La Palmer Mansion,
Candy venait d’achever sa garde à l'hôpital, et au volant de sa Benz Coupé Chauffeur de 1918, toute rutilante, offerte par son père adoptif pour son dernier anniversaire, elle se disait qu'il était encore trop tôt, en cette chaude après-midi d'été, pour rentrer et se décida à s'arrêter à La Palmer Mansion voir Annie. Les deux amies n'avaient en effet guère eu le temps d'échanger deux mots la veille au soir lors de la visite éclair à Lakewood du nouveau couple marié, venu les avertir de leur retour, afin qu'Archibald eût le temps de s'entretenir avec Georges des dernières affaires en cours pour la Compagnie André.
Quelques minutes plus tard, elle arriva devant le sublime manoir. « La Palmer Mansion », se dressait dans toute sa splendeur un peu en retrait de la rue et elle se dit qu’il serait stupide de continuer à l’appeler ainsi. Ne valait-il pas mieux la renommer « La Cornwell Mansion » ? Ce serait tellement plus logique ! Après tout c'était leur foyer maintenant. Elle en toucherait un mot à Annie et Archibald... Malgré tout, elle n'en revenait pas qu'un tel palace puisse désormais leur appartenir.
Cette résidence était une innovation dans l'architecture américaine, rien de tel n'ayant encore été construit dans le pays. Un peu trop extravagant à son goût, elle qui préférait les choses simples, mais tout à fait dans celui d’Annie. Le style se voulait gothique normand à créneaux, quelque peu atténué pour se conformer aux idées modernes de l'époque, mais conservant à coup sûr, tout le charme de la période médiévale. La finition extérieure était en pierre brune de taille brute brisée ; tandis que l'intérieur, de style gothique, était sculpté dans le bois... Le bâtiment se dressait sur un large terrain de toute beauté donnant sur la promenade du Lac Michigan. Il s'étalait sur pas moins de trois étages avec ses tourelles et ses tours, s'élevant au-dessus du toit de dix à quinze pieds, et une grande tour carrée, surmontée d'une tour ronde. À l'extrémité sud, on pouvait discerner un gigantesque jardin d'hiver, dont les fenêtres étaient ouvertes depuis la bibliothèque, le salon et les salles à manger. La tour principale s’élevait sur deux étages au-dessus du toit, chacun abritant une pièce, tandis qu'à sa base, un balcon pouvait accueillir pas moins de quarante personnes. Idéal pour les jours de grande réception, il offrait une vue remarquable sur le lac. Du haut de la maison par un temps clair comme celui-ci, on pouvait même apercevoir l'autre côté de la rive du Michigan. L'entrée principale et la chaussée étaient à l'angle nord-est de la maison.
D'un côté du vestibule, il y avait une entrée directe vers l'ascenseur, tandis que de l'autre côté, se trouvait un escalier pour les invités, menant directement à la partie supérieure de la maison.
Candy emprunta cet escalier et sonna à la porte. Quand le majordome vint lui ouvrir, elle demanda à voir la maîtresse de maison et il la fit entrer dans un majestueux hall, puis l'invita à le suivre au premier étage où se trouvait une grande antichambre donnant sur un salon, une salle à manger, un petit salon, une salle de réception et une grande bibliothèque. Le domestique lui demanda d’y patienter quelques minutes.
Pour l'avoir déjà visité avec Albert, Candy savait que le deuxième étage abritait les chambres à coucher et d'autres pièces encore, tandis qu'au troisième étage se trouvaient un fumoir ainsi qu'une une salle de billard. Elle s’étonna une fois de plus : quoique somptueux au-delà du raisonnable, l’endroit restait étrangement chaleureux et comme chargé d'ondes positives, et la jeune femme imaginait sans peine le jeune couple s'y épanouir et y vieillir en parfaite harmonie.
Annie interrompit ses pensées. Heureuse de la retrouver, elle la serra dans ses bras et lui dit :
— Oh, Candy comme je suis contente de te revoir, hier fut trop court, et qui plus est, je peux te recevoir dans mon nouveau chez moi.
— Moi aussi je suis ravie de te retrouver, s’exclama Candy. Tu resplendis de bonheur, c'est vraiment merveilleux de te voir ainsi, tu le mérites tellement !
— Oh ! Si tu savais à quel point je suis heureuse, répliqua la jeune mariée en l'invitant à la suivre dans le petit salon, où une domestique vint leur servir du thé. Je t'ai dit hier que mon voyage de noces était fantastique et inoubliable, mais ce que je n'ai pas eu le temps de te dire c'est qu'Archibald est un mari attentionné, tendre, amoureux, je ne pourrais rêver meilleur mari... Depuis nos fiançailles, il a fait de nombreux efforts pour que notre couple fonctionne. Tu sais, Candy, je n'ignore pas que durant longtemps, c'est toi qui occupais ses pensées et que ses sentiments pour toi allaient bien au-delà de l'amitié…
— Annie, ne dis pas ça, protesta la jeune femme blonde.
— Je t'arrête tout de suite, la coupa son interlocutrice, je suis au courant de tout figure-toi, nous en avons discuté, avec Archie et il a fini par me faire comprendre que tout ça, c’est du passé, que les sentiments qu'il te portait se sont mués en une amitié forte et solide. Et depuis nos fiançailles, il n’a eu de cesse de me montrer combien je compte pour lui et j’ai vraiment l’impression que notre amour ne cesse de s'intensifier ! Il me prouve jour après jour qu'il m'aime davantage, ce que j’essaie de lui rendre au centuple. Et sans entrer dans les détails, je peux te dire que nous nous sommes encore rapprochés, après notre mariage, à un point qu’il m’aurait été bien difficile d’imaginer. Donc pour résumer, tout va merveilleusement bien. Ajoute ce grand et beau manoir offert en cadeau de mariage par notre Albert et notre bonheur est au complet !
— Je savais que cette maison te plairait. Après tout je suis ta sœur de cœur, et je peux me vanter de connaître parfaitement tes goûts ainsi que ceux d'Archibald, Albert m'a fait confiance sur ce coup-là et… voilà le travail...
— Merci Candy, tu as eu raison, fit Annie en avalant un peu de thé, tu me connais vraiment bien, et Archie aussi est ravi. Tu sais que les employés étaient déjà là à notre arrivée pour nous accueillir ? Albert nous a vraiment gâtés ! Il ne nous manque plus qu'à y rajouter notre touche personnelle… J'ai déjà des tonnes d'idées.
— Ça ne m’étonne pas de toi, s’esclaffa la jeune célibataire.
— Je t'aurais bien demandé de m'accompagner faire du shopping, mais je sais que tu travailles beaucoup en ce moment, entre tes gardes à l'hôpital et ton nouvel investissement au sein de la fondation André, alors tant pis. Quant à Patty, elle est déjà repartie poursuivre ses études de médecine en Floride, après sa visite éclair pour notre mariage. Impossible donc de l’embaucher dans mon entreprise de décoration…
— Tu n'as qu'à demander à ta mère, Annie, lui conseilla Candy. Je suis persuadée qu'elle sera ravie de t'aider à embellir cette immense maison à ton goût !
— Tu as raison, c'est ce que je vais faire, elle en sera enchantée ! acquiesça Annie radieuse. Qui plus est, je n'ai même pas eu le temps de la voir depuis notre retour… J'irai la voir demain pour lui en faire part. Bon, maintenant donne-moi des nouvelles de toi et de tout le monde, que s'est-il passé en notre absence ?
— Pas grand-chose, tu sais, répondit la blonde. Comme tu le disais si bien tout à l'heure, je partage mon temps entre mes gardes à l'hôpital et mon investissement pour la fondation André, ce qui ne me laisse guère que les soirs et week-ends, que je passe à Lakewood. Albert et moi aimons nous y retrouver l’été avant de devoir retourner au manoir de Chicago. Ça me fait tellement de bien d'être là-bas, et de profiter du parfum de la roseraie d'Anthony ! Et quand Albert n'est pas en voyage, nous dînons le soir ensemble sur la terrasse. Mon "grand frère" me manque quand il n'est pas là mais on fait avec ! Euh, ah oui, j'ai passé le week-end dernier à La Porte, je suis allée me ressourcer à la maison Pony. Quel bonheur de revoir Mademoiselle Pony et Sœur Maria et tous les enfants biensure!
— Raconte-moi Candy, comment vont-elles ? Et les enfants ?
— Tout le monde va bien, la rassura-t-elle, les enfants aussi. Jimmy gère maintenant très bien tout seul le ranch depuis que Monsieur Cartright nous a quittés il y a trois mois. Tom nous a appris que sa femme Laura attend un bébé, c'est merveilleux après six mois de mariage, déjà ! Le prochain sera sûrement le tien avec Archibald, je serai tellement contente pour vous...
— Moi aussi, mais chaque chose en son temps, déclara la brune, concentrons-nous d'abord sur le repas familial de demain soir, les Legrand seront présents mais pas mes beaux-parents, ils ne pourront pas être là...
— Oui le premier repas depuis que cette pauvre tante Elroy nous a quittés, dit Candy la mine attristée.
Cela faisait déjà six mois que la grand Tante avait succombé des suites d'une grave méningite, à l'hôpital Sainte-Joanna, où Candy travaillait à nouveau, après son renvoi dû aux viles manœuvres orchestrées par Daniel et sa sœur Eliza, quelques années auparavant. Le soutien d’Albert, dont on venait d’apprendre à l’époque qu’il était en fait William Albert André, avait été crucial et lui avait permis de retrouver rapidement son ancien poste. Candy en avait été soulagée car elle affectionnait particulièrement cet hôpital qui lui rappelait tant de souvenirs. Plus tard, quand on apprit qu'Elroy était malade, ce fut bien entendu dans cet établissement qu’on la transporta et Candy, n’écoutant que son cœur fit abstraction du reste de rancœur qu'elle éprouvait encore envers sa grand-tante, et demanda à s'occuper d’elle, l’assistant et lui tenant compagnie dès qu’elle le pouvait. Les sentiments que les deux femmes se portaient évoluèrent soudainement et dans le bon sens. Lorsque le diagnostic final tomba, Elroy remercia Candy du fond de son cœur et elle lui demanda de bien vouloir lui pardonner pour toutes les fois, où elle n’avait pas été tendre envers elle, ni même pris sa défense, comme elle aurait dû le faire, face aux ignominies répétées des enfants Legrand. Elle se repentit une dernière fois de toute la malveillance que Candy avait pu subir jadis par sa faute et dans un dernier souffle, implora son pardon. L'infirmière, le regard bienveillant et sans l'ombre de la moindre animosité, lui accorda l'absolution.
— Candy, je t'en prie, ne sois pas triste, reprit Annie, j'aimerais tellement que tu sois aussi heureuse que moi… Son décès nous a tous attristés mais il est temps de recommencer à vivre et ça vaut pour toi aussi ! Et puisque nous en parlons, et si tu es d'accord, j'aimerais te faire rencontrer des amis d'Archie de l'université, ce sont des gentlemen tout à fait convenables et très beaux pour ne rien gâcher...
Candy sentit son cœur se serrer, et une très grande tristesse la gagner. La douleur lancinante qu’elle avait réussi à museler refit surface, une douleur physique qui lui étreignait la poitrine et la gorge tandis qu’une question tout aussi lancinante lui torturait l’esprit : avait-elle vraiment pris la bonne décision ce jour-là ? Elle se revoyait, ce sombre soir d'hiver de 1914, dans l'escalier de cet hôpital de New-York, dire adieu à l'amour de sa vie, à son âme sœur, elle ressentait encore l’insoutenable souffrance qui lui déchirait les entrailles alors qu’elle réalisait l’imminence de cette perte. Le seul instant fugace de bonheur qu'elle conservait en elle comme un trésor, avait été cette dernière étreinte délicieuse qu'il lui avait offerte, ses larmes roulant dans son cou, reflet des siennes alors qu’elle priait Dieu de lui donner la force et le courage nécessaires de le quitter. Avait suivi cette promesse saugrenue qu'il lui avait réclamée de continuer à être heureuse sans lui… Et elle lui avait même fait prêter un serment identique en retour… Mais comment tenir un tel engagement ? Pourtant elle avait cherché à y mettre toute la conviction possible et imaginable, car elle se devait d’abandonner Terry, même s’il était le seul et unique amour de sa vie. Elle ne voyait pas d’alternative. Suzanne avait bien plus besoin de lui qu’elle. Elle avait tout de même sauvé la vie du jeune acteur au péril de la sienne et perdu sa jambe dans le processus. Candy savait que l'ultime sacrifice de se retirer de l'équation n'était rien en comparaison de la détresse physique et psychologique que pouvait endurer Suzanne, c'était en tout cas ce qu'elle croyait à cette époque-là. Aujourd'hui, elle n'en était plus aussi sûre. Il ne s'était pas passé une seule journée sans qu'elle ne regrette ce choix irréversible, sans qu'elle ne pense à lui, ou n'espère un jour son retour dans sa vie et dans son cœur. Car celui-ci, elle en était certaine, avait été broyé dans sa poitrine, cette nuit-là, et ne serait plus en mesure de fonctionner ou de battre pour quiconque… Mais cela, elle aurait du mal à le faire comprendre aux autres. Surtout qu’elle n'avait pas ménagé ses efforts pour cacher la sombre vérité, à savoir qu'elle n'était plus qu'une épave sans celui qu'elle continuerait à aimer toute sa vie, malgré la séparation et même, elle en était persuadée, par delà la mort.
