brûlant que tenait l’infirmière lui chatouillait agréablement les narines alors que quelques temps auparavant, l’idée même de se nourrir l’aurait écœuré. Il se sentit reconnaissant au-delà du raisonnable lorsqu’elle l’aida à se redresser et lui tendit le bol qu’il avait, durant un moment, cru être celui de la jeune femme. Il se mit à boire à même le bol, dédaignant la cuillère qu’elle lui présentait dans le même temps. Après quelques gorgées du breuvage qu’il trouva particulièrement délicieux, il s’enquit :

« Puis-je connaître votre nom ?
-Ah… Pardonnez-moi… Je ne me suis pas encore présentée. Je m’appelle Eva. Eva Mabbot, infirmière. »

Tout en continuant à boire, Terry observait la jeune femme. Elle avait une figure ordinaire, mais ses yeux étaient empreints d’une grande douceur et les fossettes qui creusaient ses joues lui donnaient un air taquin lorsqu’elle souriait.

« Et où sommes-nous ?
-Nous sommes dans un pavillon privé qui dépend de Saint Paul, un peu au nord du collège. La mère supérieure a préféré vous loger ici, pour que vous y soyez plus au calme…
-Ah… La mère supérieure…
-Oui, d’ailleurs elle est passée ici, tout à l’heure avec sœur Margareth, mais vous étiez si profondément endormi que je n’ai pas eu le cœur à vous réveiller, malgré son insistance.»

Terry en était secrètement soulagé. Malgré l’assurance qu’il essayait d’afficher, il appréhendait le moment où il devrait se farcir la réprobation de la vieille chouette… Il se demandait d’ailleurs à ce propos, si celle-ci avait averti le duc ? Ses épaules s’affaissèrent inconsciemment lorsqu’il songea à ce que ses tribulations nocturnes risquaient d’avoir déclenché chez cet homme froid et imprévisible qui se disait son père. Comme il avait envie d’en savoir plus et il s’enquit :

« Mon… mon père est-il au courant ?
-Nous lui avons dit que vous aviez fait une mauvaise chute de cheval…
-Une mauvaise chute de cheval, hein ?
-Cela valait beaucoup mieux pour vous !
-Pour Saint-Paul aussi j’imagine… »

Comme Eva ne lui répondait pas il continua :

« Et comment a-t-il pris la nouvelle ?
-J’ai cru comprendre que lorsqu’il a été prévenu, il était sur le départ pour un voyage prévu de longue date et particulièrement crucial pour ses affaires. Il a malgré tout réussi à le reporter d’un jour pour venir à votre chevet…
-D’un jour… je vois, ricana l’adolescent. »

Était-ce là toute l’importance que le duc accordait à la santé de son fils ? Une malheureuse petite journée ? Sentant la dérision sous les paroles du garçon, la jeune femme ajouta :

« C’est lui qui m’a engagé afin que je m’occupe de vous nuit et jour.
-Comme c’est gentil de sa part ! Engager une infirmière… Je suppose qu’engager un médecin aurait été au-dessus de ses moyens…»

Avec sa colossale fortune, le duc aurait pu louer les services d’un hôpital au grand complet, mais ce n’était pas vraiment ce qui contrariait Terry. Son père aurait pu envisager d’annuler ce voyage, aussi crucial eût-il été pour ses affaires. Cela ne les aurait certainement pas mis sur la paille. Mais malgré l’état dans lequel se trouvait son fils et le fait que celui-ci n’avait toujours pas repris conscience au moment de son départ, le duc, bien sûr, n’avait pas cru bon abandonner son projet, trop occupé sans doute à accroître un capital pourtant déjà bien conséquent . Et le jeune homme lui en voulait férocement.

L’infirmière cependant, avait été froissée par le commentaire désobligeant de son patient. La mère supérieure l’avait bien mise en garde à propos de cet adolescent et de son caractère impossible, mais elle avait malgré tout décidé d’accepter ce travail. Il était très bien payé et elle se savait compétente – elle était l’une des meilleures infirmières de Saint Thomas. Affronter un jeune rebelle ne lui paraissait pas être une tâche insurmontable et pourtant les mots de ce petit freluquet l’avaient blessée plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre et elle rétorqua sèchement :

« Ne vous inquiétez pas, un médecin est resté presqu’une demi-journée à votre chevet. Il revient très régulièrement, et je suis scrupuleusement ses prescriptions... Vous feriez mieux de dormir maintenant si vous voulez vous rétablir rapidement…»

Elle récupéra le bol qui était vide à présent et l’aida à se recoucher, ses gestes raides et guindés marquant son agacement, puis elle quitta la pièce sans un mot supplémentaire laissant le jeune Grandchester, un peu interloqué. Il n’avait pas mesuré la portée des paroles malheureuses qui lui avaient échappées tantôt et regrettait maintenant de les avoir prononcées.

***



Eva Mabbot était assise dans le fauteuil, et, complètement absorbée par la lecture du livre qu’elle tenait entre les mains, ne s’aperçut pas du réveil de son jeune patient. Celui-ci pencha doucement la tête de côté et tenta sans succès d’en déchiffrer le titre.

« Que lisez-vous, si ce n’est pas indiscret ? »

L’infirmière sursauta et le dévisagea sans sourire. Elle avait eu le temps de relativiser l’épisode précédent et avait retrouvé son attitude tranquille et pondérée, mais cet adolescent, un peu trop arrogant, avait besoin qu’on lui mette les points sur les i. Sans répondre à sa question, elle lui déclara sans aménité :

« Le médecin ne devrait pas tarder… »

Terry se raidit, les mâchoires contractées. Il avait envie de lui servir une réplique cinglante, mais après tout, elle avait été plutôt gentille avec lui, jusqu’à présent, et il devait admettre que ses paroles avaient sans aucun doute manqué de tact. Après un moment de silence où l’on percevait la lutte qu’il se livrait contre lui-même il déclara avec un sourire d’excuse :

« Je suis désolé pour tout à l’heure, ce n’est pas après vous que j’en avais… »

Devant le silence buté de l’infirmière il formula sa pensée de façon plus explicite : « Je n’aurais pas dû parler ainsi, je vous prie de m’excuser !»

La jeune femme scruta l’adolescent. Il semblait sincère et elle ne voyait pas l’intérêt de lui tenir plus longtemps rigueur pour des propos, qui, elle s’en doutait bien, ne la visaient pas particulièrement. Il avait fait l’effort de s’excuser et c’était plutôt inattendu de sa part, d’après ce qu’elle avait appris de lui. Elle acquiesça :

« Oui… Vous n’auriez pas dû… Mais j’accepte volontiers vos excuses. »

Elle redressa le livre pour lui permettre d’en lire le titre.

« Il s’agit de Roméo et Juliette…
-Roméo et Juliette ? »

L’infirmière se méprit sur l’intonation incrédule perceptible dans la voix du garçon et se sentit obligée de préciser :

« Oui, c’est une pièce de Shakespeare. De William Shakespeare.»

Terry, un peu vexé par cette réponse qui supposait qu’il était ignare en la matière, retint le commentaire acerbe qui était au bord de ses lèvres et s’enquit à la place :

« Seriez-vous d’accord pour lire à haute voix ?
-Pourquoi pas… cependant je dois dire qu’étant au milieu de la pièce, vous risquez de ne pas y comprendre grand-chose.
-Je connais cette pièce…
-Ah bon ? J’avais cru comprendre… »

La jeune femme s’interrompit. Elle n’avait pas envie de discuter. Si le fils du duc voulait un peu de lecture, pourquoi ne pas lui donner satisfaction ? Elle s’éclaircit la gorge et se mit à lire. Elle avait une voix agréable et même si elle ne mettait pas toujours dans sa lecture toute la fougue qu’il y aurait mise, elle lisait plutôt bien. Terry ferma les yeux pour se laisser bercer par la musique des mots du grand dramaturge. À un moment donné, comme sa lectrice bataillait pour tourner une page récalcitrante, il ne put s’empêcher de murmurer, comme pour lui-même, la réplique de Roméo qui se faisait attendre : « De plus en plus clair ? De plus en plus sombre est notre malheur…».
En découvrant la phrase que venait de prononcer le jeune Grandchester sur la page qu’elle était enfin parvenue à séparer de la suivante, l’infirmière sidérée, releva la tête et le considéra les yeux ronds, incapable durant un instant de proférer la moindre parole ou d’esquisser le moindre geste.

« Je vous ai dit que je connaissais cette pièce », fit le jeune Grandchester, assez satisfait de l’effet qu’il avait produit sur la jeune femme.

***



Le fils du duc venait de terminer une toilette sommaire. Depuis deux jours, il parvenait à se lever seul. C’était tellement plus agréable de pouvoir le faire sans dépendre de quelqu’un… Bien sûr, il ne galopait pas encore, loin de là, et il appréciait que personne, et surtout pas une certaine demoiselle Taches de Sons, ne pût être témoin de sa démarche hésitante de petit vieux. Mais rester cloué au lit toute la journée n’était pas ce qu’il préférait, et, pressé de retrouver la pleine possession de ses moyens, il n’avait pas hésité, malgré la douleur toujours présente, à se forcer un peu pour accélérer sa convalescence. Il était même allé, la veille, faire quelques pas dans le petit jardin qui jouxtait le pavillon et il avait savouré à sa juste valeur la caresse, sur son visage, des doux rayons du soleil d’avril.

« Terrence Grandchester ! » déclara avec emphase la mère supérieure en pénétrant dans la pièce, suivie du médecin et de l’infirmière.

