Suite et fin du chapitre 7.
« On sert pas les enfants ici… déclara la petite dame rousse qui tenait le bar.
-Je ne suis plus un enfant », protesta Terrence qui se demandait pourquoi diable cette femme refusait de le servir aujourd’hui alors que les autres soirs, cela n’avait jamais eu l’air de lui poser le moindre problème.
Mais la tenancière, les yeux étrécis, le visage revêche, campait sur ses positions et le fit savoir d’un : « Ouste… Vous avez rien à faire ici ! » autoritaire qui sonna désagréablement aux oreilles du jeune Grandchester. Il faut dire qu’elle n’avait jamais été particulièrement affable avec lui, pas plus d’ailleurs qu’avec la plupart de ses autres clients, se contentant de les servir, la mine peu avenante, ce qui expliquait sans doute la clientèle très clairsemée de l’endroit. C’était du reste une des raisons pour lesquelles Terrence avait porté son choix sur ce bar : il y avait peu de monde et il espérait y être tranquille.
« Mais, j’ai vingt-et-un ans ! » mentit-il avec autant d’irritation que de conviction.
Deux clients se retournèrent et lui jetèrent un regard distrait, et il eut l’impression d’être le centre de mire de tout l’établissement.
« C’est pas ce qu’a dit le représentant de votre père.
-Le représentant de… de mon père ? »
Terry tombait des nues. Que venait faire son père dans cette histoire ? Et de quel représentant parlait cette femme ?
« Oui. De votre père qui a menacé de faire fermer mon bar si je vous vendais quoi que ce soit. J’ai pas du tout l’intention de me retrouver au chômage à cause d’un gamin qui a envie de faire des siennes. J’ai une famille à nourrir moi !
-Mais comment pourriez-vous connaître mon père ? Vous ne savez même pas qui je suis !
-Votre père est duc de quelque chose qu’il a dit son représentant et je veux pas d’histoires avec un type de la haute ! Si c’est pas désolant, de boire et de fumer à votre âge… »
Terry était resté pétrifié quelques minutes, avant de sentir l’indignation et le ressentiment l’envahir et le submerger. Son père… De quoi se mêlait-il encore celui-là ? N’était-ce pas assez de l’enfermer à Saint-Paul puis de menacer de le déshériter ? Fallait-il encore qu’il l’empêche de profiter du moindre plaisir qu’il arrivait à dénicher ici ou là ? Et puis, comment avait-il deviné qu’il venait à cet endroit ? Le faisait-il suivre ? La femme en tout cas n’avait clairement aucune intention de le servir et le jeune homme, retenant à grand peine son envie d’envoyer valser par terre les verres vides qui étaient posés sur le bar, devant lui, lui tourna brusquement les talons et se dirigea à grandes enjambées nerveuses vers la sortie. En quittant le pub, il jeta un regard circonspect dans la rue mais ne vit rien qui pût lui donner à penser que quelqu’un le surveillait. Furieux et frustré, il se demanda ce qu’il allait faire à présent. Ce contretemps avait décuplé son envie d’alcool. Il ressentait avec une violente intensité la nécessité d’absorber quelque chose de fort pour se remonter le moral et faire passer le goût amer qui lui avait envahi la bouche après la rebuffade dont il venait d’être l’objet.
Puisqu’on ne voulait pas de lui ici, il trouverait bien un autre lieu où satisfaire ce besoin vital de noyer le mal-être qui lui collait à la peau. Après tout, ce n’était pas le seul pub à Londres ! Après un instant d’hésitation, il se dirigea à grands pas vers une avenue toute proche où il avait remarqué un autre bar, avant de porter son choix sur celui dont on venait de l’expulser. Malheureusement pour lui c’était justement le jour de fermeture de l’établissement en question, quelle malchance ! Le jeune Grandchester souffla, puis tourna son regard à gauche puis à droite, indécis. Où aller maintenant ? Il décida de longer l’avenue. Il finirait bien par tomber sur quelque chose d’ouvert…
Après quelques minutes de marche, Terrence déboucha dans une ruelle et s’arrêta net en voyant passer devant lui une Rolls-Royce qui ressemblait à s’y méprendre à celle de son père. S’enfonçant dans l’ombre d’un porche, il se mit à l’observer attentivement tandis qu’elle s’éloignait lentement dans la nuit. Pourtant, malgré les quelques lampadaires qui, brièvement, éclairaient tour à tour le véhicule, il faisait bien trop sombre. Impossible de savoir si oui ou non il s’agissait bien de la Rolls du duc. Mais, qu’aurait-il fait dans le coin ? Terrence ne l’imaginait pas du tout dans ces lieux mal famés. En tout cas, si son père était vraiment dans les parages, une chose était sûre, le jeune Grandchester ne pouvait plus se permettre de déambuler tranquillement dans le quartier. Pas question de se retrouver nez à nez avec sa Grâce. Il n’avait qu’à retourner chez Bernie finalement. Cela faisait plusieurs mois qu’il n’y avait plus mis les pieds. L’espèce de voyou qui lui avait cherché des noises avait dû se lasser et ne l’attendait sûrement plus. Il fallait juste espérer que son père n’ait pas envoyé son « représentant » faire tous les bars de Londres… Il attendit un certain temps, à l’abri du porche, la voiture à cheval dont il avait perçu de loin le bruit cahotant des roues et les claquements secs des fers sur le pavé et héla le cocher lorsqu’enfin celui-ci passa à sa portée.
***
L’accueil que lui réserva Bernie fut des plus chaleureux. Le tenancier aurait dû se réjouir de ne plus voir son jeune client, mais il n’avait pu s’empêcher d’être un peu inquiet lorsqu’il avait constaté que celui-ci avait cessé de venir, après avoir fréquenté si assidûment son établissement. Il n’avait pu s’empêcher de se demander s’il n’était pas arrivé malheur à ce garçon taciturne et solitaire lorsque, malgré ses mises en gardes, il était rentré chez lui le soir du terrible orage qui avait transformé les rues de Londres en autant de rivières en folie. Les journaux qu’il avait l’habitude de lire n’avaient, il est vrai, mentionné aucune disparition dans les jours qui avaient suivi ce violent épisode orageux, mais d’un autre côté, ce garçon avait tout de même affirmé qu’il n’avait pas de famille… Aussi, ce fut tout sourire qu’il l’accueillit.