Annie aperçut l’ombre de tristesse et d'abattement sur le visage de son amie, et s’enquit :
— Candy, que se passe-t-il ? Ai-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? Tu as le même visage que lorsqu'Archie t'a trouvé dans ce train à ton retour de New-York, il y a bientôt quatre ans...
Elle s'interrompit en constatant la mine déconfite et atterrée de sa sœur de cœur.
— Tu penses toujours à lui, n'est-ce pas ? Je pensais qu'avec le temps, tu finirais par l'oublier, mais je m’aperçois que je me suis trompée... Je suis là, si jamais tu éprouves le besoin d'en parler, sans jugement, ne l'oublie pas... dit-elle, tout en lui serrant la main dans un geste affectueux.
La jeune femme blonde, le regard mélancolique et abattu, eut bien du mal à cacher ses émotions. Avec toute la peine du monde, elle releva la tête, et les larmes aux yeux, parvint à trouver dans les prunelles de sa meilleure amie le courage de se confier :
— Ne t'inquiète pas Annie, c'est juste que l'évoquer est encore trop douloureux pour moi. Non, je ne l'ai pas oublié, et je doute encore d'y arriver un jour, ni même de réussir à tourner la page pour accueillir quelqu'un d'autre dans mon cœur. Il n'y a pas de place à prendre ! Tu comprends, il a promis de veiller sur elle et de rester avec elle ! C'est trop tard ! J'ai tant souffert, d'abord Anthony puis Terry ! Non, je pense sérieusement à finir vieille fille, c'est ce qui me conviendrait le mieux et je ne veux pas qu'on essaye de s'immiscer dans ma vie ou de me faire changer d'avis !
— Oh, chérie, je suis tellement désolée pour toi, mais je vais quand même te donner mon avis car dans ton cas je n’entrevois que deux possibilités. La première, tu te jettes dans le premier train pour New-York et après avoir trouvé Terry, tu lui révèles tes sentiments, après tout comme je te l’ai déjà dit, par le passé, les dés sont loin d’être jetés, et ce malgré la promesse stupide et intenable que vous vous êtes faits tous les deux ce soir-là, alors même que ça crève les yeux que vous vous aimez ! Un amour aussi fort que le vôtre ne s’éteint pas comme ça. Puis tu sais, aucune annonce de fiançailles n’est encore parue dans les journaux, alors que cela fait déjà longtemps maintenant. On entend régulièrement parler de lui en tant qu’acteur dans la presse mais aucune noce de prévue à l’horizon !
Ou deuxième possibilité pour toi, tu te décides enfin à essayer de l’oublier, j’ai bien dit essayer, de passer à autre chose, malgré toute la difficulté que cela représente aujourd’hui pour toi. Si tu n’as pas envie de sortir pour le moment, je le conçois, je l’accepte et te soutiendrai mais ne refuse pas s’il te plaît d’avancer, de rencontrer de nouveaux gens, de te faire un nouveau cercle d’amis. J’ai dit « amis », il n’y a pas de mal à te faire de nouveaux amis. Et sache que quelle que soit ta décision, Archibald et moi te soutiendrons car tout ce que nous voulons pour toi c’est ton bonheur, un bonheur que tu mérites de trouver même si tu n’en es pas persuadée pour le moment. Je te demande juste de me faire confiance et d’avancer pas à pas peu importe ce que tu décideras…
Le visage de Candy s’éclaira un peu et avec un soupçon d’espoir et de confiance dans le regard, timidement elle dit :
— Oh Annie, je ne sais comment te remercier d’être là pour moi, alors que tu es encore en lune de miel, mais je ne suis pas en mesure de me décider pour le moment, les deux solutions me semblent pour l’instant inaccessibles, je me sens dans le flou total et j'ai besoin de temps pour y voir clair.
— Personnellement, je pense que du temps tu en as eu suffisamment depuis toutes ces années, mais je n'insiste pas et je respecte ton choix d'attendre. Mais je te le redis, je suis là si tu as besoin de moi ma chérie, précisa Annie en la prenant dans ses bras.
Candy était quelque peu stupéfaite de voir sa meilleure amie se comporter ainsi. D'ordinaire, les rôles étaient inversés. Cela avait toujours été la responsabilité de la blonde de remonter le moral de la brune car celle-ci avait toujours été si fragile, et ce depuis leur plus tendre enfance, au sein même du foyer Pony. Alors de découvrir une nouvelle facette d'Annie qui se voulait protectrice, rassurante, était très surprenant. À n'en pas douter, le mariage l'avait littéralement et incontestablement changée.
— Je te remercie beaucoup Annie, d'être là pour moi, reprit Candy, ça me fait bizarre tout de même que les rôles soient inversés mais je suis ravie.
— Après tout, c'est un juste retour des choses, toi tu as toujours été là pour moi, c'est à mon tour maintenant, et je ne bouderai pas mon plaisir de te venir en aide, tu pourras toujours compter sur moi ! Fit Annie, réjouie d'avoir pu être là pour réconforter son amie.
— Bon ce n’est pas le tout, mais il commence à se faire tard, et j'ai un peu de route à faire jusqu'à Lakewood, je vais te laisser, dit la jeune héritière en se levant pour donner une accolade à son amie de cœur, on se voit demain soir, et encore merci.
— À demain Candy, et repose-toi bien, la nuit porte conseil, tu y verras plus clair dans tout cela demain !
Annie la regarda partir, de plus en plus convaincue qu'elle trouverait le bonheur, et ce même s'il fallait pour cela donner un petit coup de pouce au destin pour l'y aider...
Fin du Chapitre I
CHAPITRE II
Domaine de Lakewood,Eliza et Daniel venaient d'arriver à Lakewood. Eliza avait préféré arriver une journée avant leurs parents pour pouvoir se renseigner à propos des derniers cancans qui traînaient au manoir voire dans tout Chicago. C'était un rite qui l'amusait, ô combien, et qui pourrait sans nul doute lui servir à un moment donné ou un autre...
À vingt ans, elle et son frère, étaient toujours célibataires. Daniel n’avait pas eu de chance. Il avait essuyé une déconvenue en voulant épouser Candy trois ans plus tôt. Celle-ci ayant refusé, on avait tenté de lui forcer la main en faisant passer la demande de mariage pour un ordre de l'oncle William, dont l'identité était encore inconnue à l'époque. Malheureusement pour eux, Albert était venu à la rescousse de sa fille adoptive en révélant au monde son statut de chef de la famille André. Les fiançailles étaient bien entendu tombées à l’eau. Ensuite son frère s’était fait tout petit, boudant un temps les dîners et réunions de famille dans le but évident d'éviter Candy et très vite on n’avait plus évoqué cette pénible affaire. Pour Eliza, par contre, il en était tout autrement, elle était courtisée de temps à autre par des gentlemen de bonne famille, mais son caractère bien trempé et sournois les faisait fuir à un moment donné ou à un autre… Et elle estimait que de toute façon, elle était trop bien pour eux...
Des employés vinrent les accueillir et récupérer leurs bagages. La rouquine demanda à l’un des domestiques si l'oncle William ou Candy étaient présents au manoir. Celui-ci répondit par la négative mais que l'un comme l'autre ne devraient plus tarder à rentrer.
De fait, Eliza et Daniel décidèrent de s'installer dans le grand salon en attendant, pendant que la gouvernante faisait porter leurs affaires dans leurs chambres.
Le jeune homme aux cheveux roux s'adressa à sa sur :
— Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu as tenu à venir si tôt !
— Tu ne comprends pas ? Tu es vraiment trop bête mon cher frère ! souffla celle-ci. Je me devais d'être là en avance. Il faut que je sache s'il se trame quelque chose en ce moment que ce soit ici ou dans la bonne société de Chicago...
— Si tu veux mon avis, il n'y a rien eu de nouveau à part le mariage d'Annie et d'Archibald le mois dernier, je crains que tu n'aies rien à te mettre sous la dent surette cette fois-ci, ricana-t-il d'un air condescendant.
— Mais bien sûr que si, tu verras, je te donnerai tort, répliqua la rouquine d'un ton vexé.
Tout à coup, le bruit de la porte d'entrée résonna jusqu'au salon.
On entendait très bien, au loin, une voix échangeant avec un domestique, c'était certainement l'oncle William qui rentrait.
Albert franchit le seuil du salon et découvrit, surpris, les jumeaux rouquins, assis sur son sofa et s'exclama :
— Bonjour Eliza, Daniel ! À ma connaissance, la réception familiale est prévue pour demain et non aujourd'hui. Vous seriez-vous trompé de jour par hasard ? Ironisa-t-il.
— Bonjour oncle William, salua Daniel.
— Bonjour mon oncle, reprit sa sur, nous avons pris la liberté de venir une journée plus tôt afin de vous proposer notre aide et notre savoir-faire quant à l'organisation de la dite fête.
Albert restait sur ses gardes : c’était bien la première fois qu'ils les voyaient proposer leur aide pour quoique ce soit ! Dissimulant ses doutes sous un air affable, il continua :
— C'est vraiment très attentionné de votre part mes chers cousins, néanmoins tout a déjà été préparé et organisé à cet effet, il n'y a donc rien que vous puissiez faire pour aider aux préparatifs. D'autre part, vous n'êtes pas sans savoir que ce sera un dîner de famille assez simple nous réunissant tous depuis le décès de la tante Elroy.
— Oui, nous savons, mon cher oncle, assura la rouquine, comprenez-nous cette pauvre tante Elroy nous manque tellement que nous pensions pouvoir apporter notre participation afin d'honorer sa mémoire...
Albert afficha un sourire subtil, il était loin d'être dupe quant aux intentions éventuelles de ces diables de cousins mais entendait bien retourner la situation à son avantage...
— Eh bien, c'est tout à votre honneur mes enfants. Mais j'ai une autre idée si vous souhaitez rendre hommage à notre tante bien-aimée. J'ai à vous parler à tous deux, je comptais le faire demain soir mais puisque vous êtes là, parlons-en tout de suite !
— De quoi s'agit-il mon oncle ? S’enquit la jeune femme.
— Tout d'abord, continua-t-il, je dois vous avertir que nous aurons, demain soir, un invité de marque qui n'était pas prévu au programme, il s'agit de mon ami Edward McCormick.
— Mon oncle, demanda Eliza avec un soudain enthousiasme déconcertant, faites-vous allusion au grand homme d'affaires, celui qu'on surnomme "le roi du pétrole "?
— Oui Eliza, répondit-il, c'est bien lui. Figurez-vous qu'il est de passage dans la région, et je vais l'inviter à séjourner ici quelques temps pour régler les quelques affaires communes en cours. C'est un vieil ami, nous avons étudié ensemble durant notre jeunesse. Bref, je compte sur votre politesse et votre bienséance à tous deux pour le mettre à l'aise !
Une lueur malicieuse brilla dans le regard de la jeune femme : elle avait bien dit à son frère, qu'il fallait qu'elle arrive plus tôt. Et maintenant elle en connaissait la raison : Edward McCormick serait là le lendemain et rien que pour elle ! Elle devait être en train de rêver...
— Vous savez très bien, affirma celle-ci, mon cher oncle que vous pouvez compter sur nous.
— Je suis ravi de l'entendre, reprit Albert, mais Eliza, je tiens à faire une mise au point avec toi : je ne veux pas de remarques désobligeantes, quelles qu’elles soient, vis à vis de Candy, tu te comporteras avec la plus grande bienveillance envers elle et ce devant tout le monde ! Je me suis bien fait comprendre ? Elle est ma fille adoptive et tu dois l'accepter et la respecter. Et ça vaut bien sûr aussi pour toi, Daniel...
Celui-ci répondit :
— Il n'y a de souci pour moi oncle William.
Eliza fulminait, cette petite intrigante lui valait encore et toujours des reproches, alors même que c'était elle l'orpheline, une pauvre fille d'écurie. Elle ne comprenait vraiment pas comment lui, l'oncle William avait pu adopter une fille perdue comme elle ! Elle aurait sa vengeance un jour contre cette chipie, ça elle s'en assurerait. En attendant, il valait mieux faire profil bas vis à vis de l'oncle William.
—Mon oncle, vous savez très bien que vous pouvez compter sur moi, mentit-elle. Ces vieilles querelles sont de l'histoire ancienne, nous sommes de bonnes amies maintenant !