Averti par les éclats de voix qui avait précédé leur venue, le jeune homme avait eu le temps de se préparer et s’était composé une attitude nonchalante, debout contre le mur, les bras croisé. Un pli moqueur au coin des lèvres, il salua les arrivants :

« Ma mère… Docteur…
-Je vois que vous êtes debout.
-Vous avez toujours aussi bonne vue, ma mère!
-Cela suffit Terrence. Épargnez-moi vos sarcasmes. Je suis venue vous demander ce qui vous était arrivé exactement ?
-Une mauvaise chute de cheval… Enfin – Terry fronça les sourcils comme s’il essayait de se souvenir de quelque chose et il continua – je crois… En tout cas c’est ce que j’ai ouï dire…
-Terrence !
-Quoi ? N’est-ce pas ce que vous êtes allée raconter à mon père ?
-Il a reçu plusieurs coups de poing et de couteau, intervint le médecin en ouvrant sa trousse, et on a tenté de l’étrangler…
-C’était une monture particulièrement récalcitrante, apparemment… railla l’adolescent.
-Terrence ! s’étrangla la religieuse.
-Il était en état d’ébriété aussi, ajouta l’homme de l’art que l’attitude de l’adolescent commençait sérieusement à indisposer.
-Qu’avez-vous à répondre à cela Terrence ?
-Rien… Nous avons trinqué le cheval et moi, c’est tout…
-Excusez-moi, fit le médecin. J’aimerais ausculter ce jeune homme en tête-à-tête.»

La mère supérieure accéda de mauvaise grâce à sa demande et quitta la pièce, furibonde, suivie d’Eva qui fit les gros yeux à son patient avant de fermer la porte derrière elle.

« Baissez votre pantalon ! »

Devant le regard interloqué du jeune Grandchester, l’homme à la blouse blanche laissa échapper un petit rire :

« C’est juste pour une piqûre… Je suis farouchement opposé aux châtiments corporels, quoique là, franchement, je me demande si ce n’est pas ce que vous cherchez et ce dont vous auriez besoin… Vous vous trouvez vraiment intelligent de faire ainsi le malin ?
-Je n’aime pas l’hypocrisie…
-Pourquoi ? Vous auriez préféré que la mère supérieure dise la vérité à votre père ? Qu’elle lui dise que son fils est un bon à rien qui ne trouve rien de mieux à faire que d’aller se soûler et se battre, alors que tant d’autres aimeraient bien pouvoir étudier dans l’établissement prestigieux où vous avez la chance d’être inscrit ? »

Terrence avait dégrafé son pantalon, et, contrarié par l’impression de chaleur qui était en train de lui envahir les joues, il poussa un long soupir agacé. Il lui devenait bien difficile, dans cette tenue, de continuer à jouer son petit numéro de jeune rebelle. D’ailleurs tout au fond des prunelles grises du médecin, subsistait une lueur de bienveillance qui démentait le ton et l’expression sévères qu’il avait adoptés. L’homme s’approcha de lui avec une seringue sur laquelle il envoya quelques chiquenaudes avant de pousser légèrement sur le piston pour faire perler une goutte de liquide au bout d’une aiguille qui parut au jeune Grandchester d’une longueur démesurée. Se raidissant, l’adolescent trouva tout de même en lui la force de grommeler entre ses dents :

«Elle n’aurait pas osé le faire de toute façon.
-Oser faire quoi ? Dire la vérité à votre père ? Je pense qu’il ne serait pas si difficile de la convaincre, vous savez. C’est ce que vous souhaitez ? »

Terry ne sut que répondre. Malgré son air bravache et son besoin vital de se faire remarquer par son duc de père, il n’était pas sûr d’avoir véritablement envie que ce celui-ci fût mis au courant de sa dernière incartade. Tout en parlant, le médecin lui avait planté sans ménagement l’aiguille dans la partie charnue de son anatomie intime et l’adolescent ne put réprimer un gémissement de protestation et de douleur.

« Et en plus Monsieur est douillet… se moqua l’homme de l’art en retirant l’aiguille. Déshabillez-vous donc complètement, ce sera plus simple. Et je vous conseille de vous calmer. N’importe quel autre élève aurait déjà été renvoyé pour bien moins que cela…
-Et alors ? rétorqua agressivement l’adolescent.
-Vous tenez tant que cela à être mis à la porte du collège ? »

Non, il n’y tenait pas non plus. Non qu’il fût particulièrement attaché à ce collège pour gosses de riches mais le quitter eût signifié cesser de voir Candy. Et il en était hors de question : la vie aurait été bien trop ennuyeuse s’il n’avait plus sa demoiselle Taches de Son à taquiner.

« De toutes façons, si vous voulez mon avis, ajouta le médecin en continuant à l’ausculter avec une économie et une précision dans les gestes qui dénotaient une longue pratique, votre père n’est pas dupe non plus…
-Que voulez-vous dire ?
-Je pense que la version de la mère supérieure l’arrange, c'est tout. »

Comme Terry le dévisageait, incertain et troublé, il poursuivit, en arquant un sourcil, ironique :

« Vous vous imaginiez vraiment votre père tombé de la dernière pluie ? L’état dans lequel vous étiez ne pouvait laisser aucune place au doute… Je crois, après tout, que vous n’échapperez pas à des réprimandes bien senties… »

Le médecin se tut, plutôt content d’avoir finalement réussi à clouer le bec au jeune Terrence et après avoir vérifié l’état de ses plaies et avoir fait marcher devant lui son patient qui semblait avoir perdu de sa superbe, il ajouta :

« Il y a tout de même une bonne nouvelle, vos blessures cicatrisent de façon satisfaisante et vous allez pouvoir réintégrer le collège d’ici deux ou trois jours.»

Edited by Nolwenn - 4/5/2014, 21:44
 
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view post Posted on 21/5/2014, 13:00
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Chapitre 8 (2ème partie)


Contrairement à ce que le fils du duc s’était imaginé, ces quelques jours qui le séparaient de son retour à Saint Paul filèrent à la vitesse de l’éclair. Tout d’abord, il y eut cette explication avec la mère supérieure qui se déroula beaucoup mieux que prévu. Il faut dire qu’à l’idée de revoir bientôt sa Taches de Son, Terrence était revenu à de meilleures dispositions et s’était en fin de compte laissé convaincre par les arguments du médecin. Il avait donc accepté de raconter en gros ce qui lui était véritablement arrivé, décrivant sans trop de détails la façon dont l’inconnu s’était immiscé dans la bagarre pour finalement le tirer d’affaire et l’aider à regagner le collège. La directrice de Saint Paul avait insisté pour en savoir davantage sur cet homme qui était intervenu pour secourir son élève, mais ce dernier s’en était tenu à son récit initial et minimaliste, mettant sur le compte de la souffrance et de l’obscurité – le médecin avait grommelé : «de l’alcool aussi, sans doute » – son incapacité à être plus précis et à mieux décrire son sauveur, dont il n’avait même pas dévoilé le prénom. Il avait évidemment aussi passé sous silence son irruption involontaire dans la chambre de Candy. Il était bien inutile de mettre la jeune fille dans une situation compromettante même si la perspective des exclamations scandalisées des religieuses qu’un tel épisode n’eût pas manqué provoquer, était plutôt divertissante, du moins de son point de vue.

Comme il s’y était attendu, Terrence avait eu droit au sermon furieux de la vieille chouette. Mais sa propre attitude, réservée et presque contrite, aux antipodes de l’arrogance qu’il avait l’habitude d’afficher devant elle, avait déstabilisée la mère supérieure qui s’attendait à batailler ferme contre les railleries et les sarcasmes auxquels le jeune aristocrate l’avait accoutumée et dont il avait d’ailleurs usé à peine quelques instants plus tôt. Devant son air sérieux et son silence poli, elle avait peu à peu espacé ses tirades, décontenancée par ce manque total de réactivité, si peu en accord avec le caractère contestataire de l’adolescent, pour finir par cesser tout à fait ses récriminations, à court d’arguments, lui enjoignant tout de même d’accréditer la version de la chute de cheval auprès de ses camarades. « Pour votre propre bien » avait-elle précisé. Le jeune Grandchester n’avait pu retenir le pli moqueur qui était apparu au coin de ses lèvres. Cependant il avait accédé de bonne grâce à la demande de la religieuse, ce qui avait paru tous les surprendre. Le médecin lui-même avait haussé un sourcil interrogateur, s’inquiétant sans doute de savoir ce que cette bonne volonté soudaine pouvait cacher.

Et celle-ci, en effet, n’était pas complètement désintéressée. Même si le jeune aristocrate s’était intérieurement amusé en observant sur les traits de la religieuse l’altération progressive qu’avait provoqué son comportement pour le moins inhabituel, il lui avait fallu au départ une bonne dose de détermination pour ne pas laisser une quelconque réplique lui échapper et essuyer sans broncher le courroux et les ridicules remontrances de la vieille chouette. Être consigné dans sa chambre était sans doute la sanction la plus sévère que la mère supérieure pouvait oser prendre à son encontre. Mais la perspective de rester enfermé plus longtemps lui déplaisait souverainement et résolu à amender sa conduite pour l’éviter à tout prix, il avait focalisé ses pensées sur l’image de la jolie blonde aux yeux verts qui était imprimée de façon indélébile dans son esprit et réussi à laisser glisser sur lui les propos déplaisants. Et sa petite mascarade avait parfaitement rempli sa fonction. La directrice de Saint-Paul avait finalement convenu, d’une voix sentencieuse, que son jeune élève semblait avoir compris la leçon puisqu’il avait enfin abandonné son attitude irrespectueuse et choquante, qu’il avait été suffisamment puni, avec ce qui lui était arrivé, et qu’il pourrait reprendre ses cours dès son retour au collège.