Le jeune homme s’installa dans son coin préféré et après avoir commandé, alluma tout de suite une cigarette. Dès la première bouffée, la tension qui l’habitait depuis que la tenancière de l’autre bar avait évoqué son père, se fit moins forte et il reposa le coude sur la table, un peu rasséréné. La tête légèrement inclinée vers l’arrière, ses longues mèches brunes pendant dans le vide, derrière lui, ses paupières ne laissant à peine entrevoir de ses yeux qu’une mince fente dans laquelle se reflétait l’extrémité rougeoyante de sa cigarette, il esquissa un sourire en imaginant les grimaces et l’air indigné de sa demoiselle Taches de Son si celle-ci avait pu le surprendre en cet instant précis. Elle n’aurait sûrement pas davantage apprécié de le voir consommer de l’alcool… Mais ce n’était pas cette ravissante effrontée qui allait régenter sa vie et sa façon d’être, tout de même, et puis, il n’avait pas l’intention de s’enivrer, juste de boire un peu et de fumer quelques cigarettes à l’abri de certains regards trop curieux. De toute façon, il ne comptait pas s’éterniser là. Il ne lui restait plus grand choses en poche, ayant dépensé une grande partie de ce qu’il avait emporté avec lui pour payer la course jusqu’au pub de Bernie. Il était en tout cas assez fier de lui. Son père aurait beau dire et beau faire, il restait encore libre de se comporter comme il l’entendait…
***
Terrence venait de sortir du pub et s’arrêta sur le pas de la porte. Il contempla la nuit étoilée, l’humeur presque joyeuse. L’air était étrangement doux pour la saison et semblait porteur de messages d’espoir. Le jeune homme s’emplit les poumons des senteurs tièdes qui saturaient l’atmosphère avant de s’élancer dans la rue, en sifflotant cette mélodie qui lui était revenue en mémoire lorsque Candy lui avait offert son harmonica. Ces quelques notes le remplissaient de sensations oubliées, à la fois nostalgiques et bienheureuses. Il aurait bien aimé jouer la mélodie à l’harmonica, mais il avait préféré le laisser dans sa chambre, un peu plus tôt, pour ne pas risquer de le perdre, et là, en cet instant, il se dit qu’il avait été bien sot de ne pas l’emporter malgré tout.
Une voix pâteuse se fit entendre dans son dos.
« Tu vois ce que je vois, Irving ?
-Ooooh, mais qui voilà… » fit une autre voix sur un ton qui ne présageait rien de bon.
Terry avait senti une onde glacée lui parcourir la colonne vertébrale lorsqu’il avait entendu la réplique. Il avait immédiatement reconnu le propriétaire de cette voix qui crissait de façon si déplaisante et il s’était vivement retourné, tout en retenant sa respiration. Devant lui se tenait, éméché et les yeux injectés de sang, l’homme qui lui avait cherché querelle quelques mois plus tôt. Mais cette fois-ci, il était entouré de trois types qui le toisaient en ricanant.
« Notre petit Monsieur va gentiment nous donner sa bourse aujourd’hui ! fit l’un des compagnons du dénommé Irving. »
Terry n’hésita pas bien longtemps. Quoiqu’ils aient clairement forcé sur la bouteille, il ne tenait pas du tout à se lancer dans une bagarre dont il avait malgré tout fort peu de chances de sortir vainqueur. Il tira donc de la poche de son pardessus le billet et les quelques pièces qui lui restaient, pas grand-chose, à la vérité, car il ne tenait pas à se promener seul dans les rues de Londres avec une fortune sur lui et avait déjà presque tout dépensé en trajet, alcool et cigarettes, et il les tendit à l’homme balafré qui lui faisait face. Celui-ci les lui arracha, loucha sur ce qu’il avait entre les mains, visiblement déçu, et jura.
« C’est tout ce que tu as sur toi ? cracha-t-il, très contrarié que ce gosse de riche n’ait pas sur lui une somme plus rondelette.
-On va le fouiller Max, déclara Irving de sa voix éraillée. Mais d’abord, je veux ma revanche sur la dernière fois.
-À quatre contre un… Quel courage ! s’exclama le jeune Grandchester qui n’en menait pas large mais avait réussi à cacher l’angoisse qui l’étreignait sous un ton sarcastique.
-Non… Juste toi et moi… » sourit Irving d’un air mauvais.
Et sans crier gare, il lui lança un formidable coup de poing qui lui fendit la lèvre. Un peu sonné, Terry porta la main à sa figure et fixa, ahuri, ses doigts qui luisaient sous le lampadaire, poisseux de sang.
« On fait moins le fier là…
-Vous n’êtes même pas capable de vous battre dans les règles ! s’exclama le fils du duc la voix vibrante de colère en essuyant d’un geste brusque du revers de la main, le liquide chaud qui coulait sous son menton.
-Dans la rue, y a pas de règles, gamin ! »
Et l’homme au regard aviné lui décocha aussitôt un nouveau coup de poing. Mais échaudé par la fois précédente, l’adolescent avait anticipé son mouvement, et d’une vive rotation du torse s’était écarté, juste à temps pour éviter l’impact. En rencontrant le vide, l’autre, qui n’était pas au mieux de sa forme et ne s’attendait pas du tout à la réaction quasi instantanée de son opposant se trouva déséquilibré et le jeune aristocrate profitant de l’élan de son adversaire, lui saisit le bras et lui donna l’impulsion supplémentaire qui allait lui assurer momentanément la victoire : l’homme, emporté par cette brusque accélération qu’il n’avait pas vue venir, butta sur le sol inégal et se retrouva allongé face contre terre.
La victoire cependant fut de courte durée. Au bout de quelques instants, l’ivrogne se secoua et soufflant comme un bœuf, se releva en poussant un juron, et, un rictus de colère sur la figure, il se jeta derechef sur le fils du duc qui n’avait pas eu la présence d’esprit de tirer profit de son bref avantage, alors que son adversaire gisait encore au sol, à sa merci. Il faut dire qu’il n’était pas dans ses habitudes de frapper quelqu’un à terre. Mais il aurait mieux fait de laisser ces considérations de côté, dans ce combat où la seule règle était de gagner. L’homme beaucoup plus grand et plus puissant que lui commençait à gagner du terrain tandis que Terrence, lui, s’essoufflait et se demandait s’il pourrait tenir encore longtemps. Alors qu’il était en train de tenter d’éviter un énième coup de poing, une pensée saugrenue s’insinua dans son esprit et il se revit, plusieurs années auparavant, lisant un conte, écrit par un certain Daudet et parlant d’une petite chèvre qui luttait pour l’honneur contre un loup. Pour l’honneur, car elle n’avait aucune chance de vaincre contre l’énorme prédateur qui l’avait agressée. Comme lui à présent. Cette pensée, étrangement, suffit à lui donner un regain d’énergie et il abattit avec rage son poing sur la figure de son adversaire qui, pris au dépourvu, poussa un grognement frustré.
