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Bonsoir, malgré une semaine mouvementée j'ai pris énormément de plaisir à écrire ce deuxième chapitre ce soir, même si, comme vous allez le constater, il n'est pas des plus réjouissants. Je ne sais pas quand arrivera le chapitre trois, étant donné que les semaines à venir risquent d'être encore plus chargées. En attendant, je tiens à vous remercier pour vos commentaires positifs qui me poussent à continuer l'aventure... A bientôt et bonne lecture !
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Source
Chapitre II
Londres, 1930
Du blanc. Du blanc partout. Il n'y avait que ça. Cela semble aux premiers abords si apaisant, le blanc. Aux yeux de tous, il symbolise la pureté et l'innocence. Mais on oublie bien trop souvent le caractère agressif de cette couleur. Quand, après une longue nuit du sommeil, la clarté aveuglante du jour se révèle à nous, le blanc aux trémas dorés des rayons du soleil nous irrite les yeux. Il paraît vouloir nous percer à jour. Là se cache toute sa mesquinerie. Le blanc adopte, selon son humeur du jour, des visages tous plus singuliers les uns que les autres. Il sait se montrer chaleureux, rassurant, et nous envelopper de sa tendre aura comme on chanterait une berceuse à un enfant tout juste sorti d'un cauchemar. Cependant, et c'est le triste revers de la médaille, le blanc est aussi très doué pour nous raconter des histoires. Car derrière sa façade rassurante et bienveillante, se dissimule tant bien que mal une facette plus obscure. En effet, il nous laisse, l'espace d'un instant, entrevoir un semblant de paradis qui nous accable de reproches bien plus qu'il nous rassure. Il nous obsède, nous terrifie car nous ne pouvons jamais saisir ses véritables intentions. Car le blanc, c'est aussi la maladie. Car le blanc, c'est aussi les limbes et le linceul.
Ce jour-là, le blanc avait revêtu l'habit noir. Ce jour-là, le blanc était en deuil.
***
Une valse. Elle chantonnait une valse. Un deux trois, un deux trois, un deux trois. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle fredonnait cet air d'autrefois. Profondément enfoui au fond de sa mémoire, il avait jailli comme une évidence au milieu de la foule de pensées contradictoires qui se bousculaient dans sa tête. Elle contemplait fixement le plafond, le regard vide et les yeux cernés par le chagrin. La tristesse s'était abattue comme une chape de velours sur ses épaules. Tout doucement. Sans rien dire, sans trop se faire voir. Silencieusement. Elle l'avait serrée dans ses bras. Et maintenant qu'elle la tenait, et maintenant qu'elle la serrait dans son étau, l'étouffant presque, elle lui susurrait à l'oreille des mots terribles. Des mots qu'elle ne voulait pas entendre. Elle les refusait, ces saletés de mots. Toujours les mêmes. Ils tournaient en boucle dans sa tête, comme un vieil enregistrement abîmé dont la bande saute sans arrêt.
Un véritable déchirement. Un supplice de Tantale qui la laissait entièrement démunie. Sa tête allait probablement exploser d'une minute à l'autre. Car elle ne pouvait échapper à ces pensées aussi envahissantes que morbides. Par moments, elle avait la sensation de délirer. Si c'était possible, elle se serait probablement ouvert le crâne pour tenter d'en extirper le mal qui la rongeait. Ou alors, elle se serait tapé la tête contre le mur le plus proche, mue par une farouche volonté de se faire du mal. De se détruire encore plus qu'elle ne l'était déjà. Rarement le désespoir l'avait envahie à ce point. Elle se sentait comme transpercée de part en part par un fer invisible. C'était insupportable, et elle aurait donné n'importe quoi pour que cela s'arrête. Pour que tout s'arrête. Non, en réalité, ce qu'elle aurait voulu arrêter, c'était le temps. Ce temps qui défilait sans se préoccuper de sa douleur. Ne pouvait-elle pas revenir en arrière ? Elle n'arrivait pas à concevoir ce qui lui arrivait tant son incompréhension et sa culpabilité face au drame était immense.
Elle se voyait ainsi prise dans une sorte d'apathie générale qui lui procurait une profonde impression d'irréalité. Elle n'avait plus la force d'agir, plus la force de penser. Son corps, ce corps qui l'avait trahie lui était à présent étranger. Sa haine envers lui était inqualifiable et elle la sentait grandir en elle comme un fruit qui pourrit lentement mais sûrement à l'intérieur de sa coque. L'épuisement physique s'était très vite joint à la souffrance psychologique. Alors, elle entonnait la douce mélopée. Elle se souvenait des belles robes, des passions qui l'avaient traversée et de tous ces petits moments de bonheur qui s'étaient furtivement glissés sur son chemin. Les notes étaient-elles réellement disséminées dans l'air par sa voix fluette ? Ou ne dansaient-elles qu'à l'intérieur de sa tête ? Son état la rendait totalement incapable de discerner le vrai du faux, la réalité de l'illusion. Elle qui était d'ordinaire si lucide, malgré sa naïveté latente. Parfois, il lui semblait voir passer des silhouettes derrière l'ombre de ses paupières mi-closes. C'était les musiciens qui s'étaient rassemblés pour elle, dans un dernier concert. Elle en était sûre. Cela ne pouvait être que cela.