Après cet épisode agité, la tension était retombée et le calme avait à nouveau repris ses droits sur le petit pavillon. Fort heureusement Terry avait trouvé de quoi occuper ses pensées qui avaient un peu trop tendance, selon lui, à graviter autour de Candy. Que faisait-elle ? S’inquiétait-elle de sa disparition ? L’avait-elle d’ailleurs seulement remarquée ? Mais comme Eva avait apporté avec elle de nombreux ouvrages – elle était elle-même une ardente lectrice, férue de littérature anglaise – il avait pu se perdre dans leur lecture et mettre ainsi momentanément de côté ses préoccupations. Cependant, celles-ci, parfois, refusaient de le laisser en paix. Le jeune Grandchester se tourmentait en particulier à l’idée de ce que ce vaurien de Niel Legrand avait pu entreprendre en son absence et il se sentait comme un tigre en cage, impuissant et inutile. Dans ces moments, il sortait, énervé, dans le jardin, tentant de s’aérer l’esprit, et pratiquait avec rage et obstination les exercices que lui avait prescrits le médecin, sans tenir aucun compte de la douleur qu’ils réveillaient et que le jeune homme accueillait au contraire avec reconnaissance. C’était en général l’intervention de l’infirmière qui mettait fin à ces épisodes où il poussait son corps dans ses derniers retranchements, et tout soufflant, suant et grimaçant, il finissait par obtempérer de mauvaise grâce et retourner dans sa chambre un peu apaisé. Mais son acharnement lui avait au moins permis de retrouver, en un rien de temps, beaucoup d’aisance dans ses mouvements. Et vers la fin de son séjour dans le pavillon nord comme il s’était plu à le baptiser, seule une légère claudication rappelait encore l’agression qui avait failli lui coûter la vie une dizaine de jours plus tôt.

Ce fut aussi juste avant son retour au collège que son père se décida à venir en personne prendre de ses nouvelles. L’attitude soucieuse, le visage grave, et malgré ce qu’avait annoncé le médecin, il ne fit à aucun moment allusion de près ou de loin à l’escapade de son fils. Ou bien il s’était vraiment laissé mystifier par la version que lui avait servie la mère supérieure, ou bien il avait parfaitement compris ce qui s’était réellement passé mais ne voulait rien en laisser paraître. Impossible de trancher. Seul semblait lui importer le fait que l’héritier du titre rentre enfin dans le rang et accepte de s’excuser auprès de sa belle-mère afin de pouvoir réintégrer le manoir familial. Terrence se souvenait encore de leur échange :

« Tu as bien réfléchi ?
-C’est tout réfléchi, Père… Je ne vais tout de même pas m’excuser d’être né ? Parce que je crois bien que c’est ce qu’elle me reproche avant tout… Après réflexion, ne croyez-vous pas que c’est plutôt vous qui devriez vous excuser auprès d’elle ? Moi je n’y suis pour rien, après tout… »

Sa Grâce avait encaissé l’accusation sans rien dire, mais ses yeux chargés de colère en disaient long sur le sentiment qui l’habitait. Terry, les lèvres étirées dans un petit sourire narquois, l’avait défié du regard et son père, qui ne pouvait nier une certaine justesse dans les propos de son fils, avait enfoui tout au fond de lui, dans un effort démesuré, sa fureur et cette intolérable sensation d’impuissance qui ne cessait de croître, depuis quelques temps, devant cet adolescent qui était en train de lui échapper irrémédiablement et il avait simplement marmonné avec raideur :

« Je te laisse, tu me diras quand tu auras changé d’avis.
-Vous risquez d’attendre longtemps… »

Le duc, qui avait déjà la main sur la poignée de la porte, avait pris une longue inspiration avant de se retourner d’un bloc. Il avait réussi ce tour de force de plaquer à nouveau sur son visage cet air glacé et impassible qui faisait frémir son fils et lui avait déclaré d’une voix neutre :

« Tu auras beau dire et beau faire, tu es un Grandchester et ta place est auprès de moi, dans le manoir de tes ancêtres ! »

Terry se souvenait encore de la sensation d’irréalité qui l’avait alors saisi. Ces propos ne démontraient-ils pas d’une certaine manière que son père tenait à lui ? Mais cela avait été dit de façon si froide, si détachée… Non, décidément, le duc ne cherchait qu’à lui extorquer des excuses et le jeune homme, qui n’avait pas la moindre intention de lui donner satisfaction, avait répliqué, sarcastique :

« Il semblerait que ce ne soit pas l’avis de tout le monde, au manoir…
-Crois-tu vraiment que l’avis de la duchesse en la matière m’importe de quelque façon que ce soit ? Tu es et tu restes mon fils, quoiqu’elle en pense !»

Pour le coup, l’adolescent était resté sans voix. C’était bien la première fois que son père prenait de façon si explicite son parti et il trouvait fort regrettable que l’exécrable Béatrix n’ait pas assisté à la scène. Le jeune Grandchester imaginait sans peine le visage à la fois incrédule, crispé et furieux qu’aurait présenté sa belle-mère si elle avait pu surprendre de tels propos. Elle aurait peut-être même eu une attaque cardiaque et il aurait été délivré de sa constante malveillance. Mais il ne fallait pas se leurrer. Le duc ne se serait certainement pas montré aussi catégorique en présence de sa charmante épouse.

« Il n’en reste pas moins que tu lui dois des excuses… »

Terrence était brutalement redescendu du petit nuage sur lequel les paroles de son père l’avaient momentanément propulsé. Qu’était-il allé imaginer ? Il s’en voulait de s’être laissé piéger par des propos qui certainement étaient vides de sens et n’avaient pour unique but que de l’amener à accepter de présenter ses excuses.

« Il n’en est pas question ! D’ailleurs pourquoi tenez-vous tant à ce que je m’abaisse devant cette femme qui me déteste plus que tout ? »

Le duc avait longuement soupiré avant de déclarer :

« Il ne s’agit nullement de s’abaisser… Savoir s’excuser fait simplement partie de ces choses que l’on doit savoir faire lorsqu’on est un gentleman…
-Je suppose qu’abandonner la femme qu’on a mise enceinte en fait aussi…
-Il suffit ! »

D’un hurlement furieux, le duc avait coupé court à la discussion. Il lui avait fallu toute sa volonté pour ne pas se laisser aller à gifler cet impossible fils qui semblait ne chercher qu’à le provoquer, et la mâchoire serrée, il l’avait toisé d’un regard dur avant de se retourner et de repartir sans un mot de plus.

Edited by Nolwenn - 27/9/2014, 21:40
 
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view post Posted on 27/9/2014, 20:58
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Note : J'ai enlevé une partie du chapitre précédent pour la mettre dans celui-ci, car j'avais l'impression que le chapitre en question n'en finissait plus et j'ai préféré le scinder en deux. Pour ne pas que vous soyez obligé(e)s de relire la partie déjà écrite, je l'ai mise en bleu. Bonne lecture, même si ce n'est pas très long...


Chapitre 9 (1ère partie)

Retour à Saint Paul



Le cours de sciences venait à peine de démarrer. Terrence Grandchester, à son habitude, se tenait dans son coin, près de la fenêtre et observait le parc tout en écoutant d’une oreille distraite ce que disait la sœur. Il était rentré la veille en fin d’après-midi à Saint-Paul et avait à peine mis les pieds dans sa chambre qu’il avait aperçu sur son lit, trônant au-dessus de ses effets lavés et pliés avec soin, l’écharpe mauve de Candy qu’il avait aussitôt saisie pour y enfouir son visage. Le désir de la voir s’était imposé de façon si violente qu’il était immédiatement ressorti, l’écharpe en main, sous le regard éberlué de ses camarades qui, bien que dévorés de curiosité, n’osaient poser la moindre question au jeune aristocrate lequel, à son habitude, semblait les ignorer superbement. Mais Terrence n’avait pas manqué le regard hostile que lui avait lancé le dandy qui revenait de cours et s’était demandé, avec un pincement au cœur, combien de fois, en son absence, la jolie blonde s’était rendue dans la chambre de son voisin. Chassant ses idées noires, il s’était dirigé vers le parc du collège. Mais après avoir vainement parcouru en tous sens la « colline retrouvée », dans l’espoir d’y croiser la jeune fille, et constaté à sa grande déception qu’il n’était pas encore en mesure de grimper dans son arbre préféré pour l’y attendre, il avait regagné sa chambre, le moral au plus bas et complètement fourbu par la soudaine activité qu’il avait imposé à son organisme encore fragilisé par les récents événements, s’était écroulé sur son lit, l’écharpe de Candy roulée autour de son bras.