Sans prévenir, l’un des autres voyous entra soudain dans la danse et ceintura l’adolescent par derrière. Par chance, c’était juste le moment qu’avait choisi Irving pour frapper une nouvelle fois, et Terrence pour se baisser, afin de l’éviter et le dénommé Max prit en pleine figure le coup de poing qui était destiné au fils du duc et s’effondra aux pieds des deux adversaires. Bien que trop sonné pour se relever immédiatement, il était fou de rage, et saisissant son couteau dans sa poche, il attrapa la première chose qui passa à portée de main et qui se trouvait être la jambe du jeune aristocrate. La douleur fulgurante que celui-ci ressentit presqu’aussitôt, lui fit perdre l’équilibre et il tomba à la renverse. Le choc lui coupa le souffle. Irving se jeta sur lui sans perdre une minute, la mine plus terrible que jamais. Le saisissant à la gorge, il se mit à serrer et Terry, pris de panique agrippa les mains de son adversaire pour essayer d’écarter de son cou la poigne qui le privait lentement mais sûrement d’air tout en se tordant dans tous les sens, pour essayer d’atteindre son adversaire à coups de pied, sans parvenir à le faire lâcher prise. L’oxygène commençait à lui manquer et ce fut dans un brouillard qu’il entendit soudain une voix :
« Laissez donc ce gosse tranquille ! »
Quelqu’un venait à son secours, mais il était sans doute déjà beaucoup trop tard, car il avait l’impression qu’un voile noir était en train de lui recouvrir les yeux et il se sentait glisser dans l’inconscience. Était-ce cela, mourir ? Ce n’était pas si terrible… Sauf que… Il pensa à Mademoiselle Taches de Son qu’il n’avait pas pu embrasser et qu’il n’embrasserait jamais. Des coups et des cris retentirent suivis d’une exclamation de stupeur, et soudain l’étau qui lui enserrait le cou se relâcha et Terry sentit l’oxygène salvateur s’engouffrer enfin dans ses poumons exsangues. Couché sur le dos, incapable de bouger, il suffoquait, toussant et aspirant tour à tour, à petits coups convulsifs, l’air frais de la nuit. On se battait encore non loin de lui et il percevait dans un enchevêtrement de sensations nauséeuses et confuses, un bruit de lutte ponctuée de grognements sourds, d’interjections furieuses et de plaintes étouffées, puis un bruit de course précipitée, et enfin plus rien. Il savait qu’il aurait dû se lever au plus vite et quitter les lieux sans tarder mais il se sentait sans force, incapable de bouger, incapable même d’ouvrir les yeux. Il décida de se donner un instant de répit pour retrouver ce souffle qui lui avait si cruellement fait défaut. Au bout de quelques minutes toutefois, des pas se rapprochèrent à nouveau et l'adolescent se crispa tout entier, se préparant au pire.
« Ça va ? » fit une voix chaude et bien timbrée près de lui.
Terry ouvrit lentement les yeux et vit, penché au-dessus de lui, un visage encadré de longues mèches de cheveux clairs, sur lequel, malgré la pénombre et le regard caché derrière des verres, il pouvait lire l’inquiétude. L’homme, plutôt jeune et athlétique, était agenouillé près de lui et commençait à lui palper avec délicatesse le haut du corps, ce qui provoqua de sa part gémissements et grimaces.
« Je crois que vous n’avez rien de cassé. Vous pouvez vous vanter d’avoir eu la chance que je sois justement passé par là ! Et d’ailleurs, qu’est-ce que vous fabriquez dehors tout seul à cette heure indue? »
Si l’inconnu ne venait pas justement de se porter à son secours et si lui-même ne s’était pas senti si terriblement mal, Terry lui aurait répliqué vertement de se mêler de ses affaires. Mais cet américain – encore un – venait très probablement de lui sauver la vie en intervenant à ses propres risques et périls dans une bagarre qui ne le concernait pas le moins du monde et de cela au moins, le fils du duc se devait de lui être reconnaissant.
« Qui… » commença-t-il dans un croassement avant de déglutir péniblement. Il avait la gorge sèche et douloureuse, les lèvres en feu, ses tempes le lançaient terriblement, il avait l’impression d’avoir au moins trois côtes cassées, sans parler de cette blessure à la jambe qui le faisait affreusement souffrir.
« Qui êtes-vous ? finit par hoqueter l’adolescent d’une voix éraillée.
-Qui je suis, n’a pas beaucoup d’importance, lui répondit l’inconnu, mais vous pouvez m’appeler Albert. Et vous ? Comment vous appelez-vous ?
-Terrence » lâcha le jeune Grandchester dans un souffle.
Et après avoir repris sa respiration, il ajouta, dans un murmure un « merci » reconnaissant. L’homme blond ébaucha un sourire encourageant ce qui éclaira ses beaux traits réguliers et il déclara au jeune blessé qui gisait toujours sur le trottoir :
« Eh bien, Terrence, vous ne pouvez rester là… Il va falloir faire un effort maintenant… là… doucement… »
Le dénommé Albert venait de passer avec précaution un bras autour des épaules et sous la nuque du garçon pour l’aider à s’asseoir. Celui-ci souffrait le martyre et faisait beaucoup d’efforts pour ne pas hurler de douleur. Lorsqu’il se retrouva enfin en position assise, l’étranger se décala pour placer un genou derrière lui.
« Où habitez-vous ? » s’enquit-il.
Et comme le jeune blessé ne répondait pas, il ajouta en guise d’explication :
-Je vais vous ramener chez vous.
-Non… Pas chez moi… Mon père me tuerait… »
Albert observait d’un drôle d’air ce garçon qui ne semblait pas être du genre à se promener seul dans un tel quartier et à cette heure si tardive et qui pourtant s’y trouvait et il se demandait pourquoi le jeune visage s’était durci à ce point lorsqu’il avait évoqué son père. L’américain n’avait pas pour habitude de s’immiscer dans les affaires des autres, mais il lui semblait étrange que cet adolescent ne veuille pas rentrer chez lui pour se faire soigner.
« Vous êtes sûr ? » insista-t-il.
Oui… Le jeune Grandchester en était parfaitement certain. Il ne se voyait absolument pas, débarquant au beau milieu de la nuit chez lui. Il ne voulait même pas s’imaginer la scène catastrophique et le sermon sans fin auquel il aurait droit si sa belle-mère prenait connaissance de ses dernières frasques. Il espérait bien que cet homme comprendrait. Ce dernier secoua la tête, avec une moue réprobatrice mais déclara après réflexion :
« Je vais vous amener chez moi, alors. Vous ne pouvez pas rester dans la rue dans cet état. Vous avez besoin de soins… Votre blessure à la jambe, là, est plutôt moche…»
Terry leva les yeux vers l’homme blond qui le dévisageait avec une gentillesse mêlée d’inquiétude. Une part, tout au fond de lui, aurait bien aimé accepter sa proposition – il se sentait si mal en point – mais dans le même temps, l’idée que cet homme, aussi sympathique soit-il, pourrait ne l’avoir présentée que par obligation morale lui déplaisait souverainement.
« Je dois retourner au… collège... haleta-t-il. J’y suis pensionnaire. Ils ont tout… tout ce qu’il faut là-bas.
-Au collège ? Quel collège ?
-Saint-Paul… Ce n’est pas très loin d’ici…
-Je sais où se trouve le collège Saint-Paul », déclara Albert d’un ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu.
La contrariété qui était passée sur le visage de son sauveur, n’avait pas échappé à l’adolescent qui se demanda ce que cela pouvait bien signifier.