Albert n'était pas né de la dernière pluie, et il se méfiait d'elle comme de la peste, il saurait la garder à l'il. Il n'ignorait pas toutes les abjections qu'avait connues sa fille à cause de ces diables de Legrand notamment du temps où elle n'était encore que simple demoiselle de compagnie pour Eliza. Cela n'avait d'ailleurs point duré, elle avait vite été exploitée et avait fini par dormir dans l'écurie... Albert en était malade quand il y repensait. Quels personnages odieux ! Heureusement tout cela avait changé le jour où il l'avait adoptée. Il n'en restait pas moins qu'il gardait une rancune tenace vis-à-vis d'eux. D'ailleurs, si cela n'avait tenu qu'à lui, il aurait déshérité toute cette partie de la famille. Mais sa tante, sur son lit de mort lui avait fait promettre de ne pas le faire. Sans compter que Candy elle-même avait abondé dans ce sens et préféré ne pas leur tenir rancune, croyant toujours dur comme fer à leur possible rédemption.
— L'important est que nous soyons tous d'accord, répliqua le chef de famille. Maintenant passons à l'autre sujet que je souhaitais aborder avec vous. Vous me disiez tout à l'heure que vous souhaitiez rendre hommage à notre chère tante, c'est bien cela ?
— Oui, mon oncle, répondirent en chur les jumeaux.
— Bien, je suis ravi de l'entendre, et je pense avoir trouvé le moyen idéal pour vous y aider, s'amusa-t-il. Vous savez que cela fait six mois qu'elle nous a quittés, Dieu ait son âme. Mais tout ce qu'elle possédait, ses affaires, sa garde-robe, ses bijoux, toutes les babioles et bibelots qu'elle conservait, sont toujours là-haut dans ses appartements. Donc j'aurais besoin de quelqu'un pour faire l'inventaire et le tri dans tout ça. Le mois dernier, au mariage d'Archibald et Annie, j'ai pu discuter avec votre père qui m'a dit que vous n'étiez pas vraiment bousculé en ce moment. Daniel tu ne sembles toujours pas décidé à le rejoindre pour travailler avec lui, d'après ce que j'ai compris, quant à toi Eliza, tu passerais ton temps à éconduire des gentlemen... Donc j'ai pensé que du fait de votre vaste temps libre et de votre présence anticipée ici, vous auriez le temps de faire du tri dans les affaires de la tante. Bien entendu vous pourrez rester aussi longtemps que cela sera nécessaire pour le faire. Qu'en dites-vous ?
Les jumeaux se regardèrent, à la fois surpris, choqués et désabusés, ils ne s'attendaient pas à cela, à devoir jouer les femmes de ménage en triant et rangeant les affaires de leur tante.
Eliza reprit malgré tout :
— Mais mon oncle, ce n'est pas à nous de faire cela, c'est le travail d'une domestique, voyons...
— Ah non Eliza, ce n'est pas une tâche ordinaire que je pourrais confier à un simple serviteur, étranger à notre famille ! Il s'agit de l'héritage de notre tante tout de même... J'aimerais éviter les vols, vous comprenez, tandis que vous, vous faites partie de notre famille à part entière et j'ai toute confiance en vous ! D’autre part, je vous sais capable d'y mettre bon ordre et de me rapporter les éventuels éléments importants que vous trouverez...
— Mon oncle, s'énerva Eliza, vous ne pouvez pas nous demander de nous abaisser à une si basse besogne ! C'est incroyablement injuste ! Je m'y refuse ! Et pourquoi Candy ne s'y colle pas, elle ? Après tout, elle a l'habitude de faire ce genre de choses, elle, a été fille d'écurie avant que vous ne l'adoptiez...
Là, sa nièce dépassait vraiment les bornes et Albert comptait bien y remettre bon ordre sans plus attendre. Une lueur colérique dans le regard, il durcit le ton très sévèrement, et continua :
— C'en est trop Eliza ! Je t'ai déjà dit que je ne veux pas que tu parles ainsi de ma fille. Et je te rappelle que d’une part, elle travaille, elle, et que d'autre part, elle s'investit énormément au sein de la Fondation André au profit des enfants malades de l'hôpital Sainte-Joanna... De fait, elle n'aurait guère de temps à consacrer à ce genre d’activité en ce moment. Mais puisque vous m'obligez à mettre les points sur les "i", je vais me faire un malin plaisir d’éclaircir la situation, je pense que vous ne m'avez pas bien compris ! Faire l'inventaire et le tri dans les affaires de votre tante n'est pas une requête, c'est un ordre que je vous donne en tant que chef de famille, et vous auriez tout intérêt à vous y plier, que ça vous plaise ou non. Me suis-je bien fait comprendre cette fois-ci ?
Eliza fulminait, elle ne s'était jamais sentie aussi humiliée de sa vie. Elle se vengerait de lui tôt ou tard, de ça, elle en était certaine. En attendant, elle n'avait guère le choix et dut ravaler sa fierté et faire bonne figure.
Daniel se décida à calmer un peu le jeu. Sa sur ne cessait d'attiser le feu depuis un moment et il ne voulait pas se retrouver impliqué dans ses conflits avec le chef de famille, oh ça non ! Il intervint :
— Oncle William, calmez-vous, nous ferons comme bon vous semble et nous y passerons le temps nécessaire, n'ayez aucune inquiétude à ce sujet !
— Daniel, cracha sa sur, c’est…
Faire bonne figure c’était une chose, mais se rabaisser de la sorte était inimaginable pour Eliza et elle était sur le point de le faire savoir à son frère. Cependant l’air furibond qu’il affichait l’avait prise de court et elle s’était interrompue, déconcertée par ce qu’elle avait lu dans son regard. Mieux valait sans doute laisser tomber face à l'oncle William et serrant les poings, elle laissa échapper un « Bien, mon oncle » entre ses dents.
— À la bonne heure, je suis ravi de l’entendre. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, j'ai à faire avant de dîner, je serai dans mon bureau.
— Bien sûr oncle William, à tout à l'heure, fit Daniel.
Une fois seuls dans la pièce, Eliza se tourna vers son frère, le fusilla du regard et s'écria :
— Comment as-tu pu me faire ça, sale traître ? Moi, m'abaisser à faire ça ?
— Tu te fiches de moi j'espère ? Rétorqua-t-il. Je l'ai fait pour nous deux, j'ai calmé le jeu... N'as-tu pas remarqué son air furibard ?? Tu tiens vraiment à te mettre le chef de famille à dos ? Maman n'apprécierait pas tu sais ?
— D'accord, dit-elle d'une voix redevenue raisonnable, fais comme bon te semble, mais je te préviens que tu le feras tout seul ton inventaire...
— Tu te moques de moi, n'est-ce pas ?
— Absolument pas mon cher frère, s'agaça-t-elle, c'est de ta faute si on en est là. Si tu m'avais laissé tenir tête face à ce vagabond reconverti, nous serions déchargés de cette corvée !
— Oh mais non, c'est parfaitement injuste et tu le sais ! Il n'en est pas question ! Je refuse de faire ça tout seul ! Il a ordonné que ce soit toi et moi ! S'énerva-t-il à son tour.
— Je ne te laisse pas le choix ! Précisa Eliza. De toute façon, sache que je n'ai pas le temps, j'aurai bien plus important à faire, figure-toi !
— Ah oui, et on peut savoir quoi exactement ? fulmina-t-il.
— Tu es idiot ? Reprit-elle, ou alors c'est que tu n'as rien écouté de ce que l'oncle William nous a dit tout à l'heure !? À propos de son invité de marque qui sera là demain soir !
— Ah oui et alors, qu'est-ce ça peut bien te faire ? S'étonna-t-il.
— Tu ne comprends pas ? s’enquit-t-elle effarée. Tu sais qui c'est ?
— Ah non alors, répondit-il, il pourrait être le pape, je m'en fiche bien !
— Je dois rêver, s'exclama-t-elle, tu ne peux pas être mon frère... Tu ne te rends pas compte ? Tu ne lis jamais les journaux ou quoi ? On parle d'Edward McCormick, le magnat du pétrole, il a hérité, avec sa sur, de toute la fortune de son père. Il est milliardaire, à seulement 31 ans et toujours célibataire. Et il est très beau pour ne rien gâcher !
— Et alors ? Tu comptes te mettre sur les rangs ? Demanda-t-il d'un ton sarcastique. Tu crois vraiment que tu as tes chances ? Laisse-moi rire ! Un milliardaire de sa trempe ne lèvera jamais les yeux sur une pauvre fille comme toi !
— Pfft, si, tu verras, je te donnerai tort comme à chaque fois ! répliqua-t-elle d'un air revêche, il tombera à mes pieds, en tout cas je vais tout faire pour ! Donc je vais être très occupée demain, il faut que je m'achète une robe, des chaussures, des bijoux, dignes de son rang ! Donc tu te débrouilleras tout seul pour les affaires de la tante !
— Tu me le paieras Eliza, la menaça son frère, ça je te le garantis.
Daniel s’interrompit en apercevant Candy dans la pièce. Les deux jeunes Legrands avaient été tellement occupés à se disputer qu'ils n'avaient pas entendu le claquement sonore de la porte d'entrée principale.
— Bonjour Daniel, bonjour Eliza. Que faites-vous ici ? Demanda la blonde intriguée, vous n'étiez pas censés ne venir que demain soir pour le dîner ?
— Ah Candy, tu as déjà terminé ta journée insipide avec tes malades ? Demanda la rouquine sur un ton vindicatif.
Son interlocutrice ne prêta guère attention à ses paroles. Depuis le temps, elle avait pris l'habitude d’ignorer son attitude désagréable et estimait qu’elle ne valait même plus la peine qu'on lui répondît...
— Bonjour Candy, oui bien sûr, nous avons pris un peu d'avance c'est tout. Vois-tu, nous risquons même de devoir rester plusieurs jours, l'oncle William nous a chargé de faire du tri dans les affaires de la tante Elroy, déclara Daniel d'un ton des plus ravis.
Il reluquait la nouvelle venue avec concupiscence. Elle n’avait jamais quitté ses pensées et il était toujours amoureux d'elle, même après leurs fiançailles avortées, et l'éloignement qu'il s'était sciemment imposé, pour calmer le jeu tout d'abord, mais aussi ensuite dans l’espoir qu’il finirait par lui manquer. Espoir qui avait bien évidemment été déçu. Depuis, il avait compris qu’il était inutile de lui dévoiler les sentiments qu’il avait encore pour elle et tentait de ne rien laisser paraître : il ne s’agissait pas de réitérer le désastre de la fois précédente. Il lui fallait absolument attendre patiemment qu'elle vienne jusqu'à lui, et il était convaincu que cela arriverait tôt ou tard ! Mais c’était si difficile : elle était de jour en jour plus belle, une vraie femme maintenant. Et il devait faire des efforts surhumains pour ne pas afficher un sourire béat en s’extasiant sur sa beauté, chaque fois qu'il la voyait.
Au final, cette corvée imposée par l’oncle William était un mal pour un bien. Il allait pouvoir croiser Candy plus souvent et peut-être même passer du temps avec elle...
— Je vois, reprit celle-ci, c'est une très bonne idée car personne n'a encore pris le temps de le faire, et est-ce qu'Albert est rentré ?
— Oui, tu le trouveras dans son bureau, répondit-il d'un ton des plus gentils et doux.
— Je vais aller le voir, merci Daniel.
Candy emprunta l'escalier qui menait à l'étage. Elle se disait en montant l'escalier que Daniel avait bien changé depuis l'époque où il la harcelait pour pouvoir l'épouser. Depuis un certain temps déjà, elle avait remarqué, lors de dîners et réceptions de famille, qu'il était toujours très cordial et gentil envers elle, sans pour autant manifester les sentiments grotesques de l'époque, que ce fût sous forme de déclaration ou de manipulation comme jadis. Elle en était venue à la conclusion qu'il regrettait son comportement passé, qu'il essayait tant bien que mal de s'amender et de passer à autre chose. Peut-être que tout ce qu'il voulait pour Candy c'était son bonheur ce qui expliquerait son attitude auprès d'elle. Elle s'en était convaincue car elle avait une foi inébranlable en la rédemption de l'homme...
Elle arriva devant le bureau d'Albert et frappa à la porte. Elle entendit la voix de son père qui l’invitait à entrer.
— Bonjour Candy, dit-il en s’approchant d'elle pour la prendre dans ses bras, tu m'as manqué ma chérie.
— Bonjour Bert, répliqua-t-elle en l'étreignant également, toi aussi tu m'as manqué ! Comment était ton voyage ?
Une profonde affection s'était installée entre eux depuis que Candy avait découvert que son père adoptif et Albert était la même personne et elle éprouvait une très grande gratitude envers lui. Il avait toujours uvré dans l'ombre pour tenter de faire son bonheur, et elle ne pouvait lui en être que plus reconnaissante encore.