Ce matin tandis que carillonnaient les cloches qui invitaient les jeunes gens à se rendre à la messe, il avait hésité. Il savait pouvoir la contempler là-bas, mais de si loin… alors qu’il avait besoin de l’approcher, de lui parler… De plus, il ne se sentait pas le courage d’assister à l’ensemble de la cérémonie et ne pouvait se permettre de faire déjà un esclandre en ne faisant qu’y pointer son nez. Il s’était donc ravisé et avait préféré aller à l’écurie, présenter quelques carottes aux deux juments qui se morfondaient dans leur box et qui l’avaient accueilli en piaffant et en hennissant d’excitation. Sheila lui avait manqué et il l’avait longuement caressée. Mais, malgré la folle envie qui le tenaillait, il ne se sentait pas en état de maîtriser la nervosité qu’il avait senti en elle et de profiter d’une bonne chevauchée qui leur aurait pourtant fait du bien à tous les deux. Il s’était finalement rabattu sur le vieux piano droit, pour se rendre compte, frustré, que sa main gauche ne lui obéissait pas encore suffisamment pour lui permettre d’interpréter comme il le désirait ses morceaux préférés. Déçu, il s’était alors contenté de jouer quelques pièces lentes puis avait refermé avec violence le couvercle du piano. Si aucune de ses activités habituelles ne lui étaient accessibles, et puisque Candy ne pouvait être sur « sa » colline à cette heure-ci, il s’était dit qu’il ferait aussi bien d’aller suivre le cours de sciences pour ne pas laisser son esprit ruminer sur une situation sur laquelle il n’avait aucune prise. Mais le savant fou n’était pas là et le fils du duc regrettait à présent d’être venu en cours. Aucune chance d’assister aujourd’hui aux intéressants échanges qui avaient habituellement lieu lorsque son voisin de chambre se trouvait parmi eux et qui lui auraient permis d’oublier sa déconvenue. La sœur Magdalena n’avait pas eu besoin de faire l’appel pour remarquer l’absence de son élève préféré.

« Quelqu’un sait où se trouve Alistair Cornwell ?
-Je crois qu’il est au laboratoire, répondit le fils du duc, tiré de sa contemplation. Si vous voulez, je peux aller le chercher… »

Il y avait fort à parier que c’était là qu’il pourrait le trouver, en train de peaufiner sa dernière invention. C’était en effet l’endroit du collège où son voisin semblait passer le plus clair de son temps lorsqu’il n’était pas avec son frère ou sa cousine et c’était l’occasion rêvée pour Terrence de quitter la salle de classe qui avait perdu tout son charme sans la présence du savant fou. La sœur, un peu interloquée par la bonne volonté du jeune aristocrate, accepta aussitôt, et l’observa tandis qu’il s’éloignait en boitillant légèrement.

Tout en sifflotant, Terrence descendit sans se presser les marches de l’escalier qui conduisait au rez-de-chaussée. Il ouvrit sans bruit la porte du laboratoire sur laquelle s’étalait en grosses lettres « Laboratoire des garçons ». Il n’avait pu réprimer un sourire en lisant ce qu’un quidam avait rajouté au-dessous : « interdit aux filles », comme si une fille risquait de venir se perdre ici… Il s’immobilisa au seuil de la grande salle où se dressaient de nombreux établis et étagères sur lesquels s’amoncelaient des appareils aux formes plus extraordinaires les unes que les autres, et dont certains, tout recouverts de poussière, n’avaient pas dû servir depuis des lustres. Le jeune Grandchester n’y avait pas mis les pieds depuis fort longtemps, prenant bien plus de plaisir à la lecture qu’à l’expérimentation. En face de lui, comme il s’y attendait, Alistair, de dos, semblait extrêmement concentré dans une tâche que le fils du duc s’imagina être une quelconque construction. Le regard attiré par un éclat qui brillait juste à ses pieds, Terry baissa les yeux et avisant l’étrange pièce de bois et de métal qui gisait là, se pencha pour la ramasser.

Devant lui, le garçon poussa un grognement frustré et marmonna pour lui-même en farfouillant furieusement dans une boîte posée à côté de lui :

« Mais où est-elle ? »

Terry examina l’objet qu’il avait ramassé par terre, faisant tourner le curieux assemblage entre ses doigts sans parvenir à deviner de quoi il pouvait bien s’agir. Le savant en herbe, perdu dans son monde et toujours à la recherche de la pièce manquante qui permettrait de mettre au point son invention, sursauta violemment lorsque l’autre lui tapota l’épaule, l’interrogeant :

« C’est ça que tu cherches Cornwell ?
-Terrence Grandchester ? »

L’air ahuri d’Alistair se mua soudain en une joie indescriptible lorsque son cerveau enregistra enfin la question que l’aristocrate britannique venait de lui poser et que son regard tomba sur l’objet qu’il tenait en main. Il s’en saisit et jeta ses bras autour de son vis-à-vis pour le serrer avec effusion contre lui.

« Tu es mon sauveur !
-N’exagérons rien, lui répondit Terrence embarrassé, en essayant de se dégager de cette étreinte gênante. »

Un sourire bienheureux sur les lèvres, Alistair, finit par le relâcher et s’exclama :

« Si… Si… J’insiste ! Merci mille fois, mon vieux !
-Tu aurais fini par la trouver tout seul… bougonna le fils du duc que cette explosion de bonheur laissait perplexe. »

Puis il se pencha vers l’étrange bateau qu’était en train de construire le frère de l’insupportable dandy :

« Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-il avec curiosité.
-C’est un bateau volant, répondit Alistair tout en se mettant à visser à l’endroit adéquat la pièce que Terry venait de lui donner.
-Un bateau… volant ?
-Oui, c’est ça…
-Tu veux dire que ce truc-là est censé voler ? »

Alistair toujours absorbé par son travail ne releva même pas le ton sarcastique de son interlocuteur.

-À vrai dire, il ne vole pas encore, mais je ne désespère pas trouver le moyen d’arriver à le faire tenir dans les airs. »

Le jeune Cornwell ne remarqua pas la moue dubitative de son voisin de chambre. Alistair avait beau être génial, Terrence ne voyait vraiment pas comment un objet qui semblait aussi lourd et aussi peu aérodynamique allait pouvoir quitter la terre ferme…

« Et pourquoi veux-tu faire voler ce bateau ?
-Eh bien, pour… pour… »

Le jeune homme s’arrêta brusquement et quitta son invention des yeux pour dévisager son visiteur, l’air gêné. Celui-ci, dans l’expectative attendit un moment une réponse qui mit un certain temps à venir :

« Eh bien… Pour… Juste pour me prouver que je peux le faire… »

Terrence trouvait bien que la réponse d’Alistair avait un je ne sais quoi d’étrange mais il savait que celui-ci était souvent dans la lune et ne s’en formalisa pas. Il venait de plus de se remémorer la raison qui l’avait amené en ces lieux et déclara :

« Sœur Magdalena te demande…
-Quoi ? » questionna Alistair distraitement, sans se laisser déconcentrer.

Le jeune américain venait de comprendre qu’il manquait encore quelque chose dans sa construction, il ne savait pas exactement quoi mais se sentait sur le point de le découvrir et ne pouvait se permettre de laisser son cerveau en ébullition dévier de sa quête. Le fils du duc l’observa quelques instants puis haussa les épaules et croisa les bras. Il n’était pas vraiment pressé de retourner en cours mais s’enquit malgré tout, narquois :

« Tu as oublié ton cours préféré ? »

Alistair le contempla d’un air déconcerté avant que, d’un coup, la lumière se fasse dans son esprit :

« Mon dieu, le cours de sciences… »

Laissant son travail en plan il sortit en trombe du laboratoire, suivi d’un Terrence dérouté par cette soudaine précipitation.


***




Dans l’après-midi, alors qu’il s’apprêtait à retourner sur la petite colline de Saint Paul, le jeune Grandchester eut l’impression que son cœur manquait un battement lorsqu’il aperçut soudain une blonde silhouette au sourire mutin reconnaissable entre tous, qui, après avoir jeté un regard circonspect aux alentours, émergea de la haute futaie qui séparait les bâtiments. La jeune fille lui semblait encore plus belle que dans son souvenir et il trouvait extraordinaire qu’elle fût en train de s’avancer vers lui alors qu’il avait justement décidé d’aller à sa rencontre. Son premier réflexe fut de se porter vers elle, mais deux choses l’arrêtèrent dans son élan. Tout d’abord la petite brune qui surgit à son tour de derrière les buissons et avec laquelle Candy devisait sans bruit, leur conversation ponctuée d’éclats de rire étouffés et de chuchotement plus appuyés mais incompréhensibles à cette distance. De voir sa Taches de Son si gaie lui mit du baume au cœur et pourtant il ressentait dans le même temps un incompréhensible vague à l’âme. Il s’était fait tant de souci pour elle, et elle, elle était là, insouciante et joyeuse, inconsciente de l’épreuve qu’il venait de traverser. Pourquoi d’ailleurs se serait-elle inquiétée pour lui ? Il n’était rien pour elle, même si elle lui avait offert l’harmonica dont il sentait le poids réconfortant, tout au fond de sa poche… Comment avait-il pu être assez bête pour s’imaginer que son absence pourrait affecter la jolie blonde de quelque manière que ce soit ?

Le jeune aristocrate s’était accroupi derrière les buissons dès qu’il avait compris que celle qui occupait ses pensées était accompagnée. Il se sentait troublé aussi : que pouvaient-elles bien faire toutes les deux dans les parages ? Son incompréhension se fit plus vive encore lorsqu’il les vit qui se dissimulaient à leur tour dans les fourrés. Mais que faisaient-elles donc ? Il avait été à ce point accaparé par l’arrivée puis les agissements étranges des deux jeunes filles qu’il n’avait pas prêté attention à l’agitation et au claquement de porte qui l’on percevait un peu plus loin. Et il dut faire un effort titanesque pour ne pas laisser échapper une exclamation d’effroi lorsqu’une voix, à quelques mètres à peine de lui, s’enquit : « Vous êtes là ? ». Terrence leva les yeux et vit les silhouettes de ses deux voisins de chambre qui se penchaient au dehors par une fenêtre ouverte, qu’il identifia comme étant celle du laboratoire « des garçons ». Quelle ironie, alors que le matin même il s’était amusé en se demandant quelle genre de fille viendrait se perdre à cet endroit-là. Évidemment il aurait dû penser à Mademoiselle Cheetah qui était du genre à se fourrer partout sans se gêner le moins du monde. Il s’aplatit encore davantage contre le mur pour demeurer invisible, le cœur battant la chamade et une sourde colère commençant à monter en lui.