« Est-ce l’habitude à Saint-Paul de laisser sortir leurs pensionnaires le soir ?
-Euh… Non… »
Curieusement, devant cet homme dont il venait à peine de faire connaissance et qui ne restait qu’un étranger pour lui, Terrence se sentit rougir de honte et détourna les yeux, embarrassé par le regard scrutateur d’Albert.
« Je vois… déclara finalement celui-ci sur un ton neutre. Vous avez fait le mur…
-Eh bien… oui.
-Je m’étonne que dans un établissement d’une telle notoriété la surveillance ne soit pas plus sévère… »
Une telle notoriété ? Terrence ignorait que la réputation de Saint-Paul eût traversé l’Atlantique, mais n’eut pas le loisir d’y attacher davantage d’importance car Albert, déjà, tentait de l’aider à se remettre sur pied, ce qui ni n’alla pas sans un nouvel et insupportable élancement. La souffrance qu’il éprouvait dut se lire sur son visage car l’homme interrompit immédiatement son mouvement et s’enquit, l’air préoccupé :
« Ça va aller ? »
Le blessé grogna un « oui » d’une voix étranglée. Il n’aurait pas dû s’appuyer avec si peu de discernement sur sa jambe blessée. Le trajet jusqu’à Saint-Paul promettait d’être abominable… Cette fois-ci, lorsque l’étranger lui proposa de le raccompagner au collège, il accepta sans états d’âme.
***
« Nous voilà arrivés ! » s’exclama Albert tout bas, alors qu’ils étaient enfin parvenus devant les grilles du collège Saint-Paul.
Et levant les yeux vers le haut portail d’entrée il s’inquiéta :
« Il vaudrait peut-être mieux sonner.
-Surtout pas. Je trouverai ce qu’il faut à l’infirmerie, mentit Terry.
-Mais comment comptez-vous passer cette grille ?
-Je ne sais pas, répondit Terry qui se sentait pour l’instant parfaitement incapable d’un tel exploit. Je me débrouillerai. Ne vous en faites pas !»
Il n’osait abuser de la gentillesse de l’américain qui s’était déjà battu pour lui et l’avait ramené jusqu’aux portes du collège. Il attendrait d’avoir repris son souffle après cet interminable trajet qui avait été aussi pénible qu’il promettait de l’être, et qu’il n’aurait sans doute pas réussi à accomplir sans l’aide providentielle de cet homme et ensuite, il aviserait. Il finirait bien par trouver une solution pour pénétrer dans l’enceinte du collège. Albert le considérait avec attention tandis que Terrence fronçait les sourcils, perdu dans ses pensées, et il se décida sans plus tarder. Il ne pouvait pas laisser l’adolescent dehors, même si celui-ci affirmait qu’il pourrait désormais s’en sortir seul, trop fier, comme on l’est à cet âge-là, pour admettre l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait.
« Je crois qu’il vaut mieux que je vous ramène jusqu’au dortoir.
-Ce n’est pas la peine…
-Oh, je crois bien que si !
-Je vous assure que…
-Inutile de protester ! Je vous raccompagne, un point c’est tout !
-Et si on nous surprend ?
-On verra bien à ce moment-là ! »
L’adolescent finit par céder : il sentait bien que l’aide de l’homme blond ne serait pas superflue. Celui-ci l’aida à s’agripper à la grille, puis y grimpa lestement lui-même, comme s’il avait passé sa vie à le faire. Arrivé tout en haut, il lui tendit une main secourable que Terry saisit avec reconnaissance. Il ne savait pas comment il aurait fait sans la bienveillante présence de l’américain, avec cette jambe sur laquelle il ne pouvait prendre appui. Il venait de remarquer qu’il avait dû également recevoir un coup de couteau sur l’avant-bras gauche qu’il avait aussi du mal à utiliser. L’étranger l’attrapa sous l’aisselle pour l’aider à se hisser davantage, et une fois que son protégé eût franchi le haut de la grille, il se laissa choir avec souplesse de l’autre côté et reçut dans ses bras le fils du duc qui s’effondra, extrêmement éprouvé par la douleur et l’effort qu’il venait de faire.
Maintenant que le plus dur était fait, il fallait encore traverser le parc. Terry avait vaguement indiqué la direction du dortoir au dénommé Albert qui, à son grand soulagement, avait pris les choses en main, et il avait pu se laisser guider, se concentrant de toutes ses forces pour ne pas trop laisser voir la douleur atroce qui enflait de minute en minute, le privant de tous ses moyens. Il ne voulait pas que l’homme se rendît compte de l’état dans lequel il se trouvait et ne prévînt les sœurs.
« Merci », souffla-t-il entre ses dents, lorsqu’ils furent enfin devant le bâtiment.
L’étranger, avisant un banc dans l’allée sombre, aida Terry à s’y asseoir.
« Restez là, dit-il, je vais voir s’il est possible de pénétrer dans cette bâtisse sans éveiller l’attention. »
Au bout de quelques minutes, son sauveur était à nouveau à ses côtés. Le jeune Grandchester avait eu le temps de reprendre un peu son souffle et murmura :
« Dites-moi comment je pourrais vous remercier…
-C’est inutile !
-Mais…
-Si vous y tenez vraiment, vous n’aurez qu’à venir me donner de vos nouvelles quand vous serez remis de vos blessures. Au zoo de Blue River. J’y travaille et je serais très heureux de discuter un peu avec vous.
-Je viendrai », lui assura Terry, reconnaissant.
Albert s’approcha de lui et passant son bras sous les aisselles l’aida à se redresser. Il avait repéré une fenêtre mal refermée au rez-de-chaussée et dirigea aussitôt ses pas vers cette entrée providentielle, soutenant avec douceur et efficacité le corps de l’adolescent qui clairement ne tenait presque plus sur ses jambes.
« Venez, je vais vous aider ! proposa l’homme en poussant davantage la fenêtre.
-Non, je peux y arriver tout seul », déclara Terry en se glissant à travers l’ouverture avec une grimace.
Il se serait volontiers affalé de l’autre côté de la fenêtre, le temps de reprendre son souffle mais il ne pouvait se le permettre s’il voulait donner le change et éviter que son sauveur n’insistât pour l’accompagner jusqu’à sa chambre, voire allât réveiller les sœurs. Il s’obligea donc à se redresser et essayant de ne rien montrer du calvaire qu’il subissait lança un dernier « et encore merci ! » au dénommé Albert qui l’observait la mine soucieuse, puis il referma soigneusement derrière lui la fenêtre et s’adossa un moment au mur en prenant une grande inspiration pour se donner le courage nécessaire : il ne restait plus qu’à monter à l’étage. Un dernier effort et il pourrait enfin se laisser tomber sur son lit.