Quant à lui, il n'oubliait pas tout ce qu'elle avait fait pour lui. Elle avait fait preuve d'un tel dévouement à son égard et lui avait prodigué les soins dont il avait besoin à l'époque, après son accident en Italie ayant pour grave conséquence de lui faire oublier tout son passé jusqu'à sa propre identité. À l'époque, Albert était juste un ami dont elle ne connaissait que le prénom, et qu’elle avait retrouvé en tant que patient amnésique à l'hôpital Sainte-Joanna à Chicago où elle était élève infirmière et où lui, avait été envoyé d'Europe blessé. Elle ne l'avait pas revu depuis les jours heureux où elle étudiait au collège Royal de St-Paul à Londres, et où il travaillait au zoo et avait notamment aidé Terry avec ses nombreux déboires, tout comme Candy ce qui avait créé un lien indéfectible.
Sa mémoire avait été longue à revenir, l'infirmière blonde avait alors décidé de louer un appartement en colocation avec Albert pour continuer à l'aider malgré le fait que cela pût porter atteinte à sa réputation : une jeune femme célibataire vivant avec un homme au passé inconnu pouvait faire jaser dans le mauvais sens. Mais elle avait osé prendre ce risque et braver les obstacles sur sa route, tout ça dans le but de venir en aide à son ami, et cela il lui en était tellement redevable que les mots ne seraient jamais assez forts pour lui prouver sa reconnaissance... Quand les souvenirs avaient refait surface avec son identité, il avait compris qu'il n'avait d'autre choix que d'abandonner Candy du jour au lendemain, sans mot et sans explication... Même si c'était un crève-cur pour lui, il s'était habitué à sa présence, l'aimait et la considérait comme sa sur, mais cela valait mieux avant qu'un scandale n'éclate à propos du chef de la famille André et de sa fille adoptive. Il avait contacté Georges et repris sa place dans l'ombre, jusqu'à la date fatidique où il pourrait enfin dévoiler aux yeux de tous qui il était vraiment surtout auprès de sa très chère Candy. Une fois ce secret révélé auprès de sa fille notamment, ils avaient pu enfin retrouver leur complicité et leur amitié d'antan et avaient développé une profonde affection l'un pour l'autre.
Même après que celui-ci avait révélé à la jeune femme qu'il était également le fameux "prince des collines" qu'elle avait rencontré à l'âge de six ans sur la colline de Pony, cela n'avait rien changé, au contraire cela avait renforcé l'impression de Candy qui le voyait comme son prince qui était venu l'enlever d'une vie misérable de chez les Legrand. C'était son héros !
Il n'y avait par conséquent, jamais eu aucune ambiguïté sexuelle ou amoureuse entre eux, c'était de l'amour platonique entre un "père" et sa "fille" ou entre un "frère" et une "sur" pour l'un comme pour l'autre. Les mots étaient inutiles, ils se comprenaient tellement bien en se regardant dans les yeux, c'était comme s'ils arrivaient à lire dans les pensées l'un de l'autre, ils étaient "connectés " et étaient simplement heureux de pouvoir passer du temps ensemble. Candy avait toujours rêvé d'avoir une famille, et là elle avait à la fois, un père, un frère, un protecteur, et un meilleur ami, à qui elle faisait toute confiance pour veiller sur elle. William avait souffert, très jeune, de la perte de ses parents puis beaucoup plus tard de celle de sa sur, il n'avait qu’un peu plus de dix ans à cette époque-là mais Rosemary lui manquait tellement... En Candy, il retrouvait vraiment sa sur tant elle lui ressemblait avec ses yeux verts, ses cheveux blonds ondulés, le portrait craché de sa sur qui n'était forcément dû qu'au fruit du hasard...
Candy demanda à Albert si son voyage s'était bien passé.
— Très bien je te remercie, et la prochaine fois, je t'emmène avec moi à Los Angeles, après tout nous avons des appartements là-bas et le climat chaud te ferait beaucoup de bien ma chérie, dit-il en déposant un baiser sur son front et en gardant ses mains pour les caresser affectueusement.
— Oh Albert, reprit-elle, c'est très gentil à toi mais j'ai tellement de boulot en ce moment, entre mon travail à l'hôpital et à la Fondation...
— Si ce n'est que ça, ajouta-t-il, je me débrouillerai pour te libérer du temps, tu n'as qu'à demander...
Candy fit les gros yeux, elle n'aimait pas qu'on interfère dans sa vie privée.
— Je te l'interdis Bert ! protesta-t-elle.
— D'accord, je plaisantais, je sais que tu ne supportes pas que l'on s'immisce dans ta vie professionnelle, assura-t-il.
— Je suis ravie de l'entendre !
— Candy, assieds-toi, il faut que je te parle! S'exclama-t-il en lui faisant signe de prendre place dans un fauteuil, lui-même s'installant dans son siège derrière son bureau.
— Oui, de quoi s'agit-il ? s’enquit-elle.
— D'affaires et bien plus... commença-t-il. En fait, il faut que tu saches qu'avec Archibald et Georges, nous travaillons en ce moment sur une potentielle affaire de grand complexe immobilier qui pourrait être la plus rentable de toute l'histoire de la Compagnie André. Je te passe les détails mais nous voudrions réaliser un partenariat économique pour notre société avec l'un des plus grands magnats de notre temps : il est surnommé "le roi du pétrole", il a hérité de la fortune et de l'entreprise familiale et a su l'étendre à son paroxysme : il devient milliardaire à seulement 31 ans ! Si je te parle de lui, c'est pour deux raisons : la première c'est que je compte l'inviter à séjourner quelques jours ici, puisqu’il est de passage dans la région, au moins le temps que nous réglions cette affaire. De fait, il sera là également demain soir pour notre dîner familial, je voulais être sûr que cela ne te dérange pas d'avoir un invité de son standing ici ?
— Non, bien sûr que non Bert, ça ne me dérange pas le moins du monde, lui assura Candy.
— Très bien ! Et la deuxième raison c'est que si l'affaire se concrétise, comme ledit projet sera réalisé à New-York, il nous faudra une personne de la Compagnie pour nous représenter et tout superviser de là-bas et ce durant plusieurs mois voire plus. Je ne peux décemment pas demander à Archibald qui vient de se marier avec Annie, quant à Georges, il est bien trop efficace ici pour que je l'assigne ailleurs… En conséquence de quoi, il ne reste que moi! Mais cela m'ennuie de te laisser seule comme ça pendant des mois !
— Bert, intervint la jeune femme blonde, je t'arrête tout de suite, je suis bien assez grande pour m'occuper de moi toute seule je te signale. Qui plus est, tu pourras toujours revenir certains week-ends ou alors je viendrais te voir, ça me fera des vacances !
— Tu serais prête à venir me voir ? Demanda le jeune trentenaire d'un air dubitatif. Je t'ai dit que c'était à New-York ? Cela ne te gêne pas ? Tu es bien sûre ? Après tout ce que tu as vécu là-bas ?
Candy repensa à son Terry, et à leur terrible séparation à New-York, à leur amour inavoué... Et si Annie avait raison après tout ? Si les dés n'étaient pas encore jetés ? Et si elle se précipitait là-bas, lui avouait ses sentiments et que ceux-ci fussent réciproques ? Elle ne pensait pas pouvoir goûter à nouveau au bonheur, elle y avait renoncé depuis fort longtemps maintenant... Mais Annie avait raison sur un point, il était vrai qu'aucune annonce de fiançailles n'était parue dans la presse alors même que cela faisait déjà presque quatre ans... Elle ne voulait pas que son père s'aperçût qu'elle était encore et toujours bouleversée par celui qui monopolisait trop souvent ses pensées. Elle s'empressa de réagir pour éviter un trouble plus gênant encore...
— Albert, je t'en prie si nous pouvions éviter de faire allusion à "lui"... Dit-elle en tentant de museler son désarroi. D'autre part, je ne t'apprends rien si je te dis que la ville de New-York est grande, et que les chances que je le croise sont terriblement minces donc oui je te rassure, signe ce contrat qui m'a l'air très juteux pour toi, et pars là-bas travailler, ça ne me dérange pas, et je te promets que je viendrai te voir !
Albert n'était pas dupe, il savait et sentait que sa fille était perturbée. Manifestement, elle n'avait pas réglé le problème "Terry" et semblait toujours très éprise de lui. Qu’en était-il du jeune acteur ? L'avait-il oubliée ? Peut-être que non après tout, vu que rien n'était paru dans la presse. Fallait-il qu'il s'en mêle pour aider sa fille ? Après tout, s'il allait à New-York, et s'il venait à croiser Terry par hasard au théâtre, endroit qu'Albert aimait beaucoup fréquenter, il se ferait de fait, un malin plaisir d'aller parler à ce vieil ami et voir où il en était dans sa vie sentimentale... Pourquoi pas ? Oui, c’était une option qu'il avait bel et bien envie d'explorer : pour sa fille chérie, il était prêt à tout, même à l'impossible ! En attendant, il préférait ne pas la troubler davantage et feignant de ne rien avoir perçu ni compris, il reprit :
— Alors si tu viens me voir dans la grande ville de New-York ma fille chérie, je ne peux qu’être satisfait ! Qui plus est on pourra se promener, faire du shopping et pourquoi ne pas visiter le Musée d’Art Métropolitain ? Qu'en dis-tu ? D'autre part, je ne crois pas t'avoir fait visiter notre grand appartement là-bas ? Il est situé à Manhattan sur Washington Street, j'espère tu apprécieras...
— Oui je suis sûre que je vais aimer passer du temps là-bas avec toi et comme je le devine, chez les André, le pied-à-terre doit être somptueux... Mais dis-moi ton riche milliardaire et potentiel et futur partenaire en affaire ira-t-il aussi là-bas ? Et comment s'appelle-t-il d'abord ? Demanda sa fille.
— Figure-toi ma chérie qu'il vit déjà à New-York. Il s'appelle Edward McCormick, et sais-tu que c'était mon meilleur ami quand j'étudiais à Londres dans ma jeunesse, au collège Royal de St-Paul ?
— Pardon ? S'étonna-t-elle. Tu as toi aussi étudié au collège Royal de St-Paul à Londres ? Tu m'en fais des cachotteries !
— En fait, je dois t'avouer que ce n'était pas le fruit du hasard si l'oncle William, je veux dire moi, à l'époque vous ai expédiés là-bas, toi, Alistair et Archibald. J'y ai passé toute mon adolescence mais j'en ai gardé un très bon souvenir et j'y ai beaucoup appris, notamment ce qu'était l'amitié avec Edward, j'ai pensé qu'après la mort d'Anthony, c'est ce dont tu aurais besoin, pour pouvoir passer à autre chose...
— Et tu as eu parfaitement raison Bert, répliqua Candy, mais attends, tu m'as dit que ton ami s'appelait McCormick, c'est ça ?
— Oui, dit-il, pourquoi ?
— Ce nom ne m'est pas inconnu... Réfléchit-elle. McCormick !? Ah oui, je sais. Quand j'étudiais à St-Paul moi aussi, il y avait une fille de mon âge qui s'appelait Sarah McCormick, elle ne s'agglutinait jamais à Eliza et sa clique, je me souviens qu'elle était très discrète, assez solitaire mais très gentille et très intelligente. Je me souviens de son courage pour son âge, son père était décédé un an plus tôt sur le Titanic, elle avait déjà perdu sa mère à la naissance, et son grand frère jouait le rôle de tuteur auprès d'elle visiblement. Dis-moi Albert, s'agit-il du même McCormick ?
— Oui, confirma-t-il, c'est bien lui, nous nous sommes perdus de vue pendant plusieurs années mais dès lors que j'ai pu prendre mes fonctions en tant que William Albert André, nous nous sommes croisés brièvement lors de diverses réceptions mais j'ai l'impression qu'il n'a pas changé, il est resté humble...
— Vous avez beaucoup de points communs alors Bert, constata Candy, vous êtes tous deux issus d'une famille très aisée et avez eu à affronter de lourdes responsabilités très jeunes.
— Oui tu as tout compris, répliqua-t-il, c'est ce qui nous a rapprochés, et c'est aussi pour cela que nous nous sommes très bien entendus dès le départ. Nous étions inséparables par la suite...
Albert et Edward s'étaient ainsi connus, près de 17 ans auparavant, à l'époque de leurs années d'études au collège Royal de St-Paul à Londres, lorsque sa tante Elroy, l’y avait envoyé à l'âge de 14 ans afin de parfaire son éducation dans un établissement reconnu. Elle espérait qu'il pourrait, une fois ses études achevées, prendre les affaires André et de la famille en main. De plus, la distance permettrait de le cacher et le soustraire aux manigances de certains membres de la famille, en le faisant passer pour un vieil original qui ne se montrait jamais. Seuls Elroy, le conseil des Anciens et Georges étaient complices de ce stratagème qu'il fallait conserver secret, le temps qu'Albert fût en âge d'être reconnu et intronisé. Il pourrait alors révéler son identité à savoir que c'était lui le fameux oncle William.
C'est ainsi qu'Albert avait rencontré Edward McCormick. Ils s'étaient tous deux très bien entendus immédiatement, de même âge, partageant la même chambre au pensionnat, les mêmes cours ainsi que les mêmes amis, les mêmes passions pour la nature et les animaux, issus du même milieu aisé et surtout sentant planer au-dessus de leur tête, la même lourde responsabilité en tant qu’héritier sur le point de prendre la relève.