À l’appel de l’aîné des frères Cornwell, Candy et son amie s’étaient aussitôt manifestées et avancées toutes souriantes vers les deux jeunes gens qui les attendaient, eux aussi tous sourires. Terry, lui, pestait et se traitait d’imbécile. Il avait été si heureux tout à l’heure en voyant « sa » demoiselle Taches de Son. Et à présent, il devait bien convenir, en observant sa mine réjouie, qu’elle avait l’air de beaucoup apprécier ses deux cousins, trop, même, beaucoup, beaucoup trop à son goût…

« Donne-moi la main, je vais t’aider », proposa galamment Alistair à la jeune américaine en lui tendant la sienne tandis que son frère prêtait main forte à la timide brune, ce qui ne l’empêcha pas d’accueillir sa cousine d’un « Bonsoir Candy » charmeur qui mit le fils du duc au comble de la fureur. La jalousie qu’il avait éprouvé dès le premier jour envers le dandy monta encore d’un cran. Les poings serrés, il ferma les yeux et essaya de chasser les idées de meurtres qui étaient en train de germer dans son esprit et la folle envie qu’il avait de se découvrir pour aller casser la figure à cette figure de mode. C’était lui qui aurait dû la saluer et à lui qu’elle aurait dû répondre de cette voix enjouée. Les deux jeunes filles avaient à présent disparu à l’intérieur de la pièce et Terry entendit l’aîné des Cornwell déclarer avec emphase et fierté :

« Et maintenant, Mesdames et Messieurs, le but de cette réunion est de vous montrer ma toute dernière invention.
-Qu’est-ce que ça peut bien être encore ? intervint la voix claire de Candy.
-Ce que c’est ? Regardez cette petite merveille d’ingéniosité et de technique… C’est un bateau poste volant… »

Il était inutile de rester là à s’énerver plus longtemps. Ce ne serait pas encore aujourd’hui qu’il pourrait approcher Candy, et il en était d’ailleurs à se demander s’il ne ferait pas mieux d’essayer d’oublier pour de bon sa jolie Taches de Son qui semblait si sollicitée. Il soupira tout en s’éloignant avec précaution et entendit encore l’exclamation admirative de la brune « Oh… Mais il vole pour de vrai ! » Étrangement les paroles pleines d’enthousiasme du savant en herbe l’avaient un peu calmé et même attisé sa curiosité. Alistair avait-il vraiment réussi ce tour de force de faire voler son engin ? Et à quel moment avait-il réussi cet exploit alors que le matin même il lui avait avoué n’avoir pas encore trouvé le moyen de le faire ? Terrence devait bien reconnaître que l’américain était tout simplement génial … Tout en continuant à s’éloigner, il perçut les paroles de son jeune frère :

« Et il ne fait pas de bruit… et l’espèce de prétentieux qui habite la chambre près de la nôtre… »

L’expiration exaspérée qu’avaient provoquée ces propos désobligeants empêcha le fils du duc d’entendre la suite de la phrase. Mais pour qui se prenait cette espèce de clown déguisé ? Je vais lui montrer du quel bois je me chauffe, songea le jeune anglais, prêt à retourner sur ses pas, le visage fermé, les poings serrés. Mais il prit en définitive le parti de précipiter son départ avant de changer d’avis. Inutile de se donner en spectacle devant Candy. Il en avait bien assez fait ainsi. Et puis de toute façon, il se berçait de douces illusions s’il supposait que la jeune fille s’intéressait à lui. C’était à n’y rien comprendre, alors qu’il était habituellement le centre d’intérêt de toutes les autres. Il se dirigea, dépité, vers les écuries. Qu’aurait-il pensé s’il avait épié plus longtemps la conversation des quatre jeunes gens et réalisé que sa Taches de Son se faisait bel et bien du souci pour lui, tout comme il s’en faisait pour elle ?



***




Contrairement à ce qu’il avait espéré, sa visite à l’écurie n’avait nullement apaisé le tumulte furieux qui agitait tout son être. Il en voulait au monde entier : à son père qui lui avait imposé une vie sans amour, à sa mère qui n’avait même pas été capable de l’accueillir et l’avait rejeté sans aucun état d’âme alors qu’il avait tant besoin d’elle, à sa belle-mère qui le traitait comme un moins que rien alors que tout ce qu’il demandait était un peu d’attention, aux frères Cornwell et plus particulièrement à cet exaspérant dandy que cela ne semblait pas embarrasser le moins du monde de laisser transparaître son intérêt pour Candy et auquel la jeune fille adressait des sourires mutins dont il aurait voulu être le seul destinataire, comme il aurait voulu être le seul à faire résonner son rire clair et le seul à faire briller ses beaux yeux verts dans lesquels il avait à chaque fois l’impression de se noyer. Il en voulait aussi à la jeune fille elle-même qui avait réussi ce tour de force de faire voler en éclat le rempart d’indifférence derrière lequel il s’était retranché, déstabilisant ainsi le fragile équilibre qu’il était parvenu à atteindre. Mais surtout il s’en voulait de sottement souffrir à cause d’elle. Mais pourquoi donc était-il allé s’enticher de cette demoiselle déjà beaucoup trop sollicitée ? Elle était certes délicieuse, sensible, imprévisible et pleine de vie, en un mot irrésistible… Il soupira. Oui c’était bien là le problème, elle était vraiment irrésistible et il ne voyait pas comment la chasser de ses pensées. D’ailleurs en avait-il seulement envie ? Il fronça les sourcils, désemparé.

Habituellement, le seul fait de se retrouver dans la chaude atmosphère de l’écurie, de respirer la bonne odeur de paille fraîche et de foin, mêlée à celle, plus prononcée, des juments, de les entendre renâcler, souffler et hennir doucement, de sentir sous ses doigts leur poil soyeux, de voir leurs grands yeux confiants et de leur murmurer quelques paroles caressantes, lui permettait de retrouver un certain calme. Mais là, sans doute trop tendu, il s’était trouvé dans l’incapacité de prononcer le moindre mot, et ses gestes mécaniques et empruntés, trop tôt interrompus par l’arrivée du palefrenier, n’avaient pas eu le résultat escompté. Il s’était éclipsé sans plus de cérémonie, sous l’œil éberlué de l’homme auquel il n’avait marmonné qu’un bref salut qui avait sonné plutôt sèchement, alors qu’il l’avait habitué à plus d’égards et qu’il n’hésitait pas, en temps normal, à avoir avec lui des petites conversations sans prétention. Mais en cet instant, parler de la pluie et du beau temps était au-dessus de ses forces et il ne se sentait pas davantage enclin à dévoiler ses états d’âme.

Terrence se dirigea en boitillant vers la colline retrouvée de Candy. Un soupir irrité lui échappa lorsqu’il constata le tour grotesque que prenaient ses pensées. La « colline de Candy » ? Et puis quoi encore ! Depuis quand était-ce véritablement devenu « sa » colline ? Il s’immobilisa, au comble de l’exaspération. Même là, dans ce lieu qui depuis des années était son royaume exclusif, la demoiselle aux yeux verts avait réussi à imprimer sa marque. Les sourcils froncés, il reprit son chemin en chassant bruyamment l’air qu’il avait retenu jusqu’à là. Il n’était pas dit qu’il allait se laisser déstabiliser pour si peu. Il n’avait qu’à l’éviter, voilà tout. C’était aussi simple que cela ! Il avait juste besoin d’une bonne cigarette pour se remettre les idées en place. Il plongea sans attendre les mains dans ses poches. Mais à la place de l’objet convoité ses doigts rencontrèrent l’harmonica que lui avait offert Candy. Il grimaça, exaspéré. Aujourd’hui, décidément, tout se liguait contre lui pour lui rappeler à chaque minute la jeune fille. La main crispée autour de l’instrument, il fut un court instant tenté de s’en débarrasser en l’envoyant valser dans les buissons environnants. Mais il se ravisa presqu’aussitôt. Il y tenait beaucoup trop. Non pas parce que c’était elle qui le lui avait offert, bien sûr que non… Il lui rappelait simplement les quelques trop rares souvenirs heureux de temps anciens, malheureusement et irrémédiablement révolus. Il repoussa dans un coin de son esprit la pointe de culpabilité qui vint le tarauder lorsque laissant délibérément de côté l’harmonica, il se saisit du paquet entamé et entreprit d’en extraire une cigarette qu’il porta nonchalamment à la bouche. Après tout, ici, quoiqu’elle en dise, il était sur son domaine à lui et pouvait bien faire ce qui lui chantait. Il n’avait de comptes à rendre à personne, et à elle pas plus qu’à aucun autre. Mais c’était sans compter sur le sort qui semblait prendre un malin plaisir à le contrarier ce jour-là. Le jeune homme venait tout juste d’enflammer une allumette lorsqu’un mouvement, à la périphérie de son champ de vision, capta son attention. Il se figea, les yeux plissés, l’allumette à quelques centimètres de la cigarette dont il était sur le point de savourer la première bouffée, scrutant l’endroit en question. La colline baignait dans une chaude lumière orangée, comme si elle avait été toute entière embrasée par les rayons du soleil couchant, donnant aux alentours une touche magique, mais le fils du duc n’avait d’yeux que pour ce qu’il venait de découvrir, à demi caché par la végétation.