La chambre blanche revêtait alors ses habits d'apparat pour se métamorphoser en une splendide salle de réception. Seulement, ils étaient régulièrement obligés d'interrompre le déroulement de leur concert car les mots, les terribles mots, flottaient toujours dans les airs, déroutant les pauvres notes qui ployaient et s'échouaient lamentablement sur le sol, abattues par l'invasion ennemie. Assassinées par la tristesse.
*** "Tu vois, après toutes ces années, nous nous retrouvons enfin, toi en moi. Je ne t'ai pas oubliée. Je n'aurais jamais pu. Mais tu t'en doutais, n'est-ce pas ? Aucun mortel ne m'échappe indéfiniment. Beaucoup me croient présomptueuse car je prétends être encore plus puissante que la mort. Sais-tu pourquoi ? Car je tue les gens de l'intérieur. Je les brise comme nul être au monde n'en est capable. Et cette destruction est pernicieuse, car contrairement à une mort banale et ordinaire, personne ne s'en rend compte. La mort intérieure est la pire hantise des Hommes, mais elle touche chacun d'entre eux, et ce, au moins une fois au cours de leur vie.
Peut-être penses-tu que j'ai fait de toi ma proie favorite. Mais tout ceci ne constitue pas un acharnement pur et simple. Non. Ce n'est pas ça. Comprends-moi. La vie me donne tant d'occasions de t'emprisonner entre mes serres que souvent, je ne sais pas résister à la tentation. Toi, par contre, tu as tout d'une combattante. Je dirais même que tu es une sacrée vaillante. Et, ma chère, mon honneur s'en trouve profondément blessé. Ta détermination et ton courage sont vexants. Jamais tu n'as baissé les bras. Jamais tu n'as voulu jeté l'éponge. Pourtant, à ta place, plus d'un aurait sombré sous mes assauts répétés.
Le peu que la vie t'a accordé, tu l'as perdu dans mes bras. Deux de tes amours ont péri sous tes yeux. Un de tes plus proches amis, qui était comme un frère pour toi, a trouvé la mort dans des conditions atroces. Tu as été bannie de toutes les familles où tu as mis les pieds. Pointée du doigt quasiment partout où tu allais. Mais, finalement, tu t'es trouvé cette petite vocation qui a l'air de si bien t'aller. C'est vrai que tu es véritablement faite pour le métier d'infirmière. C'est étrange, dans le fond, quand on y pense. Tu as toujours été celle qui avait besoin d'aide, toujours celle à qui les autres auraient dû tendre la main. Mais ce soutien si précieux, c'est toi qui leur apportes depuis tout ce temps. Jour après jour. Sans défaillir. Sans trembler. Sans hésiter. La tête de linotte d'antan est bien loin. Hein, tête de linotte ? Tu en as appris des choses, depuis notre derrière grande rencontre. Oh, bien sûr, il y a eu quelques petites occasions, que j'ai finies par apprécier à leur juste valeur car j'ai réalisé, au fil des années, combien elles se faisaient rares. A croire que finalement, tu as su te frayer un chemin, sans jamais te perdre en t'aventurant sur des sentiers trop sinueux.
Aujourd'hui, c'est différent. C'est jour de fête. Nous célébrons nos grandes retrouvailles. Tu me sens, là, au fond de toi, au fond de ton coeur. J'en ai chassé tous les souvenirs heureux, toutes ces belles choses que tu as connues pendant ces années de répit. J'aurais pourtant espéré que je te manquerais. Rien qu'un tout petit peu. Crois-moi, les gens heureux sont si ennuyants ! De temps à autre, je t'assène un ou deux coups de couteaux dans le ventre, histoire de te rappeler ma présence. Je ne veux pas que tu te laisses aller à tes souvenirs. Je ne veux pas que tu m'échappes. J'ai tant attendu ce moment. Et le voilà enfin. Ces stupides notes de musique qui résonnent dans ta tête ne te sauveront pas. Je vois très bien ce que tu essayes de te faire. Echapper à la cruelle réalité qui est tienne. T'abstraire de ce monde, fuir dans les nuages. Je vois en toi. Tu ne peux rien me cacher.