Ce n'est qu'une fois leurs études achevées que leurs chemins s’étaient séparés. Edward était rentré chez lui à New-York quant à William, il était retourné à Chicago. Mais il était encore trop tôt, à l’âge de dix-sept ans, pour reprendre la suite ou même révéler à quiconque "son vrai visage". Il avait donc continué de rester caché dans l'ombre, ce qui lui avait permis de voyager de-ci de-là, et de laisser s’épanouir sa passion pour les animaux et la nature, passant parfois même pour un vagabond ce qui ne l’empêchait pas de garder un il sur sa famille et sur Candy. Il l'avait sauvée de la noyade, un jour où il était passé près d'un rapide et il l'avait reconnue. C'était elle la petite fille blonde aux cheveux bouclés et aux yeux verts de la Colline qu'il avait jadis consolée alors qu'elle était encore très jeune et vivait dans cet orphelinat " La Maison Pony". Elle lui rappelait tant sa sur ! Plus tard, alors qu'il n'était âgé que de 23 ans, il avait reçu pas moins de trois courriers émanant de chacun de ceux qu’il appelait ses neveux, même si Archibald et Alistair, fils de sa cousine, ne l’étaient pas vraiment. Seul Anthony fils de la pauvre Rosemary l’était... Il avait alors appris que Candy, déjà maltraitée par les Legrand, devait être envoyée au Mexique, il avait pris alors la meilleure décision de sa vie, celle de l'adopter sans pour autant sortir de l’anonymat. Quand sa tante Elroy l'avait appris, elle avait été très contrariée et voulu en contester la décision mais il était bien trop tard déjà, Georges ayant réglé rapidement les formalités d'adoption à sa demande. De fait, elle n'eut d'autre choix que d'accepter, bien à contrecur, la jeune fille au sein de la famille.
Mais William continuait à garder un il sur elle, et quand il l'avait envoyé au collège Royal de St-Paul à Londres, il l’y avait suivie mais toujours sans dévoiler sa véritable identité. Et il y avait envoyé Archibald et Alistair, pour que ceux-ci puissent aider Candy à se remettre de la mort tragique d'Anthony.
Candy sourit à Albert, heureuse qu'il se soit confié à elle, à propos de sa jeunesse notamment. Elle comprenait mieux maintenant la pression qu'il avait subie, si jeune, et lui était infiniment reconnaissante de l’avoir adoptée. Et elle était plus que ravie d’avoir pu apporter un semblant de bonheur dans la vie du père exceptionnel qu’il était.
Fin du Chapitre II
CHAPITRE III
Chicago,
Vendredi 16 août 1918,
Albert admirait la vue du haut de la tour de la Compagnie André, tranquillement installé sur le fauteuil de son bureau, pendant qu'Archibald et Georges faisaient les cent pas dans son bureau, nerveux et très impatients de la venue du fameux McCormick.
Archibald était le plus agité des deux. Après tout il s'agissait de sa première transaction significative depuis qu'il avait rejoint les rangs de la compagnie. Qui plus est avec un homme d’une puissance et d’une influence sans égale dans le milieu pétrolier, à tel point qu’on l’avait surnommé le « Roi du Pétrole ». La réussite de ce rendez-vous était donc d’une importance capitale. Le jeune Cornwell se rongeait les sangs : arriveraient-ils à un accord ? Là était la question. Et pourquoi n’était-il toujours pas là alors qu’il était déjà 11 heures passées ? Une demi-heure, c’était pourtant largement suffisant pour venir de la gare, puisque cet homme était censé les rejoindre directement à la compagnie. Or, il se faisait attendre...
Tout à coup, quelqu'un toqua à la porte, et après qu’Albert ait signifié d'entrer, sa secrétaire pointa le bout de son nez pour l'informer que Monsieur McCormick était arrivé. William se leva et lui demanda de le faire rentrer avant de s'avancer jusque vers la porte pour accueillir son invité.
Il n'avait pas changé, se dit Albert. Toujours aussi grand, les yeux noisette, et les cheveux d’un brun caramel coupés courts, une tenue distinguée en accord avec sa condition d’homme richissime fréquentant la haute société et ce charme indéniable qu'il dégageait déjà durant leur jeunesse : à l'époque, les jeunes filles étaient toutes en pâmoison devant lui. Qu’en était-il aujourd'hui ? D’après ce qu'il avait entendu à son sujet, il était toujours célibataire. Pourtant il ne devait avoir aucun mal à séduire quiconque l’aurait intéressé… Albert eut un soupir intérieur de dérision en constatant le train qu’avaient pris ses pensées. Il tendit une main chaleureuse à son ami et d’une amicale bourrade sur l’épaule le salua, avant de lui présenter Georges et Archibald. Ce dernier semblait si impressionné par sa présence que pour alléger un peu l’atmosphère, leur prestigieux visiteur l’invita à l’appeler simplement Edward. Après tout, ils avaient fréquenté le même collège…
Mais il était temps de parler affaire… Edward s'assit en face de William, qui prit place derrière son bureau tandis que Georges et Archibald restaient debout sur le côté de part et d’autre du milliardaire.
— Je me suis permis de t'envoyer ce télégramme, mon cher Eddie, car nous avons une proposition qui t’agréera je l'espère.
— Tu as éveillé ma curiosité, mon cher Liam, je suis tout ouïe.
Les diminutifs qu’ils avaient pris l’habitude d’utiliser dans leur jeunesse, leur étaient revenus comme par réflexe et ils se sourirent, leur solide amitié d’antan renouvelée.
Albert se mit à exposer leur projet :
— Nous savons que tu résides sur la 54ème rue à New-York et que tu souhaites redynamiser le quartier en développant de nouvelles activités économiques sous la forme d'un grand complexe immobilier qui regrouperait divers magasins, des restaurants et un opéra entre autres choses. Nous avons également connaissance de ton acquisition récente de terrains dans ce quartier et de ton désir d'investir dans des projets immobiliers comme la construction d'immeubles locatifs près de ce complexe. Il faut que tu saches que tes intérêts convergent parfaitement avec ceux de la "Real Estate Company André". Donc nous aimerions te proposer un partenariat économique, à savoir un investissement à parts égales. Archibald continue je t'en prie.
— Merci Albert, fit son neveu.
Il prit une longue inspiration pour museler l’appréhension qu’il sentait monter en lui, avant de se lancer :
— Nous pouvons non seulement apporter nos propres fonds, comme Albert l'a expliqué, mais également mettre à votre disposition l’ensemble de nos partenaires pour la construction de ce grand complexe immobilier ! Comme vous le savez déjà sûrement, la Compagnie André est connue et reconnue, bon nombre de bâtiments, immeubles, maisons et commerces de cette ville et bien d'autres encore ont été développés et construits par nos soins ! Nous travaillons avec un atelier d'architectes de renom qui nous suivra dans ce projet... D'ailleurs, nous avons anticipé notre rencontre d'aujourd'hui, et à l'heure où je vous parle, notre équipe est en route pour New-York, considérer ces terrains et nous proposer rapidement quelques ébauches. Vous l'avez compris, nous aimerions beaucoup collaborer avec vous sur ce projet et être à vos côtés dans cette formidable aventure...
—Georges, reprit Albert, quelque chose à ajouter avant de ne céder la parole à notre ami ?
— Oui, fit le bras droit à son tour, merci Monsieur. Au niveau investissement, il faut que vous sachiez que nous sommes parfaitement en mesure d'apporter la moitié de la somme d'engagement. La Compagnie André a fait d'énormes bénéfices ces dernières années, surtout depuis que Monsieur André a repris l'affaire familiale... Donc vous n'avez aucune inquiétude à avoir.
— Qui plus est, les retombées économiques vont être très importantes pour chacune des parties engagées, ajouta le blond trentenaire, je suis prêt à m'installer pour quelques mois à New-York afin de superviser les opérations avec toi ! C'est un projet tellement ambitieux et lucratif que je ne prendrai aucun risque ! Alors dis-moi qu'en penses-tu ?
Edward se demanda comment ils avaient eu accès à autant d'informations sur son projet, qui n'en était qu'à ses balbutiements. Aucun architecte ni partenaire commercial n'avait encore été approché… Mais il appréciait qu'on se renseigne à l'avance avant de s'engager dans quoi que ce fût, c’était la première règle que son père lui avait enseignée. Le point positif supplémentaire était que Liam était aux commandes, il avait toujours eu toute confiance en lui au temps du collège Royal de St-Paul, et il l'avait suivi de loin, par la presse notamment, dans ses exploits et succès immobiliers quand il avait repris officiellement les rênes de la Compagnie André. Lui aussi s'était renseigné avant de venir à ce dit rendez-vous et savait que la Real Estate Company André affichait un très joli bénéfice pour les précédentes années, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Ce pourrait effectivement être une très belle collaboration, sans compter qu’il appréciait par-dessus tout travailler avec des gens compétents, ce qui était clairement le cas ici... De surcroît, il aurait l'occasion de renouer avec son meilleur ami, s'il venait à New-York. Depuis la mort de son père, il avait tellement travaillé, veillé aux intérêts familiaux puis sur sa sur qui était devenue la prunelle de ses yeux, qu'il ne sortait plus beaucoup à part pour des dîners ou des galas de charité. Cela faisait trop longtemps qu'il ne s'était pas amusé… Liam pourrait peut-être, sans doute, l'y aider ?
Un silence inconfortable s’installa, alors que leur invité affichait un air abscons qui ne laissait rien filtrer de son humeur ou de son éventuelle décision. Il finit pourtant par s’exprimer :
— Je vous ai tous écoutés consciencieusement et je dois d'abord vous avouer que je suis ébahi d’entendre tout ce que vous savez sur ce projet qui n'en était encore qu'à l'état d'ébauche. Je dois admettre que j'apprécie beaucoup votre esprit d'initiative, même si avoir envoyé votre équipe sur place était un peu prétentieux. Cela reste malgré tout une idée brillante. De fait, je n'aurais qu'une seule question, où est-ce que je signe ?
Les trois autres hommes se regardèrent à la fois surpris et réjouis : ils n’avaient pas prévu que ce serait si simple. Et si Georges et Albert avaient l'habitude de se battre et de remporter des marchés, c'était bien différent pour Archibald. Il était heureux de ce qu'il avait accompli et qui avait visiblement porté ses fruits. Il n'en avait pas espéré autant pour une première affaire ! Non seulement il était comblé dans sa vie privée mais maintenant il l’était aussi dans sa vie professionnelle, et c’était presque magique...
Albert, encore stupéfait, retrouva sa voix :
— Ah Eddie, merci, je te promets que tu n'auras pas à le regretter ! J'aurais simplement une faveur à te demander : cela t'embêterait de retarder ton départ de quelques jours ? Même si Georges a déjà tout préparé pour la signature du contrat, nous aimerions aussi te montrer les plans, et cela ne pourra se faire qu’en début de semaine prochaine. Bien entendu, je t'invite à séjourner à Lakewood durant ces quelques jours. Et si ça ne t'ennuie pas d'être convié au dîner familial de ce soir, je te promets une belle balade à cheval dans mon parc privé, comme à l'époque. Alors ?
— Ce sera avec le plus grand plaisir, s'enthousiasma Edward qui retrouvait tout à coup l’insouciance de ses 15 ans.
— Formidable, continua Albert. En attendant je vous invite tous à déjeuner au restaurant, et ensuite si tu es d'accord Eddie, nous reviendrons ici signer ce contrat et ensuite je t'emmènerai au manoir de Lakewood, tu verras, c'est splendide !
— Je suis d'accord, répondit son interlocuteur, et j'ai hâte de voir ça !
******************
Domaine de Lakewood,
Cela faisait deux bonnes heures que Daniel se trouvait dans les appartements de la défunte tante Elroy. Il avait commencé l'inventaire et le tri qui allaient probablement lui demander bien plus de temps que prévu au départ, vu la quantité de vieilleries amassée par la tante. Sans compter que sa traîtresse de sur était bien entendu partout sauf ici, avec lui à ranger et inventorier comme l'oncle William le leur avait demandé à tous les deux. La garce s'était éclipsée aux aurores, certainement pour ne pas le croiser mais probablement aussi pour réaliser son soi-disant shopping. Mais cela n'était pas pour lui déplaire : ce matin, il avait pu prendre son petit-déjeuner en la seule compagnie de Candy, un tête-à-tête en quelque sorte. Elle était encore plus splendide que d'habitude, vêtue d'une magnifique robe verte émeraude assortie à la couleur de ses yeux, ses mèches blondes et bouclées retombant sur ses épaules. Et ce sourire ravageur qu’elle n’affichait rien que pour lui ! Elle était divine et éveillait en lui un désir comme il n'en avait jamais ressenti pour aucune femme. Il savait qu'un jour il pourrait assouvir tous ses fantasmes avec elle, ce n'était qu'une question de temps, il saurait être patient, elle en valait vraiment la peine. D’ailleurs, aujourd’hui, avant de partir travailler à la Fondation, ne lui avait-elle pas souhaité bon courage pour le tri ? Cela ne voulait-il pas dire qu'elle s'inquiétait pour lui ? Qu'elle commençait à le voir autrement ? Il en était sûr ! Et plus ils passeraient de temps tous les deux, plus ils se rapprocheraient naturellement, cela était une évidence pour lui. Plus que quelques heures à patienter avant de la revoir...