Le jeune Grandchester leva la tête, le visage grimaçant, en arrivant au bas de l’escalier qui menait au premier, mais il n’avait pas trop le choix. S’agrippant résolument à la rampe de son bras valide, il se hissa avec lenteur, essayant de minimiser l’appui sur sa jambe meurtrie. Mon dieu… Cet escalier qui n’en finissait pas, chaque marche lui paraissant plus haute que la précédente. Il avait l’impression de grimper au sommet d’une montagne infranchissable. Lorsqu’enfin il parvint sur le palier du premier, il se plia en deux, à bout de souffle, ses mains, moites, posées sur les genoux, la sueur perlant au bord de ses tempes, et il essaya de puiser dans ses dernières réserves, la volonté et l’énergie nécessaires pour parvenir jusqu’à sa chambre. Il ne fallait pas qu’on le découvre là… Les sœurs faisaient parfois des rondes et il ne se sentait pas en état de supporter un de leurs homériques sermons. Se redressant en haletant, il prit appui sur le mur pour entamer sa laborieuse avancée dans le couloir, tout en comptant les portes au fur et à mesure qu’il les dépassait.
Il ne s’agissait surtout pas de se tromper de chambre et d’atterrir dans celle des Cornwell. Il se sentait bien trop mal pour affronter qui que ce soit et le dandy en profiterait sûrement pour lui mettre la raclée… Quoique… Non, ce garçon, bien que prétentieux en diable, n’était pas du genre à s’acharner lâchement sur plus faible que lui. Il fallait bien lui reconnaître au moins cela. Il serait peut-être même capable de lui tendre la main et de lui proposer son aide et Terry ne savait pas s’il n’en ressentirait pas une humiliation plus grande encore.
Lorsqu’enfin il atteignit sa chambre et réussit à tourner la poignée de la porte, qui semblait vouloir prendre un malin plaisir à lui résister, une bouffée de parfum lui chatouilla les narines, mais l’information mit un certain temps avant de parvenir jusqu’à son cerveau embrumé par la douleur et l’alcool. Il eut tout juste le temps de pénétrer dans la pièce, avant de s’écrouler lourdement au sol, à bout de forces et il finit par percevoir l’odeur agréable et familière qui flottait autour de lui et qui lui donna une sensation de bien-être en total contraste avec la condition désastreuse dans laquelle il se trouvait. Oui… Il la reconnaissait à présent. C’était le discret parfum qui se dégageait habituellement de la chevelure soyeuse de Candy.
Voilà que j’ai des hallucinations olfactives, ricana-t-il intérieurement. Trop affaibli pour se relever tout de suite, il resta face contre terre, troublé. Cette petite Taches de Son le suivait décidément partout. Devait-il en imputer l’alcool ? Il avait bu, certes, mais il n’avait pas l’impression d’avoir tant forcé sur la bouteille. Était-ce dû à la douleur ? Peut-être s’était-il évanoui et était-il en train de rêver ?
Il se crispa tout entier et se roula en boule lorsqu’une douleur fulgurante remonta le long de sa jambe, comme si on lui enfonçait à nouveau le couteau dans les chairs. Non, il n’était pas en train de rêver. Il n’aurait pu ressentir avec autant d’acuité ce qu’il éprouvait en ce moment et qui lui avait complètement coupé la respiration. C’est à cet instant qu’il l’entendit. Un léger froissement sur sa gauche suivi d’un « Terry ?! » chuchoté et incrédule.
Candy ? pensa-t-il à son tour, dérouté.
Que faisait-elle là dans sa chambre ? À moins qu’il ne se soit tout de même trompé et qu’il ait finalement échoué dans celle des Cornwell ? Cela lui paraissait difficile à croire avec les précautions qu’il avait prises mais c’était sans doute la seule explication. Cette idée et le fait que la jeune fille se permît de leur rendre visite si tard et qui plus est, dans une chambre plongée dans l’obscurité, avec tout ce que cela pouvait signifier, lui firent momentanément oublier sa douleur et il fit un effort titanesque pour se redresser, prenant appui sur sa main valide, afin de faire face au dandy et à son frère. Quant à Candy, et bien il aviserait. Il détestait l’idée qu’elle pût être témoin de sa faiblesse et de ce qui allait suivre et serra les mâchoires, en proie à une contrariété et une frustration sans nom. Il releva la tête, prêt à… prêt à quoi au fait ? Il était en si piteux état… Et là, il se figea, effaré.
Son cœur qui tambourinait déjà follement dans sa poitrine se mit à battre de façon anarchique lorsqu’il aperçut, dans la pénombre juste éclairée par un rayon de lune, la chevelure dorée de Candy qui s’était levée de son lit et saisissait précipitamment une robe de chambre mauve dont elle enveloppa ses gracieuses formes tout en nouant avec fébrilité la ceinture autour de sa taille. Terry déglutit, peinant à trouver un sens à la scène qui se déroulait sous ses yeux et dont, malgré son hébètement, il ne perdait pas une miette. Il devait être… Oui, c’était cela… Il devait être dans le dortoir des filles et plus précisément dans la chambre même de Mademoiselle Tarzan-Taches de Son… Comment avait-il bien pu échouer ici ? C’était tout à fait impossible… À moins que… Son esprit embrumé buttait sur l’explication, évidente. C’était cela : son sauveur s’était trompé de bâtiment lorsqu’il lui avait, de loin, montré le dortoir des garçons, dont la silhouette sombre se dressait, par-delà la haie de chênes centenaires. Il est vrai que le jeune Grandchester, trop absorbé par sa douleur, n’avait absolument pas pris la peine de jeter un œil autour de lui afin de vérifier si l’homme avait bien compris ses indications. Et à présent il était ici. Dans sa chambre. C’était une chance – une autre fille aurait certainement déjà ameuté tout l’étage – mais dans le même temps il en ressentait une intense contrariété : cela l’insupportait de se retrouver dans un tel état de faiblesse et de se donner ainsi en spectacle devant celle qui troublait son cœur et son esprit. Comment allait-elle prendre la chose ? Sans compter qu’on risquait de venir et qu’il n’avait pas du tout envie, qu’à cause de lui, Candy ait des ennuis.
« Mais qu’est-ce que vous venez faire ici et en pleine nuit ? »
Elle n’avait pas crié. Un bon point pour elle. Il y avait certes, un peu d’affolement dans sa voix, mais pas une once de réprobation et si Terry en éprouva un réel soulagement, cela provoqua immédiatement en lui un certain agacement. Pourquoi prendre tant à cœur ce que pensait cette fille, s’interrogea-t-il tout en finissant de se redresser pour se retrouver, non sans mal, en position assise, adossé contre le mur. La puissante poussée d’adrénaline qui l’avait submergé tantôt, avait, semblait-il, un peu atténué la cuisante douleur qui n’avait cessé de s’intensifier jusqu’à présent, mais Terry sentait que le répit serait de courte durée.