Il y a ces quelques misérables petites branches auxquelles tu tentes de te raccrocher. Comme quand tu étais petite. Tu te souviens ? Tu montais très haut dans les arbres, sans te rendre compte du danger. Toute fière de toi, tu contemplais le monde. Ta colline, ta petite maison, l'herbe foisonnante et les arbres fruitiers. Le monde te semblait si petit, si insignifiant vu de là-haut ! Ce qui faisait toute la différence, c'était que c'était ton monde à toi. Et personne ne pouvait te le voler. Ton équilibre était cependant plus qu'instable. Un instant d'inattention, et hop ! Tout se cassait la figure, et tu dégringolais. Il faut toujours être sur ses gardes. Je pensais te l'avoir inculqué. J'ai encore de la peine à croire que tu aies pu baisser ta garde. Fatigue passagère ? Lassitude ? Ou tout simplement une trop grande béatitude face à la vie qui t'ouvrait les bras, t'offrant dans un coffret nacré le plus beau cadeau qu'elle puisse faire à une femme ? Qu'importe, le résultat est là, et maintenant tu es à moi."
***
"Mademoiselle, un télégramme est arrivé pour vous. Il s'agit de votre soeur. Elle tient à vous faire savoir qu'elle sera auprès de vous dans les plus brefs délais. Avez-vous besoin de quelque chose ? Oh, non, suis-je bête. Pardonnez-moi. Vous n'avez besoin de rien, sinon de courage et de silence." La voix, douce et chaleureuse, marqua une courte pause. "Sachez que j'ai parfaitement conscience de la souffrance que vous endurez. S'il y avait quoi que ce soit que je puisse faire pour vous soulager ne serait-ce qu'un peu... Je sais que mes mots vous sembleront bien fades et banals face à la tragédie qui vous frappe. Je suis sincèrement désolée. Je ne sais pas si vous m'entendez, mais je tenais à ce que vous le sachiez."
Malgré son état psychologique chaotique et les médicaments qu'on lui avait prescrits, la patiente distinguait à peu près nettement une jeune femme vêtue d'une blouse blanche. Elle ne lui avait semblé en rien condescendante. En effet, elle avait pleinement compris que lui adresser la parole et la sortir ainsi de sa torpeur pouvait avoir un effet dévastateur. "Oui, c'est une bonne infirmière." se dit la malade qui refusait pourtant de se considérer comme telle. "Elle a tout fait pour me montrer sa compassion sans pour autant me faire croire que j'étais faible et impuissante. Elle est jeune. Trop jeune. Elle ne réalise pas que rien n'est de sa faute. Qu'elle n'aurait rien pu faire pour éviter ça. Ces compétences ne sont pas en cause. C'est moi qui ai failli. C'était ma tâche et j'ai échoué. J'ai échoué et j'ai perdu la personne que j'aimais le plus au monde. Une petite personne que je n'ai même pas eu le temps de connaître."
Candy réussit péniblement à articuler un merci. Le mot s'était échappé de ses lèvres et envolé dans la chambre d'hôpital tandis que ses lourdes paupières se fermaient, lui empêchant mécaniquement d'entrevoir, à travers les rideaux tirés, un timide lever de soleil qu'elle ne se sentait pas la force de supporter.
***
Quelques jours s'écoulèrent. La mélancolie perdura. Elle avait perdu la notion du temps. S'alimentait à peine. Se renfermait sur elle-même, se barricadait à l'intérieur de son esprit comme pour faire rempart à l'innommable. Quand Annie pénétra enfin dans la chambre d'hôpital, si laide et empestant la mort malgré la propreté évidente des lieux, les larmes s'étaient taries depuis longtemps sur le visage de Candy. Elle était allongée là, comme figée dans le temps, ses longs cheveux blonds et bouclés reposant sur l'oreiller en formant une auréole autour de son visage demeuré enfantin. Elle semblait dormir. Annie n'osait imaginer les cauchemars de son amie, tourments qui se traduisaient par de soudains et passagers crispations de son visage.
Annie attendit toute une journée avant que Candy ne se réveille. Soudain, elle ouvrit les yeux, comme Blanche-Neige échappant miraculeusement à son sommeil empoisonné. Elle battit lentement des paupières.
- Annie. Tu es venue. - Candy. J'aurais tant voulu être à tes côtés pour te soutenir dans cette épreuve. Pardonne-moi. - Tu n'y es pour rien, Annie. Tu n'y es pour rien. C'est moi qui... Jamais je n'aurais pu croire que la plus belle chose au monde se transforme en la pire. Jamais je n'aurais pu croire que je... Il était là, et soudain c'était fini... C'était fini...
Alors Annie se précipita vers le vétuste lit d'hôpital et serra Candy dans ses bras.
- Oh, Candy. Je serai là. Je serai avec toi. Je te le jure. Pour toutes les fois où je ne l'ai pas été.
En prononçant ses mots, elle pleurait silencieusement. Et tandis que les larmes dégringolaient le long de ses joues, Candy prononça ces quelques mots qui achevèrent de lui briser le coeur :
- Oh, Annie. C'était un garçon...
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