Il repensa à sa sur qui espérait éblouir son fameux milliardaire avec la tenue du siècle… Un sourire moqueur se dessina sur ses lèvres : jamais elle n'arriverait à ne serait-ce que l'approcher. En tout cas, il allait lui faire payer d’une manière ou d’une autre le fait de l’avoir laissé se débrouiller seul face aux affaires de la tante... Pour le moment, il avait dénombré pas moins d'une centaine de robes et de fanfreluches, quatre-vingt paires de chaussures et tout autant de sous-vêtements et divers corsets, et bien d'autres accessoires encore comme une panoplie de gants qu'il avait remisés dans plusieurs malles. Fallait-il donner toute cette garde-robe à une uvre de charité ? Il faudrait qu'il demande à son oncle. Il restait encore les milliers de livres dans la bibliothèque qui s’étalait sur tout un pan de mur. Cela lui prendrait énormément de temps, et qu'allait-il en faire ? Il ne savait pas du tout.
Mieux valait commencer par quelque chose de plus simple, comme les boîtes à bijoux posées sur la coiffeuse : il n’y en avait que trois et ce serait certainement rapide. Il décida d'ouvrir tout d'abord celle dont la clef avait été laissée dans la serrure. C’était un joli coffret en bois ancien, qui reposait sur quatre petits pieds et dont le couvercle à charnière s’ornait d’un médaillon ovale, gravé d’un décor en relief de feuilles de chêne et de glands et des lettres E. A. Les initiales de sa tante Elroy André... Aux quatre angles, des feuillages ciselés étaient sculptés et le pourtour était garni de rainures. Daniel tourna la clef dans la serrure. La vieille tante aimait les bijoux et elle avait tendance à en abuser, aussi ne fut-il pas surpris en découvrant ce que recelait le coffret : l'intérieur habillé de velours était couvert de bijoux dont certains lui rappelaient des souvenirs plus ou moins anciens. Il inscrivit méticuleusement le nombre de bagues, bracelets, colliers, boucles d’oreilles et autres colifichets, ainsi que leur description. Il n’y connaissait pas grand-chose, mais supposait, vu la richesse de la famille, que tous ces bijoux étaient en pierres et métaux précieux. Il ouvrit un gros médaillon doré et y découvrit la photo d’un homme qu’il supposa être l'ex-mari de la tante Elroy... Il poursuivit le recensement de la boîte et nota la présence d’une alliance en or, certainement la sienne, ainsi que d’une chevalière ornée des initiales J.B.
John Briand, songea Daniel. Son grand-père maternel… Après la disparition tragique de son épouse, morte en couches, il s’était remarié avec Elroy. Celle-ci n’avait pas eu d’enfant avec lui et avait reporté toute sa tendresse sur la petite Sarah qu’elle avait rapidement considérée comme sa propre fille. Et au décès de son mari quelques années plus tard, elle avait adopté l’enfant, devenue alors officiellement une André. Et quand Eliza et lui étaient nés, elle leur avait montré une grande affection et les avait traités comme ses petits-enfants même si eux-mêmes ne l'appelaient pas grand-mère.
Le jeune homme avait fini l'inventaire de la boîte. Il se disait qu'il y en avait certainement pour une petite fortune, mais peu importait, il fallait qu'il en rapporte le contenu à l'oncle William. Peut-être serait-il d’accord pour en donner une partie à sa mère, comme par exemple l'alliance ou le médaillon où après tout figurait le portrait de son père. Elle serait sans doute contente de les récupérer, il en toucherait un mot au chef de famille...
Il souleva l'autre coffret, une boîte à bijoux en argent assez lourd, de forme allongée, et dont le pourtour était décoré de rainures très rapprochées, ainsi que le couvercle. Celui-ci comportait en outre, deux champs carrés, estampillés chacun du portrait d’une fille portant dans les cheveux, un ornement floral. La serrure était également encadrée par des bouquets de fleurs. Par contre, il n'y avait pas de clé, et Daniel ne put soulever le couvercle. Frustré, il faillit renoncer puis eut une idée. Il rouvrit le coffret en bois et en libéra le contenu pour voir s'il n'y avait rien au fond. Une pression involontaire de ses doigts, souleva le revêtement en velours, découvrant un double-fond dans lequel était logées deux petites clés. Pourraient-elles ouvrir les deux autres coffrets ? Et pourquoi la tante aurait-elle caché ces deux clés alors que la première était déjà présente sur la serrure ? C'était un mystère... La vieille tante avait-elle voulu cacher certains bijoux ? Si oui, pourquoi ? Il entendait bien résoudre cette énigme. Il entreprit d'essayer les deux petites clés sur la boîte en argent, et au deuxième essai, l’ouvrit, très content de lui. Il observa son contenu avec perplexité : elle contenait juste de nombreux bijoux, tout comme la première boîte… C'était idiot, pourquoi avoir caché la clé ? L'intérieur doublé de feutre ne recelait que trois bagues de plus que dans la première, trois broches en or massif, une belle montre à gousset en or également avec sa chaîne avec des initiales gravées à l'intérieur W.C.A., ce devait donc être celle du frère décédé d'Elroy, l'ancien chef de famille, et le père de William et Rosemary.
L'oncle William serait certainement content de récupérer la montre de son père. Pour finir, il compta six colliers dont deux en or et quatre en perles, et un autre médaillon de forme ovale, avec sa chaîne. Après l’avoir ouvert, il découvrit la photographie de Rosemary à l'intérieur. C'était curieux, pourquoi la tante Elroy avait-elle gardé ce bijou ? N’aurait-il pas dû revenir plutôt à son frère William ou à son mari Vincent Brown ? Daniel fronça davantage les sourcils en remarquant soudain l’inscription gravée sur l'autre côté intérieur du médaillon :
« POUR CANDIDE,
A TOI POUR TOUJOURS,
AVEC TOUT MON AMOUR,
ROSEMARY »
C’était vraiment très bizarre : Rosemary aurait-elle connu un autre homme avant d'épouser Vincent Brown ? Cela ne faisait aucun sens puisque ce portrait était identique à celui qui trônait dans la grande salle de Lakewood, salle qui était plus un mémorial où tous les portraits des André décédés étaient représentés également. Il s’en souvenait parfaitement, car l'année précédente une cérémonie familiale y avait eu lieu en la mémoire d'Alistair. Il avait été frappé par le portrait de Rosemary qui présentait de nombreux traits communs avec Candy, notamment sa chevelure dorée et ses yeux vert émeraude. Un portrait peint en janvier 1897 si ses souvenirs étaient exacts. Ce qui voudrait dire que… que… Rosemary aurait eu un amant ? Cela lui paraissait incongru...
Il vida la boîte pour vérifier s'il n'y avait pas un fond caché, et après une légère pression il put soulever l'étoffe et y trouva une vieille photographie : il s'agissait d'un jeune homme qu'il n'avait jamais vu auparavant. Au dos de la photo se trouvait un mot :
« 31 mars 1897,
Rosemary,
Tu me manques tellement mon amour,
Les nuits sont longues sans toi,
Je sais que c'est impossible entre nous,
Tu es mariée je le sais mais c'est plus fort que moi
Tu es et resteras l'amour de ma vie,
Je t'aime pour toujours
Ton Candide »
Il n'y avait plus aucun doute maintenant Rosemary de ce "Candide "avaient entretenu une liaison. La tante avait dû le découvrir d'où le fait que la clé était bien cachée : elle ne voulait probablement pas que quelqu'un l'apprenne, Rosemary avait-elle emporté ce secret dans sa tombe ? Se pouvait-il que son frère soit au courant ? Ou quelqu’un d’autre ? Cela lui paraissait tout de même improbable. Une telle liaison aurait vite fait le tour de la famille et de toute la ville et il n’avait jamais entendu de rumeur à ce sujet.
Il continua son inventaire qui ressemblait plus à un mystère à résoudre, maintenant. Il prit la troisième clé et ouvrit la troisième boîte. Elle paraissait très ancienne, peut-être du siècle dernier, elle était en or et émail, de forme rectangulaire aux angles légèrement arrondis, toutes les faces joliment gravées d'un décor guilloché et de bordures ornées de feuilles de laurier, se terminant par de petites fleurs en or blanc. Elle était poinçonnée d'or et d'un fabricant russe, s'il s'en référait au nom qui figurait sous la boîte.
Quelle ne fut pas la surprise de Daniel : pas de bijoux, dans celle-ci, juste un gros de tas de ce qui ressemblait à des lettres.
C'était encore plus étrange : pourquoi vouloir cacher ces lettres ? Il prit la première de la pile. Elle émanait de Rosemary Brown mais l’enveloppe portait le tampon d'une clinique à St-Louis ! Pourquoi avait-elle été aussi loin pour se faire soigner ? Il y avait également des cliniques et hôpitaux très bien dans les environs. Il la déplia, et en commença la lecture.
St-Louis, le 15 janvier 1898,
Chère Tante Elroy,
Nous nous étions mises toutes les deux d'accord pour conserver ce secret mais il devient malheureusement beaucoup trop lourd à porter pour moi.
Je le regrette, mais pourrions-nous en reparler et peut-être trouver une issue plus favorable ? Je vous en conjure, réfléchissez-y encore...
Comptez-vous me rejoindre ?
Les médecins sont de plus en plus inquiets à mon sujet, ils ont peur que la suite me soit fatale... Ils me trouvent trop faible pour aller jusqu'au bout ! Mais je crois que cela, vous le savez puisqu'ils vous rendent régulièrement des comptes à mon sujet...
Mais ils ont tort, j'ai confiance en moi, je saurai démontrer que je dispose d'un grand courage et d'une force inébranlable...
Mais je n'en peux plus d'être ici, je vous en prie, venez me retrouver, je n'ai personne à qui parler, personne ne sait que je suis ici, mis à part vous. Vous interdisez de toute façon que l'on me rende visite jusqu'à ce que tout cela soit terminé, je ne reçois aucune lettre, je ne peux en envoyer à personne hormis à vous. Tout est contrôlé ici et sur votre ordre. La solitude me pèse. Pourriez-vous au moins me donner des nouvelles de mon fils ? Il est encore si petit... Cette chère petite tête blonde me manque tellement, mais vous m'avez promis de veiller sur Anthony, et je vous fais confiance. Mais j'aimerais savoir s'il va bien ? Est-ce qu'il grandit bien ? Me réclame-t-il ? Et comment va mon petit William adoré ? Le futur chef de famille est-il à la hauteur de vos attentes ? Il me manque tellement aussi, s'inquiète-t-il de mon absence ? Lui avez-vous servi la même excuse qu'à mon mari ? Dites-lui bien que je pense à lui, que je l'aime et qu'il me manque. Quant à Vincent, il doit être comme toujours à l'étranger, et ne se doute de rien. Je suppose que vous lui avez écrit comme convenu pour lui annoncer que j'étais à Caledonia Springs, en train de me reposer, comme le médecin me l'a ordonné ? Alors que nous savons très bien vous et moi que tout ceci n'est qu'une mascarade. Néanmoins cette clinique, ici, à St-Louis, c'est sans doute le mieux pour moi.
Je voudrais savoir si vous avez eu des nouvelles de Candide ? Il est étrange qu'il ne m'ait pas donné de ses nouvelles… Vous m'aviez dit que la dernière fois qu'il était venu vous voir pour vous signifier qu'il quittait la ville pour mon bien, pour que je n'ai pas à choisir entre lui et Vincent. J'ai du mal à croire qu'il soit parti comme ça, l’amour que nous partagions était si spécial ! Comme je vous l'avais expliqué, peu après que vous nous avez surpris ensemble en mauvaise posture, je l'aime. Et oui je l'admets, j'ai fauté en trompant mon mari, je n'ai guère d'excuses. Je croyais pourtant sincèrement l'aimer, mais il était si souvent parti pour ses affaires en Europe et je me sentais tellement seule que lorsque j'ai rencontré Candide, par votre biais, j'ai succombé, il faut que vous compreniez que je n'avais jamais éprouvé cela auparavant même pour Vincent, j'ai découvert ce qu'aimer avec passion voulait dire. Et je sais que c'était réciproque ! Il a simplement voulu m'éviter d'avoir à choisir et quitter ma famille... Sauf que vous devez comprendre qu'il faut que je le retrouve, vous savez très bien pourquoi, je l'aime, je pense à lui tous les jours que Dieu fait. Je sais que je vous en demande beaucoup après tout ce que vous avez fait pour moi et pour préserver ce secret et éviter un scandale dans notre famille, je ne pourrais jamais assez vous en remercier...
Mais je n'en peux plus d'être ici toute seule, je vous en prie, venez me rejoindre !