« Excusez-moi, je me suis trompé de dortoir, bredouilla-t-il en essuyant du revers de la main le sang qui avait recommencé à couler de sa blessure à la lèvre. On m’a ouvert la mauvaise fenêtre. »
Il n’était pas dans les habitudes du fils du duc de présenter des excuses, mais il ne voulait pas effaroucher davantage la demoiselle. Il se sentait incapable de regagner le bon dortoir dans l’instant et avait besoin de quelques minutes supplémentaires pour reprendre son souffle et retrouver le courage de s’y rendre. Il espérait qu’elle comprendrait et n’en prendrait pas ombrage. Il la suivit du regard tandis qu’elle allait appuyer sur l’interrupteur et n’eut pas le temps de la prier de n’en rien faire. Gêné par la lumière qui venait d’inonder la pièce, il cligna des yeux et entendit Candy pousser une exclamation de surprise horrifiée en découvrant l’état de son involontaire visiteur.
« Mais vous êtes couvert de sang ! s’écria-t-elle. Attendez ! Je vais vous soigner ! »
Tout en parlant, elle s’était précipitée vers le lavabo, avait rempli une carafe au robinet et munie d’un mouchoir propre, qu’elle avait dû prendre au passage dans ses affaires, elle revint en un tourbillon auprès de lui. S’il n’avait pas été aussi mal en point, il aurait sans doute souri devant l’agitation fébrile que la jolie blonde était en train de déployer, mais là, tout ce qu’il avait à l’esprit était le spectacle pitoyable qu’il devait lui offrir et il se redressa encore un peu, cherchant à se draper dans sa dignité. La jeune fille, à mille lieues de ces considérations, s’agenouilla à ses côtés.
« Que vous est-il arrivé Terry ? » murmura-t-elle en proie à une indicible inquiétude.
Il faillit s’étrangler lorsqu’une soudaine chaleur se répandit dans ses veines. C’était inattendu, terriblement gênant et tout à fait hors de propos. Bien sûr, c’était bon de la sentir là, tout près de lui. Mais il aurait mille fois préféré que ce fut dans d’autres circonstances et non pas à la fin de cette désastreuse journée, alors qu’il se sentait comme une loque, misérable et inutile. Il n’avait que faire de la pitié des gens. C’était un sentiment qu’il ne voulait inspirer à aucun prix, et à elle encore moins qu’à tout autre. Ce serait pour lui l’humiliation suprême et il se raidit dans sa fierté. Il préférait à tout prendre qu’elle le blâme pour ce qu’il avait fait. Aussi n’essaya-t-il pas de minimiser ses torts :
« J’ai fait le mur, je suis sorti en ville et je me suis battu. »
Avec un tel préambule, peut-être cesserait-elle de le regarder de cet air sincèrement préoccupé et si plein de compassion qui le mettait sens dessus dessous. Mais Candy, bien trop soucieuse depuis qu’elle avait découvert l’étendue des blessures du fils du duc, n’avait absolument pas l’esprit à lui faire la morale et ne sembla même pas relever la façon un peu provoquante dont il avait formulé sa réponse.
« Vous êtes tombé sur plus fort que vous, n’est-ce-pas ? » constata-t-elle simplement tout en versant un peu d’eau sur le mouchoir qu’elle tenait en main.
Elle commença à lui tamponner délicatement le visage, essuyant avec douceur les plaies et épongeant le sang qui avait commencé à sécher par endroits, tandis qu’après un instant d’hésitation, il se lançait dans des explications, laissant parfois échapper une plainte ou une grimace lorsqu’elle touchait un point particulièrement sensible. Il lui parla de la bande de voyous qui l’avaient attaqué, se jetant sur lui sans crier gare pour lui voler son argent. Il lui parla de l’étranger qui l’avait, fort heureusement, tiré de là puis ramené jusqu’au collège et sans lequel, dieu seul savait ce qui serait advenu de lui.
Tout à l’émoi qui l’avait envahi sous les doigts attentifs de la jeune fille, Terry ne s’attendait pas au vif et brutal élancement qui lui transperça la jambe de part en part. Il se contracta tout entier, les poings serrés, les mâchoires crispées par la souffrance, et, mortifié, crut lire de la pitié dans les beaux yeux émeraude qui plongeaient dans les siens. L’intolérable sensation de brûlure passa immédiatement au second plan, remplacée par la colère. Il n’avait que faire de sa compassion. Il relâcha d’un coup tout l’air qu’il avait, sous l’emprise de la douleur, inconsciemment retenu dans les poumons et Candy s’écarta brusquement de lui, grimaçant à son tour en portant vivement le mouchoir devant son nez.
« Oooh… s’exclama-t-elle choquée. Votre haleine sent terriblement l’alcool ! »
Quelle effarante et extraordinaire découverte, songea-t-il avec dérision. Bien sûr que son haleine sentait l’alcool. Que s’était-elle imaginé ? Qu’il était un petit ange ? Qu’il avait fait le mur pour aller au musée ?
« Et après ?! » lança-t-il d’un ton agressif en lui soufflant derechef son haleine saturée de vapeurs alcoolisées au visage.
« Oooh ! Mais en voilà des façons ! se rebiffa la jolie blonde en élevant le ton et en le repoussant avec emportement sans plus d’égards pour ses blessures dont elle semblait avoir, en un instant, complètement oublié l’existence. C’est comme ça que vous me remerciez de m’occuper de vous espèce de… »
Terrence la coupa d’un long « chchcht » péremptoire –la porte était toujours entrouverte et il ne s’agissait surtout pas de réveiller les voisines de Candy et encore moins les sœurs. Ce faisant, il porta dans un mouvement réflexe l’index devant la bouche pour donner plus de poids à son injonction, mais ce geste brusque venant se rajouter à ce que venait de lui infliger sans ménagement la jeune fille – une réaction excessive assurément – avait à nouveau réveillé le mal sournois qui venait de s’apaiser un instant. Une exclamation de douleur lui échappa et il tenta de contenir le flot de sensations intolérables qui s’étaient emparées de lui en enserrant sa jambe meurtrie entre ses deux mains. En une seconde Candy était près de lui, l’angoisse au cœur. Jusqu’à présent, elle s’était principalement focalisée sur la figure ensanglantée et couverte d’ecchymoses du jeune aristocrate et n’avait pas remarqué ses autres blessures.
« Ils vous ont donné des coups de couteau ? » s’enquit-elle effarée, en examinant la mauvaise coupure qu’il portait à la jambe.
Son pantalon blanc maculé de sang, était largement déchiré et laissait voir une vilaine et assez profonde entaille qui laissait les chairs à nu et un frisson de saisissement parcourut la jeune fille, à cette vue tandis que Terry, les yeux fermés attendait que l’abominable sensation reflue.
« Oui… » articula-t-il avec difficulté.
Il fallait absolument que cette douleur lancinante cesse… Il n’était pas sûr de la supporter encore longtemps. Il commençait à transpirer. Les tremblements de ses mains étaient en train de se propager à tout son corps. Il ne pouvait rester ici. Mais il se sentait sans énergie aucune.
« Le sang ne coule plus, c’est déjà ça… » déclara Candy, sur un ton apaisant et très professionnel, avec un calme qu’elle était loin de ressentir.