Il n’avait pas rêvé, il y avait bien quelqu’un là-bas, et ce n’était pas n’importe qui. Le cœur battant, le fils du duc lança un regard noir à la silhouette allongée dans l’herbe : la jeune fille avait clairement décidé de lui pourrir la journée. Toute la frustration et le ressentiment qui avaient assailli son esprit un peu plus tôt étaient revenus avec force et avaient balayé sur leur passage la moindre velléité qu’il aurait pu nourrir d’approcher la jolie blonde. De toute façon, il avait décidé de l’éviter et il était évidemment hors de question qu’il revînt sur sa résolution. Comment s’était-elle débrouillée, d’ailleurs, pour être déjà là, alors qu’il l’avait laissée, un peu plus tôt, en si grande conversation avec ses cousins et son amie ? Sans la quitter du regard, Terry éteignit son allumette d’un geste sec du poignet et fit prestement disparaître sa cigarette. Inutile de se faire repérer par la demoiselle aux yeux verts. Il était du reste étonnant qu’elle n’eût pas déjà remarqué sa présence, alors qu’il n’avait pas vraiment l’impression d’avoir été un modèle de discrétion… Il est vrai qu’elle avait l’air perdue dans ses pensées. Plus que perdue, même. Elle avait l’air si... Il se raidit, pestant contre lui-même. Que lui importaient les pensées et les états d’âme de cette petite américaine ? Il était plus que temps pour lui de s’éloigner d’elle et de regagner sa chambre. Il recula silencieusement, mais son regard ne pouvait se détacher du petit visage chagriné. Cet air d’abandon et de tristesse résignée qu’il ne lui connaissait pas, et plus encore le soupir à fendre l’âme que la jolie blonde venait de laisser échapper, en même temps qu’un petit nuage de buée qui flotta un instant devant ses lèvres avant de se dissoudre dans l’air frais, achevèrent de mettre à mal ses certitudes. Indécis, il demeura là quelques instants, comme hypnotisé par cette vision qui le troublait profondément. Que s’était-il passé alors qu’elle était si joyeuse au laboratoire ? Il secoua la tête, se maudissant d’avoir laissé une fois de plus ses pensées s’égarer sur ce terrain sur lequel il s’était promis ne plus s’aventurer. Après tout, n’avait-il pas décidé que cela ne le concernait plus ? D’ailleurs, à la réflexion, puisque cela ne le concernait plus, il n’y avait aucune raison que Candy l’empêchât d’aller là où il avait prévu d’aller : il était ici chez lui, cet endroit était le sien, et il allait le lui faire savoir ! Et puisqu’il n’y avait pas moyen d’éviter la jeune fille, il n’avait qu’à se montrer suffisamment désagréable pour qu’elle comprenne qu’elle n’était pas la bienvenue sur cette colline.

Il inspira un grand coup, dissimulant sans trop de peine les émotions qui l’agitaient sous son habituel masque d’arrogance, mais il ne pouvait empêcher son cœur de battre à tout rompre dans sa poitrine et cela l’exaspérait au plus haut point. Il enfonça ses mains dans les poches pour donner une impression de décontraction qu’il était bien loin de ressentir et sa main agrippa inconsciemment l’harmonica qui s’y trouvait. Il eut soudain le désir irrépressible d’en jouer. Le son de l’instrument le calmerait. Et tant pis si cela pouvait donner l’impression à Candy qu’il prenait ses conseils au pied de la lettre. Ce n’était tout de même pas ce qu’elle pourrait penser ou ne pas penser qui allait influencer ses décisions ! Il porta l’harmonica à sa bouche et commença à en tirer quelques accords plaintifs et pleins de douceur, tout en observant les réactions de la demoiselle. Inconsciemment, il devait aussi espérer faire disparaître cet air désolé qui assombrissait la jolie figure criblée de taches de son. Mais à son grand étonnement, Terry dut constater que les quelques notes qu’il avait jouées semblaient ne pas avoir eu la moindre répercussion sur l’attitude de la jeune fille, sans doute trop profondément plongée dans ses réflexions moroses et il se figea, tandis que la dernière harmonie se perdait parmi les chants d’oiseaux qui s’élevaient dans l’air de cette fin d’après-midi. C’est alors seulement que la jolie demoiselle sembla s’extraire de sa mélancolique rêverie et remarquer qu’elle n’était pas seule.

Bien qu’écourté par la réaction ou plutôt le manque de réaction de Candy, le petit bout de mélodie qu’il avait interprété avait miraculeusement suffi pour calmer un peu les battements de son cœur et lui redonner l’assurance qui lui faisait défaut l’instant d’avant et s’approchant d’elle, il l’interpella avec hauteur :

« Eh bien, en voilà une tenue, que faites-vous allongée là, par terre ?»

S’il avait espéré rebuter la jolie blonde par cette entrée en matière peu amène, sa tentative se révéla parfaitement vaine. Candy ne parut pas relever le moins du monde le ton désagréable qu’avait pris le jeune aristocrate et se soulevant sur un coude elle se retourna vers lui et plongea son regard vert dans le sien. Ce qu’il y lut de soulagement, après la stupéfaction initiale le troubla et il se tut, incapable de poursuivre. Elle s’était donc fait du souci pour lui ?

« Oh c’est vous Terry ? commença la jeune fille d’une voix timide, tout en se levant, un délicieux sourire éclairant soudain son visage. Vous êtes tout à fait guéri… Je suis bien contente ! »

Le fils du duc se raidit. Il ne pouvait se permettre de se laisser submerger par cette sensation d’irréalité qui était en train de le saisir. L’expression de Candy alors qu’elle se tenait là, debout devant lui, ses cheveux blonds accrochant la lumière dorée du soleil couchant, son sourire si lumineux ressemblant à s’y méprendre à un sourire… de joie ? Elle semblait si heureuse de le voir…Tenait-il vraiment une place particulière dans son cœur ? Non… Ce sourire-là, elle l’offrait aussi aux autres, iI pouvait en témoigner. Et de toute façon, qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire, à lui, hein ? Il n’allait pas laisser ces stupides émois lui dicter sa conduite !

« Je vous ai déjà dit de vous occuper de ce qui vous regarde, mais merci quand même Taches de Son.»

La jeune fille, les sourcils froncés, les poings serrés, se rebiffa aussitôt :

« Ce que vous êtes entêté, je vous ai dit de m’appeler Candy et l’autre soir vous auriez pu attendre mon retour… »

Magnifique… La voilà qui se mettait en colère, à présent. Et elle était si craquante ainsi… Et ses yeux étaient si… Non ! Stop ! Cela n’allait tout de même pas recommencer déjà ! Faisant appel à toute sa maîtrise de soi, il enfouit au plus profond de lui-même ces sentiments qu’il ne voulait plus éprouver et, levant un sourcil, lui jeta, sur un ton plus sarcastique que jamais :

« Vous vous faites passer pour une jeune fille modèle, mais n’empêche que vous avez fait le mur !
-C’est pour vous que je l’ai fait, au risque d’être punie ! Vous auriez pu au moins m’en être reconnaissant ! »

Un instant désemparé par l’intensité des déplaisantes images que ces simples paroles avaient éveillées dans son esprit, le jeune Grandchester eut un imperceptible mouvement de surprise et de recul, comme s’il venait de recevoir une gifle, mais il se reprit presqu’aussitôt, se raidissant, les mâchoires crispées et le regard dur. De tels propos, il les avait tant de fois entendus répéter et avec un tel mépris par l’odieuse mégère qui lui tenait lieu de belle-mère ! Combien de fois ne l’avait-elle pas accusé de ne pas lui exprimer toute la « reconnaissance » qu’il lui devait, puisque dans son incommensurable grandeur d’âme, elle l’avait accepté sous le même toit qu’elle, lui, le bâtard dont l’existence à elle seule était une tache au nom illustre des Grandchester ? Mais quelle reconnaissance aurait-il bien pu lui montrer alors que tout ce qu’elle trouvait à faire, lorsqu’il avait le malheur de se trouver dans les parages, était de l’accabler de réflexions acerbes et de remontrances injustifiées ? Terry sentit la colère l’envahir à ce souvenir. Il en était presqu’au point d’oublier que les paroles qu’il venait d’entendre avaient été prononcées par la jolie bouche qui le fascinait tant et que ce n’était pas l’affreuse duchesse qui se tenait là, devant lui, puis il se ressaisit.
Cependant malgré toutes ses qualités, Candy n’avait pas à exiger quoi que ce fût de lui ! Si elle était sortie ce soir-là, c’était bien malgré lui et il ne se sentait en rien responsable, ni redevable d’une quelconque « reconnaissance » envers elle. Son regard se fit froid et lointain et il laissa tomber d’un ton glacial :

« Encore une fois, je ne vous ai rien demandé ! »

Cette fois-ci la jolie demoiselle demeura un long moment sans voix, apparemment scandalisée par tant de mauvaise foi. Ne se sentant plus capable de soutenir le regard vert plein de reproches, Terrence détourna le regard, et se plongea dans la contemplation de la ville qui s’étendait à leurs pieds, signifiant par là même que la discussion était close. Candy, que pareille attitude avait tout d’abord complètement désarçonnée, sembla soudain reprendre vie, et les yeux brillant d’exaspération, finit par s’écrier, hors d’elle :

« Je n’ai pas besoin qu’on me demande un service, je le propose ! Libre à vous de dire oui ou non ! Adieu ! »

C’est cela, pensa le jeune Grandchester, « adieu ! ». Avec un détachement qui lui coûtait, il était resté les yeux rivés sur les toits qui semblaient se perdre à l’infini dans les derniers rayons du soir et on aurait pu croire qu’il n’avait rien enregistré de la réponse furieuse de Candy, mais intérieurement il bouillait. Cette fille ne manquait pas d’air. Ne lui avait-il pas clairement fait comprendre, l’autre soir, qu’elle ne devait pas sortir lui chercher ces satanés médicaments ? Alors, comme ça… Il était soi-disant libre de dire oui ou non aux services qu’elle proposait, mais même s’il les refusait, il lui devait malgré tout une reconnaissance éternelle ? Et puis quoi encore ? Quelle incohérence dans cette jolie petite tête ! À quoi s’attendait-elle ? À ce qu’il fût à ses pieds pour son geste aussi irréfléchi qu’inutile ?