Affectueusement,
RosemaryDaniel n'en revenait pas de ce qu'il venait de lire ! Avec cette lettre qui avait dû rester cachée durant près de vingt ans, le doute n'était plus permis, Rosemary avait eu un amant qui s'appelait Candide et seule la tante était au courant ! La suite était peut-être dans cette boîte et cette pile de lettres. Il regarda l'heure sur l'horloge de la cheminée : déjà ? Peut-être valait-il mieux remettre tout ça à une autre fois ? D'autant qu'Albert et Candy pouvaient rentrer d’un moment à l’autre. Il ne voulait parler de sa découverte à personne, pas tant qu'il n'aurait pas tout résolu et compris, il y avait encore trop de mystère autour de cette liaison, il faudrait se montrer discret surtout auprès de sa sur. Il pourrait très bien, en attendant, rapporter à l'oncle ce qu'il avait déjà répertorié : vêtements, bijoux et boîtes en omettant bien sûr le médaillon, la photo et cette lettre... Oui c'est ce qu'il ferait. Il fourra le médaillon de Rosemary ainsi que la photographie de l'homme dans sa poche discrètement, et glissa la lettre de Rosemary dans la poche intérieure de sa veste. Et après réflexion, il y rajouta les autres lettres. Il pourrait ainsi les lire plus tard tranquillement dans sa chambre quand il serait seul... Il vérifia qu'il n'y avait pas aussi un compartiment secret dans cette boîte-là, puis se décida à répartir quelques bijoux du premier et du deuxième coffret dans le troisième, au cas où quelqu'un viendrait à mettre son nez là-dedans, et s'étonnerait qu'un des coffrets soit vide mais pas les deux autres. Il se dit que c'était juste en attendant de savoir ce qu'il allait faire de cette découverte scandaleuse. Tout à coup, il eut un éclair de génie. Et si cela devenait sa monnaie d'échange auprès de son oncle ? Tout ce qu'il avait toujours voulu c'était se marier avec Candy, mais à l'époque William avait écouté sa fille et avait purement et simplement annulé ses fiançailles... Mais si la donne changeait parce que Daniel avait toutes les cartes en main pour éviter un déshonneur à la famille, alors William Albert André lui accorderait la main de sa fille. Il se dit qu'il était un génie. Néanmoins, il fallait marcher sur des ufs en attendant d'en savoir plus sur cette histoire pour éviter que cela ne se retourne contre lui. Il quitta la pièce avec son butin et se dirigea dans sa chambre pour dissimuler les objets...
Fin du Chapitre III
CHAPITRE IV
New-York,
Vendredi 16 août 1918,
Après sept longues heures de répétition, Terrence pouvait enfin goûter à un repos bien mérité. Il franchit le seuil de son appartement et se servit deux traits d'un très bon whisky, puis se dirigea, le journal à la main, vers son bureau pour s'installer dans le fauteuil d’où il pouvait admirer la vue sur la rue Horatio. Il avala une gorgée du liquide ambré avant de reposer ses bras sur les accoudoirs et d’incliner la tête en arrière. Il voulait simplement se détendre, c'était tout ce à quoi il aspirait. Il songea à l’époque, désormais révolue, où il était devenu dépendant à l'alcool. Il s'était heureusement repris et maîtrisait parfaitement sa consommation depuis. Il ne buvait plus que de temps en temps pour décompresser après une longue journée de répétition éreintante au théâtre ou après ses visites journalières à Suzanne Marlow. Certes, il ne s'y était pas rendu aujourd’hui, mais ce n’était pas si grave après tout, il y passerait le lendemain matin avant d'aller au théâtre. Ce soir il se sentait trop las pour surmonter son manque d’enthousiasme à la perspective de la voir. Même si elle s’était un peu calmée ces derniers temps, il craignait qu’elle ne recommence avec ses sempiternelles rengaines sur des fiançailles soi-disant de plus en plus pressantes. Combien de fois avait-il répété à la jeune infirme qu'il ne voulait pas se fiancer et encore moins se marier ? Il ne les comptait plus… Peut-être avait-elle enfin compris, puisque depuis quelques jours elle n’y avait plus fait allusion… Seule Madame Marlow avait continué à insister à ce sujet. Beaucoup trop à son goût. Les bonnes mœurs et la société avaient bon dos… Il soupira.
Il n’existait qu’une seule et unique personne à qui il aurait voulu demander la main. Terry songea à ses cheveux blonds bouclés, à ses yeux vert émeraude et les souvenirs remontèrent en foule dans son esprit. Il la revit au collège Royal de St Paul à Londres. Déjà à cette époque, c’était une jeune fille renversante et l’adolescent qu’il était, en était tombé fou amoureux, d'un amour, le vrai, l'unique, qui avait également tout dévasté sur son passage... Le destin n'avait eu de cesse de les séparer depuis lors...
Il serra les poings en se remémorant du piège, tendu par cette chipie d'Eliza Legrand et qui avait eu pour conséquence son départ précipité pour l'Amérique. Il n'avait, de fait, guère pu prendre le temps d'avouer ses sentiments à Candy à cette époque-là. Puis le sort ne leur avait pas été des plus favorables par la suite. Ils s'étaient entr’aperçus brièvement à la gare de Chicago, et avait ensuite renoué contact par courrier avant que Terry ne l'invite à la première de Roméo et Juliette en cette fin d'année 1914, à New-York. Il avait été tellement heureux qu'elle accepte son invitation, il avait tout prévu avant que tout ne tourne au cauchemar ! Il avait escompté des retrouvailles heureuses et romantiques après avoir dévoilé ses sentiments qu’il espérait réciproques, il lui avait aussi acheté une bague de fiançailles qu'il projetait de lui offrir après l'avoir demandée en mariage le soir de la première. Il avait prévu de lui déclarer tout ce qu'il ressentait pour elle, et ce depuis leur première rencontre, des sentiments qui n'avaient fait que croître au fil du temps. Jamais il n'avait autant aimé quelqu'un ! Ensuite il lui aurait demandé de rester avec lui pour toujours. il ne lui avait d’ailleurs envoyé qu’un aller simple pour New-York... Malheureusement, cette bague, il n'avait jamais pu la lui offrir... La fatalité s'en était mêlée, encore, la veille de la première. Il avait suffi d'un accident lors des répétitions et tous ses projets, ses rêves, avaient volé en éclat. Il aurait préféré que Suzanne ne s'interpose pas entre lui et le projecteur mal fixé qui avait gravement blessée la jeune actrice dans sa chute. Il lui en était redevable maintenant, et il n’aimait pas ce sentiment. Il aurait mieux valu qu'il fût blessé à sa place ou même mort…
Et lorsque Candy avait découvert l’accident, elle s’était rendue à l'hôpital pour voir Suzanne, la sauvant de justesse du suicide. Elle avait pris alors la pire décision, mais la seule qui s'imposait à elle : le quitter et le laisser à Suzanne. Terry avait bien essayé de la retenir mais en vain. Il ne lui restait que ce souvenir doux-amer d'avoir pu la prendre dans ses bras, en cette nuit d'adieu. Son cœur se gonfla de regret en repensant à ce moment qu’il n’oublierait jamais : il sentait encore l’odeur aux senteurs de violettes et de fleurs des champs de la femme qu’il aimait tant, la chaleur de son corps alors qu’il la retenait au milieu de la volée de marches... Avec le recul il ne comprenait plus : comment avait-il pu, ce soir-là, lui faire promettre d'être heureuse sans lui ? Rien que d’y penser le faisait grincer des dents. Et comment avait-il pu lui-même s’engager, alors qu’elle lui demandait la même chose en retour, dans une promesse aussi intenable ?
Depuis il vérifiait régulièrement son statut par le biais de la presse. Ainsi, environ six mois auparavant, il avait appris le décès d'Elroy André, la matriarche de la famille André. L'article relayait une interview de William Albert André qui expliquait qu'il avait repris les rênes de la Compagnie André depuis déjà près de trois ans maintenant et qu'il avait à cœur de servir les intérêts de la famille. Ainsi William était Albert, il avait été très étonné de l'apprendre à l'époque mais était également heureux pour Candy que ce soit lui son père adoptif : elle avait besoin d'une personne qui prenne soin d'elle, au moins il n'aurait plus à s'inquiéter pour elle...
Plus loin, l'article parlait aussi justement de sa fille adoptive Candice Neige André, qui était toujours célibataire : l'heureux élu serait très chanceux de partager la vie d'une si riche héritière. Il y avait une photo d'elle dans l'article avec Albert, à un gala de charité, et il n’avait pu s'empêcher de découper la photo. Candy était si belle, avec ses boucles qui lui retombaient sur les épaules, et la robe, qui lui seyait à merveille, laissait entrevoir son décolleté et deviner ses formes généreuses. Malgré son côté garçon manqué, il avait toujours pensé qu’elle deviendrait ce genre de beauté féminine… Il s'étonnait d'autant plus de lire qu'elle était toujours célibataire. Mais il devait avouer qu’il se sentait partagé : une part de lui voulait qu’elle trouve l’âme sœur. Mais d’un autre côté, il ne pouvait pas l’imaginer avec un autre que lui. Cela aurait été trop douloureux de la voir dans les bras d'un autre. C'était lui et personne d'autre qui aurait dû faire son bonheur et il aurait réussi, il n'avait nul doute là-dessus. Le temps n'avait pas eu d'emprise sur l'amour qu'il éprouvait pour elle, bien au contraire, au fil des années depuis leur séparation, il avait l'impression que ses sentiments n'avaient fait que s’intensifier : pas un seul jour ne passait sans qu'il ne pensait à elle.
Il avait d'ailleurs commencé à écrire un journal intime où il couchait tout ce qu'il ressentait, tout le chagrin emmagasiné. C'était devenu un recueil de pensées et paradoxalement, cela l'avait aidé à remonter un peu la pente même s'il se sentait toujours aussi seul. Après sa séparation qu’il avait eu beaucoup de mal à accepter, il avait cherché à l'effacer de sa mémoire, avec de l’alcool, beaucoup d’alcool, trop sans doute. Il se saoulait souvent pour ne plus ressentir ce désespoir qui l’anéantissait encore et toujours... C'était Albert, à l'époque qui l’avait trouvé dans un bar de Chicago, où il s'était rendu dans l'espoir de revoir son amour perdu. Après avoir discuté, son ami lui avait montré la clinique où Candy travaillait : elle avait su aller de l'avant, elle, et il fallait qu'il en fasse autant.
Il avait alors rebroussé chemin jusqu'à New-York, sans oser la retrouver, puis avait fait des pieds et des mains auprès de Robert Hataway pour être réintégré dans la troupe, et s'était excusé auprès de Suzanne pour ne pas avoir été présent pour elle quand elle en avait besoin. Depuis, il brillait dans toutes les pièces de théâtre où il jouait. Sa vie d'acteur était devenue sa seule raison de vivre. Et s’il prenait soin de Suzanne pour l’aider à surmonter son handicap, c’était juste en tant qu’ami. Comme il le lui avait souvent répété, il ne pourrait lui offrir davantage qu’une affection fraternelle. Il espérait qu’elle avait enfin compris, mais n’en n’était pas persuadé.
Il soupira et reprit une gorgée de son excellent whisky, puis se plongea dans la lecture du journal qu'il n'avait pas eu le temps de parcourir dans la matinée. Les nouvelles étaient toujours aussi mauvaises concernant cette fichue guerre en Europe. Quand cela cesserait-il ? Il ne pouvait même pas imaginer la souffrance endurée par tous ces soldats sur le front. Tout à coup, un article attira son attention, il se mit à le lire.
New-York Times Vendredi 16 août 1918
Une nouvelle grippe venue d'Europe qui inquiète...
Il y a quelques semaines, nous vous parlions d'une étrange et nouvelle épidémie qui balayait la Chine du Nord, soit près de 20 000 cas recensés en peu de temps dans la ville de Tianjin.
Aujourd'hui, cette grippe s'est étendue sérieusement à l'Europe et principalement en Espagne, où l'on dénombre un nombre considérable de malade jour après jour. Les symptômes sont les suivants : fièvre, toux, difficultés respiratoires pouvant entraîner la mort.
Ce nouveau virus affaiblirait dangereusement les défenses immunitaires. D'après notre correspondant en Espagne, nombre de contaminés ne survivent pas à cette nouvelle grippe, une véritable épidémie dont il faut se méfier. On ne sait que très peu de choses sur cette maladie pour le moment mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a pas de traitement à l'heure actuelle.
Le pic de mortalité constatée pour l'instant, en Europe, se situerait principalement entre 20 et 40 ans. Une surmortalité sur cette tranche d'âge qui s'expliquerait par une moindre immunisation à ce virus et surtout à des réactions inflammatoires démesurées, telles que de très fortes bronchites.
D'où vient cette nouvelle grippe ?