Elle cherchait autant à se rassurer qu’à rassurer son visiteur nocturne qui lui semblait bien pâle maintenant, et avait, d’un coup, perdu toute la morgue dont il faisait encore preuve la minute d’avant, et, debout devant son placard, elle réfléchit pour trouver de quoi le soulager. Elle avait souvent observé Mademoiselle Pony et Sœur Maria en train de soigner les nombreuses plaies et bosses que les enfants ne cessaient de se faire en jouant et en courant dans la campagne et avait cru comprendre qu’en compressant la blessure, la douleur serait moins vive. De plus cela aiderait à stopper pour de bon l’hémorragie qui malgré son affirmation optimiste n’était pas encore tout à fait endiguée. Ses yeux tombèrent sur son écharpe mauve qui pendait sur un cintre. Une écharpe qu’elle adorait. Mais c’était tout à fait ce dont elle avait besoin en ce moment. Elle la prit en poussant un petit soupir de résignation. Terrence Grandchester avait beau avoir un caractère épouvantable, il ne méritait pas qu’elle le laissât souffrir ainsi.
Dans quel quartier de Londres a-t-il bien pu aller pour être attaqué par des bandits ? réfléchit-elle un peu troublée, tout en revenant vers le jeune aristocrate.
Sûrement pas un lieu que fréquentent les membres de la haute société ! Pourquoi doit-il se battre ainsi ? Un garçon de si noble famille !Elle s’accroupit à nouveau près de lui et s’activa, lui nettoyant avec soin la plaie, puis elle lui enroula l’écharpe autour de la jambe, en serrant assez énergiquement. Il lui semblait que c’était ainsi qu’il fallait procéder lorsqu’on bandait une blessure.
« Allez-y doucement, se plaignit le jeune homme, vous allez me faire mal ! »
Candy fronça les sourcils. Non mais, qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre ! Elle était là à se décarcasser pour lui et Môssieur l’Aristocrate ne trouvait rien de mieux à faire que de geindre et de se plaindre comme un bébé…
« Quand on aime se battre dans les rues, il faut savoir souffrir ! » répliqua-t-elle sarcastique en nouant encore plus serré les deux bouts de l’écharpe, tandis que le visage du jeune Grandchester arborait un rictus qui déformait complètement son visage habituellement si séduisant.
Terry était suffoqué par la brusquerie de Candy. « Doucement ! » la conjura-t-il.
Où était passé la douce créature qui lui avait nettoyé le visage avec tant de délicatesse ?
« Vous profitez de l’occasion pour régler vos comptes avec moi ! Avouez, Mademoiselle Tarzan ! »
Il avait prononcé ces derniers mots dans le but de la provoquer, mais la jeune fille avait décidé d’entrer dans son jeu.
-Non ! Pas Mademoiselle Tarzan, Monsieur Grandchester, se moqua une Candy qui se sentait l’esprit espiègle malgré l’inquiétude qui ne l’avait pas quittée et la situation peu orthodoxe dans laquelle le fils du duc les avait involontairement mis tous les deux. Mademoiselle Taches de Son, n’oubliez pas ! »
Tout en esclaffant, la jeune fille secouait son index comme une maîtresse qui réprimande gentiment un élève récalcitrant. Elle était si craquante ainsi ! L’élève en question, désarçonné par la subite bouffée de désir qui l’avait envahi et extrêmement vexé que sa petite répartie n’ait pas eu l’effet escompté, ne put s’empêcher de répliquer à son tour :
« Vous avez une excellente mémoire mais j’aurais dû vous appeler Petite Peste… »
Ces paroles n’avaient pas plus tôt franchi ses lèvres qu’il regretta aussitôt de les avoir prononcées, d’avoir même pu les penser. Il se maudit et maudit sa fierté ! Mais il était trop tard pour les regrets inutiles et avec une parfaite mauvaise foi, il essaya de se persuader qu’elle l’avait finalement bien cherché. Étaient-ce des façons, aussi, de se moquer ainsi alors qu’il était là, à souffrir le martyre ? L’exclamation outrée de Candy lui prouva qu’il avait bien, cette fois-ci, atteint son but mais il n’en retira aucune satisfaction, tout au contraire. Malgré les éclairs que lançaient les magnifiques yeux émeraude, la jeune fille avait l’air blessée et il s’en voulait d’en être la cause. Une nouvelle vague de douleur déferla avec violence sur lui, le laissant pantelant. Il sentait la sueur qui perlait à son front.
« Ça fait vraiment mal… hoqueta-t-il. Laissez-moi le temps de reprendre mes forces et je vais m’en aller, je ne veux pas que vous ayez des ennuis ! »
La réaction de Candy, une fois de plus, avait été à l’opposé de celle qu’il aurait eue s’il avait été à sa place. Au lieu de se fâcher, elle s’était à nouveau penchée vers lui et lui rafraîchissait le front avec le linge humide, et cela le mettait d’autant plus mal à l’aise. Comment pouvait-elle réagir avec autant de gentillesse alors que lui avait été à la limite de la grossièreté ? La jeune fille, de son côté, avait vraiment eu, durant un instant, envie de tout plaquer là, mais son bon cœur le lui interdisait. De plus qu’aurait-elle fait ? Terrence Grandchester était dans sa chambre, et elle ne pouvait pas simplement l’ignorer comme s’il ne s’y trouvait pas… Et puis… peut-être, après tout, avait-elle vraiment serré trop fort l’écharpe en pansant sa blessure ? Peut-être avait-elle vraiment cherché à tirer profit de sa faiblesse et à régler ses comptes avec lui, comme il le lui avait reproché ?
« Oh, taisez-vous, le pressa-t-elle. Vous souffrez assez comme ça… Votre front est brûlant. Vous avez sûrement de la fièvre. »
Elle se releva et sortit un instant de la chambre pour jeter un coup d’œil à gauche puis à droite dans le couloir, en proie au doute et à l’incertitude. Terry était vraiment mal en point. Il transpirait énormément et semblait vraiment beaucoup souffrir. Que devait-elle faire ? Elle n’avait rien pour le soigner. Il lui aurait fallu un calmant. Elle savait qu’il y en avait à l’infirmerie mais à cette heure celle-ci était fermée à clef et il était hors de question de prévenir la sœur. Que faire alors ? Elle ne pouvait le laisser dans cet état… Une idée germa dans son esprit et elle sourit. Elle trouverait sûrement ce qu’il lui fallait à l’extérieur, dans une pharmacie. Malgré l’heure tardive elle espérait qu’elle en trouverait une qui serait encore ouverte. Elle savait qu’elle n’aurait aucun mal à franchir l’enceinte du collège. Elle y avait déjà songé plusieurs fois sans jamais aller jusqu’au bout. Elle savait déjà par où elle passerait.