Les sourcils froncés et fixant sans vraiment le voir, le clocher d’une vieille église qui s’élevait au loin, il entendit encore grommeler Candy alors qu’elle s’éloignait à grands pas énervés, ce qui aurait pu le faire sourire dans d’autres circonstances. Mais, là, perdu dans ses propres réflexions, les récriminations de la demoiselle n’atteignaient pas vraiment son esprit qui s’était, malgré lui, retrouvé happé dans les vieux souvenirs et la demeure ancestrale. Cette « reconnaissance » que lui réclamait la duchesse lui paraissait d’autant plus déplacée qu’elle n’avait rien « accepté » du tout et n’était absolument pour rien dans sa présence au manoir, comme il avait fini par le comprendre et l’admettre, malgré la candeur qui l’habitait encore lorsqu’il avait pour la première fois mis les pieds dans cette vieille bâtisse qui l’avait si fort impressionné à l’époque. Il faut dire qu’il aurait fallu être sourd pour ne pas entendre les innombrables et orageuses diatribes qui opposaient régulièrement l’exécrable créature à son père et durant lesquelles elle accusait le duc de lui avoir imposé cet enfant du péché, que dans sa grande naïveté d’alors, il avait eu du mal à identifier comme le désignant, lui, tandis que le maître des lieux, impassible, laissait glisser sur lui la fureur de son épouse, sans jamais faire la moindre remarque. Et ce manque total de réaction avait le don d’horripiler Béatrix qui avait très vite retourné sa hargne et sa rancœur contre le jeune garçon sans défense qu’il était alors et qui ne demandait pourtant qu’un peu de tendresse et de compréhension. Mais la duchesse aurait été bien incapable de lui en exprimer la moindre bribe alors qu’il possédait à ses yeux la tare la plus abominable qui se pût avoir, comme il l’avait découvert un peu plus tard : il était plus âgé que son fils et le joli rêve qu’elle avait poursuivi de voir son rejeton à la tête d’un duché avait été brisé net par l’apparition de ce beau-fils sorti de nulle part. Elle n’avait d’ailleurs pas complètement renoncé à son projet et n’hésitait pas devant le duc, à glorifier sans vergogne les qualités supposées de son fils adoré, tandis qu’elle accablait de tous les vices ce vaurien, ce profiteur, qui n’avait rien à faire dans leur famille. Bien sûr, assurait-elle, il n’y pouvait pas grand-chose, c’était à cause du sang qui courait dans ses veines, lui qui n’était que le fils d’une obscure comédienne sans talent, alors que son fils, portait en lui, grâce à elle, la noblesse d’une lignée dont la pureté n’avait rien à envier à celle des Grandchester. Quand on savait ce qu’il en était dans la réalité… Terrence ricana malgré lui. Les prétentions de cette femme étaient sans limites… Sans doute que le fait d’avoir réussi à accaparer l’un des plus beaux partis d’Angleterre était-il monté à la tête de Madame la Duchesse!

L’humidité qui tombait en même temps que la nuit le fit frissonner et le ramena à la situation présente. Candy avait disparu depuis un bon bout de temps, maintenant, mais ses reproches résonnaient à nouveau clairement à ses oreilles. Et il devait admettre qu’un remède contre la douleur n’eût pas été de refus ce soir-là et que la gentillesse de la demoiselle, alors qu’il souffrait le martyre, avait été pour lui d’un grand réconfort. Une chose était sûre en tout cas, il avait sûrement réussi à dégoûter complètement sa jolie Taches de Son. Il soupira. C’était pourtant bien ce qu’il cherchait à faire, non ? Alors pourquoi se sentait-il ainsi l’âme en peine ?


***




Le lendemain était un dimanche. Après être resté confiné dans sa chambre une grande partie de la matinée, Terrence, qui n’en pouvait plus de tourner en rond comme un tigre en cage, s’était dit que cela ne pouvait plus durer. Il avait donc décidé de faire le mur avant la fin de la messe, afin de ne pas être dérangé dans son entreprise par tout ce beau monde occupé dans la chapelle. Il n’était pas sûr d’être suffisamment remis pour franchir sans peine l’enceinte du collège mais il n’avait pas le choix s’il ne voulait pas se morfondre dans sa chambre le restant de la journée à ressasser les pensées stériles qui depuis la veille ne cessaient de se presser dans son esprit enfiévré : il avait un besoin vital de s’aérer et il était hors de question qu’il prît le risque de tomber nez-à-nez avec Mademoiselle Taches de Son qui avait le don de toujours se trouver aux endroits les plus improbables. Il ne se sentait pas le courage d’affronter son regard vert chargé de reproches, voire de mépris. Oui, le mépris, ce serait pire que tout ! Et il devait bien admettre que son comportement de la veille n’avait pas été très glorieux... Lui qui se targuait de si bien maîtriser ses émotions, commençait à s’interroger avec inquiétude : n’était-il pas à présent devenu leur jouet ? Cela ne pouvait plus durer. Un petit tour hors des murs de Saint Paul lui permettrait de respirer et lui remettraient la tête sur les épaules. Et il en profiterait pour traîner du côté du zoo où il aurait peut-être enfin l’occasion de remercier ce sympathique étranger sans lequel, il n’osait imaginer ce qui lui serait arrivé.

Le mur avait été plus pénible à franchir qu’il ne se l’était imaginé. Malgré les précautions qu’il avait prises lorsqu’il était obligé d’utiliser sa mauvaise jambe, quelques élancements fulgurants s’étaient déclenchés aux moments où il s’y attendait le moins, le clouant sur place, le souffle court, incapable durant un instant qui lui paraissait durer des éternités, de poursuivre sa progression ou même simplement de penser. Il avait même failli renoncer à son projet, tant la perspective d’un nouvel élancement le taraudait. Mais il avait tenu bon et une fois de l’autre côté de l’enceinte, le jeune Grandchester avait eu cette impression surréaliste de respirer un autre air. Il avait été envahi par une telle sensation de délivrance qu’il ne regrettait plus les efforts consentis. Et puis cette première victoire lui avait permis de se prouver qu’il pourrait désormais recommencer à s’échapper quand bon lui semblerait de ce collège où il se sentait trop à l’étroit. Et cela le comblait d’aise. À présent qu’il était parvenu à destination, ses pensées se tournèrent vers celui qu’il espérait rencontrer aujourd’hui. Il était curieux de savoir si l’étranger serait effectivement là, comme il le lui avait affirmé le soir de la bagarre et quel genre de travail pouvait bien faire un homme comme lui. Il remercia le cocher et lui tendit un billet pour payer sa course. Puis il observa l’entrée de ce zoo dans lequel il n’avait encore jamais mis les pieds.

Madame la duchesse y avait bien fait conduire ses propres enfants, lorsqu’ils avaient été en âge de profiter d’une telle sortie, mais elle s’était bien gardée de l’y associer aussi, décrétant d’une voix sèche et péremptoire que lui, Terrence, était bien trop vieux pour ces enfantillages. Non pas qu’il eût absolument tenu à se joindre à eux… Il préférait de loin les quelques moments de paix que cela pouvait lui procurer, lorsqu’enfin Béatrix et sa marmaille quittaient le manoir, le laissant seul, à l’abri de leurs langues de vipère, car en général la duchesse profitait de l’absence de ses enfants pour vaquer à ses occupations mondaines. Mais cela lui aurait fait tant de bien qu’elle le considère, pour une fois, autrement que comme un intrus, qu’elle juge normal, pour une fois, qu’il partage les jeux de ses enfants, qu’elle l’accepte, pour une fois, comme membre à part entière de la famille. Il aurait certes pu demander à son père de l’y accompagner, mais sa fierté lui interdisait de s’abaisser à le faire. Il n’était absolument pas question que la duchesse pût un instant se douter des tourments qu’elle déchaînait dans son cœur et son esprit ! Cela lui aurait fait trop plaisir ! Il se secoua. Il n’était pas venu là pour penser au duc et à sa famille… Il s’adressa à l’homme moustachu qui se tenait au guichet de la petite construction en bois qui marquait l’entrée du zoo.

« Bonjour ! Pourriez-vous m’indiquer où je pourrais trouver Albert ?
-Albert ? s’enquit le guichetier en fronçant les sourcils.
-Oui… Il a dit qu’il travaillait ici…
-Ah, je vois… Albert, vous dites ?»

Alors que l’homme, les yeux baissés, feuilletait d’un air concentré un registre, les lieux semblèrent soudain se peupler de cris d’oiseaux et d’animaux aussi exotiques que divers et Terry, jetant un regard circulaire, sembla pour la première fois depuis son arrivée, prendre conscience de l’environnement exceptionnel dans lequel il venait de pénétrer. L’odeur à la fois sauvage, musquée et entêtante qui flottait tout autour de lui, lui chatouillait les narines et il s’étonna de ne pas l’avoir perçue plus tôt.