D'après une source à la défense, et une information qui serait classée confidentielle, cette nouvelle grippe serait apparue mystérieusement en mars dernier dans des bases militaires du Kansas. À partir d'avril, le virus se serait étendu en Europe avec l'arrivée de troupes militaires américaines alliées. Très vite, la maladie qui est extrêmement contagieuse aurait gagné l'Europe, soit l'ensemble du territoire français, puis l'Angleterre, avant d'atteindre l'Espagne, l'Italie et les autres pays limitrophes voire la Chine. Toutefois, la grippe qui commence à être surnommée "grippe espagnole" affaiblirait beaucoup les personnes contaminées mais en moyenne ne tuerait pas tant que cela. L'été devrait marquer la fin de la première vague de cette épidémie.
En revanche, il est à craindre une seconde vague plus importante encore et dans notre pays également, ce virus étant, nous vous le rappelons, très contagieux. La prudence est donc de mise. Nous vous conseillons d'être très prudent durant les semaines et les mois à venir une grave épidémie est à craindre...
James Pickworth
Terry était effaré. Cette nouvelle grippe semblait être très contagieuse. Il fallait espérer qu’elle n’arrive pas jusqu'à New-York. Le risque semblait tout de même relativement limité : il n'avait rien entendu de ce genre dans la région et puis la mortalité n’était pas si élevée… Il n'y avait donc pas vraiment d'inquiétude à se faire...
Ses réflexions furent perturbées par un bruit : quelqu'un toquait à la porte d'entrée. C'était bizarre… Qui cela pouvait-il être ? Il n'attendait personne. Il se leva, un peu frustré d'être dérangé lors du seul moment de détente de sa trop longue journée.
Quelle ne fut pas sa surprise et sa consternation de découvrir à sa porte Suzanne Marlow qui s'était certainement mis en tête de le voir coûte que coûte aujourd’hui...
— Bonsoir Suzanne, je ne m'attendais pas à te voir ce soir.
— Bonsoir mon chéri, je m'inquiétais pour toi, tu n'es pas venu me voir aujourd'hui. J'ai appelé au théâtre, on m'a dit que tu étais déjà parti, alors comme tu n'as pas le téléphone, maman a appelé une voiture et m'a accompagnée jusqu'ici. J'ai pris l'ascenseur toute seule jusqu'à ton étage, elle m'attend en bas.
— Je comprends mais comme tu peux le constater je vais bien, dit-il d’un air contrarié. Mais puisque tu es là, entre je t'en prie !
Il réprima l’agacement qu’il sentait monter en lui et l'invita d’un geste à entrer, tout en s'écartant pour la laisser passer avec sa chaise roulante.
— Merci Terry, reprit Suzanne en avançant son fauteuil jusqu'au centre de la pièce.
— Veux-tu que je te serve quelque chose à boire ? s’enquit-il en reprenant son rôle de galant homme.
— Non merci, répliqua-t-elle, je n'ai pas soif. Comme je te l'ai dit, je suis venue car je m'inquiétais pour toi, d'habitude, tu passes me voir tous les jours, et j'attends ta visite avec impatience tu sais ?
— Oui, je sais Suzanne, soupira Terry. Et pardonne-moi d'ailleurs… mais les répétitions sont très longues en ce moment pour la nouvelle pièce "Le songe d'une nuit d'été ", et avec la première dans un mois, on enchaîne constamment les scènes. Aujourd'hui j'étais particulièrement fatigué et je n'avais pas la force de venir te voir ensuite, excuse-moi encore.
— Mais bien sûr que je te pardonne mon amour, lui assura-t-elle, je ne vais pas te déranger bien longtemps alors, je voulais juste te parler de quelque chose.
— Oui, de quoi s'agit-il ?
— Tout d'abord, nous te sommes très reconnaissantes maman et moi car, je te l’ai déjà dit, mais je te le répète à nouveau, cela fait maintenant plus de trois ans que tu nous verses une rente mensuelle pour m'aider avec mes soins médicaux mais également pour subvenir à nos besoins... Mais, il est temps que nous allions de l'avant et que nous te rendions la vie un peu plus aisée... Avec maman, on a pensé que nous pourrions déménager... Et aujourd'hui nous avons visité une très belle maison, elle est vraiment magnifique, puis il y a plusieurs chambres, et sera plus accessible pour moi, dans ma condition, tu comprends ?
— Oui, Suzanne, je comprends parfaitement que cela puisse être compliqué pour toi : vous habitez au deuxième étage, et tu as besoin du gardien pour t'aider à descendre ou monter, étant donné qu'il n'y a pas d'ascenseur. Oui, c'est une excellente idée, si vous avez besoin d'aide pour déménager vos affaires, n'hésitez pas à me le dire, je me ferai un plaisir de vous rendre service...
— Terry, c'est très gentil de ta part mais ne souhaites-tu pas la visiter d'abord, avant que nous prenions une décision définitive ?
— Non, pourquoi ferais-je une chose pareille ? Ce sera votre maison donc je n'ai pas mon mot à dire...
— Mon chéri, minauda-t-elle, je crois que tu ne m'as pas bien comprise, cette maison dont je te parle serait pour nous trois, maman, toi et moi !
Terry se sentit blêmir. Non ce n'était pas possible ! Il avait dû mal comprendre ce qu'elle venait de dire. Pourtant, non… Elle s'était exprimée avec la plus grande des clartés. Mais alors, cela voulait-il dire qu'elle n’avait toujours pas abandonné son idée aberrante de vivre avec lui ? Il ne pouvait y croire, pas après lui avoir répété à maintes reprises qu'il ne le souhaitait pas et qu'il ne changerait pas d'avis... De plus, il y aurait sa mère ! Non, jamais il ne supporterait de vivre avec Madame Marlowe... Moins il la voyait, mieux il se portait, c’était une femme et une mère manipulatrice et vénale il s'en était rendu compte avec le temps. Il ne la supportait pas et ne la supporterait jamais... Il était hors de question d’accepter ce ménage à trois et quand bien même il n'y aurait que sa fille, ce serait non, de la même façon. Il ne souhaitait pas vivre avec Suzanne, et juste imaginer la toucher le rebutait, non parce qu'elle était unijambiste mais parce qu'il ne se voyait pas le faire avec quelqu’un dont il n’était pas amoureux et s’y contraindre lui semblait absurde et irréalisable…
Qu'on lui force ainsi la main était inadmissible ! Il eut du mal à contenir la colère qui l’envahissait lorsqu’il tenta à nouveau de mettre les points sur les "i" à cette femme trop prétentieuse.
— Suzanne, comment as-tu pu imaginer que je viendrais vivre avec toi ? Et qui plus est avec ta mère ? Que je déteste par-dessus tout, tu le sais ! Et après que nous en avons parlé, je ne sais combien de fois !? Alors je vais te le redire à nouveau, je ne veux pas vivre avec toi, je ne t'aime pas Suzanne, et je ne t'aimerai jamais, je n'ai que de l'affection pour toi, comme pour une petite sœur, et rien d'autre. Est-ce que tu m'as compris ?
— Oh mais Terry, moi je t'aime et tu le sais et je suis capable de t'aimer pour deux.
Suzanne était au bord des larmes, mais ce n’étaient que des larmes de crocodile qu’elle versait pour l'apitoyer afin qu'il cède enfin. Elle avait compris qu'il ne l'aimait pas : elle n’était pas dupe et savait qu’il pensait toujours à l’autre garce. Mais elle se fichait bien de ses sentiments à lui, tout ce qui comptait c'était que Terry lui revienne corps et âme à elle et non à cette peste de Candy. Et pour ce faire, une seule solution : qu'ils se fiancent et se marient au plus vite. Et puisque la manière douce et gentille avait échoué —elle avait été terriblement patiente au début, attendant qu'il se décide enfin ou change d'avis à son égard— que les perfides accusations de sa mère n’avaient guère eu plus d’effet, elle devait changer de tactique. Il était trop buté et certainement encore trop attaché à la pimbêche blonde malgré la distance et la séparation. Elle réfléchit. Après tout Terry était un homme avec des besoins... Dès qu'il aurait goûté aux plaisirs de la chair avec elle, il ne pourrait plus se passer d'elle et commencerait alors à l'aimer elle et à oublier l'autre définitivement. Pour cela, elle était prête à s’offrir à lui immédiatement, et peu importe si cela allait à l'encontre des codes de la bonne société… Que ne ferait-elle pour lui et surtout pour le garder ? Elle était inexpérime
ntée en la matière mais elle avait lu des livres d'un genre particulier. Au cas où Terry se déciderait enfin à l'épouser, elle voulait être prête. Ces bouquins lui avaient appris comment faire pour donner du plaisir à un homme mais il fallait la jouer fine, sinon tout pourrait capoter...
Le jeune homme brun s’était un peu calmé et voulait lui faire comprendre son point de vue sans la blesser. Il prit la parole avec plus de douceur :
— Suzanne, je ne doute pas que tu m'aimes mais ça n'est pas réciproque, comprends-le.
— Mon chéri, je t'en supplie, ne me repousse pas, implora-t-elle en s'approchant au plus près de lui, tu penses encore à elle c'est ça ? Mais moi, je ferai tout ce qu'il faudra pour combler tous tes désirs et t’apporter le bonheur... Je sais que tu es un homme et qu'en tant que tel, tu as, disons certains besoins, et je veux que tu saches que je suis prête à les assouvir : laisse-moi au moins essayer...
Elle lui frôla la cuisse de sa main, avant de la diriger lentement vers son entrecuisse. Elle était tellement sûre que cela fonctionnerait, qu'elle s'imaginait déjà vivre avec lui, être sa femme et pourquoi pas porter son enfant… D’un simple geste, tout ce qu'elle avait toujours souhaité serait à elle. Mais, d’un mouvement brutal, il s’arracha à son emprise, et se recula à bonne distance d'elle, stoppant net sa progression.
— Non mais enfin Suzanne, pour qui est-ce que tu me prends ? S'écria-t-il écœuré. Je ne suis pas celui que tu crois.
— Mon amour, se défendit-elle, je veux juste te montrer à quel point je t'aime et t'apporter tout le plaisir que tu mérites et que jamais tu n’aurais eu avec cette Candy...
Alors qu’elle tentait de s'approcher de lui à nouveau, il l’esquiva et sortit de ses gonds.
— Tu sais que ça n'a rien à voir avec elle, gronda-t-il. Je ne peux pas être avec quelqu'un pour qui je n'éprouve pas de sentiments. Et là, bien que je t’aie dit tant de fois non, tu insistes et tu oses même…
Il était dans une colère noire et prit une longue inspiration avant de reprendre :
— J'ai été plus que patient avec toi. Si tu ne souhaites pas être seulement mon amie, et bien soit, sors de ma vie ! En attendant, je ne veux plus te voir. Pas tant que tu adopteras un tel comportement vis à vis de moi. Je ne te retire pas mon aide financière, rassure-toi, mais mon soutien moral, tu ne l'auras plus, puisque tes réactions semblent démesurées alors même que j'ai toujours été honnête avec toi sur mes intentions.
Il se dirigea vers la porte d'entrée, l'ouvrit et lui fit signe de sortir.
— Terry, insista-t-elle, excuse-moi, j'ai été trop loin, je t'en supplie, pardonne-moi. Je t'aime Terry, s'il te plaît.
— Bonne soirée et au revoir Suzanne, lui dit-il une dernière fois.
Il n'était pas encore prêt, se dit la jeune infirme, j’aurais dû encore attendre. Pour l'instant, il valait mieux faire profil bas et s'en aller pour ne pas risquer de franchir la zone de non-retour, elle saurait plus tard se faire pardonner et revenir d'une façon ou d'une autre dans sa vie.
Elle orienta les roues de son fauteuil vers la porte d'entrée, la franchit et prononça une dernière parole avant de disparaître :
— Excuse-moi encore Terry, à bientôt.
Il enclencha le verrou de sécurité dès qu’il eut refermé la porte, puis s’y adossa, totalement éberlué, n'arrivant pas à croire ce dont elle aurait été capable pour avoir ce qu'elle voulait, s’il l’avait laissé faire ! Il frémit… Rien que la sensation de son toucher l'avait littéralement révulsé. Cette fille n'avait aucun amour propre, aucune dignité. Elle s'était changée avec les années en Perséphone, reine des enfers, sauf qu'elle était devenue celle de son enfer personnel... Mais il n'en pouvait plus, il n'en supporterait plus davantage !
Il avait besoin de se changer les idées et retourna vers son bureau, dont il ouvrit le premier tiroir pour en sortir un cadre avec la fameuse photo de Candy, celle qu'il avait jadis découpée dans le journal. Il se mit à la contempler à nouveau, avec adoration et amour. Ce serait toujours elle l'amour de sa vie, la femme avec laquelle il voulait partager chacun de ses moments… Mais aurait-il le courage de retourner vers elle et comment réagirait-elle ?
Fin du Chapitre IV
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Commentaires pour "Il était une fois... toi et moi" de Fanfan :
Commentaires pour " Il était une fois... toi et moi"
https://candyneige.forumfree.it/?t=79866098Merci 😉
Edited by Fanfan 2604 - 7/11/2023, 14:53