Candy rentra dans la chambre en refermant la porte derrière elle, l’esprit rasséréné par la décision qu’elle venait de prendre. Elle attrapa sur son lit l’édredon et l’oreiller et sur le canapé quelques coussins, puis les bras tout encombrés par sa récolte, elle s’approcha en souriant de lui.
« Terry, je n’ai pas ce qu’il faut ici, je fais un saut jusqu’à la pharmacie », annonça-t-elle gaiement en lui glissant son oreiller derrière le dos et en le calant avec les quelques coussins.
Le jeune Grandchester la contempla, incrédule. Était-elle folle ou faisait-elle semblant ? Il était hors de question de la laisser faire. Les rues de Londres étaient bien trop dangereuses à cette heure-ci, même pour un garçon, son état le prouvait assez.
« Non, ce n’est pas prudent et d’ailleurs, je n’ai besoin de rien ! » affirma-t-il en mettant dans ses paroles toute la conviction dont il était capable.
Il espérait qu’elle ne serait pas assez aveugle ou assez inconsciente pour mettre malgré tout son projet à exécution, mais si elle s’y décidait quand même, il savait qu’il ne serait pas en état de l’en empêcher.
« Si…, insista la demoiselle en le recouvrant avec l’édredon. Je n’ai pas le droit de vous laisser partir comme vous êtes et vous avez de la chance que je ne sois pas comme une de ces filles qui s’évanouissent à la vue du sang !
-Candy… »
C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom. S’il avait espéré que cela suffirait à la faire changer d’avis, il en fut pour ses frais. La demoiselle aux taches de son, un sourire mutin aux lèvres, ne laissa rien filtrer du mélange d’angoisse qui lui enserrait le cœur devant la gravité de l’état du garçon qui avait échoué dans sa chambre, et de plaisir lorsqu’enfin Terrence Grandchester avait daigné s’adresser à elle autrement que par surnoms interposés.
« Attendez-moi ici, je reviens !
-N’y allez pas ! » tenta à nouveau Terry sans plus de succès.
Déjà, Candy avait enjambé la balustrade et lui faisait un petit signe de la main accompagné d’un « À tout de suite ! » enjoué, puis disparaissait de sa vue.
Devant l’entêtement de la jeune fille, Terrence sentit l’exaspération le gagner. L’anxiété qu’il éprouvait pour elle n’y était pas étrangère non plus. De quoi se mêlait-t-elle à la fin ? Ce n’était pas son affaire ! Et s’il lui arrivait quelque chose ? Il ne se le pardonnerait jamais…
Et puis, après tout, tant pis pour elle. Qu’y pouvait-il ? On n’avait pas idée d’être aussi têtue. Il fallait toujours qu’elle se mêle de ce qui ne la regardait pas. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir tenté de la dissuader d’y aller, de l’avoir prévenue des dangers qu’elle courrait… Mais puisqu’il se trouvait physiquement dans l’incapacité de la retenir, il ne pourrait être tenu pour responsable si quoi que ce soit arrivait à la jolie blonde. Cependant malgré les excuses qu’il essayait de se donner, le fils du duc ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable. Il reposa avec lassitude la tête contre l’oreiller de Candy, cet oreiller qui était tout imprégné de son parfum et ferma un instant les yeux…
***
Terrence ouvrit un œil, puis l’autre, le cerveau encore tout baigné par un rêve agréable dont il oublia la teneur aussitôt que son esprit sortit des limbes dans lesquels il était engourdi. S’il ne se souvenait plus de la moindre bribe de ce rêve, une étrange sensation d’euphorie persistait malgré tout. La couche improvisée que lui avait confectionnée Mademoiselle Tarzan était loin d’être aussi confortable qu’un lit mais sous l’édredon chaud et douillet, enveloppé de la délicieuse fragrance qui s’en dégageait, il avait dû s’assoupir, probablement vaincu par la fatigue et les émotions. Il remarqua avec satisfaction que sa blessure le lançait moins et repoussa d’un geste la couverture. Dans la pénombre, il palpa avec précaution sa jambe endolorie. Le sang avait séché sur le foulard de Candy et ne semblait plus couler du tout. C’était déjà une bonne chose.
« Cette petite Taches de Son a au moins une qualité, murmura-t-il tout bas, c’est une bonne infirmière. »
Où était-elle à présent, cette tête de mule ? Pourquoi ne l’avait-elle pas écouté ? Et pourquoi n’était-elle toujours pas rentrée ? Le fils du duc ne savait pas combien de temps s’était écoulé depuis qu’il s’était endormi et n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait bien être. Mais il n’avait pas l’intention de s’attarder dans cette chambre plus longtemps, au risque de s’y laisser surprendre. Bien qu’encore faible et très fiévreux, il se sentait un peu mieux et il décida qu’il fallait en profiter. D’ailleurs il était plus que temps de quitter l’endroit. Les rondes nocturnes surprise des sœurs n’étaient pas si rares et il ne voulait pas que sa présence en ces lieux puisse porter préjudice à la jeune entêtée. Elle aurait déjà suffisamment de problèmes si l’on découvrait qu’elle n’était pas sagement couchée dans son lit. Prenant appui sur la commode près de laquelle il était assis, Terrence dut s’y prendre à plusieurs reprises avant de réussir à se redresser sans trop réveiller la douleur qu’il craignait de voir se manifester dans toute son intensité s’il venait à trop solliciter sa jambe.
« Et maintenant, voyons si je peux mettre un pied devant l’autre… » grogna-t-il en esquissant avec lenteur et circonspection un premier pas. Il ne put réprimer un soupir et une grimace. La douleur était toujours vive, malgré ses précautions – il avait pris appui très progressivement sur sa jambe blessée – vive, mais supportable malgré tout. Il n’était tout de même pas une mauviette ! Il récupéra les coussins et la couverture qui étaient restés par terre et, se déplaçant à pas comptés, déposa le tout sur le lit de Candy, disposant les coussins sous la couverture de façon à donner l’illusion de la présence d’un corps. Cela ne tromperait bien sûr personne si on allumait, mais cela pourrait peut-être faire l’affaire dans le cas contraire.
Il n’avait plus qu’à y aller… Et le balcon se révélait être l’issue la plus sûre. La plus sûre, certes, mais pas forcément la plus accessible, songea le jeune Grandchester en fixant avec une pointe d’inquiétude la corde que Candy avait nouée à la balustrade et qui pendait dans le vide. Toutefois, maintenant qu’il s’était décidé, il était inutile de tergiverser plus longtemps et il se dirigea, clopin-clopant vers le balcon, puis se retourna, jetant un dernier coup d’œil circulaire dans cette pièce qui, malgré les circonstances, avait abrité quelques émois pas si désagréables.
« Adieu, Candy » déclara-t-il tout bas, un sourire au coin des lèvres, avant d’essuyer ses mains moites sur son pantalon, d’enjamber avec précaution la balustrade et d’agripper la fameuse corde blanche sur laquelle, en une autre occasion, Mademoiselle Tarzan s’était balancée, telle le chimpanzé agile qu’elle était.