« Albert s’occupe actuellement des fauves. Vous pourrez le voir, pendant sa pause d’ici environ trois-quarts heure, dans la petite maisonnette, par là-bas… reprit l’employé en lui indiquant de la main la direction à prendre.
-Merci. »

Le jeune Grandchester s’acquitta du prix de l’entrée et après avoir pris la peine de vérifier sur le plan qui recouvrait tout un pan de mur, où se situaient les divers enclos qui l’intéressaient, il se dirigea sans se presser vers le premier d’entre eux, espérant y retrouver son sauveur. Mais seul l’y attendait un lion, qui, dans un formidable bâillement, découvrit des crocs impressionnants, avant de se lever paresseusement, pour se laisser retomber quelques mètres plus loin, avec un air de lassitude et d’intense ennui. Que ce majestueux animal, chez lequel on devinait une telle puissance et une telle énergie en soit réduit à se mouvoir dans un espace aussi exigu avait quelque chose de navrant qui ne laissa pas le garçon indifférent. « Pauvre vieux » murmura-t-il compatissant, avant de continuer son chemin.

Mais Albert n’était nulle part visible, ici pas plus qu’aux enclos suivants et ce ne fut qu’au moment où sa blessure se rappelant de plus en plus douloureusement à son bon souvenir, Terry était sur le point d’abandonner ses recherches, qu’il finit par repérer son étranger, un peu plus loin, en train de noter quelque chose sur ce qui semblait être un carnet. L’homme blond releva la tête et lorsque son regard croisa le sien, ce qu’on y lisait exprimait clairement toute la surprise que lui procurait la visite du jeune homme qu’il avait secouru une quinzaine de jours plus tôt.

« Le rebelle du collège Saint-Paul… Je ne pensais plus que vous viendriez ! s’exclama-t-il, un grand sourire s’épanouissant sur ses lèvres.
-Je ne pouvais pas venir plus tôt. Mais je tiens toujours mes promesses !
-Je suis heureux de constater que vous allez mieux ! Et cette mauvaise blessure à la jambe ?
-Comme vous le voyez, je boite encore un peu, mais cela s’améliore petit à petit.
-Tant mieux cela me fait bien plaisir ! »

Étrangement, Terrence Grandchester eut l’impression que son interlocuteur n’avait pas prononcé ces paroles par simple politesse, mais qu’il les pensait sincèrement et cela lui fit un bien fou. Lui le solitaire, l’introverti qui s’était fait un point d’honneur de ne plus accorder sa confiance à personne, lui qui était constamment en représentation devant tout le monde, avait tout à coup envie, devant le franc sourire de cet étranger et ses yeux bleus pétillants et limpides, de baisser un peu sa garde. Il lui offrit un vrai sourire et remercia avec chaleur son sauveur pour son intervention providentielle. Celui-ci, pourtant, semblait n’accorder que bien peu d’importance au geste qu’il avait eu pour donner un coup de pouce à l’adolescent – donner un coup de pouce, c’était les mots qu’il avait employés – affirmant que cela avait été presqu’un réflexe de sa part et qu’il avait été plus que ravi de remettre à leur place ces odieux malfrats. Mais le fils du duc savait parfaitement ce qu’il devait au sympathique américain et était d’autant plus étonné que celui-ci n’en fît pas davantage cas, et l’estime qu’il lui portait s’accrut encore d’un cran.

Tout en discutant, Albert l’amena jusqu’à la maisonnette dont lui avait déjà parlé le guichetier et où il pourrait s’installer en attendant que l’américain ait fini son travail et puisse le rejoindre au moment de sa pause. En fait de maisonnette, il s’agissait plutôt d’une espèce de cahute qui tenait lieu de salle de repos pour le personnel du zoo. L’homme blond poussa la porte et invita le fils du duc à pénétrer dans le cabanon. Un employé était assis là, en train de lire un journal et il s’étonna en les apercevant.

« C’est déjà l’heure ? fit-il à l’intention d’Albert.
-Non, je voulais juste montrer au jeune homme que voici l’endroit où il pourrait m’attendre. »

Le jeune homme en question regrettait à présent de ne pas avoir plutôt choisi, malgré l’état de sa jambe, de continuer la visite en attendant la pause d’Albert, comme ce dernier le lui avait tout d’abord proposé. Il ne se sentait pas l’énergie de papoter avec tous les employés du zoo… Il laissa errer son regard autour de la pièce. Le mobilier était simple mais fonctionnel. Il y avait là une table entourée de quelques chaises, et dans un coin un évier à côté d’un poêle à bois sur lequel reposait une bouilloire qui laissait échapper en ronronnant un filet de vapeur ; au mur, une étagère supportant quelques tasses et autres ustensiles et des patères encombrées de vêtements.

« Je vous laisse… À tout à l’heure… » déclara Albert en ressortant.

Le jeune Grandchester, muet et les bras ballants, se sentait gêné, ne sachant comment engager une conversation qu’il ne souhaitait pas particulièrement engager. L’homme toujours assis à table, lui jeta un coup d’œil et fit entendre un léger grognement puis replia soigneusement son journal avant de se lever et de sortir à son tour de la petite cahute, le laissant seul, à la fois mal à l’aise et soulagé. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit à nouveau et Albert fit sa réapparition, la mine réjouie.

« Mon collègue a gentiment proposé de me remplacer, alors je suis à vous ! Que diriez-vous d’un petit thé pour commencer ? »

Terry acquiesça avec un plaisir évident, tandis que l’homme se saisissait de la théière qu’il remplit jusqu’à ras bord d’eau bouillante. Entouré d’un nuage de vapeur, il interrogea son visiteur :

« Alors, Terry, parlez-moi donc de vous, parlez-moi de votre famille… »

Le fils du duc se renfrogna aussitôt mais Albert, occupé à servir le thé ne pouvait s’en apercevoir et il poursuivit sur sa lancée :

« Comment votre père a-t-il…
-Excusez-moi, mais ne pourrait-on parler d’autre chose ? »

Le jeune Grandchester n’avait pas particulièrement envie d’étaler ses problèmes personnels et familiaux devant cet homme qui, certes, lui avait sauvé la vie, mais qui restait malgré tout un étranger. Plus tard, peut-être… Son hôte leva ses yeux clairs vers lui, les sourcils arqués et reposa la théière sur la table en poussant un léger soupir.

« Eh bien, parlons d’autre chose si vous préférez… »

Terry lui lança un regard reconnaissant tout en saisissant la tasse de thé qu'il lui tendait.

« Le collège, par exemple ?
-Oh, vous savez… Il n’y a pas grand-chose à raconter… La mère supérieure est une vieille chouette hypocrite.
-Mais… Comment se passent vos études ?
-Je n’ai pas à me plaindre. »

Albert scruta l’adolescent qui se tenait devant lui et semblait si peu enclin à se livrer et se demanda quel sujet aborder avec lui pour obtenir des réponses un peu moins laconiques.

« Et les filles du collège ? Comment sont-elles ? »

L’image de Candy vint aussitôt à l’esprit du jeune Grandchester, et il fut tenté de lui en parler, mais il était trop tôt encore pour confier ses sentiments à cet homme, aussi sympathique fût-il… Son hésitation, cependant ne passa pas inaperçue et Albert eut un petit sourire entendu lorsque son visiteur finalement lâcha sur un ton qui se voulait indifférent :

« Oh, les filles vous savez… Toutes les mêmes… »

Se rendant compte que son vis-à-vis répugnait visiblement à entrer dans les détails de sa vie privée, Albert, pour ne pas le brusquer, se mit à lui parler de son travail au zoo et contrairement à ce à quoi il s’attendait, son visiteur parut se passionner pour ses explications, et les diverses anecdotes qu’il lui rapporta amenèrent de la part du jeune homme de nombreuses questions et réflexions. Terry apprit à cette occasion que si le lion qu’il avait remarqué dans le premier enclos, avait l’air si abattu, c’était parce qu’il avait récemment perdu sa compagne laquelle n’avait pas réussi à s’adapter à la vie en captivité et s’était laissée dépérir et le jeune Grandchester ressentit encore davantage de compassion pour le malheureux lion, qui d’après son hôte, n’avait plus goût à rien et était peut-être en train de suivre l’exemple de sa défunte moitié.

Finalement la conversation prit un tour plus personnel et l’américain lui raconta quelques épisodes de sa propre vie, son amour de la nature et des animaux, ses pérégrinations. Il ne parut pas vraiment surpris lorsque le jeune homme, finalement mis en confiance se résolut à lui avouer, sur un ton gêné, ses origines. Il s’amusa même franchement de l’air emprunté de son visiteur :

« On dirait que vous êtes fâché d’être riche et de noble origine…
-Eh bien, c’est un peu gênant en effet, alors que vous…
-Mais vous ne me connaissez pas vraiment, peut-être suis-je à la tête d’un immense empire financier ? »

Le jeune Grandchester laissa échapper un petit rire dubitatif qui montrait tout le crédit qu’il pouvait porter à une telle supposition.


« Et vous travailleriez dans un zoo ? Ne vous moquez pas de moi ! Cela n’a pas de sens !
-Et pourquoi pas si cela m’amuse ? Les milliardaires ont souvent des idées excentriques…
-Des idées excentriques ? »

Terrence continuait à le dévisager, l’air plus sceptique que jamais. Lui qui avait l’habitude de la glaciale austérité du duc, avait bien du mal à imaginer une personne riche à millions en train de bavarder et de rire avec une telle simplicité et surtout prête à s’abaisser à travailler pour les autres !

Ils en étaient là dans leur discussion lorsqu’on frappa et qu’une jolie voix féminine s’éleva derrière la porte.

« Monsieur Albert ! Monsieur Albert !
-Oui ? répondit l’intéressé. »

Terrence pâlit légèrement et se figea, la main crispée sur sa tasse. Cette voix… Cette voix… Non, cela ne pouvait être elle, encore ?
 
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